L’oeil du chat – Tome I

Chapitre 2

 

– Voilà un joli sauterne, ou je ne m’yconnais pas, s’écria le commandant Pierre d’Argental, en posant surla nappe le verre qu’il venait de vider, à petites gorgées, en fingourmet qu’il était.

– Alors, revenez-y, mon oncle, réponditgaiement Maxime de Chalandrey.

– Je ne te demande pas l’adresse de tonfournisseur, attendu que je ne suis plus assez riche pour lui enacheter, mais je déclare qu’on n’en sert pas de pareil à la tabledu cercle où je dîne… pour mes péchés.

– Voulez-vous que je vous en envoie unepièce ?

– Merci ! Je n’ai plus de cave. Etd’ailleurs, j’aime mieux en boire avec toi. Décidément, j’ai bienfait de venir te demander à déjeuner, ce matin. Je m’étais levé demauvaise humeur et me voilà tout ragaillardi.

– Et pourquoi, diable ! étiez-voustriste, mon cher oncle ? Ça ne vous arrive pas souvent.

– Non, c’est vrai. Mais… queveux-tu ?… il y a des jours où j’ai des idées noires.

– Vous !… un philosophe !…

– Un philosophe de l’école de Diogène… etje me figure que Diogène s’ennuyait dans son tonneau quand lesoleil ne luisait pas… s’il avait fait beau aujourd’hui, j’auraismonté la jument que tu as achetée dernièrement au tattersall… maisil fait un temps gris qui me met la mort dans l’âme. Et puis… si tucrois que c’est gai de vivre comme je vis !… J’ai soixanteans, mon cher, et j’en suis réduit à la portion congrue. Quand jene dîne pas en ville, je dîne à mon cercle, par économie. Lesfemmes ne m’amusent plus, les hommes m’ennuient… Bref, si je net’avais pas, je crois que je me ferais sauter le caisson.

– Mais vous m’avez… et vous m’aurezlongtemps, car je n’ai pas la moindre envie de prendre congé del’existence.

– Tu te trouves donc heureux comme tues ?

– Pas complètement heureux, mais lebonheur parfait n’est pas de ce monde. Il faut se faire une moyenneet je suis content de ma part.

– Et tu comptes mener la même vie jusqu’àce que tu n’aies plus le sou ?

– Ma foi ! oui.

– Alors tu finiras comme moi… vieuxgarçon ruiné…

– Que voulez-vous que j’y fasse, si c’estma destinée ?

– Je veux… parbleu ! je veux que tute maries.

Maxime éclata de rire si franchement quel’oncle fit chorus et se versa un plein verre de sauterne que,cette fois, il avala d’un seul trait.

Ce dialogue se tenait dans la salle à mangerdu petit hôtel de la rue de Naples, et, le déjeuner tirant à safin, Maxime avait renvoyé son valet de chambre qui servait àtable ; il était resté en tête à tête avec le commandant, et,au moment où il s’y attendait le moins, après beaucoup de joyeuxpropos, la conversation avait tout à coup tourné au sérieux, à songrand étonnement.

L’oncle Pierre n’aimait pas les sermons et sonneveu n’en revenait pas de l’entendre prêcher ainsi.

Cet oncle aimable était un grand vieillard,sec, mince et droit comme un parapluie. Il n’avait pas perdu ni uncheveu, ni une dent et, n’eût été sa moustache blanche, on auraitpu le prendre pour un jeune homme.

On voyait bien qu’il se souvenait d’avoir étéun superbe officier, car il soignait sa personne et sa tenue, commeau temps où il plaisait aux dames, et il n’était pas prouvé qu’ilne fît pas encore des conquêtes.

Il avait vraiment grand air, avec son port detête un peu hautain et sa taille cambrée dans une redingote noire,agrémentée de la rosette d’officier de la Légion d’honneur.

Et, quoi qu’il en dît, il menait une existenceagréable, reçu, recherché et fêté dans le meilleur monde, écouté àson cercle comme un oracle, aimé des débutants, qui le consultaientvolontiers sur leurs affaires de cœur et chéri de son neveu qu’iltraitait en camarade.

Aussi était-il resté gai comme unsous-lieutenant et il ne lui arrivait guère de regretter tout hautla petite fortune qu’il avait jetée aux quatre vents duplaisir.

Sur quelle herbe avait-il marché en venantdéjeuner chez le fils unique de sa sœur regrettée ? Chalandreyse le demandait et commençait à soupçonner qu’il y avait anguillesous roche ; mais il se garda bien de le pousser dans la voiedes aveux. Il aimait mieux, comme on dit, le voir venir, sachantbien que ce vieux soldat allait toujours droit au but, quand ilavait en tête un projet.

– T’imagines-tu que je plaisante ?dit ce brave oncle, après avoir bu ; ou bien, est-ce l’idée dete marier qui te fait pouffer de rire ?

– Non ; mais j’avais si peu prévuque vous poseriez, ce matin, au dessert, la question conjugale…

– C’est le moment ou jamais. Où en es-tude ton capital ?

– J’en ai encore pour cinq ans… aumoins.

– C’est-à-dire qu’à trente ans, tu aurastout mangé. Moi, j’y ai mis plus de temps et j’étais beaucoup moinsriche que toi. Mais je ne te blâme pas d’aller si vite. Quand onest décidé à se ruiner, il vaut mieux se ruiner de bonne heure,parce qu’on peut encore se refaire.

» Du moins, c’était possible autrefois…on s’engageait et on avait la guerre de Crimée… la guerre d’Italie…le Mexique. Maintenant, tu mettrais sept ans à décrocherl’épaulette et tu serais retraité capitaine. Je rêve pour toi d’unautre avenir.

» Je rêve de te voir épouser une femmeriche et charmante, qui te donnera de beaux enfants que je feraisauter sur mes genoux, en attendant que je leur apprenne à monter àcheval.

– Je ne vous vois pas très bien dans cerôle-là. Et puis, je ne me sens pas encore mûr pour le mariage.

– Tu n’es donc pas las de courir lesdrôlesses ?

– Mais, si. J’en ai par-dessus latête.

– Eh ! bien, alors ?…

– Ah ! voilà !… avec cesdemoiselles, on est libre de s’en aller quand on veut… en réglantla note… C’est beaucoup plus facile que de divorcer.

– Oh ! si tu te maries avecl’arrière-pensée de divorcer, un jour ou l’autre, autant vautrester garçon.

– C’est bien mon avis.

– Tu en changerais, si tu trouvais lafemme qu’il te faut.

– En auriez-vous, par hasard, une à meproposer ?

– Justement.

– Bon ! je m’en doutais en vousécoutant discourir sur les inconvénients du célibat. Eh !bien, mon cher oncle, ne vous arrêtez pas en si beau chemin.Nommez-moi celle qui doit faire mon bonheur.

» Seulement, je vous préviens que, si jela connais, je n’en voudrai pas.

– Et pourquoi ?

– Parce que, de toutes celles que je voisdans le monde où je vais, il n’y en a pas une qui me convienne.

– Tu ne la connais pas. Elle ne fréquentepas les mêmes salons que toi.

– Où la rencontrez-vous donc ?

– Chez elle. J’y ai mes grandes entréeset avant-hier encore, j’y ai passé la soirée. Elle reçoit beaucoupet rien que des gens de très bonne compagnie. Elle ne sait même pasque tu existes ; je ne lui ai jamais parlé de toi.

– Et vous vous imaginez qu’ellem’épouserait ?

– Parfaitement… si tu lui plaisais… et ilne tient qu’à toi d’essayer de lui plaire, car je te présenteraiquand tu voudras.

– Elle est donc bien pressée de semarier ?

– Pas du tout. Elle est, au contraire,très difficile… et elle a le droit de l’être, d’abord parce qu’elleest très riche… et ensuite parce qu’elle est très belle, trèsintelligente et très bonne.

– Autant de raisons pour qu’ellem’éconduisît, si je m’avisais de poser ma candidature. Mais cettepersonne si avantagée n’est pas une jeune fille, jesuppose ?

– Non. Elle est veuve depuis trois ans etelle n’a été mariée que six mois.

– Quel âge a-t-elle ?

– À peu près le même âge que toi. Ceserait le seul mauvais côté de ce mariage…, mais il y aurait tantde compensations… cent cinquante mille francs de rente, un cœurd’or, une figure charmante, un caractère excellent…

– Trop de qualités pour une femme seule,dit ironiquement Maxime. Quoi ! pas un pauvre petitdéfaut ?

– Si !… elle a la manie de labienfaisance. C’est une passionnée de charité. Elle passe unepartie de son temps à courir la ville pour assister les indigents…elle va soigner les malades à domicile.

