LXVI – Français et Flamands
Au moment où tout le conseil sortait del’Hôtel-de-Ville, et où les officiers allaient se mettre à la têtede leurs hommes et exécuter les ordres du chef inconnu qui semblaitenvoyé aux Flamands par la Providence elle-même, une longue rumeurcirculaire qui semblait envelopper toute la ville, retentit et serésuma dans un grand cri.
En même temps l’artillerie tonna.
Cette artillerie vint surprendre les Françaisau milieu de leur marche nocturne, et lorsqu’ils croyaientsurprendre eux-mêmes la ville endormie. Mais au lieu de ralentirleur marche, elle la hâta.
Si l’on ne pouvait prendre la ville parsurprise à l’échelade, comme on disait en ce temps-là, on pouvait,comme nous avons vu le roi de Navarre le faire à Cahors, on pouvaitcombler le fossé avec des fascines et faire sauter les portes avecdes pétards.
Le canon des remparts continua donc detirer ; mais dans la nuit son effet était presque nul ;après avoir répondu par des cris aux cris de leurs adversaires, lesFrançais s’avancèrent en silence vers le rempart avec cettefougueuse intrépidité qui leur est habituelle dans l’attaque.
Mais tout à coup, portes et poterness’ouvrent, et de tous côtés s’élancent des gens armés ;seulement, ce n’est point l’ardente impétuosité des Français quiles anime, c’est une sorte d’ivresse pesante qui n’empêche pas lemouvement du guerrier, mais qui rend le guerrier massif comme unemuraille roulante. C’étaient les Flamands qui s’avançaient enbataillons serrés, en groupes compactes au-dessus desquelscontinuait à tonner une artillerie plus bruyante queformidable.
Alors le combat s’engage pied à pied, l’épéeet le couteau se choquent, la pique et la lame se froissent, lescoups de pistolet, la détonation des arquebuses éclairent lesvisages rougis de sang.
Mais pas un cri, pas un murmure, pas uneplainte : le Flamand se bat avec rage, le Français avec dépit.Le Flamand est furieux d’avoir à se battre, car il ne se bat ni parétat ni par plaisir. Le Français est furieux d’avoir été attaquélorsqu’il attaquait. Au moment où l’on en vient aux mains, avec cetacharnement que nous essaierions inutilement de rendre, desdétonations pressées se font entendre du côté de Sainte-Marie, etune lueur s’élève au-dessus de la ville comme un panache deflammes. C’est Joyeuse qui attaque et qui va faire diversion enforçant la barrière qui défend l’Escaut, qui va pénétrer avec saflotte jusqu’au cœur de la ville. Du moins, c’est ce qu’espèrentles Français.
Mais il n’en est point ainsi.
Poussé par un vent d’ouest, c’est-à-dire parle plus favorable à une pareille entreprise, Joyeuse avait levél’ancre, et, la galère amirale en tête, il s’était laissé aller àcette brise qui le poussait malgré le courant. Tout était prêt pourle combat ; ses marins, armés de leurs sabres d’abordage,étaient à l’arrière ; ses canonniers, mèche allumée, étaient àleurs pièces ; ses gabiers avec des grenades dans leshunes ; enfin des matelots d’élite, armés de haches, setenaient prêts à sauter sur les navires et les barques ennemis et àbriser chaînes et cordages pour faire une trouée à la flotte. Onavançait en silence. Les sept bâtiments de Joyeuse, disposés enmanière de coin, dont la galère amirale formait l’angle le plusaigu, semblaient une troupe de fantômes gigantesques glissant àfleur d’eau. Le jeune homme, dont le poste était sur son banc dequart, n’avait pu rester à son poste. Vêtu d’une magnifique armure,il avait pris sur la galère la place du premier lieutenant, et,courbé sur le beaupré, son œil semblait vouloir percer les brumesdu fleuve et la profondeur de la nuit. Bientôt, à travers cettedouble obscurité, il vit apparaître la digue qui s’étendait sombreen travers du fleuve ; elle semblait abandonnée et déserte.Seulement il y avait, dans ce pays d’embûches, quelque chosed’effrayant dans cet abandon et cette solitude.
Cependant on avançait toujours ; on étaiten vue du barrage, à dix encablures à peine, et à chaque seconde ons’en rapprochait davantage, sans qu’un seul quivive ! fût encore venu frapper l’oreille desFrançais.
Les matelots ne voyaient dans ce silencequ’une négligence dont ils se réjouissaient ; le jeune amiral,plus prévoyant, y devinait quelque ruse dont il s’effrayait.
