L’oeil du chat – Tome I

Chapitre 7

 

La fin de l’hiver est une fête pour lesParisiens, à quelque catégorie sociale qu’ils appartiennent.

Les pauvres se réjouissent de n’avoir plusfroid ; les ménages modestes se réjouissent de ne plusdépenser d’argent pour se chauffer ; les riches s’empressentd’aller prendre le soleil, – tomar el sol, comme on dit àMadrid.

À vrai dire, il arrive assez souvent que leprintemps fait faux bond, mais il y a toujours, au mois de mars,quelques belles journées, et les heureux de ce monde en profitentpour courir aux Champs-Élysées et au Bois.

Les équipages roulent, les cavaliers sedonnent carrière, et les promeneurs à pied arpentent allègrementles bas-côtés de la grande avenue, voire même, s’ils sont bonsmarcheurs, les allées qui bordent les lacs.

On se croirait reporté à cinquante ans enarrière, alors que, pendant la semaine sainte, le traditionneldéfilé de Longchamp rassemblait entre la place de la Concorde etl’Arc-de-Triomphe, le tout Paris de ce temps-là.

Maintenant, c’est Longchamp toutes les foisqu’il fait beau.

Et le lendemain de la scène à cinq ou sixpersonnages, qui s’était jouée, rue des Dames, il faisait un tempssuperbe.

Maxime de Chalandrey avait, la veillereconduit chez elle madame de Pommeuse, et on croira sans peine,qu’ils avaient eu, en route, une conversation intéressante.

Après s’être contenus en présence du terriblePigache, ils pouvaient enfin parler à cœur ouvert et se dire toutce que Lucien et sa sœur ne devaient pas entendre.

Avant de leur exposer les dessous de lasituation, Maxime et la comtesse éprouvaient le besoin de seconcerter, car ni l’un ni l’autre ne voulait rester sous le coupsd’accusations qui menaçaient de troubler profondément leursamours.

Lucien croyait peut-être que madame dePommeuse avait un amant ; Odette soupçonnait peut-être quemadame de Pommeuse était ou avait été la maîtresse de Maxime.

Le seul moyen de les détromper, c’était deleur confesser toute la vérité – aveu pénible surtout pour lacomtesse, qui serait obligée de montrer à l’homme qu’elle aimaitdes plaies de famille qu’elle aurait voulu lui cacher.

Chalandrey, en partant, avait promis à Luciende lui expliquer le mystère du voyage matinal au boulevardBessières, et il comptait tenir sa promesse.

Encore fallait-il que madame de Pommeusel’autorisât à révéler l’existence de ce frère qui lui avait coûtési cher.

Quant à la sinistre aventure du pavillon,Lucien n’en avait aucune idée. Pourquoi Maxime lui en aurait-ilparlé ? La comtesse avait compris que c’était inutile et, d’uncommun accord, ils avaient décidé que Maxime se bornerait àraconter à Lucien Croze que l’imprudente Octavie était allée voirson frère, rentré à Paris malgré elle, et lui avait donné del’argent pour qu’il s’éloignât encore une fois de la France, où ilpouvait être arrêté d’un moment à l’autre.

Mais il avait été convenu aussi que Maximen’en dirait pas davantage.

Madame de Pommeuse, par la même occasion,l’avait consulté sur le projet qu’elle avait formé de donner toutesa fortune à des œuvres de bienfaisance et Maxime avait été d’avisque le moment serait très mal choisi pour accomplir ce sacrificequi ne manquerait pas d’attirer l’attention du monde. Il s’étaitévertué à la convaincre qu’elle devait au contraire continuer sontrain de vie, ne fût-ce que pour déjouer les suppositionsmalveillantes. Et il l’avait convertie à ses idées, sans trop depeine.

Ils s’étaient séparés en se promettantréciproquement de se soutenir, quoi qu’il advînt, mais de se voirle moins possible, afin de dérouter les espions qui allaient lessurveiller, ce n’était pas douteux.

Plus de visites de Maxime à l’hôtel del’avenue Marceau ; plus d’excursions imprudentes.

Si de nouveaux incidents les mettaient dans lanécessité de s’aboucher, ils se rencontreraient au Bois, comme parhasard : Maxime à cheval et la comtesse en voiture. Ilséchangeraient là quelques mots et ce serait tout, sauf à prendre,en passant, rendez-vous ailleurs, s’il y avait lieu de conférerplus longuement.

Chalandrey, après avoir accompagné madame dePommeuse, s’était fait conduire au cercle où il avait dîné et ilétait allé finir sa soirée au théâtre ; à l’Opéra, où ondonnait Don Juan et où il avait pensé tout le temps auxairs chantés par Odette à la dernière soirée de la comtesse.

Il espérait presque y rencontrer son oncle quiy venait quelquefois, les soirs où on jouait du Mozart, maisM. d’Argental ne s’y était pas montré. Évidemment, lecommandant boudait.

Après l’incident de l’enclos, qui avait suivile déjeuner chez la mère Caspienne, le commandant était partifâché, et quand cela lui arrivait, il disparaissait jusqu’à ce quesa mauvaise humeur fût passée.

Maxime ne l’avait pas vu non plus, lelendemain, quoique le temps fût propice à une longue chevauchée.L’ancien chef d’escadron, qui ne manquait guère les occasions demonter les chevaux de son neveu, n’avait point paru à l’hôtel de larue de Naples, et Maxime s’était décidé, sans regret, à monterseul.

M. d’Argental l’aurait gêné pour aborderla comtesse, s’il la rencontrait.

Maxime était donc sorti, vers trois heures,sur une jument baie qu’il avait achetée récemment et il s’étaitdirigé, au pas, vers le Bois, par les boulevards extérieurs.

L’équitation est un exercice hygiénique etagréable qui rafraîchit les idées et favorise les réflexions ;surtout l’équitation aux allures tranquilles.

Chalandrey rêvait donc à loisir aux événementsde la veille, aux dangers qui le menaçaient, aux espérances qui luirestaient et il ne prit le trot qu’à la place de l’Étoile pour nele quitter qu’à la pointe du premier lac.

Là, il fut accosté par un cavalier, par ceGoudal, membre de son cercle et viveur bien informé, qui lui avaitdonné naguère la première nouvelle de la découverte d’un cadavredans le fossé des fortifications.

Goudal était un amateur de chevaux et unhabitué du Bois. On le voyait cavalcader tous les matins dansl’allée des Poteaux et il revenait souvent, l’après-midi, passer enrevue les demi-mondaines qu’il connaissait toutes.