– Diable ! je ne serais pas d’humeurà l’y aider. Mais si on n’a pas autre chose à lui reprocher…

– Il y a… l’origine de sa fortune. Sonpère l’a faite, cette fortune, on ne sait trop comment. Ilspéculait sur les vins, sur les huiles… il spéculait sur tout… etil n’avait pas très bonne renommée. J’ai toujours pensé que c’étaitlà ce qui avait poussé sa fille à se jeter dans les bonnes œuvres.Elle veut racheter les torts de ce père peu scrupuleux, la chèrecomtesse.

– Ah ! elle est comtesse ?

– Oui, puisqu’elle est la veuve du comtede Pommeuse, un seigneur ruiné qui l’avait épousée pour ses écus etqui ne songeait qu’à la gruger.

– Attendez donc !… mais je l’ai,sinon connu, du moins entrevu, Pommeuse… c’était un triste sire… nes’est-il pas tué en tombant de cheval au bois deBoulogne ?

– Oui, fort heureusement pour sa femme.Et pourtant, elle lui a fait l’honneur de le pleurer. Elle a portéson deuil, deux ans. C’est seulement cet hiver qu’elle s’estdécidée à recevoir.

» Maintenant, mon cher, te voilàrenseigné et quand tu l’auras vue, tu conviendras que ma veuve estune merveille.

– La vue n’en coûte rien, dit gaiementMaxime ; et puisque vous tenez tant à me la montrer…

– Ce soir, si tu veux. C’est son jour.Dîne au cercle, je viendrai t’y prendre vers neuf heures et je teconduirai chez elle… avenue Marceau… un hôtel superbe…

– Comme vous voudrez, mon cher oncle…mais si nous passions au fumoir ? Le café nous y attend etj’ai reçu, dernièrement, de la Havane, des partagas dontvous me direz des nouvelles.

Le commandant se leva et suivit son neveu, quile conduisit dans un petit salon, meublé à l’orientale, où ilpassait volontiers une heure à fumer, après son déjeuner.

Ils allumèrent leurs cigares et Maxime, aprèsavoir versé le café, s’établit dans un fauteuil, pendant quel’oncle se promenait à grands pas pour se dégourdir les jambes,après une longue station à table.

Il ne tarda guère à s’arrêter devant unportrait qui représentait un jeune homme en uniforme d’officier desguides.

– C’est étonnant comme tu te mets à luiressembler, dit-il. Quand tu étais enfant, tu ressemblais à mapauvre sœur, que tu n’as jamais vue, puisqu’elle est morte en temettant au monde. À présent, tu me rappelles ton père ; tu assa voix, ses gestes… et beaucoup de son caractère. Tu n’en peux pasjuger, car tu ne l’as guère connu.

– J’avais quinze ans, lorsque je l’aiperdu, et j’étais, depuis deux ans, au collège, en Angleterre.

– C’est moi qui t’ai ramené en Francepour conduire le deuil.

– Je m’en souviens… je me vois encore,marchant à côté de vous derrière le cercueil. Nous pleurions tousles deux.

– Oui… je l’aimais bien, quoique nousn’ayons pas toujours vécu en bonne intelligence, murmura lecommandant.

Puis, tout à coup :

– Tu n’as jamais su comment il estmort ? demanda-t-il.

– Je sais qu’il est mort subitement,répondit Maxime, tout étonné de cette question. Vous m’aveztoujours dit qu’il avait succombé à la rupture d’un anévrisme.

– Oui, murmura le commandant, je t’ai ditcela, mais…

– Vous m’avez même dit qu’il était tombé,foudroyé, en se promenant, à Vincennes.

– Je ne pouvais pas te dire autre chose…tu n’étais qu’un enfant. On a trouvé, en effet, son corps dans lebois de Vincennes… et, comme il avait sur lui des cartes de visiteavec son nom et son adresse, le commissaire de police a bien voulune pas l’envoyer à la Morgue.

– À la Morgue ! répétadouloureusement Maxime.

– C’est la règle en pareil cas. Mais on aouvert une enquête, comme on le fait toujours, quand il y a eu mortviolente…

– Ou accidentelle.

– Il ne s’agissait pas d’un accident.

– Quoi ! mon père se seraitsuicidé !

– Certainement, non.

– Ah ! je comprends !… il a ététué en duel.

– Peut-être.

– Comment, peut-être ?… Et pourquoim’avez-vous caché la cause de sa mort ?

– Parce que, je te le répète, tu étaistrop jeune. Je me réservais de te l’apprendre plus tard… et je n’enai rien fait… pour des motifs que je t’exposerai, tout àl’heure.

» Maintenant que dix ans ont passé sur cemalheur, je puis bien te dire la vérité que peu de personnes ontconnue, lors de la catastrophe.

» Oui, il est plus que probable que tonpère a été tué en duel. Il a reçu un coup de pointe en plein cœuret il avait mis habit bas pour se battre.

» Dans la clairière où il gisait surl’herbe, on n’a pas retrouvé les armes dont les adversairess’étaient servis ; mais l’examen de la blessure n’a laisséaucun doute. C’est une épée de combat qui lui a troué lapoitrine.

– Le nom de son meurtrier ? s’écriaMaxime, très ému.

– Voilà ce qu’on n’a jamais su… pas plusqu’on n’a su la cause de ce duel, ni les noms des témoins, si tantest qu’il y ait eu des témoins.

– S’il n’y en a pas eu, ce duel a été unassassinat.

– C’est ce qui n’a pas été prouvé, et lajustice n’a pas donné suite à l’affaire. Malheureusement, ton pèreen avait eu beaucoup… affaires d’honneur, affaires de femmes… ilallait sur le terrain pour un oui ou pour un non et ses bonnesfortunes lui avaient fait des ennemis… On a supposé qu’il avait dûsubir les conditions d’un mari offensé qui aura exigé une rencontresans témoins.

» Tout cela était très difficile àt’expliquer, tu en conviendras, mon cher Maxime.

– J’en conviens… mais il y a longtempsque j’ai l’âge de raison.

– D’accord. Seulement, je n’osais pasaborder ce pénible sujet… et j’en suis à me demander pourquoi jeviens de m’y décider tout à coup, après déjeuner.

» Est-ce l’effet de ton sauterne ?…non, je n’en ai bu que deux bouteilles. C’est plutôt parce que jene dois plus avoir de secrets pour un neveu qui a atteint sa grandemajorité et que je me suis mis en tête de marier bientôt.

» Et puis… je te connais… si je t’avaisconté trop tôt cette tragique histoire, tu aurais penséimmédiatement à venger ton père, et tu aurais perdu ton temps àchercher le coupable. Maintenant, il y a prescription et tu neseras pas assez fou pour te lancer dans une chasse qui n’aboutiraità rien.

– Non… mais si jamais le hasard memettait face à face avec cet homme, je lui ferais payer cher lecoup d’épée qui a tué mon père.

– Tu n’aurais pas tort, et c’est la grâceque je te souhaite. J’espère que tu ne m’en veux pas de t’avoirrévélé ce triste secret. Il pesait sur ma conscience et, depuis queje t’ai renseigné, je me sens soulagé.

» À présent, parlons de choses moinslugubres. Nous irons, ce soir, chez la comtesse de Pommeuse ;mais que comptes-tu faire de ta journée ?

– Je n’en sais trop rien. J’éprouve lebesoin de me distraire et je n’ai pas le cœur à m’amuser. Je mecontenterai probablement de prendre l’air en marchant, sans but, àtravers Paris. C’est le remède que j’emploie toujours, quand je mesens déséquilibré.

– Pas mauvais, le remède. J’en use aussiquelquefois. Promène-toi, mon garçon ; ça te fera du bien.Seulement, n’oublie pas de rentrer pour t’habiller, avant dîner.Après, tu n’aurais pas le temps, puisque je viendrai te chercher àneuf heures.

– Soyez tranquille ; je serai prêt.Mon valet de chambre m’apportera au cercle de quoi faire matoilette… comme tous les soirs.

– C’est juste. J’oubliais que tu estoujours en habit, à partir de sept heures. Moi, je me mets engrande tenue, quand je ne peux pas m’en dispenser. Je m’y mettrai,ce soir, et en attendant, je vais faire un tour du côté desfortifications.

– Voilà un singulier but depromenade !

– Mon cher, j’ai une amie qui habite lequartier des Épinettes. Elle loge dans une cité dont tu n’ascertainement jamais entendu parler… la cité du Bastion… entre lechemin de fer de ceinture et le boulevard Bessières.

À cette indication fort inattendue, Maximedressa l’oreille et se demanda un instant si son oncle allait luiparler de l’affaire du pavillon.

Mais M. d’Argental ajouta, enriant :

– Ne t’imagine pas que je vais courir leguilledou à la barrière ; l’amie en question est la ci-devantcantinière de mon ancien régiment, le 3e chasseursd’Afrique. Elle a fait avec moi la campagne de Crimée et elle tientmaintenant un gargot à l’enseigne du Lapin qui saute. Ellea des moustaches et elle va sur ses soixante ans. C’est une bravefemme et j’aime à causer du vieux temps avec elle. Nous l’appelionslà-bas la mère Caspienne et le surnom lui est resté… Celledu 1er chasseurs était la mère Noire… au2e, il y avait la mère d’Azof… ça me rajeunitquand je pense à nos bêtes de calembours d’autrefois.