Enfin la proue de la galère amirale s’engageaau milieu des agrès des deux bâtiments qui formaient le centre dubarrage, et, les poussant devant elle, elle fit fléchir par lemilieu toute cette digue flexible dont les compartiments tenaientl’un à l’autre par des chaînes, et qui, cédant sans se rompre,prit, en s’appliquant aux flancs des vaisseaux français la mêmeforme que ses vaisseaux offraient eux-mêmes.
Tout à coup, et au moment où les porteurs dehaches recevaient l’ordre de descendre pour rompre le barrage, unefoule de grappins, jetés par des mains invisibles, vinrent secramponner aux agrès des vaisseaux français.
Les Flamands prévenaient la manœuvre desFrançais et faisaient ce qu’ils allaient faire.
Joyeuse crut que ses ennemis lui offraient uncombat acharné. Il l’accepta. Les grappins lancés de son côtélièrent par des nœuds de fer les bâtiments ennemis aux siens. Puis,saisissant une hache aux mains d’un matelot, il s’élança le premiersur celui des bâtiments qu’il retenait d’une plus sûre étreinte, encriant : À l’abordage ! à l’abordage !
Tout son équipage le suivit, officiers etmatelots, en poussant le même cri que lui ; mais aucun cri nerépondit au sien, aucune force ne s’opposa à son agression.
Seulement on vit trois barques chargéesd’hommes glissant silencieusement sur le fleuve, comme troisoiseaux de mer attardés.
Ces barques fuyaient à force de rames, lesoiseaux s’éloignaient à tire d’ailes.
Les assaillants restaient immobiles sur cesbâtiments qu’ils venaient de conquérir sans lutte.
Il en était de même sur toute la ligne.
Tout à coup, Joyeuse entendit sous ses piedsun grondement sourd, et une odeur de souffre se répandit dansl’air. Un éclair traversa son esprit ; il courut à uneécoutille qu’il souleva : les entrailles du bâtimentbrûlaient.
À l’instant, le cri : Auxvaisseaux ! aux vaisseaux ! retentit sur toute laligne.
Chacun remonta plus précipitamment qu’iln’était descendu ; Joyeuse, descendu le premier, remonta ledernier.
Au moment où il atteignait la muraille de sagalère, la flamme faisait éclater le pont du bâtiment qu’ilquittait.
Alors, comme de vingt volcans, s’élancèrentdes flammes, chaque barque, chaque sloop, chaque bâtiment était uncratère ; la flotte française, d’un port plus considérable,semblait dominer un abîme de feu.
L’ordre avait été donné de trancher lescordages, de rompre les chaînes, de briser les grappins ; lesmatelots s’étaient élancés dans les agrès avec la rapidité d’hommesconvaincus que de cette rapidité dépendait leur salut.
Mais l’œuvre était immense ; peut-être sefût-on détaché des grappins jetés par les ennemis sur la flottefrançaise, mais il y avait encore ceux jetés par la flottefrançaise sur les bâtiments ennemis.
Tout à coup vingt détonations se firententendre ; les bâtiments français tremblèrent dans leurmembrure, gémirent dans leur profondeur.
C’étaient les canons qui défendaient la digue,et qui, chargés jusqu’à la gueule et abandonnés par les Anversois,éclataient tout seuls au fur et à mesure que le feu les gagnait,brisant sans intelligence tout ce qui se trouvait dans leurdirection, mais brisant.
Les flammes montaient, comme de gigantesquesserpents, le long des mâts, s’enroulaient autour des vergues, puisde leurs langues aiguës, venaient lécher les flancs cuivrés desbâtiments français.
Joyeuse, avec sa magnifique armure damasquinéed’or, donnant, calme et d’une voix impérieuse, ses ordres au milieude toutes ces flammes, ressemblait à une de ces fabuleusessalamandres aux millions d’écaillés, qui, à chaque mouvementqu’elles faisaient, secouaient une poussière d’étincelles.
Mais bientôt les détonations redoublèrent plusfortes et plus foudroyantes ; ce n’étaient plus les canons quitonnaient, c’étaient les saintes-barbes qui prenaient feu,c’étaient les bâtiments eux-mêmes qui éclataient.
Tant qu’il avait espéré rompre les liensmortels qui l’attachaient à ses ennemis, Joyeuse avait lutté ;mais il n’y avait plus d’espoir d’y réussir : la flamme avaitgagné les vaisseaux français, et à chaque vaisseau ennemi quisautait, une pluie de feu, pareille à un bouquet d’artifice,retombait sur son pont.