Chalandrey n’était pas très lié avec ce joyeuxgarçon ; mais il le trouvait assez amusant et quand il voulaitsavoir à quoi s’en tenir sur une femme à la mode, il s’adressaitvolontiers à lui, comme il aurait consulté un dictionnaire ou unrépertoire.

Ce jour-là, il ne songeait guère à prendre desinformations sur les demoiselles qui passaient, mais il sesouvenait de celles que Goudal lui avait fournies spontanément surl’homme exposé à la Morgue et il ne désespérait pas d’en tirer desrenseignements complémentaires.

– Vous avez là une jolie bête, lui ditGoudal. Je crois que mon cheval la battrait au trot, mais elle a dusang. Voulez-vous que nous les essayions dans l’allée de Longchamp…un simple match de dix louis… à seule fin de ne pas perdrel’habitude de parler.

– Volontiers… après que nous aurons faitle tour des lacs, répondit Chalandrey, qui se promettait de perdreen route ce compagnon par trop sans gêne.

– C’est entendu, mon cher. Je tiensautant que vous à inspecter les jolies femmes et aujourd’hui, il enpleut… même des femmes du monde… Je viens d’en rencontrer une qui,comme beauté, rendrait des points à toutes les horizontales envogue… la comtesse de Pommeuse.

» Vous la connaissez, je crois, cettecomtesse ?

– Très peu. Mon oncle m’a présenté chezelle, mais je n’y ai plus remis les pieds.

– Moi, je ne la connais que de vue, maisj’ai beaucoup vu Pommeuse avant qu’il ne l’épousât. Elle a eu de lachance de le perdre, car c’était un triste sire.

Goudal, visiblement, ne demandait qu’àbavarder sur la comtesse, mais il n’aurait rien appris de nouveau àChalandrey qui s’empressa de changer de conversation.

– Expliquez-moi donc ce qui se passe ànotre cercle, dit-il. J’y ai dîné hier et nous n’étions que cinq ousix à la grande table. J’ai eu pour voisins deux vieux bonzes dontje ne sais même pas les noms et qui n’ont ouvert la bouche que pourmanger. Le maître d’hôtel avait l’air lugubre et je n’ai trouvépersonne à qui causer dans le grand salon, en prenant mon café.

» Aussi, je me suis sauvé.

– Alors, vous ne savez pas la grandenouvelle ?

– Pas du tout. Est-ce qu’on va noussupprimer par ordonnance de police ?

– Ça pourrait bien arriver, mais nousn’en sommes pas encore là. Voici l’histoire. Vous vous souvenez quej’avais reconnu à la Morgue, l’individu qu’on a étranglé ; jel’avais reconnu pour avoir été des nôtres, mais je m’étais biengardé de signaler le fait à la justice. D’autres, moins prudentsque moi, sont allés déclarer au préfet de police que cet hommeétait un certain Soulas, une espèce d’aigrefin qui sortait on nesait d’où, qui vivait on ne sait de quoi et qu’on soupçonnemaintenant avoir été assassiné par une bande de coquins dont ilfaisait partie.

» Je vous laisse à penser si, depuiscette jolie découverte, le Cercle est en odeur de sainteté. Il estdéjà question de le faire fermer, sous prétexte qu’on y reçoit toutle monde, comme dans un tripot. Et le fait est que c’est raided’avoir admis un filou… et même pis qu’un filou, s’il est vrai quece Soulas était affilié à une société de malfaiteurs.

– On doit savoir qui l’a présenté cheznous. Il faut deux parrains.

– Le comité s’est contenté d’un, et cequ’il y a de plus fort, c’est que ce parrain unique est un monsieurqui est du cercle depuis sa fondation, mais qui n’y vient jamais etqui n’est connu ni de vous, ni de moi, ni de bien d’autres. Il estvrai qu’il a ce qu’on appelle de la surface. Il est richeet bien posé dans le monde des affaires.

– Alors, comment a-t-il pu patronner unhomme taré ?

– Il dit, paraît-il, que cet homme luiavait été recommandé par un de ses amis de province et que n’ayantpas de motif pour le soupçonner d’être un mal vivant, il n’a pascru se compromettre en l’autorisant à le prendre pour répondant. Ilcroyait qu’il s’agissait d’une simple formalité, et il n’yattachait aucune importance. Il décline toute responsabilité.

– Voilà un étrange personnage. Et ceuxqui l’ont interrogé se sont contentés de cetteexplication ?

– Je n’en sais rien. Tout cela s’estpassé hier et mes nouvelles s’arrêtent là. Mais je suis à peu prèsdécidé à donner ma démission du club et je vous engage à en faireautant.

– Je n’y manquerai pas et j’avertirai mononcle qui, lui aussi, s’est fourvoyé là.

– Je me demande pourquoi, car il ne jouepas, votre oncle, et c’est la grosse partie qui nous attirait, nousautres. Ce que nous avons dû être volés !

– Fortement, je n’en doute pas. Et je netiens pas à l’être encore. Ce Soulas n’était probablement pas leseul à exercer ses talents chez nous…

– Non, car il ne tenait jamais lescartes. Il devait avoir des associés auxquels il faisait dessignes… et ceux-là ne sont pas pris. Mais qu’on ait admis unbrigand comme celui qui est mort de la main de ses complices, c’esttrop fort, ma parole d’honneur !

– Ce qui est plus fort encore, c’estqu’il ait trouvé pour le présenter un homme honorable.

– Honorable… jusqu’à preuve du contraire.Je ne la garantirais pas, son honorabilité. D’abord, c’est unfinancier, un manieur d’argent, et tous ces gens-là sont sujets àcaution.

– Comment se nomme-t-il ?

– Sylvain Maubert. Il est banquier, etconnu comme le loup blanc dans le quartier qu’il habite.

– Sylvain Maubert ! répétaChalandrey, en tressaillant sur sa selle.

– Oui, mon cher, dit Goudal. Est-ce quevous le connaissez ?

– Moi ?… pas du tout.

– C’est singulier… à votre air, j’avaiscru…

– Que j’étais en relations avec cemonsieur… vous vous êtes trompé. Je ne vois pas le monde de lafinance et je n’en suis pas encore à avoir affaire auxusuriers.

» La vérité est que j’ai déjà entenduprononcer ce nom-là… je ne me rappelle plus par qui, ni dansquelles circonstances…

– Oh ! je pense bien que vous n’êtespas l’ami de ce personnage, car il me semble, à moi, trèscompromis.

– Quoi ! vous pensez qu’il était dela même bande que l’escroc qu’on a étranglé ?

– Ça ne m’étonnerait pas. Mais je n’aipas entendu dire, jusqu’à présent, que la justice le soupçonnât. Ilest couvert par sa situation de notable commerçant.