– Ils sont assez drôles, murmura leneveu, rassuré sur les intentions de son oncle, mais assez surprisd’apprendre que cet oncle fréquentait un quartier où la plusétrange aventure l’avait entraîné, tout récemment, lui, Maxime deChalandrey, qui n’allait jamais plus loin que le boulevard desBatignolles.

Après quelques autres propos militaires, lebon commandant prit congé, et Maxime le vit partir sans trop deregret, car il lui tardait d’être seul pour donner audience auxpensées qui se pressaient dans son esprit.

Depuis quelques jours, il avait déjà beaucoupréfléchi à l’histoire qui lui était arrivée et il persistait dansla résolution de la garder pour lui, sans chercher à pénétrer lesmystères du pavillon où il avait vu étrangler un homme.

Il éprouvait bien quelques remords de setaire, mais il en était presque arrivé à se persuader que ces gens,y compris la dame masquée, avaient joué devant lui unetragi-comédie, dont il n’apercevait pas le but et qui nel’intéressait pas personnellement.

Il n’avait rien lu dans les journaux qui serapportât à cette affaire et il cherchait à l’oublier, lorsque lecommandant était venu lui parler d’un drame qui le touchait de plusprès.

Un clou chasse l’autre, dit le proverbe et,maintenant, Maxime pensait beaucoup plus à la fin lamentable de sonpère qu’à la belle inconnue.

Il n’avait pas eu le temps de l’aimer, cepère, mais il en avait gardé pieusement le souvenir et le récit desa mort l’avait profondément ému.

Il aurait donné volontiers tout ce qui luirestait de fortune pour découvrir le meurtrier, non pas pour ledénoncer à la justice, mais pour lui appliquer la peine du talion,en le tuant d’un coup d’épée.

Malheureusement, il ne pouvait guère seflatter d’arriver à satisfaire sa juste vengeance et son oncle neparaissait pas disposé à l’y aider.

Pour le moment, Maxime n’avait rien de mieux àfaire que d’aller se promener, afin de se rafraîchir les idées, enattendant que sonnât l’heure de la présentation à cette comtesse dePommeuse, tant prônée par l’ancien chef d’escadron.

Chalandrey se défiait quelque peu desappréciations enthousiastes de ce vieux soldat, mais il ne luidéplaisait pas de les contrôler en se laissant conduire chez labelle veuve de l’avenue Marceau.

Il pouvait bien faire cette concession à unexcellent homme qui l’aimait beaucoup, et d’ailleurs, il nerisquait pas grand’chose, car il avait assez vécu pour nes’enflammer qu’à bon escient.

Ce n’était guère qu’à ses moments perdus qu’ilsongeait à se marier, mais il n’y répugnait pas absolument, car lavie de garçon commençait à lui peser.

Du reste, Maxime n’avait de parti pris surrien. Sa devise était : « Tout finit toujours pars’arranger », et, en conséquence, il se laissait aller aucours des événements, de sorte que c’était le hasard qui gouvernaitson existence.

Ce système l’avait déjà mené loin et devait lemener plus loin encore, pour peu qu’il continuât à le mettre enpratique.

Par extraordinaire, s’étant levé de bonneheure, ce jour-là, il était déjà habillé et, après avoir donné àson valet de chambre ses ordres pour le soir, il s’empressa desortir.

On était à la fin de l’hiver et il faisait untemps superbe, un de ces temps clairs qui poussent hors de leurslogis les Parisiens désœuvrés.

Sans trop savoir où il irait flâner, Maximecommença par descendre la rue du Rocher.

Il n’était point d’humeur à s’en aller revoirle quartier excentrique vers lequel son oncle se dirigeait, en cemoment, et comme il ne cherchait qu’à se distraire, il s’acheminainstinctivement vers le boulevard des Italiens, sauf à pousser,après, jusqu’aux Champs-Élysées où il était sûr de voir passer debrillants équipages.

Il se sentait heureux de vivre et il oubliaitpeu à peu les tristes confidences du commandant qui l’avaientpourtant fortement remué.

Depuis son aventure du pavillon, il n’étaitguère sorti qu’en voiture, et il prenait plaisir à marcher sur lespavés secs en respirant à pleins poumons l’air vif d’une journéeprintanière.

Maxime de Chalandrey était ainsi fait que lesimpressions les plus vives ne le troublaient jamais longtemps.

Et, du reste, pourquoi se serait-il complu àméditer sur la mort tragique de son père, puisqu’il n’espérait pasle venger ?

Il pensait encore moins à la rencontre qu’ilavait faite, trois jours auparavant, dans cette même rue duRocher ; mais elle lui revint en mémoire, lorsqu’il reconnutla maison d’où la dame voilée était sortie et il s’arrêta uninstant pour examiner le point de départ d’une série d’événementsbizarres.

Elle avait l’apparence la plus bourgeoise dumonde, cette maison, et pas du tout l’air mystérieux.

Quatre étages, quatre fenêtres à chaqueétage ; deux boutiques au rez-de-chaussée, une porte à deuxbattants dont l’un était ouvert, un corridor assez large au fondduquel on apercevait les premières marches d’un escalier.

Était-ce là le domicile de la dame ?Maxime en doutait, et il n’était pas à même de s’en informer.

Demander des renseignements au concierge surune personne dont il ignorait le nom et dont il n’avait pas vu levisage, c’eût été perdre sa peine.

Il reconnut aussi le mur contre lequel ilavait entrevu un homme adossé et il remarqua que ce mur soutenaitla terrasse d’un jardin qui dominait la rue.

Puis, il se souvint tout à coup de sarencontre avec son ancien camarade Lucien Croze et il se reprochad’avoir totalement oublié ce brave garçon.

– Je l’ai invité à déjeuner pour demaindimanche, murmura-t-il ; c’est fort heureux que j’y aie penséaujourd’hui… Il me semble même qu’il a été question d’une promenadeà Sèvres et à Saint-Cloud, en compagnie de sa sœur… Eh ! bien,au fait, pourquoi pas ?… Ce sera champêtre et vertueux… ça mechangera et ça m’amusera peut-être mieux que la soirée de madame dePommeuse.

» Elle ne me dit rien qui vaille, cettecomtesse.

Épouser une veuve, ce n’était pas précisémentce que rêvait Maxime de Chalandrey et si, pour en finir avec la viequ’il menait, il se décidait à passer par la porte solennelle dumariage, une jeune fille aurait beaucoup mieux fait sonaffaire.

Il se serait même contenté d’une liaisonsérieuse avec une femme digne d’être aimée. Quoi qu’il en eût dit àson oncle, ce moyen terme correspondait à ses aspirations secrèteset il ne désespérait pas de rencontrer, par hasard, ce qu’ilcherchait sans empressement.

Il ne s’attarda point devant la maison quivenait de lui rappeler une aventure bien plus imprévue que larencontre souhaitée, et il continua sa promenade hygiénique sans sedemander où le mènerait la prolongation de cet exercice.

Il arriva bientôt au boulevard, et là, au lieude se diriger vers les Champs-Élysées, comme il y avait songé uninstant, il s’engagea dans l’avenue de l’Opéra, à la suite d’unepersonne agréablement tournée qui venait de prendre ce chemin.

Maxime n’avait pas le projet de l’aborder,mais quand on ne sait où on va, il est amusant de se laisserconduire par une femme qui ne s’aperçoit pas qu’on la suit.

Et celle-là ne paraissait pas s’en douter.

Elle filait, sans se retourner, de ce pas vifet décidé auquel on reconnaît les Parisiennes de race.

L’Anglaise avance résolument, comme ungrenadier qui monte à l’assaut. L’Américaine court. La provincialehésite et s’arrête pour consulter le commissionnaire du coin quilui indique la première à gauche et la troisième à droite. LaParisienne seule sait marcher.

Maxime ne pouvait pas s’y tromper et il étaitfort expert en l’art de suivre une femme sans la compromettre.C’est toute une stratégie. Il y a deux écueils à éviter : sion suit de trop loin, on risque de perdre la piste ; si onsuit de trop près, on risque d’effaroucher la dame.

L’abordage est encore plus difficile, et il ya bien des façons de s’y prendre, sans compter celles qu’on ne peutemployer qu’avec les promeneuses de bonne volonté.

Mais Maxime, ce jour-là, suivait pour leplaisir de suivre et d’examiner une jolie allure féminine, comme ilse serait plu à regarder trotter un beau cheval bien dressé.

La taille était fine, la toiletteélégante.

Un vrai régal pour les yeux d’unconnaisseur.