Seulement, ce feu, c’était le feu grégeois, cefeu implacable, qui s’augmente de ce qui éteint les autres feux, etqui dévore sa proie jusqu’au fond de l’eau.
Les bâtiments anversois, en éclatant, avaientrompu les digues ; mais les bâtiments français, au lieu decontinuer leur route, allaient à la dérive tout en flammeseux-mêmes, et entraînant après eux quelques fragments du brûlotrongeur, qui les avait étreints de ses bras de flammes.
Joyeuse comprit qu’il n’y avait plus de luttepossible ; il donna l’ordre de mettre toutes les barques à lamer, et de prendre terre sur la rive gauche.
L’ordre fut transmis aux autres bâtiments àl’aide des porte-voix ; ceux qui ne l’entendirent pas, eurentinstinctivement la même idée.
Tout l’équipage fut embarqué jusqu’au derniermatelot, avant que Joyeuse quittât le pont de sa galère.
Son sang-froid semblait avoir rendu lesang-froid à tout le monde : chacun de ses marins avait à lamain sa hache ou son sabre d’abordage.
Avant qu’il eût atteint les rives du fleuve,la galère amirale sautait, éclairant d’un côté la silhouette de laville, et de l’autre l’immense horizon du fleuve qui allait, ens’élargissant toujours, se perdre dans la mer.
Pendant ce temps, l’artillerie des rempartsavait éteint son feu : non pas que le combat eût diminué derage, mais au contraire parce que Flamands et Français en étantvenus aux mains, on ne pouvait plus tirer sur les uns sans tirersur les autres.
La cavalerie calviniste avait chargé à sontour, faisant des prodiges ; devant le fer de ses cavaliers,elle ouvre ; sous les pieds de ses chevaux, elle broie ;mais les Flamands blessés éventrent les chevaux avec leurs largescoutelas.
Malgré cette charge brillante de la cavalerie,un peu de désordre se met dans les colonnes françaises, et elles nefont plus que se maintenir au lieu d’avancer, tandis que des portesde la ville sortent incessamment des bataillons frais qui se ruentsur l’armée du duc d’Anjou.
Tout à coup, une grande rumeur se faitentendre presque sous les murailles de la ville. Les cris :Anjou ! Anjou ! France ! France ! retentissentsur les flancs des Anversois, et un choc effroyable ébranle toutecette masse si serrée, par la simple impulsion de ceux qui lapoussent, que les premiers sont braves parce qu’ils ne peuventfaire autrement.
Ce mouvement, c’est Joyeuse qui lecause : ces cris, ce sont les matelots qui les poussent :quinze cents hommes armés de haches et de coutelas et conduits parJoyeuse auquel on a amené un cheval sans maître, sont tombés tout àcoup sur les Flamands ; ils ont à venger leur flotte enflammes et deux cents de leurs compagnons brûlés ou noyés.
Ils n’ont pas choisi leur rang de bataille,ils se sont élancés sur le premier groupe qu’à son langage et à soncostume ils ont reconnu pour un ennemi.
Nul ne maniait mieux que Joyeuse sa longueépée de combat ; son poignet tournait comme un moulinetd’acier, et chaque coup de taille fendait une tête, chaque coup depointe trouait un homme.
Le groupe de Flamands sur lequel tomba Joyeusefut dévoré comme un grain de blé par une légion de fourmis.
Ivres de ce premier succès, les marinspoussèrent en avant.
Tandis qu’ils gagnaient du terrain, lacavalerie calviniste, enveloppée par ces torrents d’hommes, enperdait peu à peu ; mais l’infanterie du comte de Saint-Aignancontinuait de lutter corps à corps avec les Flamands.
Le prince avait vu l’incendie de la flottecomme une lueur lointaine ; il avait entendu les détonationsdes canons et les explosions des bâtiments sans soupçonner autrechose qu’un combat acharné, qui de ce côté devait naturellement seterminer par la victoire de Joyeuse : le moyen de croire quequelques vaisseaux flamands luttassent avec une flottefrançaise !
Il s’attendait donc à chaque instant à unediversion de la part de Joyeuse, lorsque tout à coup on vint luidire que la flotte était détruite et que Joyeuse et ses marinschargeaient au milieu des Flamands.
Dès lors le prince commença de concevoir unegrande inquiétude : la flotte, c’était la retraite et parconséquent la sûreté de l’armée.