– Cependant, on l’a interrogé, puisquevous savez ce qu’il a répondu.

– Oui… notre comité s’est ému. Deux deces messieurs sont allés voir Maubert… et il leur a fourni desexplications… qui n’expliquent rien. On en est là. On va décideraujourd’hui si on le rayera de la liste des membres du club. C’ests’y prendre un peu tard et il faudrait en rayer bien d’autres pourque l’épuration fût complète. D’ailleurs, l’expulsion de cemaltôtier ne sauverait probablement pas le cercle.

» C’est pourquoi je vais faire comme lesrats qui déménagent quand ils sentent que la maison va crouler.

Maxime ne jugea pas nécessaire d’exprimer denouveau son intention de se retirer aussi et la conversation tombamomentanément.

Maxime se demandait s’il devait se réjouir dece qu’il venait d’apprendre.

Assurément, il était fort aise de savoir quece Maubert, accusateur de Lucien Croze, était un homme suspect aupremier chef ; mais, d’un autre côté, il redoutait desdécouvertes préjudiciables à madame de Pommeuse, car elle ne devaitpas souhaiter qu’on arrêtât les assassins du pavillon qui, s’ilsétaient pris, pourraient la mettre en cause, ne fût-ce que pour sevenger d’elle qu’ils soupçonnaient de les avoir dénoncés.

Il se demandait aussi quel rôle avait jouédans tout cela M. Tévenec, ami de l’équivoque banquier de larue des Petites-Écuries et représentant du propriétaire actuel del’immeuble du boulevard Bessières, dont il touchait les loyers,affirmait Virginie Crochard, la cabaretière.

Et il entrevoyait des complicationsinquiétantes, non seulement pour lui et pour la comtesse, maisaussi pour ses amis de la rue des Dames.

M. Pigache avait l’œil sur eux etM. Pigache tenait dans ses mains de policier tous les fils decette enquête à plusieurs faces. Rien n’empêchait qu’un beau jour,Lucien et sa sœur se trouvassent compromis, ou tout au moinsappelés à témoigner en justice dans un procès criminel dont ils neconnaissaient pas le premier mot.

– Tenez, mon cher, reprit Goudal, jeviens de rencontrer un des nôtres qui a poussé, ces jours-ci, commeun champignon, et qui ne me paraît pas valoir beaucoup mieux que leSoulas en question.

– Qui donc ? demanda Chalandrey.

– Atkins, cet Américain qui gagnetoujours. D’où sort-il, celui-là ? Personne ne s’en estinformé et vous verrez qu’on s’apercevra, un de ces jours, quec’est un filou.

– Le fait est qu’il a une veineinsolente. L’autre jour, il m’a enlevé plus de mille louis, enmoins d’une heure.

– Et vous dites qu’il est ici ?

– Parfaitement. Il monte un cheval noirqui a dû lui coûter très cher, car ce monsieur ne se refuse rien.Et ce qui me ferait croire qu’il n’est pas Américain, c’est qu’ilmonte selon les principes de la vieille école française et non encasse-cou, comme les autres Yankees.

– Il doit, tout au moins, avoir habitéParis, quand il était jeune, car l’équitation raisonnée est un artqu’on n’apprend pas de l’autre côté de l’Atlantique.

– Quoiqu’il en soit, je me défie de cemonsieur. Il est trop liant. Tout à l’heure, si je m’étais laisséfaire, il ne m’aurait pas lâché, et je ne tiens pas du tout à memontrer avec lui au bois de Boulogne, où tout le monde me connaît.Aussi, l’ai-je reçu fraîchement. Il a compris et il a piqué desdeux. Mais il n’a pas repris le chemin de Paris et nous lerencontrerons très probablement.

Tout en causant, Chalandrey et Goudal avaientfait du chemin. Ils avançaient maintenant, au milieu des voituresqui encombraient l’allée circulaire, et ils croisaient à chaqueinstant des demoiselles couchées plutôt qu’assises dans desvictorias fringantes.

Chalandrey ne les regardait guère, mais Goudalleur souriait en passant, et tout à coup, il s’écria :

– Tiens ! Blanche Porée ! J’aideux mots à lui dire et… on ne sait pas ce qui peut arriver.Excusez-moi si je vous quitte. Bonne promenade, mon cher !

Et il poussa son cheval à travers leséquipages.

Maxime ne chercha point à le retenir. Ils’estimait heureux de reprendre sa liberté, car il ne désespéraitpas d’apercevoir la comtesse et il lui tardait de lui communiquerles nouvelles qu’il venait d’apprendre.

Ce fut le commandant qu’il aperçut, monté surun hack emprunté à l’écurie de son neveu, un chevaldifficile qu’il travaillait consciencieusement, au milieu de cettecohue roulante. Il lui faisait exécuter des changements de jambe etdes pas de côté, absolument comme s’il eût été au manège, mais ilne paraissait pas qu’il produisît l’effet qu’il attendait, car lesfemmes riaient de cette fantasia mal placée et les cochers segaraient, de peur d’attraper des coups de pied.

Il avisa Maxime et s’empressa de couper lafile pour venir se placer à côté de lui.

Maxime se serait bien passé de cet honneur,mais il fit, comme on dit, bonne mine à mauvais jeu et ilaccueillit son oncle par un salut de bienvenue.

– Vous n’êtes donc pas fâché contre moi,lui dit-il en souriant.

– Je devrais l’être, après toutes lessottises que tu as faites, répondit M. d’Argental, mais jen’ai pas de rancune et la preuve c’est que je viens de chez toi etque, ne t’ayant pas trouvé, j’ai donné à ton groom l’ordre de meseller ce carcan qui t’appartient. Tu devrais me remercier, car ilaurait grand besoin d’être enfourché souvent par un vieux cavaliercomme moi. Il n’a plus de bouche, depuis que tu le laisses monterpar un jockey.

» Maintenant, parlons d’autre chose.As-tu revu la comtesse ?

Cette question, posée à brûle-pourpoint,déconcerta Maxime qui aurait bien dû la prévoir et qui ne savaitcomment y répondre, car il était plus résolu que jamais à ne pasmettre son oncle au courant des affaires de madame de Pommeuse.

À tout hasard, il se décida à mentir. Il nefaisait pas autre chose depuis quelques jours et la nécessité où ilse trouvait à chaque instant de dire le contraire de la véritén’était pas le moindre châtiment de ses imprudences et de sesfautes.

