Les Quarante-cinq – Tome I

XIX – Le prieuré des jacobins

Le prieuré dont le roi avait fait don àGorenflot, pour récompenser ses loyaux services et surtout sabrillante faconde, était situé à deux portées de mousquet, à peuprès, de l’autre côté de la porte Saint-Antoine.

C’était alors un quartier fort noblementfréquenté, que le quartier de la porte Saint-Antoine, le roifaisant de nombreuses visites au château de Vincennes, que l’onappelait encore à cette époque le bois de Vincennes.

Ça et là sur la route du donjon, quelquespetites maisons de grands seigneurs, avec des jardins charmants etdes cours magnifiques, faisaient comme un apanage au château, etbon nombre de rendez-vous s’y donnaient, dont, malgré la maniequ’avait alors le moindre bourgeois de s’occuper des affaires del’État, nous oserons dire que la politique était soigneusementexclue.

Il résultait de ces allées et venues de lacour, que la route, toute proportion gardée, avait alorsl’importance qu’ont conquise aujourd’hui les Champs-Élysées.

C’était, on en conviendra, une belle positionpour le prieuré qui se levait fièrement, à droite du chemin deVincennes.

Ce prieuré se composait d’un quadrilatère debâtiments, enfermant une énorme cour plantée d’arbres, d’un jardinpotager situé derrière les bâtiments, et d’une foule de dépendancesqui donnaient à ce prieuré l’étendue d’un village.

Deux cents religieux jacobins occupaient lesdortoirs situés au fond de la cour, parallèlement à la route.

Sur le devant, quatre belles fenêtres, avec unseul balcon de fer régnant le long de ces quatre fenêtres,donnaient aux appartements du prieuré l’air, le jour et la vie.

Semblable à une ville que l’on présume pouvoirêtre assiégée, le prieuré trouvait en lui toutes ses ressources surles territoires tributaires de Charonne, de Montreuil et deSaint-Mandé. Ses pâturages engraissaient un troupeau toujourscomplet de cinquante bœufs et de quatre-vingt-dix-neufmoutons ; les ordres religieux, soit tradition, soit loiécrite, ne pouvaient rien posséder par cent.

Un palais particulier abritait aussiquatre-vingt-dix-neuf porcs d’une espèce particulière, qu’élevaitavec amour ; et surtout avec amour-propre, un charcutierchoisi par dom Modeste lui-même.

De ce choix honorable, le charcutier étaitredevable aux exquises saucisses, aux oreilles farcies et auxboudins à la ciboulette qu’il fournissait autrefois à l’hôtelleriede la Corne-d’Abondance. Dom Modeste, reconnaissant des bons repasqu’il avait faits autrefois chez maître Bonhommet, acquittait ainsiles dettes de frère Gorenflot.

Il est inutile de parler des offices et de lacave. L’espalier du prieuré, exposé au levant et au midi, donnaitdes pêches, des abricots et des raisins incomparables ; enoutre, des conserves de ces fruits et des pâtes sucrées étaientconfectionnées par un certain frère Eusèbe, auteur du fameux rocherde confitures que l’Hôtel-de-Ville de Paris avait offert aux deuxreines, lors du dernier banquet de cérémonie qui avait eu lieu.

Quant à la cave, Gorenflot l’avait montéelui-même en démontant toutes celles de Bourgogne, car il avaitcette prédilection innée chez tous les véritables buveurs, lesquelsprétendent, en général, que le vin de Bourgogne est le seul quisoit véritablement du vin.

C’est au sein de ce prieuré, véritable paradisde paresseux et de gourmands, dans cet appartement somptueux dupremier étage, dont le balcon donne sur le grand chemin, que nousallons retrouver Gorenflot, orné d’un menton de plus, et de cettesorte de gravité vénérable que l’habitude constante du repos et dubien-être donne aux physionomies les plus vulgaires.

Dans sa robe blanche comme la neige, avec soncollet noir qui réchauffe ses larges épaules, Gorenflot n’a plusautant de liberté de geste que dans sa robe grise de simple moine,mais il a plus de majesté.