Maxime n’en demandait pas davantage. Pour voirla figure de cette nouvelle inconnue, il n’aurait eu qu’à accélérerle pas jusqu’à ce qu’il l’eût dépassée, mais il aimait autant nepas se presser, de peur d’une déception.

Il n’était pas impossible, après tout, qu’ellefût laide et il tenait à conserver ses illusions le plus longtempspossible.

Du reste, il pensait qu’elle finirait bien pars’arrêter devant la vitrine d’une boutique et qu’il pourrait, enpassant, la dévisager d’un coup d’œil.

Il se contenta donc de lâcher la bride à sonimagination et de se figurer qu’il suivait une duchesseadorablement belle.

Cette fois, il n’avait pas à redouter que lapoursuite se terminât par un drame. L’avenue de l’Opéra neressemble pas du tout au boulevard Bessières, et on n’y voit que demajestueuses maisons gardées par d’imposants concierges, desimmeubles respectables où il ne se tient pas de conciliabules debandits et où on n’étrangle personne.

Il y a bien, dans les rues adjacentes, devieilles bâtisses qui ont échappé à la pioche des démolisseurs,lors du percement de la nouvelle avenue. Il est resté, à droite età gauche de cette large voie, des tronçons de l’ancien quartier dela butte Saint-Roch, qui a toujours été mal habité.

Mais Maxime ne pouvait pas supposer que ladame allait s’engager dans une de ces ruelles. Les pieds mignonsqui foulaient si allègrement l’asphalte du large trottoir del’avenue n’étaient pas faits pour aller se meurtrir sur les pavésinégaux de ces chemins étroits.

Aussi fût-il assez étonné de la voir tournertout à coup par la rue Saint-Roch qui ne paie pas de mine, et peus’en fallut qu’il n’abandonnât la chasse.

Il suivit pourtant, toujours poussé par ledésir de savoir où allait cette élégante marcheuse.

Aux Tuileries, peut-être, où le beau tempsattire toujours beaucoup de monde ; et si elle s’asseyait dansle jardin, il pourrait la voir tout à son aise et même trouverl’occasion de lui parler.

Il en fut pour ses peines.

Arrivée à la hauteur de l’église, elles’arrêta brusquement et se retourna pour s’assurer que personnen’était à ses trousses.

Elle aperçut Maxime qui s’était beaucouprapproché, et elle s’éclipsa. Il entendit tinter la sonnette d’unebarrière à claire-voie, et il comprit qu’elle s’était jetée dansune allée.

Ce fut si vite fait qu’il put à peineentrevoir sa figure, à demi cachée par une voilette.

Il avança vivement et il se trouva devant uncorridor sombre, dont une clôture mobile barrait l’entrée, mais ladame avait déjà disparu dans les profondeurs de ce couloir.

Peu disposé à l’y poursuivre, il reculajusqu’au milieu de la rue et, en levant les yeux, il constata quecelle qu’il prenait pour une grande dame s’était réfugiée dans unemaison borgne.

Façade vermoulue, fenêtres sans persiennes,toit déjeté : tout cela sentait la misère et le vice.

– Parbleu ! dit-il entre ses dents,je n’ai pas de chance avec les inconnues ! L’autre jour, j’enai protégé une qui m’a entraîné dans un coupe-gorge ; celle-civient d’entrer dans un bouge. Au diable les rencontres ! Je mepriverai désormais de ces divertissements-là !… et cette fois,je ne pousserai pas plus loin l’aventure.

» C’est dommage !… elle m’amusaitet, autant que j’ai pu en juger, cette fille était jolie.

» Mon oncle se moquerait de moi, s’il mevoyait contemplant, tout penaud, l’entrée de ce taudis. Ilprendrait prétexte de ma déconvenue pour me vanter encore lemariage et ses agréments. Il procèderait par comparaison et ilaurait beau jeu, car j’aime à croire que sa belle veuve ne courtpas les rues de Paris, à pied, toute seule, comme une bourgeoisedévoyée.

» Mais il aurait beau dire. Je ne seraijamais qu’un fantaisiste.

Sur cette conclusion, peu rassurante pour sonavenir, Maxime se remit en route, non sans avoir donné un derniercoup d’œil à l’allée noire qui devait aboutir à un escalier fangeuxconduisant à des logements garnis.

Il suivit la rue Saint-Roch jusqu’au bout etil éprouva une certaine satisfaction à déboucher dans la rue deRivoli, tout ensoleillée.

Il la remonta, toujours sans dessein arrêté,jusqu’aux guichets de la place du Carrousel et là, l’idée lui vintd’entrer au musée du Louvre pour compléter cette promenade auhasard.

Il avait deux heures à perdre avant de serabattre sur le cercle, où il comptait, avant d’y dîner, tâter unpeu la veine qui lui tournait le dos depuis quelques jours. Autantvalait employer ces deux heures à passer en revue deschefs-d’œuvre.

Maxime n’était pas aussi connaisseur entableaux qu’en femmes, mais s’il n’avait pas un goût passionné pourla peinture, il aurait pu dire : « Je ne la crainspas », comme le roi Charles X, à qui on demandait s’ilaimait la musique.

Maxime appréciait toutes les belleschoses ; il admirait les grands peintres du seizième siècle.Il sentait la musique de Mozart et il savait par cœur beaucoup devers.

Il lui était même arrivé quelquefois d’enfaire, mais il s’en cachait comme d’un ridicule, car il vivait dansun monde où il est de mode de mépriser les lettres et leslettrés.

En ce moment, du reste, il n’avait pasl’esprit tourné à la poésie, et depuis sa mésaventure de la rueSaint-Roch, il s’était repris à réfléchir à sa situation qui nepouvait pas manquer de s’embarrasser de plus en plus, s’ilcontinuait à manger son fonds avec son revenu.

Il s’apercevait aussi que tout commençait àl’ennuyer et qu’en changeant d’existence, il n’aurait rien àregretter, pas même sa liberté dont il faisait un si sot usage.

Il se disait cela en montant l’escalier dumusée, mais ses velléités de conversion n’étaient jamais de longuedurée, et il fut bientôt distrait par le spectacle que présentaitle salon carré qui précède la grande galerie.

Les visiteurs n’y étaient pas nombreux :des étrangers circulant, le livret à la main, et quelques flâneurs,venus là pour tuer le temps, comme ils seraient allés voir jugerdes prévenus en police correctionnelle.

En revanche, les copistes foisonnaient. Cen’était, de tous côtés, que chevalets dressés devant les tableauxillustres.

Il y en avait trois devant l’Antiope duCorrège et quatre devant l’Assomption de Murillo.

Et les pinceaux allaient, maniés activementpar des artistes des deux sexes : rapins fourbus exécutant unecommande obtenue à grand’peine ; demoiselles hors d’âgecopiant des anges et des vierges et, par ci par là, quelquesfillettes travaillant pour apprendre, sous la surveillance de mèresattentives.

Les femmes étaient là en majorité, – surtoutdes vieilles, – cachant sous de longs sarreaux leurs robesélimées : pauvres diablesses, réduites à gagner leur pain enbarbouillant, pour les revendre à des brocanteurs juifs, des toilesachetées à crédit.

Les ateliers sont gais, mais tout ce mondeétait triste. On ne causait pas ; on peinait à la besogne et,du haut de leur cadre, les magnifiques seigneurs vénitiens desnoces de Cana semblaient prendre en pitié ces parias de l’art quicherchaient à imiter, pour vivre, l’inimitable Véronèse.

Pas un frais minois parmi ces travailleurs àla tâche. Maxime n’en put découvrir un seul et, comme cetencombrement le gênait pour regarder les tableaux, il passa dans lagalerie.

Les chevalets y étaient plus rares et ilpoussa tout d’abord jusqu’à la travée des maîtres Flamands qu’ilaimait presque autant que les maîtres Vénitiens.

Là se dressaient des échafaudages devant lesimmenses toiles où Rubens a représenté allégoriquement le mariagede Marie de Médicis, et des copistes, grimpés sur des échelles,s’escrimaient à les reproduire, en forçant les couleurs.

Ces travaux gigantesques n’intéressaient pasbeaucoup plus Maxime que ceux des peintres en bâtiments et ilallait passer outre lorsqu’il avisa, assise sur un tabouret, prèsde l’embrasure d’une fenêtre donnant sur le quai, une jeune filleoccupée à copier un portrait placé sur la cimaise, un portrait defemme où on reconnaissait à première vue la main du maîtreAnversois.

Maxime eut comme un éblouissement, et cen’était pas le portrait qu’il regardait, c’était l’artiste.

Elle était adorable avec ses cheveuxblond-cendré, ses yeux bruns et son teint dont la blancheursemblait avoir été dorée avec un rayon du soleil.

Cette merveille de beauté n’avait certainementpas vingt ans, et Maxime, cloué sur place par l’admiration, seplaça de façon à la contempler, sans trop se faire remarquer.

Il lui était arrivé de s’enflammer à premièrevue pour une femme, mais jamais au point d’en perdre la tête.