– Pas encore, dit-il, mais je n’ai pas departi pris et je la reverrai certainement. J’attends qu’il seprésente une occasion de l’assurer que, si je ne me mets pas surles rangs pour l’épouser, je n’en reste pas moins son très dévouéserviteur.

– Comme tu voudras. J’ai renoncé à teconvertir. Où en es-tu avec la police ?

– Mais… toujours au même point.

– Alors, elle te laissetranquille ?

– Oui, jusqu’à présent… et je commence àespérer qu’elle ne s’occupera plus de moi.

– Je crois que tu te flattes, mais qu’yfaire ?… le vin est tiré, il faut le boire… et en ce qui meconcerne, je suis résigné d’avance à être encore tracassé, puisquej’ai eu la mauvaise chance de me trouver là quand ce cocher t’areconnu. Je m’en moque. Ils ne me feront pas dire ce que je ne saispas.

» Et de la dame voilée qui t’a mis dansce joli pétrin, tu n’as pas de nouvelles ?

– Aucune, répondit Chalandrey.

Un mensonge de plus ne lui coûtait guère et ilsavait bien que son oncle était à cent lieues de se douter que ladame en question s’appelait la comtesse de Pommeuse.

– Alors, tout va bien, dit le commandant.Comment se porte la petite chanteuse qui t’a donné dans l’œil,l’autre soir, avenue Marceau ?

– Décidément, mon cher oncle, répliquaMaxime agacé, vous faites concurrence à ce Pigache qui nous a sifort tourmentés, avant-hier.

» D’où vous vient cette rage dem’interroger sur tout et à tout propos ?

– Ne te fâche pas. C’est fini. Et dureste… je ne me trompe pas… c’est bien le grand coupé bleu demadame de Pommeuse qui vient à nous… Je veux lui présenter meshommages, et j’espère bien que tu ne vas pas me fausser compagnie.Voici l’occasion de rentrer en grâce que tu cherchais.

Maxime ne demandait, en effet, qu’à rencontrerla comtesse, mais il aurait voulu lui parler sans témoins, et laprésence de son oncle allait le gêner beaucoup.

Il fallut bien en passer par là et se porteravec M. d’Argental à la rencontre du coupé ; seulement,il eut soin de se placer près de la portière de droite, pendant quele commandant occupait l’autre.

Ils avaient fait volter leurs chevaux et,ainsi escortée, la comtesse avait l’air de rentrer à Paris, commeune reine, entre deux écuyers de service.

Elle n’avait vu d’abord que Chalandrey et elles’était penchée aussitôt pour entamer avec lui une conversationintéressante, mais l’oncle s’était montré du côté opposé et elleavait dû arrêter son premier mouvement pour faire face à cerespectable survenant.

Sur quoi, l’ex-chef d’escadron, toujoursgalant, à l’ancienne mode, se lança dans des compliments à perte devue sur la beauté de la jeune veuve, sur l’élégance de sa toiletteet sur la tenue de son équipage.

Madame de Pommeuse était obligée de luirépondre poliment et il s’écoula cinq longues minutes avant queMaxime pût placer un mot.

À l’attitude de la comtesse et aux coups d’œilqu’elle lui lançait à la dérobée, il devinait qu’elle avait quelquechose d’important à lui dire et il maudissait son oncle qui étaitvenu fort mal à propos se mettre en tiers dans cette entrevuefortuite et qui ne faisait pas mine de vouloir détaler.

– Messieurs, dit Octavie, en souriant,vous êtes fort aimables de me faire cortège, mais au milieu de cetenchevêtrement de voitures, je tremble pour les jambes de voschevaux.

Ce discours qui s’adressait aux deuxcavaliers, n’était à autre fin que de décider M. d’Argental àprendre les devants, mais il ne comprit pas l’avertissement.

– Ne craignez rien, chère madame, dit-il,j’en ai vu bien d’autres, quand je commandais mon escadron. Ilm’est arrivé plus d’une fois d’être obligé de manœuvrer à traversdes caissons d’artillerie.

Cette vanterie ne porta pas bonheur à l’anciencuirassier. Un cocher maladroit, qui conduisait à fond de train lavictoria d’une donzelle à chignon jaune, accrocha avec une de sesroues le genou gauche de Pierre d’Argental et faillit ledésarçonner.

L’oncle se remit d’aplomb sur sa selle, tournabride, et se lança au galop à la poursuite de ce drôle qu’ilvoulait cravacher.

Maxime et la comtesse se préoccupèrent peu del’accident et de la scène qui allait s’en suivre.

Ils étaient seuls, enfin, et la comtesse enprofita pour dire à son ami :

– Mon frère est à Paris. Je viens de lerencontrer.

– Votre frère ! répéta Maxime :mais ce n’est pas possible ! S’il était resté à Paris, iln’oserait pas se montrer.

– Je l’ai vu, vous dis-je, murmura lacomtesse.

– Où donc ?

– Ici… au bois de Boulogne… il est venu àcheval et il a passé tout près de moi. Je l’ai parfaitementreconnu, quoiqu’il ne porte plus toute sa barbe, comme il laportait le jour où vous l’avez vu dans le pavillon.

– Vous avez pu vous tromper.

– Non, je suis certaine que c’estlui.

– Alors, il a dû vousreconnaître ?

– Je le crois.

– Et il ne vous a pas parlé ?

– Non… fort heureusement. Mais ce qu’iln’a pas fait aujourd’hui, il peut le faire demain… et alors…

– Voulez-vous me permettre de vous donnerun conseil ?

– Oui, certes… N’êtes-vous pas le seulami qui me reste ?

– Le seul, non. Lucien Croze se jetteraitau feu pour vous. Mais Lucien ne peut vous être d’aucune utilitédans la circonstance, puisqu’il ignore l’existence de cemalheureux.

» Je voudrais qu’il l’ignorât toujours etje crains… que votre frère soit arrêté, jugé et condamné denouveau, après l’avoir déjà été par contumace. Cette fois, ceserait bien pis, car son procès aurait un retentissementénorme…

– Je serais perdue…

– Ce n’est pas mon avis, car vouspourriez enfin dire toute la vérité… et Lucien ne voussoupçonnerait plus d’être allée à un rendez-vous donné par unamant. Quant à l’opinion du monde…

– Au point où j’en suis, je pourrais labraver, mais je l’aimais, ce frère indigne… avant qu’il se fûtdéshonoré… et le voir assis sur le banc des criminels !…témoigner contre lui !…

– Ce ne serait pas témoigner contre luique d’avouer que vous l’avez vu et que vous lui avez remis del’argent pour qu’il pût quitter la France. Quelle est donc la femmequi, en pareil cas, n’aurait pas fait comme vous ? Personne nevous blâmerait.