Sa main grasse comme une éclanche s’appuie surun in-quarto qu’elle couvre complètement ; ses deux gros piedsécrasent un chauffe-doux, et ses bras n’ont plus assez de longueurpour faire une ceinture à son ventre.

Sept heures et demie du matin viennent desonner. Le prieur s’est levé le dernier, profitant de la règle quidonne au chef une heure de sommeil de plus qu’aux autresmoines ; mais il continue tranquillement sa nuit dans un grandfauteuil à oreilles, moelleux comme un édredon.

L’ameublement de la chambre où sommeille ledigne abbé est plus mondain que religieux : une table à piedstournés et couverte d’un riche tapis, des tableaux de religiongalante, singulier mélange d’amour et de dévotion, qu’on ne trouvequ’à cette époque-là dans l’art ; des vases précieux d’égliseou de table sur des dressoirs ; aux fenêtres, de grandsrideaux de brocart vénitien, plus splendides, malgré leur vétusté,que les plus chères étoffes neuves ; voilà le détail desrichesses dont était devenu possesseur dom Modeste Gorenflot, etcela par la grâce de Dieu, du roi, et surtout de Chicot.

Donc le prieur dormait sur son fauteuil,tandis que le jour venait lui faire sa visite quotidienne, etcaressait de ses lueurs argentées les tons purpurins et nacrés duvisage du dormeur.

La porte de la chambre s’ouvrit doucement, etdeux moines entrèrent sans réveiller le prieur.

Le premier était un homme de trente àtrente-cinq ans, maigre, blême, et nerveusement cambré dans sa robede jacobin : il portait la tête haute ; son regard,décoché comme un trait de ses yeux de faucon, commandait avant mêmequ’il eût parlé, et cependant ce regard s’adoucissait par le jeu delongues paupières blanches qui faisaient ressortir en s’abaissantle large cercle de bistre dont ses yeux étaient bordés.

Mais quand au contraire brillait cetteprunelle noire entre ces sourcils épais et cet encadrement fauve del’orbite, on eût dit l’éclair qui jaillit des plis de deux nuagesde cuivre.

Ce moine s’appelait frère Borromée : ilétait depuis trois semaines trésorier du couvent.

L’autre était un jeune homme de dix-sept àdix-huit ans, aux yeux noirs et vifs, à la mine hardie, au mentonsaillant, de petite taille, mais bien prise, et qui, ayantretroussé ses larges manches, laissait voir avec une sorted’orgueil deux bras nerveux prompts à gesticuler.

– Le prieur dort encore, frère Borromée,dit le plus jeune des deux moines à l’autre ; leréveillerons-nous ?

– Gardons-nous-en bien, frère Jacques,répliqua le trésorier.

– En vérité, c’est dommage d’avoir unprieur qui dorme si longtemps, reprit le jeune frère, car on auraitpu essayer les armes ce matin. Avez-vous remarqué quelles bellescuirasses et quelles belles arquebuses il y a dans lenombre ?

– Silence, mon frère ! vous allezêtre entendu.

– Quel malheur ! reprit le petitmoine en frappant du pied un coup qui fut assourdi par l’épaistapis, quel malheur ! il fait si beau aujourd’hui, la cour estsi sèche ! quel bel exercice on ferait, frèretrésorier !

– Il faut attendre, mon enfant, dit frèreBorromée avec une feinte soumission, démentie par le feu de sesregards.

– Mais que n’ordonnez-vous toujours quel’on distribue les armes ? répliqua impétueusement Jacques enrelevant ses manches retombées.

– Moi, ordonner ?

– Oui, vous.

– Je ne commande pas, vous le savez bien,mon frère, reprit Borromée avec componction ; ne voilà-t-ilpas le maître là ?

– Sur ce fauteuil… endormi… quand tout lemonde veille, dit Jacques d’un ton moins respectueux qu’impatient…le maître ?