Cette fois, c’était le coup de foudre, et ilse disait :

– La voilà, celle quej’aimerai !

C’était aller un peu vite, et l’oncled’Argental n’aurait pas manqué de hausser les épaules s’il eûtentendu son neveu dire tout haut ce qu’il pensait tout bas.

On se trompe souvent lorsqu’on juge surl’apparence. Maxime ne savait pas du tout si cette admirable jeunefille était honnête, et il était permis d’en douter, car unedemoiselle bien élevée ne va guère sans sa mère, ou du moins sansune femme plus âgée qu’elle, et celle-là était venue, seule,peindre dans cette galerie publique, où les oisifs pouvaient laregarder sous le nez et lui tenir des propos inconvenants.

Il fallait qu’elle eût été accoutumée de bonneheure à se protéger elle-même, à moins qu’elle n’eût déjà jeté sonbonnet par-dessus les moulins, supposition que démentaient sonattitude et l’air de son visage.

On aurait pu lui appliquer les qualificatifsemployés par La Bruyère, l’immortel auteur desCaractères : « si jeune, si belle et sisérieuse. »

Elle travaillait avec tant d’ardeur qu’elle nes’était pas encore aperçue que Maxime la dévorait des yeux.

Il ne se gênait pourtant pas beaucoup pour laregarder et il mourait d’envie de lui adresser la parole, mais ilne savait comment s’y prendre.

C’était bien la première fois de sa vie qu’unefemme l’intimidait, et il n’avait pas son pareil pour engageradroitement une conversation avec une inconnue.

La circonstance s’y prêtait d’ailleurs et lesentrées en matière ne manquaient pas : un éloge murmurédiscrètement ; une phrase enthousiaste à propos de l’éclatantcoloris de Rubens. Maxime n’avait que l’embarras du choix.

Maxime hésitait pourtant. Les peintres,perchés à quelques pas de là, le gênaient.

Il s’était approché sournoisement et iltournait autour du chevalet de la jeune fille, comme un papillon denuit tourne autour d’une lampe, dont la flamme finit par lui brûlerles ailes.

Elle ne tarda guère à remarquer ce manège etsans y mettre d’affectation, elle se leva pour aller causer avec unartiste à barbe grise, qui venait de descendre de son échelle etqu’elle paraissait traiter en camarade.

Maxime en était presque jaloux, mais il eutune idée. Ce qu’on n’ose pas dire, on ose l’écrire et il avait enpoche un carnet qui ne lui servait guère qu’à marquer sesdifférences de jeu.

Rien ne l’empêchait de profiter de l’occasionpour rédiger un billet doux et le déposer sur le tabouret vacant oùelle le trouverait en reprenant sa place.

Comment le rédiger, ce billet ? uneproposition trop directe aurait tout gâté et il aurait eu honte detourner un compliment banal.

Il s’avisa tout à coup de le mettre en vers,ce compliment, et pour l’improviser, il s’enfonça dans l’embrasurede la fenêtre, où tout en faisant semblant de regarder la Seine, iltraça au crayon, sans trop tâtonner, ces huit lignes pensées etrimées à la diable :

Rubens, le grand Rubens, dont la mainmagistrale

A peint cette Flamande à la beautéroyale,

S’il eût vu vos grands yeux et si fiers et sidoux,

Pour modèle en son temps, n’aurait choisi quevous.

L’art, depuis deux cents ans, vous eût faiteimmortelle.

Mais je ne pourrais plus vous adorer, mabelle…

Quand le cœur ne bat plus, à quoi sert decharmer ?

Mieux vaut être vivants et se laisser aimer.

Quand ce fut écrit, il relut ses vers et iln’en fut pas mécontent. Ils n’étaient pas bons, mais en fait depoésie, les femmes ne sont pas difficiles, pourvu que le poète leurplaise.

Et Maxime avait beaucoup de raisons de croirequ’il leur plaisait.

Il fallait maintenant que le message arrivât àson adresse. L’auteur du madrigal détacha la feuille de son carnet,la plia en quatre, passa d’un air indifférent devant le chevalet etplaça le billet sur la planchette qui supportait la toile.

La destinataire n’y vit rien. Elle étaitoccupée à causer de l’autre côté de la galerie et elle tournait ledos à son tableau.

Maxime n’avait plus qu’à attendre l’effet desa déclaration en vers de douze syllabes.

Il pensait bien que, après l’avoir lue, lacharmante blonde n’allait pas venir lui demander des explications,mais il comptait qu’il arriverait de deux choses l’une : oupayant d’audace, elle se remettrait au travail, comme si de rienn’était ; ou bien, au contraire, elle plierait bagage pourcouper court aux tentatives galantes d’un inconnu.

Et, dans les deux cas, il comptait l’aborder,ou sur place, ou à la sortie du musée.

Ce serait beaucoup moins embarrassant, car iln’y a que le premier pas qui coûte et le premier pas étaitfait.

Maxime, en attendant le moment propice,s’éloigna un peu, se planta devant un des immenses Rubens etfeignit de s’absorber dans la contemplation des plantureusesnéréides qui nagent autour du vaisseau de la reine Marie de Médicisdébarquant à Marseille.

Il surveillait du coin de l’œil la jeunefille, afin de surprendre sur son visage l’impression queproduirait la lecture du billet rimé.

La mine était chargée ; il voulait lavoir éclater.

Il fut servi à souhait.

À peine assise, la demoiselle blonde aperçutle papier, le déplia, le lut, rougit, releva la tête, et ses yeuxrencontrèrent ceux de Maxime qui lui lançait des regardspassionnés.

L’effet fut immédiat.

Elle quitta encore une fois la place qu’ellevenait de reprendre, ôta vivement son tablier de travail, mit sonchapeau et fit signe au peintre grisonnant qui était remonté surson échelle et qui s’empressa d’en descendre.

Maxime n’entendit pas ce qu’ils se dirent,mais il les vit s’acheminer côte à côte vers le salon carré.

Évidemment, la jeune fille s’en allait pour neplus revenir, ce jour-là, et par prudence elle se faisait escorterjusqu’à la sortie du musée par un homme assez âgé pour lui servirde chaperon.

La question était tranchée. Maxime s’étaitadressé à une vertu farouche qui n’entendait pas qu’on lui fît lacour.

Il aurait pu la suivre, mais il n’osa pas depeur de devenir ridicule.

Que lui aurait-il dit, après cette premièreattaque manquée ? Il s’y était mal pris, parce qu’il l’avaitmal jugée. C’était un siège à refaire ; un siège quinécessiterait de longs travaux d’approche. Mais la tranchée étaitouverte et l’assaillant ne renonçait pas à l’espoir de venir à boutde la défense.

Sa déclaration était un peu vive, mais lapoésie autorise bien des licences, et après tout, elle ne contenaitrien d’offensant.

La jeune fille d’ailleurs n’avait pas déchiréle billet et il était permis de supposer qu’elle le garderait.

Il s’agissait pour Maxime de se fairepardonner un début trop brusque, en se montrant désormais plusrespectueux.

Elle reviendrait certainement au Louvre, lelendemain, puisque sa copie n’était pas achevée. Il ne tenait qu’àlui de revenir aussi, de revenir tous les jours, en se contentantde l’admirer d’un peu loin, jusqu’à ce qu’il crût pouvoir sepermettre de la saluer discrètement, comme on salue une personnequ’on rencontre souvent au même endroit.

Tant d’assiduité et tant de réserve finiraientsans doute par la toucher avec le temps, il en arriverait peut-êtreà se faire écouter d’elle.

Il comptait bien aussi se renseigner enattendant.

Les gardiens du musée devaient la connaître etson nom était probablement inscrit au secrétariat de la directionqui délivre les permis de copier.

Et une fois fixé sur la situation personnellede la jeune artiste, Maxime pourrait pousser les choses plusloin.

Il n’aurait certes pas pris la peine decombiner des plans pour la revoir, s’il n’avait songé qu’às’embarquer dans une amourette sans conséquence. Mais il sentaitqu’il n’oublierait jamais cette figure de jeune fille, alors mêmequ’il ne la reverrait plus.

Et il comptait bien la revoir dans cettegalerie où son avenir venait de se décider, à cette place où elleavait laissé son petit bagage d’artiste, sa toile, sa palette, saboîte à couleurs et son tabouret.

Pour le moment, il n’avait plus rien à fairelà, puisqu’elle était partie, et il s’en alla aussi.

À la porte du salon carré, il se croisa avecle peintre qui s’en revenait tout seul, après l’avoir accompagnée,et il lui sembla que ce rapin hors d’âge le regardait d’un airgoguenard.

– Pourvu qu’elle ne lui ait pas montrémes vers, se dit Maxime en hâtant le pas afin de ne pas céder à latentation de lui demander des explications.