– Quoi ! vous me conseillez de ledénoncer !

– Non. Mieux vaudrait cent fois qu’ilconsentît à retourner en Amérique, comme il vous l’a promis. Maistout indique qu’il n’y songe pas. Il aura employé vos trente millefrancs à faire peau neuve, et, tant qu’ils dureront, il mènerajoyeuse vie. Il croit que la police l’a oublié.

– Tévenec, son pire ennemi, sait qu’ilest à Paris. Il me l’a dit…

– Mais il ne le dira pas à d’autres, caril est fort compromis lui-même… ou il le sera… d’après ce que jeviens d’apprendre. Mon oncle va nous rejoindre d’un instant àl’autre… je n’aurais pas le temps de vous raconter ce que je saissur les accointances de ce Tévenec… ce sera pour notre prochainerencontre… et je reviens à votre frère. S’il se fait prendre, etc’est fort à craindre, il aura peut-être l’audace de se réclamer devous… et, dans tous les cas, le juge qui instruira son affaire,saura que vous êtes sa sœur… vous serez interrogée, et si celaarrive, vous n’aurez pas d’autre parti à prendre que de direfranchement ce qui s’est passé… c’est le conseil que je vous donneet si vous êtes décidée à le suivre, je puis, dès à présent,expliquer à Lucien Croze pourquoi vous êtes allée au boulevardBessières.

– Il ne vous croira pas.

– Je me charge de le convaincre.

– Lui direz-vous aussi que j’ai assisté àun meurtre épouvantable ?… Lui direz-vous que les assassinsm’ont forcée à les aider ?

– Non… c’est inutile. Mais si jamais lajustice vous mettait en cause, je vous conseillerais de ne rien luicacher… et si on vous confrontait avec un des bandits du pavillon,vous n’auriez rien de mieux à faire que de le reconnaître et dem’appeler en témoignage, s’il s’avisait de vous accuser decomplicité.

» Je dirais ce que j’ai vu… et ce seraitpour moi un véritable soulagement, car je suis las de dissimuler etde mentir à tout propos.

» J’aime, moi aussi… j’aime mademoiselleCroze, et je suis sûr qu’elle me soupçonne de la tromper… commevous soupçonne Lucien. Je voudrais que la lumière se fît pour toutle monde… et si vous vouliez connaître le fond de ma pensée, jevous dirais que je me suis déjà demandé, plus d’une fois, si nousne ferions pas mieux d’aller au devant du danger.

– Comment l’entendez-vous ?

– J’entends que nous devrions, vous etmoi, nous présenter ensemble devant le juge d’instruction et luiraconter spontanément notre aventure, en nous mettant à sadisposition pour la suite du procès. Il nous saurait gré de notrefranchise et il n’aurait garde de chercher à vous compromettre.

– S’il ne s’agissait que de moi, jen’hésiterais peut-être pas à tenter cette démarche, mais elleéquivaudrait à livrer mon malheureux frère, puisque je ne pourraispas dire la vérité, sans signaler sa présence à Paris. Onl’arrêterait… il irait au bagne…

– Il y aurait un moyen de vous épargnercette douleur. Si je savais où le trouver, je le forcerais bien àpartir… et une fois hors de France rien ne nous empêcherait plusd’agir.

» Mais où le prendre ?… J’ignore cequ’il fait à Paris. Il a dû changer de nom… et le diable sait où illoge. Ma seule chance, c’est de le rencontrer… et cela peutm’arriver, puisqu’il ose se montrer au Bois…

– Si vous le rencontriez, vous ne lereconnaîtriez pas.

– Oh ! que si !… et jel’aborderais carrément. Vous m’y autorisez, je pense ?

– Oui, et cependant…

– Je lui dirais son fait et jel’avertirais que s’il ne décampe pas de Paris, il serainfailliblement pris. J’ajouterais que…

– Voici votre oncle, dit vivement lacomtesse.

Pour causer avec madame de Pommeuse,Chalandrey, monté sur un grand cheval, était obligé de se pencher,et il n’avait pas vu arriver le commandant qui, ayant fini parrattraper le coupé, louvoyait à travers les voitures, afin dereprendre sa place à la portière de droite.

Il arrivait encore rouge de colère, et sonarrivée coupait court à l’entretien, au moment le plusintéressant.

– Le drôle m’a fait courir, dit-il enagitant sa cravache, mais je l’ai corrigé, comme il le méritait, ettout le monde m’a donné raison.

– C’est fort heureux, car vous auriez puvous faire mettre au poste, murmura Maxime, qui n’aurait pas étéfâché que son oncle ne revînt plus.

– J’aurais bien voulu voir ça !s’écria M. d’Argental. Un gredin qui m’a presque déboîté legenou ! J’ai appelé un garde du bois et quand il a su quij’étais, il a pris le nom et l’adresse de ce maroufle, pour luidresser procès-verbal. Ce qu’il y a eu d’amusant, c’est que ladonzelle qui était dans la victoria me faisait les yeux doux,pendant ce temps-là. Elle avait l’air de me dire : maintenantque vous savez où je demeure, venez donc me voir… je vous ferai desexcuses.

Le commandant put croire que cetteappréciation assez leste avait choqué la comtesse, car elle lui ditd’un ton bref :

– Mon cher commandant, la conclusion queje tire de votre aventure, c’est que, au milieu de cette foule, ilpourrait vous arriver d’autres accidents, si vous continuiez àm’escorter. Il faut d’ailleurs que je rentre chez moi. Faites-moidonc le plaisir de dire à mon cocher de rentrer à Paris.

» Au revoir, messieurs !

M. d’Argental, un peu interloqué, exécutal’ordre qu’il venait de recevoir et le coupé fila vers l’avenue duBois de Boulogne, avant que Chalandrey eût le temps de dire un motde plus à madame de Pommeuse.

L’oncle et le neveu se retrouvèrent côte àcôte et ne songèrent plus ni l’un ni l’autre à suivre la voiturequi emportait la comtesse.

L’oncle n’avait pas encore digéré sa colère etmaugréait de plus belle contre le maladroit qui l’avait accroché.Le neveu ne pensait qu’à l’explication que le retour du commandantvenait d’interrompre et se demandait s’il avait converti à sesidées hardies la pauvre femme qu’il aurait voulu préserver despérils de toute sorte qui la menaçaient.

La réapparition du frère compliquaitterriblement la situation et Maxime persistait à croire que madamede Pommeuse n’échapperait à une catastrophe qu’en séparant sa causede celle de ce misérable.