Le duc envoya l’ordre à la cavaleriecalviniste de tenter une nouvelle charge, et cavaliers et chevauxépuisés se rallièrent pour se ruer de nouveau sur lesAnversois.
On entendait la voix de Joyeuse crier aumilieu de la mêlée : Tenez ferme, monsieur deSaint-Aignan ! France ! France !
Et, comme un faucheur entamant un champ deblé, son épée tournoyait dans l’air et s’abattait, couchant devantlui sa moisson d’hommes ; le faible favori, le sybaritedélicat, semblait avoir revêtu avec sa cuirasse la force fabuleusede l’Hercule néméen.
Et l’infanterie qui entendait cette voixdominant la rumeur, qui voyait cette épée éclairant la nuit,l’infanterie reprenait courage, et, comme la cavalerie, faisait unnouvel effort et revenait au combat.
Mais alors l’homme qu’on appelait monseigneursortit de la ville sur un beau cheval noir.
Il portait des armes noires, c’est-à-dire lecasque, les brassards, la cuirasse et les cuissards d’acierbruni ; il était suivi de cinq cents cavaliers bien montésqu’avait mis sous ses ordres le prince d’Orange.
De son côté, Guillaume le Taciturne, par laporte parallèle, sortait avec son infanterie d’élite, qui n’avaitpas encore donné.
Le cavalier aux armes noires courut au pluspressé : c’était à l’endroit où Joyeuse combattait avec sesmarins.
Les Flamands le reconnaissaient ets’écartaient devant lui en criant joyeusement :Monseigneur ! monseigneur ! Joyeuse et ses marinssentirent l’ennemi fléchir ; ils entendirent ces cris, et toutà coup ils se trouvèrent en face de cette nouvelle troupe, qui leurapparaissait subitement comme par enchantement.
Joyeuse, poussa son cheval sur le cavaliernoir, et tous deux se heurtèrent avec un sombre acharnement.
Du premier choc de leurs épées se dégagea unegerbe d’étincelles.
Joyeuse, confiant dans la trempe de son armureet dans sa science de l’escrime, porta de rudes coups qui furenthabilement parés. En même temps un des coups de son adversaire letoucha en pleine poitrine, et, glissant sur la cuirasse, alla, audéfaut de l’armure, lui tirer quelques goûtes de sang del’épaule.
– Ah ! s’écria le jeune amiral ensentant la pointe du fer, cet homme est un Français, et il y aplus, cet homme a étudié les armes sous le même maître que moi.
À ces paroles, on vit l’inconnu se détourneret essayer de se jeter sur un autre point.
– Si tu es Français, lui cria Joyeuse, tues un traître, car tu combats contre ton roi, contre ta patrie,contre ton drapeau.
L’inconnu ne répondit qu’en se retournant eten attaquant Joyeuse avec fureur.
Mais, cette fois, Joyeuse était prévenu etsavait à quelle habile épée il avait affaire. Il parasuccessivement trois ou quatre coups portés avec autant d’adresseque de rage, de force que de colère.
Ce fut l’inconnu qui à son tour fit unmouvement de retraite.
– Tiens ! lui cria le jeune homme,voilà ce qu’on fait quand on se bat pour son pays : cœur puret bras loyal suffisent à défendre une tête sans casque, un frontsans visière.
Et arrachant les courroies de son heaume, ille jeta loin de lui, en mettant à découvert sa noble et belle tête,dont les yeux étincelaient de vigueur, d’orgueil et dejeunesse.
Le cavalier aux armes noires, au lieu derépondre avec la voix ou de suivre l’exemple donné, poussa un sourdrugissement et leva l’épée sur cette tête nue.
– Ah ! fit Joyeuse en parant lecoup, je l’avais bien dit, tu es un traître, et en traître tumourras.
Et en le pressant, il lui porta l’un surl’autre deux ou trois coups de pointe, dont l’un pénétra à traversune des ouvertures de la visière de son casque.
– Ah ! je te tuerai, disait le jeunehomme, et je t’enlèverai ton casque, qui te défend et te cache sibien, et je te pendrai au premier arbre que je trouverai sur monchemin.
L’inconnu allait riposter, lorsqu’un cavalier,qui venait de faire sa jonction avec lui, se pencha à son oreilleet lui dit :
– Monseigneur, plus d’escarmouche ;votre présence est utile là-bas.