Une fois qu’il fut hors du Louvre, il jugeaqu’il avait assez marché et il arrêta un fiacre pour se faireconduire à son cercle où il pourrait rêver à la blonde enfant quioccupait toutes ses pensées.

Ce cercle, situé près de l’Opéra, n’était pasle plus aristocratique de Paris. On y recevait d’emblée des gensqu’on aurait criblé de boules noires, s’ils avaient tenté de sefaire admettre au Jockey-Club ou à l’Union.

Il comptait plusieurs centaines de membres et,dans le nombre, il s’en trouvait quelques-uns d’une honorabilitécontestable.

Mais c’était un des plus vivants et un de ceuxoù on jouait le plus cher.

Maxime qui s’y plaisait, à cause des fortesparties, en était quitte pour y trier ses compagnies. Il yrencontrait beaucoup de gens auxquels il n’adressait jamais laparole et dont il ne savait même pas le nom. Mais il y voyait aussides hommes très bien posés dans le monde et des clubmen très envue, attirés là, comme Maxime de Chalandrey, par le gros jeu.

Quand il y arriva, ce n’était pas encorel’heure où sévit le baccarat, quoiqu’il commençât assez souventavant le dîner, pour reprendre plus vigoureusement vers minuit.

Il ne vit que des joueurs de whist, attablésau fond du grand salon, et quelques causeurs groupés autour de lacheminée.

Chalandrey s’établit, près d’eux, dans unvaste fauteuil à dossier renversé et ferma les yeux pour mieuxévoquer l’image de la jeune fille du Louvre.

Malheureusement, il ne pouvait pas fermer sesoreilles et il entendait les propos qui se croisaient autour delui.

Ces messieurs parlaient des nouvelles du jouret surtout des scandales récents. Ils faisaient bon marché de laréputation des femmes et ils traitaient les plus hauts placéescomme de simples horizontales.

Ils ne ménageaient pas non plus les hommes. Àles en croire, personne n’était honnête.

Maxime, accoutumé à ces dénigrements, n’yprêtait pas grande attention, sachant bien que la médisance et mêmela calomnie défraient la plupart des conversationsparisiennes ; mais il n’était pas fâché de constater que, aulieu d’avoir une maîtresse dans le grand monde, mieux vaudraitaimer une ouvrière, dont les oisifs des clubs ne disaient jamais demal, par l’excellente raison qu’ils ne la connaissaient pas.

– Messieurs, dit tout à coup un grandgarçon, très répandu et toujours très bien informé, je vais vous enapprendre une raide…

– Est-elle plus raide que l’histoire dela petite baronne, demanda en riant un boursier, qui avait laspécialité de raconter les fredaines des femmes titrées.

– La mienne n’est pas du même genre, maiselle va vous plonger dans la stupéfaction. Avez-vous lu dans lesjournaux un fait divers où il est question d’un cadavre qu’on aramassé dans le fossé des fortifications, près de la porte deClichy ?

Chalandrey, à ces mots, leva la tête et écoutaavec plus d’attention.

– Eh ! bien, ricana le boursier, çaarrive tous les jours, ces choses-là, et si c’est là votre fameusenouvelle…

– Attendez un peu, dit le jeune hommebien informé. Ce cadavre est celui d’un monsieur qu’on a étranglé…à telles enseignes qu’il avait encore au cou la corde qui a servi àle pendre.

– À moins qu’il ne se soit pendului-même.

– On a la preuve du contraire. Il s’agitd’un beau crime. Le mort était élégamment vêtu et, comme on n’atrouvé sur lui ni cartes de visites, ni lettres, ni papiersd’aucune sorte, on l’a porté à la Morgue.

– Naturellement !… Je persiste àdéclarer qu’elle n’est pas curieuse du tout, votre histoire.

– Laissez-moi l’achever. Aujourd’hui j’aidéjeuné chez un ami qui a le tort de demeurer dans l’îleSaint-Louis. J’y suis allé à pied et, en passant devant la Morgue,j’ai eu l’idée d’y entrer.

– Bon ! et après ?

– Le monsieur y était, couché sur unedalle… et je l’ai reconnu.

– Ah ! bah !

– Parfaitement… et si vous y allez, vousle reconnaîtrez aussi, car vous l’avez vu, ici, au cercle.

– Pas possible !

– C’est comme je vous le dis. Il n’yvenait pas très souvent, mais il s’y montrait quelquefois.

– Comment s’appelle-t-il ?

– Je n’ai jamais su son nom et trèsprobablement vous ne le savez pas non plus. Nous sommes six centsmembres de notre club des Moucherons et, pour ma part, je n’enconnais pas cent… mais je vais vous décrire celui-là : unblond, qui avait un teint de papier mâché et d’assez bonnes façons…avec un air en dessous, tout à fait déplaisant.

– Est-ce qu’il jouait ?

– Je ne l’ai jamais vu tenir lescartes ; mais il parlait assez souvent, à l’écarté, et quandil taillait le baccarat, il se tenait volontiers derrière lebanquier. On lui a même fait à ce sujet des observations qu’il atrès bien prises.

– Oui… maintenant j’ai une vague idée dece personnage… Il m’a toujours semblé suspect.

– Qui diable l’avait présenté ?

– Je me le demande… Le gérant doit lesavoir… et du reste, ça m’est bien égal.

– Alors, vous n’avez pas fait votredéclaration au greffe de la Morgue ?

– Pas si bête. Je ne me mêle jamais de cequi ne me regarde pas… et je n’ai aucune envie de m’attirer destracasseries. Ma tranquillité avant tout.

– Je comprends ça… mais cependant, s’il ya eu crime et si on ouvre une instruction, vous serezinterrogé.

– Pourquoi, moi… plutôt que vous oun’importe quel membre du cercle ? C’est l’affaire de la policede découvrir que cet individu en était, du cercle… et de rechercherles gens qu’il y connaissait. Moi, je ne lui ai jamais parlé. Ilest probable d’ailleurs que ce n’est qu’un coquin de moins et quel’enquête n’aboutira pas.

– Étonnant de philosophie, ceGoudal ! – Le narrateur s’appelait Goudal. – Il parle d’unassassinat nouveau, comme il parlerait des débuts d’une chanteusede café-concert !

– Eh ! mon cher, s’il fallaits’émotionner à propos d’histoires pareilles, on en tomberaitmalade. Et puis, qu’est-ce que ça me fait que cet homme ait été desnôtres ?… quel est donc le cercle où il n’y a pas desmessieurs qui sortent on ne sait d’où ? Et vous imaginez-vousqu’ici, il n’y en a pas d’autres que celui-là ? Notre comitéreçoit à tort et à travers et il n’y a pas de jour où jen’aperçoive au jeu des figures nouvelles. Nous ne sommes pas uneréunion fermée ; oh ! non !… on entre chez nous unpeu comme au moulin. C’est même ce qui fait que la partie est sibelle. Quand les pontes sont écœurés d’avoir trop perdu, il enarrive d’autres.

– Et avec ce va-et-vient perpétuel, onn’est jamais sûr de ne pas être volé.

– Un petit mal pour un grand bien. C’està nous d’ouvrir l’œil sur les messieurs qui trichent. Et si nousétions moins nombreux, vous n’auriez pas pour six francs des dînersque vous paieriez un louis au restaurant.

– Le fait est que la cagnotte a dûfortement s’engraisser, hier. Il y avait là un étranger qui a miscinq cents louis en banque et qui en a emporté quatre mille.

– Un nouveau venu ?

– Oui… un Américain, m’a-t-on dit. Ilparle pourtant le français comme un Parisien pur sang. Mais il a latête d’un homme qui a fait la traite des nègres… à moins qu’iln’ait été pirate.

» C’est un rude veinard. Il abattait àtous les coups.

– Elle ne durera pas toujours, saveine.

– Vous pourrez la suivre. Il a annoncéqu’il reviendrait, ce soir. Je crois même qu’il dînera ici.

Maxime ne perdait pas un mot de cetteconversation qui avait déjà changé d’objet et il se préoccupaitsurtout des propos du commencement.

Ce cadavre, ramassé près de la porte deClichy, devait être celui du malheureux à la mort duquel il avaitassisté, caché derrière un rideau.

Les assassins qui projetaient de l’enterrer oude le laisser accroché au mur d’un souterrain s’étaient ravisés,puisqu’ils l’avaient jeté dans le fossé des fortifications ;mais le crime avait été consommé et Maxime ne pouvait plus sefigurer que ces scélérats s’en étaient tenus à un simulacre dependaison destiné à effrayer la femme qu’ils avaient surprise dansle pavillon.

Et il se trouvait que l’individu jugé,condamné et exécuté sommairement faisait partie du cercle desMoucherons.

Maxime ne se souvenait pas de l’y avoir jamaisvu, mais ce Goudal n’avait aucun intérêt à mentir en cette affaire,et Maxime se disait que la police arriverait certainement àdécouvrir le nom du mort, ses antécédents, ses relations ;qu’elle finirait par mettre la main sur ces coquins, affiliés à uneœuvre de malfaisance dont il ne connaissait pas le butprécis ; peut-être même sur la femme à laquelle ils avaientfait grâce.