Seulement, il aurait voulu d’abord ladébarrasser de lui, en le forçant à partir et il ne savait comments’y prendre dans ce Paris, qui est la ville du monde où les coquinsont le plus de facilités pour se cacher.

On n’arrête guère, c’est connu, que ceux quisont assez bêtes pour n’y pas rester, après avoir commis un groscrime.

Ceux-là vont se faire pincer à Marseille ou àConstantine et c’est leur faute.

À plus forte raison, un contumace condamnédepuis sept ans, peut-il impunément habiter Paris, où on oublie lesabsents au bout de six mois.

Ainsi s’expliquait l’audace de ce frère qui necraignait pas de se montrer au Bois, à l’heure où le beau monde s’ypromène, et qui d’ailleurs ignorait le danger qu’avait couru sasœur, après son unique entrevue avec elle, puisqu’il était sorti dupavillon, avant que la bande y entrât.

Peut-être eût-il été moins hardi, s’il avaitsu que madame de Pommeuse, née Grelin, comme lui, pouvait d’un jourà l’autre, se trouver impliquée dans une affaire criminelle et miseen demeure d’expliquer pourquoi elle était venue au boulevardBessières.

– Eh ! bien, demanda le commandant,un peu calmé, as-tu profité de mon absence pour faire ta paix avecla comtesse ?

– Nous n’avons jamais été brouillés, jevous l’ai déjà dit, mon cher oncle, répondit Maxime, et vous avezpu voir tout à l’heure qu’elle ne m’a pas mal accueilli…

– Parce que j’étais là… mais je parieraisbien qu’elle t’en veut. Elle ne serait pas femme si elle tepardonnait d’avoir, dans son salon et sous ses yeux, fait la cour àcette chanteuse, au lieu de t’occuper d’elle.

– Vous vous trompez absolument. Madame dePommeuse ne m’en veut pas du tout. Je crois même qu’elle me saittrès bon gré de ne pas m’être mis sur les rangs pour l’épouser.Elle a bien assez d’adorateurs, sans que j’aille grossir cetroupeau de prétendants.

» Et je vous ferai remarquer que vousm’aviez promis de ne plus revenir sur ce sujet.

– C’est juste. J’ai tort. Et aussi bien,cela ne sert à rien, puisque tu es incurable. Du reste, j’en aiassez de travailler ton alezan qui me casse les bras, à force detirer dessus. Je vais lui rendre la main et le ramener chez toi, augalop de charge. Ça lui fera du bien.

» Rentres-tu à Paris avec moi ?

Maxime ne répondit pas. Il était occupé àregarder un cavalier qui venait en sens inverse, au pas, de l’autrecôté de l’allée et qui ne pouvait pas tarder à les croiser, àdistance, car il y avait entre eux et lui, deux files devoitures.

Il les croisa en effet et il salua, enpassant, comme on ne salue guère, à cheval, les gens qu’on connaît.Au lieu de leur faire un signe de la main, il souleva son chapeauet s’inclina sur sa selle, comme il aurait pu le faire pour unefemme.

– Voilà un monsieur bien poli, ditM. d’Argental. Est-ce à nous que s’adresse ce salut à lafrançaise ?

– Probablement, répondit d’assez mauvaisegrâce Maxime de Chalandrey.

– Alors, dit l’oncle, c’est à toi seulqu’est dédié ce coup de chapeau, car je ne connais pas du tout cemonsieur… et je regrette de ne pas le connaître ; il monte uncheval superbe et il le monte très bien… ça ne court pas les ruesce talent-là… sans compter qu’on ne salue plus maintenant que dubout des doigts… cet homme a conservé les vieilles traditions quisont les bonnes.

» Qui est-ce ?

– Un membre de notre cercle. Vous avez pul’y voir.

– Je n’en ai pas souvenir. Et pourtant ilme semble que sa figure ne m’est pas tout à fait inconnue. Je l’aipeut-être rencontré, autrefois, dans le monde.

» Mais, toi, tu le connais ?

– Oh ! fort peu. Il n’y a paslongtemps qu’il fait partie du cercle. Et je me demande pourquoi ilm’a salué… à moins que ce ne soit parce qu’il m’a gagné quinzecents louis, l’autre jour.

– Ce n’était pas une raison pour ne paslui rendre sa politesse… J’ai failli la lui rendre, moi… il fauttoujours rendre un salut.

– Toujours, non. Il y a de par le mondedes gens que ni vous ni moi ne saluerions, sous aucun prétexte.

– Est-ce à dire que celui-là est de cettecatégorie ?

– Je n’en sais rien… Mais je sais qu’ilme déplaît… c’est un étranger et je me défie toujours desétrangers… de plus, ce monsieur tourne autour de moi… je le trouvetrop liant et je veux le couper, comme disent les Anglais.J’ai fait exprès de ne pas le saluer et j’espère qu’il nerecommencera plus à m’ôter son chapeau, quand je lerencontrerai.

– Au fait !… tu as peut-être raison…il est assez mal composé, notre cercle…

– Encore plus mal que vous ne pensez… simal que je compte donner ma démission un de ces jours.

– Ce n’est pas moi qui te détournerai dece projet. Moins tu auras d’occasions de jouer, mieux cela vaudra.Et je ferai probablement comme toi, car je ne sais pas pourquoi jeme suis mis de ce tripot, moi qui ne cultive pas le baccarat.

» Je ne regrette que la table… etencore !… il y a des jours où le dîner n’est pas bon.

» À propos, comment s’appelle-t-il, cemonsieur si poli ?

– Atkins, je crois. C’est unAméricain.

– Il en a assez l’air.

– Un Américain très francisé. Il parlenotre langue comme s’il était né à Paris… c’est même un des motifsqui me l’ont rendu suspect.

– Tu es trop soupçonneux… mais aprèstout, la prudence est la mère de la sûreté, et dans ce pêle-mêle deParis, on ne sait jamais à qui on a à faire… coupe doncM. Atkins, puisqu’il te déplaît, et s’il s’avisait de techercher noise, à propos du salut que tu ne lui as pas rendu,propose lui carrément la botte… On dit que, là-bas, ils se battentà la carabine ou au revolver… tu lui offriras le choix entre l’épéeet le sabre… il faudra bien qu’il accepte… et je te servirai detémoin… ça me rajeunira de dix ans… car je n’ai pas été sur leterrain depuis que j’ai quitté le service.

– Je ne demanderais pas mieux que de vousfaire ce plaisir, mon cher oncle, dit en souriant Maxime, mais jecrois bien que M. Atkins ne me fournira pas l’occasion de vousêtre agréable. Il est trop insinuant pour être friand de lalame.