L’inconnu suivit des yeux la directionindiquée par la main de son interlocuteur, et il vit les Flamandshésiter devant la cavalerie calviniste.
– En effet, dit-il d’une voix sombre, làsont ceux que je cherchais.
En ce moment, un flot de cavaliers tomba surles marins de Joyeuse, qui, lassés de frapper sans relâche avecleurs armes de géant, firent leur premier pas en arrière.
Le cavalier noir profita de ce mouvement pourdisparaître dans la mêlée et dans la nuit.
Un quart d’heure après, les Français pliaientsur toute la ligne et cherchaient à reculer sans fuir.
M. de Saint-Aignan prenait toutes ses mesurespour obtenir de ses hommes une retraite en bon ordre.
Mais une dernière troupe de cinq cents chevauxet de deux mille hommes d’infanterie sortit toute fraîche de laville, et tomba sur cette armée harassée et déjà marchant àreculons. C’étaient ces vieilles bandes du prince d’Orange, quitour à tour avaient lutté contre le duc d’Albe, contre don Juan,contre Requesens, et contre Alexandre Farnèse.
Alors il fallut se décider à quitter le champde bataille et à faire retraite par terre, puisque la flotte surlaquelle on comptait en cas d’événement était détruite.
Malgré le sang-froid des chefs, malgré labravoure du plus grand nombre, une affreuse déroute commença.
Ce fut en ce moment que l’inconnu, avec toutecette cavalerie qui avait à peine donné, tomba sur les fuyards etrencontra de nouveau à l’arrière-garde Joyeuse avec ses marins,dont il avait laissé les deux tiers sur le champ de bataille.
Le jeune amiral était remonté sur sontroisième cheval, les deux autres ayant été tués sous lui. Son épées’était brisée, et il avait pris des mains d’un marin blessé une deces pesantes haches d’abordage, qui tournait autour de sa tête avecla même facilité qu’une fronde aux mains d’un frondeur.
De temps en temps il se retournait et faisaitface, pareil à ces sangliers qui ne peuvent se décider à fuir, etqui reviennent désespérément sur le chasseur.
De leur côté, les Flamands, qui, selon larecommandation de celui qu’ils avaient appelé monseigneur, avaientcombattu sans cuirasse, étaient lestes à la poursuite et nedonnaient pas une seconde de relâche à l’armée angevine.
Quelque chose comme un remords, ou tout aumoins comme un doute, saisit au cœur l’inconnu en face de ce granddésastre.
– Assez, messieurs, assez, dit-il enfrançais à ses gens, ils sont chassés ce soir d’Anvers, et danshuit jours seront chassés de Flandre : n’en demandons pas plusau Dieu des armées.
– Ah ! c’était un Français, c’étaitun Français ! s’écria Joyeuse, je t’avais deviné, traître.Ah ! sois maudit, et puisses-tu mourir de la mort destraîtres !
Cette furieuse imprécation sembla découragerl’homme que n’avaient pu ébranler mille épées levées contrelui : il tourna bride, et, vainqueur, s’enfuit presque aussirapidement que les vaincus.
Mais cette retraite d’un seul homme ne changearien à la face des choses : la peur est contagieuse, elleavait gagné l’armée tout entière, et, sous le poids de cettepanique insensée, les soldats commencèrent à fuir endésespérés.
Les chevaux s’animaient malgré la fatigue careux-mêmes semblaient être aussi sous l’influence de la peur ;les hommes se dispersaient pour trouver des abris : enquelques heures l’armée n’exista plus à l’état d’armée.
C’était le moment où, selon les ordres demonseigneur, s’ouvraient les digues et se levaient les écluses.Depuis Lier jusqu’à Termonde, depuis Haesdonk jusqu’à Malines,chaque petite rivière, grossie par ses affluents, chaque canaldébordé envoyait dans le plat pays son contingent d’eaufurieuse.
Ainsi, quand les Français fugitifscommencèrent à s’arrêter, ayant lassé leurs ennemis, quand ilseurent vu les Anversois retourner enfin vers leur ville suivis dessoldats du prince d’Orange ; quand ceux qui avaient échappésains et saufs du carnage de la nuit crurent enfin être sauvés, etrespirèrent un instant, les uns avec une prière, les autres avec unblasphème, c’était à cette heure même qu’un nouvel ennemi, aveugle,impitoyable, se déchaînait sur eux avec la célérité du vent, avecl’impétuosité de la mer ; toutefois, malgré l’imminence dudanger qui commençait à les envelopper, les fugitifs ne sedoutaient de rien.