Mais il se flattait encore que lui,Chalandrey, ne serait pas inquiété.

Personne ne l’avait vu entrer dans l’enclospalissadé ; personne ne l’en avait vu sortir. La belleinconnue elle-même ne se doutait pas qu’il était là, lorsque leprésident des assassins l’avait forcée à tirer sur la corde pourachever le patient ; et l’eût-elle su, elle se serait biengardée de parler à qui que ce fût d’une aventure où elle avait jouéun triste rôle.

Chalandrey n’avait donc rien à craindre etpourtant il n’était pas rassuré. Il se sentait entouré d’ennemisinvisibles, à peu près comme l’Angelo, tyran de Padoue, du drame deVictor Hugo.

Ce cercle, où il était si assidu, comptaitpeut-être parmi ses membres d’autres associés de la même bande etil suffisait, pour éveiller leurs soupçons, qu’il laissât échapperdevant eux une parole imprudente.

Il allait être forcé de s’observer, lui,l’indépendant et insoucieux garçon à qui toute contrainte étaitinsupportable.

Aussi pensait-il sérieusement à changerd’existence : à cesser de fréquenter ce club équivoque et à seconsacrer tout entier à ses nouvelles amours.

Au lieu de chercher à percer des mystères quine le touchaient pas directement, ne ferait-il pas mieux des’enquérir de la blonde aux yeux noirs et de s’efforcer de luiplaire, sauf à se rabattre, s’il n’y parvenait pas, sur la veuveaccomplie dont le commandant d’Argental lui ventait lesmérites.

Pendant qu’il se montait la tête sur lesavantages d’un prochain retour à une vie moins décousue, unmonsieur entra dans le salon, flanqué de deux autres que Maximeavait souvent vus au jeu.

Ce monsieur qu’il ne connaissait pas était unhomme de quarante à quarante-cinq ans, solidement bâti et portantbarbiche au menton, – sans moustache, – à la mode américaine :une vraie figure de Yankee, osseuse, anguleuse et tannée par lesoleil.

– Parbleu ! dit à demi-voix Goudal,le proverbe a raison : quand on parle du loup… voici le grandvainqueur qui a raflé cette nuit trois mille cinq cents louis. Jevous avais annoncé qu’il reviendrait. Vous voyez qu’il ne perd pasde temps. Il est à peine cinq heures…

– Et il s’en va tout droit au salon rougepour y poser une banque, acheva le boursier.

– Il y trouvera à qui parler. Il y alà-bas des gens qui le guettent pour tâcher de se rattraper.

– Et qui vont encore se faire tondre. CetAtkins ne peut pas perdre.

– Vous croyez donc qu’iltriche ?

– Je n’en sais rien… mais avez-vousremarqué sa physionomie ? Il a des yeux d’oiseau de proie…

– Et des mains crochues. Je ne mefrotterai pas à ce gaillard-là. Le piquet est moins dangereux.Allons faire un Rubicon, à dix sous le point. Nous ne nousruinerons pas.

– Ça va !

Les deux interlocuteurs, étant tombésd’accord, allèrent prendre possession d’une table vacante, àl’autre bout du salon, et les désœuvrés qui les écoutaient sedispersèrent.

Chalandrey resta seul assis près de lacheminée et se mit à réfléchir, mais ses réflexions n’avaient déjàplus le même objet. Il pensait maintenant à cette partie qu’allaitengager un étranger cousu d’or, et il se disait que l’occasionétait belle pour se refaire de ses récents désastres. Le démon dujeu le ressaisissait peu à peu et, au lieu de se demander si cecitoyen des États-Unis n’était pas un filou, comme semblaient lecroire ces messieurs, il songeait à lui enlever son bénéfice de laveille, tout en se promettant de ne plus revenir si souvent aucercle où on faisait en une nuit des différences de quatre-vingtmille francs.

Il n’avait sur lui qu’une somme insignifianteet il lui importait peu de la risquer et même de la perdre sur unepareille chance.

Et puis, ce serait si beau de tombercet hercule du baccarat qui avait tombé tout le monde.

Le désir de gagner se compliquait d’unequestion d’amour-propre.

C’est le cas de presque tous les joueurs. Ilsen arrivent facilement à se persuader qu’ils doivent leurs succès àleur intelligence et que la fortune n’est pas si aveugle qu’on lepense. Mais quand ils perdent, c’est toujours elle qui a tort.

Chalandrey hésita pourtant avant de tenterl’aventure.

La douce image de la jeune fille du muséepassait et repassait devant ses yeux, mais ce n’était qu’un rêve –un souvenir et une espérance – tandis que la réalité était à saportée. Il n’avait qu’à passer d’un salon dans un autre pour setrouver sur le champ de bataille où il se flattait de vaincre.

Il pouvait bien tout au moins se donner leplaisir d’observer l’ennemi, sauf à s’abstenir de l’attaquer, sises manœuvres lui paraissaient suspectes.

Pour s’affermir dans son imprudenterésolution, il alluma un cigare ; après quoi, il se dirigeavers le lieu réservé aux adorateurs du hasard.

Il y trouva une douzaine de joueurs, rangéssur des chaises, à droite et à gauche de M. Atkins qui tenaitles cartes, mais la partie n’était pas encore très animée. Lespontes, étrillés la veille, attaquaient mollement et le banquieravait l’air dédaigneux d’un millionnaire qu’on a dérangé pour uneaffaire sans importance.

Il était bien tel que Goudal l’avaitdécrit ; seulement, ses yeux d’oiseau de proie étaientsuperbes, et s’il eût porté toute sa barbe, au lieu de cet uniquebouquet de poils sous la lèvre inférieure, il aurait puprétendre en belle tête, comme on disait au dix-huitièmesiècle.

Assurément, Chalandrey le voyait là pour lapremière fois, et cependant lorsque ce gentleman d’outre-merdemanda si le jeu était fait, Chalandrey se figura qu’il avait déjàentendu quelque part cette voix de basse profonde.

C’était une voix forte et bien timbrée, unevoix de chantre au lutrin ; comme on en entend dans leséglises, et M. Atkins articulait nettement, au lieu de parlerdu nez, comme beaucoup d’Américains.

Il n’avait pas d’accent ou, s’il en avait un,c’eût été plutôt l’accent parisien, caractérisé par legrasseyement, mais pas très marqué.

Où et dans quelles circonstances cet organemâle et sonore avait-il déjà résonné à ses oreilles ?Chalandrey ne s’en souvenait pas et comme il était bien sûr den’avoir jamais vu ce personnage transatlantique, il finit parcroire qu’il se trompait.

Les jeux étaient faits et le banquier allaitdonner les cartes, lorsque Chalandrey, qui se tenait debout, fautede siège pour s’asseoir, avança le bras pour placer deux billets decent francs sur le tableau de droite.

Ce mouvement fit que M. Atkins aperçut lenouveau venu et au lieu de détacher la première carte du talon, ilse mit à le regarder fixement.

Cela ne dura qu’un instant, mais il y eut untemps d’arrêt qui étonna un peu les pontes, accoutumées depuis deuxjours à voir ce banquier modèle tailler avec une régularité et uneimpassibilité extraordinaires.

Chalandrey, encore plus surpris que lesautres, se demanda pourquoi M. Atkins le dévisageait ainsi etne trouva point l’explication de cette singularité.

Cet homme avait l’air de chercher à lereconnaître, absolument comme, lui, Chalandrey cherchait tout àl’heure à se rappeler où il avait déjà entendu le son de savoix.

Les cartes furent données et les deux tableauxgagnèrent.

Pendant que le croupier payait, Atkins dittout bas quelques mots à un employé du cercle qui lui réponditassez haut pour que Chalandrey devinât qu’il était question delui.

Évidemment, Atkins avait demandé son nom etcet employé venait de le lui apprendre.

Pourquoi l’Américain se renseignait-il ainsisur un joueur qui débutait par un coup de dix louis assezinsignifiant ?

Ce n’était certes pas pour s’enquérir de sasolvabilité, puisqu’il jouait argent sur table. Était-ce donc quece joueur ressemblait à quelqu’un qu’il avait connuautrefois ?

Maxime s’en tint à cette dernière suppositionet se promit d’éclaircir ses doutes après la partie qui commençaitbien pour lui, puisqu’il venait de gagner.

Il prenait ce bénéfice pour un présagefavorable et il résolut de mener grand train la chance qui semblaitse dessiner.

Les autres pontes, qui l’avaient souvent vu àl’œuvre, savaient qu’il était sans égal pour pousser un parolijusqu’à ses plus extrêmes limites et ils s’attendaient à une lutteémouvante, car l’Américain était de force à se défendre, et luiaussi, il avait fait ses preuves en tenant la veille, des bancosénormes.