– Ne t’y fie pas, grommela l’oncle enhochant la tête. Ton pauvre père a reçu une fois un bon coup depointe d’un mari qui avait l’air aussi doux qu’un mouton… et, entrenous, ton père ne l’avait pas volé… j’y étais… et sans moi qui aiarrêté le combat, il lui serait peut-être arrivé pis, car le moutonétait devenu enragé, et voulait à toute force continuer.

– Que n’étiez-vous là aussi, lorsqu’ils’est battu au bois de Vincennes ! dit Maxime, subitementassombri par le souvenir que le commandant évoquait mal àpropos.

– Il ne s’est pas battu ; il a étéassassiné et tu me rappelles que je n’ai pas vengé sa mort.Ah ! si je savais où est le traître qui l’a tué, j’aurais plusvite fait de régler son compte que le sieur Pigache de mettre lamain sur les assassins du pavillon. Mais il y a dix ans que lemalheur est arrivé et je n’espère plus découvrir ce misérable… ilfaudrait un miracle.

– Et Dieu n’en fait plus, dit amèrementMaxime.

– Bah ! qui sait ?… J’espèretoujours, et il m’arrive encore de temps en temps de m’informerauprès des anciens amis de ton père… malheureusement, ils n’en ontjamais su plus long que moi… et je me demande quelquefois si je nedevrais pas m’adresser aux magistrats qui se sont jadis occupés decette affaire… il doit rester des traces de l’instruction qui n’apas abouti et dont je n’ai pas connu tous les détails… peut-être,si on voulait me communiquer les pièces…

» Mais je t’attriste, mon cher garçon, eten voilà assez sur ce triste sujet. Un temps de galop nous le feraoublier.

» Nous voici à la pointe du lac. Veux-tuque nous filions ensemble sur Paris, à grande vitesse ?

– Non… je préfère rester encore une heureau Bois. J’ai un mal de tête fou, et le grand air me fait du bien.Je vais pousser jusqu’à Madrid.

– Comme il te plaira. Moi, je vaisremettre ton cheval à ton groom et lui donner quelques avis sur lafaçon de le monter. Je descendrai ensuite au café du Helder où j’aidonné rendez-vous à un vieux camarade. Si je ne te revois pas, cesoir, j’irai te demander à déjeuner demain matin.

Ayant dit, le commandant donna de l’éperon etdisparut dans un tourbillon de poussière soulevé par les voituresqui continuaient à arriver en masse.

Chalandrey tourna bride, très satisfait d’êtreseul et très désireux de sortir de la foule.

Quoiqu’il en eût dit à son oncle, il ne tenaitpas plus à aller à Madrid qu’ailleurs, et cependant, il prit laroute latérale qui conduit à ce restaurant, très fréquenté pendantla belle saison. Il la prit, sauf à changer de direction, s’ilrencontrait trop de monde.

Il allait au pas, absorbé dans ses réflexionsqui n’étaient pas gaies et cherchant à coordonner ses idées que denouveaux incidents venaient d’embrouiller.

Depuis son premier voyage aux fortifications,la situation où le hasard l’avait jeté ne faisait que se compliquerde plus en plus.

Chaque jour était marqué par un événement.Maxime avait commencé par reconnaître en la personne de la comtessede Pommeuse la femme qu’il avait accompagnée au boulevard Bessièreset retrouvée, un instant après, aux prises avec les assassins.

Ensuite, étaient venues les confidences de ladame, incomplètes d’abord, puis, achevées sur un banc du squareNotre-Dame, et suivies d’un accident de voiture qui avait faillicoûter la vie au confident.

Après, il y avait eu le déjeuner chez la mèreCaspienne, la visite du souterrain et l’interrogatoire du sous-chefde la sûreté, qui avait recommencé le lendemain dans la maisonnettede la rue des Dames, plus serré cette fois et beaucoup plusinquiétant, parce que Lucien Croze et sa sœur avaient à en redouterles suites.

Et enfin Chalandrey avait appris de la bouchede la comtesse que ce frère, qui était la cause première de tousces malheurs, n’avait pas quitté Paris.

Comment faire face aux dangers qui lemenaçaient de tous les côtés, lui et les personnes qui lui étaientchères ?

La police, les assassins et le frère maudit,c’était trop d’ennemis à combattre à la fois.

Ah ! l’oncle d’Argental avait bien prisson temps pour lui rappeler la mort tragique d’un père tué dans unduel déloyal ! Il n’en fallait pas tant pour que le pauvreMaxime perdît la tête, et il n’avait pas tort de vouloir en finir,par un coup désespéré, avec des embarras inextricables.

Plus il y pensait et plus il s’affermissaitdans cette idée qu’il n’y avait qu’un moyen d’en sortir et que cemoyen, c’était de tout avouer à la justice.

Il ne lui restait qu’à faire accepter à lacomtesse cette dure, mais salutaire nécessité de dire la vérité,quoi qu’il pût advenir d’un frère tout à fait indigne de l’intérêtqu’elle lui portait et même de sa pitié.

Et il ne souhaitait rien tant que de lerencontrer au Bois où sa sœur venait de le voir, car il se faisaitfort de le reconnaître, bien qu’il ne l’eût regardé que d’assezloin et, par un jour douteux, dans la grande salle du pavillon.

Il se proposait de l’aborder en l’appelant parson nom et de lui faire peur, afin de le décider à mettre l’OcéanAtlantique entre lui et la police française qui avait eu vent de saprésence à Paris.

Et au cas où ce chenapan prétexterait qu’il nelui restait plus assez d’argent pour s’embarquer, Maxime comptaitlui en offrir, à condition qu’il se laisserait accompagner jusqu’auHavre et que la somme lui serait remise seulement sur le pont dupaquebot, au moment du départ.

Le bien intentionné neveu de Pierre d’Argentalcombinait ces beaux plans sur la route de Madrid, sans songer qu’ens’écartant ainsi des allées fréquentées, il diminuait ses chancesde rejoindre l’homme qu’il cherchait.

Il s’en allait rêvant tristement et laissantflotter les rênes, absolument comme Hippolyte dans le fameux récitde Théramène, et pas plus que ce jeune héros, fils de Thésée, il neprévoyait que sa promenade se terminerait par un accident.

Il passait, sans les voir, à côté des gens quicheminaient à pied, et il ne remarquait pas un homme en blouse quile précédait de quelques pas, un vieil ouvrier à barbe grise, del’aspect le plus inoffensif.

Maxime, tout en chevauchant, mâchonnait uncigare que son oncle lui avait offert avant de le quitter et qu’iloubliait d’allumer.