Joyeuse avait commandé une halte à ses marins,réduits à huit cents, et les seuls qui eussent conservé une espèced’ordre dans cette effroyable déroute.
Le comte de Saint-Aignan, haletant, sans voix,ne parlant plus que par la menace de ses gestes, le comte deSaint-Aignan essayait de rallier ses fantassins épars.
Le duc d’Anjou, à la tête des fuyards, montésur un excellent cheval, et accompagné d’un domestique tenant unautre cheval en main, poussait en avant, sans paraître songer àrien.
– Le misérable n’a pas de cœur, disaientles uns.
– Le vaillant est magnifique desang-froid, disaient les autres.
Quelques heures de repos, prises de deuxheures à six heures du matin, rendirent aux fantassins la force decontinuer la retraite.
Seulement, les vivres manquaient.
Quant aux chevaux, ils semblaient plusfatigués encore que les hommes, se traînant à peine, car ilsn’avaient pas mangé depuis la veille.
Aussi marchaient-ils à la queue del’armée.
On espérait gagner Bruxelles qui était au ducet dans laquelle on avait de nombreux partisans ; cependant onn’était pas sans inquiétude sur son bon vouloir ; un instantaussi l’on avait cru pouvoir compter sur Anvers comme on croyaitpouvoir compter sur Bruxelles.
Là, à Bruxelles, c’est-à-dire à huit lieues àpeine de l’endroit où l’on se trouvait, on ravitaillerait lestroupes, et l’on prendrait un campement avantageux, pourrecommencer la campagne interrompue au moment que l’on jugerait leplus convenable.
Les débris que l’on ramenait devaient servirde noyau à une armée nouvelle.
C’est qu’à cette heure encore nul ne prévoyaitle moment épouvantable où le sol s’affaisserait sous les pieds desmalheureux soldats, où des montagnes d’eau viendraient s’abattre etrouler sur leurs têtes, où les restes de tant de braves gens,emportés par les eaux bourbeuses, rouleraient jusqu’à la mer, ous’arrêteraient en route pour engraisser les campagnes duBrabant.
M. le duc d’Anjou se fit servir à déjeunerdans la cabane d’un paysan, entre Héboken et Heckhout.
La cabane était vide, et, depuis la veille ausoir, les habitants s’en étaient enfuis ; le feu allumé pareux la veille brûlait encore dans la cheminée.
Les soldats et les officiers voulurent imiterleur chef et s’éparpillèrent dans les deux bourgs que nous venonsde nommer ; mais ils virent avec une surprise mêlée d’effroique toutes les maisons étaient désertes, et que les habitants enavaient à peu près emporté toutes les provisions.
Le comte de Saint-Aignan cherchait fortunecomme les autres ; cette insouciance du duc d’Anjou, à l’heuremême où tant de braves gens mouraient pour lui, répugnait à sonesprit, et il s’était éloigné du prince.
Il était de ceux qui disaient :
« Le misérable n’a pas decœur ! »
Il visita, pour son compte, deux ou troismaisons qu’il trouva vides ; il frappait à la porte d’unequatrième, quand on vint lui dire qu’à deux lieues à la ronde,c’est-à-dire dans le cercle du pays que l’on occupait, toutes lesmaisons étaient ainsi.
À cette nouvelle, M. de Saint-Aignan fronça lesourcil et fit sa grimace ordinaire.
– En route, messieurs, en route !dit-il aux officiers.
– Mais, répondirent ceux-ci, nous sommesharassés, mourant de faim, général.
– Oui ; mais vous êtes vivants, etsi vous restez ici une heure de plus, vous êtes morts ;peut-être est-il déjà trop tard.
M. de Saint-Aignan ne pouvait rien désigner,mais il soupçonnait quelque grand danger caché dans cettesolitude.
On décampa.
Le duc d’Anjou prit la tête, M. deSaint-Aignan garda le centre, et Joyeuse se chargea del’arrière-garde.
Mais deux ou trois mille hommes encore sedétachèrent des groupes, ou affaiblis par leurs blessures, ouharassés de fatigue, et se couchèrent dans les herbes, ou au pieddes arbres, abandonnés, désolés, frappés d’un sinistrepressentiment.
Avec eux restèrent les cavaliers démontés,ceux dont les chevaux ne pouvaient plus se traîner, ou quis’étaient blessés en marchant.
À peine, autour du duc d’Anjou, restait-iltrois mille hommes valides et en état de combattre.