Et un regard de superbe intelligence semblavouloir pénétrer jusqu’au fond du cœur de frère Borromée.

– Respectons son rang et son sommeil, ditcelui-ci en s’avançant au milieu de la chambre, et cela simalheureusement, qu’il renversa un escabeau sur le parquet.

Bien que le tapis eût amorti le bruit dutabouret comme il avait amorti celui du coup de talon de frèreJacques, dom Modeste, à ce bruit, fit un bond et s’éveilla.

– Qui va là ? s’écria-t-il de lavoix tressaillante d’une sentinelle endormie.

– Seigneur prieur, dit frère Borromée,pardonnez si nous troublons votre pieuse méditation ; mais jeviens prendre vos ordres.

– Ah ! bonjour, frère Borromée, fitGorenflot avec un léger signe de tête.

Puis après un moment de réflexion, pendantlequel il était évident qu’il venait de tendre toutes les cordes desa mémoire :

– Quels ordres ? demanda-t-il enclignant trois ou quatre fois des yeux.

– Relativement aux armes et auxarmures.

– Aux armes ? aux armures ?demanda Gorenflot.

– Sans doute, Votre Seigneurie a commandéd’apporter des armes et des armures.

– À qui cela ?

– À moi.

– À vous ?… J’ai commandé des armes,moi ?

– Sans aucun doute, seigneur prieur, ditBorromée d’une voix égale et ferme.

– Moi ! répéta dom Modeste au comblede l’étonnement, moi ! et quand cela ?

– Il y a huit jours.

– Ah ! s’il y a huit jours… Maispourquoi faire, des armes ?

– Vous m’avez dit, seigneur, et je vaisrépéter vos propres paroles, vous m’avez dit : Frère Borromée,il serait bon de se procurer des armes pour armer nos moines et nosfrères ; les exercices gymnastiques développent les forces ducorps, comme les pieuses exhortations développent celles del’esprit.

– J’ai dit cela ? fit Gorenflot.

– Oui, révérend prieur, et moi, frèreindigne et obéissant, je me suis hâté d’accomplir vos ordres, et jeme suis procuré des armes de guerre.

– Voilà qui est étrange, murmuraGorenflot, je ne me souviens de rien de tout cela.

– Vous avez même ajouté, révérend prieur,ce texte latin : Militat spiritu, militat gladio.

– Oh ! s’écria dom Modeste enouvrant démesurément les yeux, j’ai ajouté le texte ?

– J’ai la mémoire fidèle, révérendprieur, répondit Borromée en baissant modestement sespaupières.

– Si je l’ai dit, reprit Gorenflot ensecouant doucement la tête de haut en bas, c’est que j’ai eu mesraisons pour le dire, frère Borromée. En effet, cela a toujours étémon opinion, qu’il fallait exercer le corps ; et quand j’étaissimple moine, j’ai combattu de la parole et de l’épée :Militat… spiritus… Très bien, frère Borromée ;c’était une inspiration du Seigneur.

– Je vais donc achever d’exécuter vosordres, révérend prieur, dit Borromée en se retirant avec frèreJacques, qui, tout frissonnant de joie, le tirait par le bas de sarobe.

– Allez, dit majestueusementGorenflot.

– Ah ! seigneur prieur, reprit frèreBorromée en rentrant quelques secondes après sa disparition,j’oubliais…

– Quoi ?

– Il y a au parloir un ami de VotreSeigneurie qui demande à vous parler.

– Comment se nomme-t-il ?

– Maître Robert Briquet.

– Maître Robert Briquet, repritGorenflot, ce n’est point un ami, frère Borromée, c’est une simpleconnaissance.

– Alors Votre Révérence ne le recevrapoint ?

– Si fait, si fait, dit nonchalammentGorenflot, cet homme me distrait ; faites-le monter.

Frère Borromée salua une seconde fois etsortit. Quant à frère Jacques, il n’avait fait qu’un bond del’appartement du prieur à la chambre où étaient déposées lesarmes.

Cinq minutes après, la porte se rouvrit etChicot parut.

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