Maxime voyait tous les yeux braqués sur lui etil n’en fallait pas tant pour surexciter sa vanité de joueurhardi.

Atkins, qui ne savait pas encore à quelaudacieux il allait avoir affaire, jeta nonchalamment ses cartesdans la corbeille que des perdants facétieux ont surnommée :le cimetière des illusions. Puis, d’un coup d’œil dédaigneux, ilévalua les mises laissées sur le tapis.

Celle de Chalandrey était la plus forte etelle n’était que de vingt louis ; mais les petits ruisseauxfont les grandes rivières et, au sixième coup, l’heureuxChalandrey, qui n’avait rien retiré de ses gains répétés, eutdevant lui une masse de six cents quarante louis.

– Vous faites moitié, n’est-ce pas ?lui demanda Atkins qui commençait à se préoccuper un peu plus de cenouvel adversaire.

– Je fais tout, répliqua sans broncherMaxime.

Et comme le banquier semblaithésiter :

– Si vous ne tenez pas le coup, jeprendrai la banque.

– Pas encore, monsieur, dit ironiquementAtkins. Je tiens tout ce que vous voudrez.

Et après avoir donné lentement les cartes, ilreleva les siennes et il abattit neuf.

Les six cent quarante louis de Chalandrey s’enretournèrent en Amérique. Il s’était trop pressé de prendre desairs de triomphateur ; son château en Espagne s’écroulait, etle redoutable banquier n’était nullement disposé à lui céder laplace.

Maxime, par le fait, ne perdait que sapremière mise de deux cents francs, mais le revers qu’il venait desubir l’avait piqué au vif et il n’était déjà plus desang-froid.

Maintenant, pour réparer cette perteinsignifiante, il aurait risqué tout ce qu’il possédait.

Trois billets de mille francs qu’il avait dansson portefeuille y passèrent.

Il demanda cinq cents louis en jetons et commeil jouissait d’un bon crédit à la caisse du cercle, le garçon dejeu s’empressa de les lui apporter.

Les cinq cents louis s’envolèrent ; puiscinq cents autres.

La veine se prononçait pour le banquier, uneveine formidable et d’autant plus dure à supporter qu’ellesuccédait tout à coup à une veine en sens contraire.

On eût dit que la fortune avait voulu tendreun piège aux joueurs en les laissant gagner, d’abord, pour lesexciter à augmenter leur jeu.

Ce n’était plus un combat, c’était unedéroute.

Quand les pontes abattaient huit, le banquierabattait neuf. Quand il avait le triste point de un, les pontesavaient baccarat. Au tirage, il leur donnait des bûches et ilamenait, pour lui, des quatre sur des cinq.

Le râteau du croupier raflait régulièrementles enjeux sur les deux tableaux. On ne gagnait pas un coup surdix.

La taille finit avant que la chance tournât etMaxime, décavé, allait s’adresser de nouveau au garçon de jeu,lorsque M. Atkins, après avoir compté et empoché son bénéfice,se leva en disant :

– À un autre, messieurs ! Qui veutprendre la banque ?

Maxime en grillait d’envie, mais au point oùétait montée la partie, il aurait fallu exposer une grosse somme etil avait déjà perdu tout ce que le règlement du cercle luipermettait d’émettre de jetons remboursables dans les vingt-quatreheures.

Force lui fut donc de ronger son frein.

Les autres joueurs n’étaient pas moinsmécontents. Il y eut des murmures. Des mots malsonnantsbourdonnèrent aux oreilles de l’Américain qui ne parut pass’émouvoir. Il usait de son droit en quittant la partie et peu luiimportait qu’on lui reprochât de faire Charlemagne.

Il s’était remis à regarder Maxime deChalandrey, mais, cette fois, il le regardait à la dérobée.

Maxime s’en aperçut et le sang lui monta auvisage. Il n’avait pas sujet d’être de bonne humeur et iln’aspirait qu’à chercher querelle à l’homme qui venait de luigagner si lestement une grosse somme et qui semblait le narguer enle regardant avec une persistance inconvenante.

Il se contint cependant, parce que le momenteût été mal choisi pour demander une explication.

S’il eût apostrophé ce Yankee, on aurait cru àune rancune de joueur malheureux et c’était justement ce qu’il nevoulait pas.

Pour se calmer, il sortit brusquement de lasalle de jeu et il rentra dans le paisible salon où il avait laisséles amateurs de whist à cent sous la fiche, et de piquet à dix sousle point.

Il comptait sur l’influence des milieux et ilne se trompait pas tout à fait, car sa colère tomba comme parenchantement. Il se dit que M. Atkins était probablement unaventurier et qu’en le provoquant, il lui ferait beaucoup tropd’honneur.

Chalandrey prit moins facilement son parti dela perte qu’il venait de subir. Elle n’était pas énorme, mais ellesuccédait à tant d’autres qu’elle lui était très sensible :d’autant plus qu’il n’avait pas chez lui la somme nécessaire pourretirer ses jetons et qu’il allait être forcé de vendre desvaleurs, car en fait d’immeubles, il ne possédait que son petithôtel de la rue de Naples.

Et pour peu qu’il continuât à diminuer ainsison capital, la ruine totale ne pouvait pas manquer d’arriver àbrève échéance.

Après ce nouvel accroc à sa fortune, c’eût étéle cas de mettre à profit les conseils de son oncle, en poussant sapointe auprès de la riche veuve du comte de Pommeuse, mais il yétait si peu disposé qu’il regrettait de s’être engagé à passer lasoirée chez elle.

Il ne pouvait plus s’en dédire, puisque lecommandant devait venir le prendre, à neuf heures, pour l’yconduire, mais il se promettait de ne pas s’y éterniser, cesoir-là, et de n’y plus reparaître.

La blonde aux yeux noirs qu’il avait vue auLouvre l’occupait tout entier et il s’imaginait que désormais lesautres femmes lui paraîtraient laides.

En attendant qu’il fût mis à cette épreuve, ils’agissait de s’occuper, sans jouer, jusqu’à l’heure du dîner, etsans quitter le cercle.

On vint l’avertir que son valet de chambreétait arrivé, et il allait monter, pour s’habiller, dans un descabinets de toilette du club, lorsque M. Atkins sortit dusalon rouge et le salua, en passant.

Cette politesse inattendue irrita Maximeencore plus qu’elle ne le surprit et peu s’en fallut qu’il n’yrépondît en tournant le dos à ce monsieur.

Son étonnement devint de la stupéfaction,quand il vit l’Américain s’arrêter, se retourner et venir à lui, lesourire aux lèvres.

Maxime se préparait à le recevoir fort mal,mais comment se fâcher contre un homme qui vous aborde par cesphrases onctueuses :

– Ce soir, monsieur, vous avez vraimentjoué de malheur et j’espère qu’à notre prochaine rencontre lachance vous reviendra. Nous sommes destinés à nous revoir souvent,car vous êtes le seul adversaire sérieux que j’aie trouvé ici… Ilest vrai que je ne fais partie de ce Cercle que depuis deux jours…mais je n’aurais certainement jamais affaire nulle part à un plusbeau joueur.

Ce compliment, débité sur le ton le pluscourtois, désarçonna Chalandrey, qui répliqua assezrudement :

– Vous êtes vraiment trop bon de meplaindre. Je vous ai vu, ce soir, pour la première fois et vous neme connaissez pas, je suppose.

– Non, monsieur… à mon grand regret…mais…

– Pourquoi donc m’avez-vous regardé avectant d’attention, quand je suis arrivé à la partie ?

– Si je vous répondais qu’on regarde plusvolontiers une figure sympathique…

– Je croirais que vous vous moquez demoi, et si je croyais cela…

– Vous auriez tort, monsieur. La véritéest que vous ressemblez beaucoup à un de mes amis d’autrefois… unami qui n’est plus de ce monde… Vous lui ressemblez à ce point que,pour savoir si vous n’étiez pas son fils, j’ai demandé votre nom àmon voisin de table.

– Eh ! bien, vous le savez,maintenant, mon nom.

– Oui, monsieur, et j’ai vu que je metrompais. Mon ami s’appelait Caxton… il était de Chicago…

– Je n’imaginais pas qu’on pût me prendrepour un citoyen de Chicago, dit dédaigneusement Maxime ; maisnous en resterons là, si vous le voulez bien.

– Comme il vous plaira, monsieur,répliqua l’Américain.

Et il passa son chemin.

Chalandrey le suivit des yeux jusqu’à la portedu salon et se persuada de plus en plus qu’il avait déjà vu cethomme quelque part.

– Lui aussi devait me connaître de vue,se disait-il, et cette prétendue méprise n’est qu’un prétexte qu’ila mis en avant pour s’excuser d’avoir demandé mon nom à uncroupier. Je raconterai ce soir cette ridicule histoire à mon oncleet je le prierai de m’aider à découvrir d’où sort cepersonnage.

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