Au moment où il arrivait à l’allée deLongchamp, que traverse la route de Madrid, l’homme qui marchaitdevant lui s’arrêta tout à coup, tira de sa poche une pierre àfusil, un morceau d’amadou et se mit à battre le briquet, dansl’intention évidente de fumer une courte pipe qu’il tenait entreses dents.

– Voulez-vous du feu, monbourgeois ? demanda-t-il en voyant que le cigare de Chalandreyne brûlait pas.

Ce vieux avait une bonne figure. Maxime,subitement tiré de sa rêverie, ne voulut pas le désobliger.

– Volontiers, mon brave, dit-il enarrêtant son cheval.

– À la bonne heure ! vous n’êtes pasfier, grommela le bonhomme ; ça me fait plaisir de vous donnerdu feu. Seulement, baissez-vous un peu que je vous allume.

Maxime, pour ne pas faire les choses à demi,se pencha sur sa selle et appliqua le bout de son cigare contrel’amadou collé sur la pierre à fusil que l’ouvrier lui présentait,à bout de bras.

– Là ! s’écria ce complaisantvieillard, ça y est, mon bourgeois. L’amadou brûle en plein air etil n’empeste pas comme les allumettes de la régie, pasvrai ?

– Merci, mon ami.

– Vous avez tout de même une jolie bêteentre les jambes… je m’y connais un peu… je suis maréchal ferrant,de mon état, reprit le vieux en caressant, de la main, qui tenaitla pierre à fusil, l’encolure et la tête de la jument.

Tout à coup, la pauvre bête se cabra sibrusquement qu’elle faillit jeter bas son cavalier. Il tint bon,mais elle se lança, en hennissant de douleur, dans l’allée deLongchamp et Maxime essaya en vain de la retenir.

– Ah ! le gredin ! dit-il entreses dents, il lui a jeté de l’amadou dans l’oreille… rien nel’arrêtera et si elle ne manque pas des quatre pieds, elle va mecasser la tête contre un arbre… c’est une nouvelle édition du tourde la carriole sur le Quai aux Fleurs… mais, cette fois, je n’enreviendrai pas… ils en ont fini avec moi, les assassins.

Maxime ne s’exagérait pas le danger, car il yavait bien trois chances contre une pour que cette course effrénéese terminât par une catastrophe.

Un cheval qui s’emballe, parce qu’ila eu peur ou parce que son cavalier l’a attaqué trop brusquement,finit toujours par s’arrêter, quand il est à bout de vent.

Il ne s’agit pour celui qui le monte que deconserver son assiette et de tenir de la main et des jambes, afind’empêcher la bête de s’abattre ou de se jeter contre unobstacle.

Et Maxime était mieux que personne en étatd’appliquer ce principe d’équitation qu’il connaissait fort bien,car à sept ans son père l’avait mis en selle et il avait, pourainsi dire, passé sa vie à cheval.

Mais la jument n’était pas seulement emballée,elle était affolée par la douleur ; l’amadou tombé tout aufond de l’oreille continuait à brûler. Elle ne cessait de hennir etde bondir, sans ralentir le galop effréné qu’elle avait pris.

Tout autre que Chalandrey eût été désarçonnédix fois, mais il tenait ferme, à force de souplesse, de vigueur etde sang-froid.

L’allée de Longchamp est très large, trèslongue, et du côté de Saint-Cloud, elle aboutit à un vasterond-point.

C’était une chance heureuse que d’avoir del’espace devant soi et Chalandrey n’avait pas perdu tout espoird’éviter un accident grave ; d’autant que cette route n’étaitpas encombrée, comme la route des lacs. Il n’avait pas encorerencontré une seule voiture et il n’apercevait dans le lointain quedeux ou trois fiacres roulant au pas et quelques cavaliers isolés.Donc, pas de chocs à craindre, pour le moment, car les piétons quicheminaient sur les bas-côtés, s’empressaient de se garer, envoyant arriver ce tourbillon furieux.

– Du moins, je n’écraserai personne, sedisait le dernier des Chalandrey ; mais je crois bien que jevais me casser la tête… Il était écrit que ce serait ma fin…seulement j’aurais préféré me la casser d’un coup de pistolet… etle plus tard possible.

Ce neveu d’un brave soldat était un gars bientrempé, et quoiqu’il se rendît très exactement compte du dangerqu’il courait, il était resté complètement maître de lui.

On a dit souvent que l’homme qu’on mène àl’échafaud pense beaucoup plus pendant les dernières secondes deson existence qu’il ne penserait pendant toute une journée, s’ilétait sûr de vivre.

Ce phénomène se produisit chez Maxime, emportépar son cheval.

La lucidité et la mémoire lui étaientrevenues. Il se souvenait du passé et il prévoyait l’avenir. Toutesa vie d’autrefois lui apparaissait avec une netteté extraordinaireet il apercevait clairement toutes les conséquences de sa mortimminente.

Il se rappelait son enfance et sajeunesse : les années de collège, les nuits joyeuses et lesnuits funestes, les soupers et le jeu ; des figures demaîtresses oubliées passaient devant ses yeux.

Il évoquait aussi le fier visage de lacomtesse et la chaste image d’Odette.

Et il pensait :

– Elles seront plus à plaindre que moi.J’ai vécu, moi, bien vécu… sans souffrances et sans soucis. Je m’envais au bon moment. Je n’aurai connu ni la vieillesse, ni lapauvreté. Mais, elles !

» Madame de Pommeuse est entourée descélérats qui ont juré sa perte et de fades adorateurs qui nevisent que sa fortune. Après moi, elle n’aura plus d’autre amivéritable que Lucien Croze… et Lucien, attaqué lui-même, n’est pasen état de la défendre… d’ailleurs, ceux qui l’ont déjà calomniéparviendront sans doute à la brouiller avec lui… Elle ne l’épouserajamais. Ce mariage qui la sauverait, Tévenec trouvera bien un moyende l’empêcher… Et la pauvre comtesse, seule contre tant d’ennemisacharnés, succombera comme une biche forcée par une meute. Ce seraune curée… ils la dévoreront… et j’étais sûr de l’arracher à leurscrocs, car j’allais la débarrasser de son frère et je l’auraisdécidée à suivre le bon conseil que je lui ai donné d’allerspontanément raconter son aventure au juge d’instruction.

» Et Odette !… son frère lui reste,mais son frère n’est pas suffisamment armé pour les batailles de lavie. Ses persécuteurs auront facilement raison de lui. Il sera misà l’index partout. De quoi vivra-t-il ?… ne se fera-t-il passoldat, laissant Odette sans appui, et presque sans autresressources que le produit de son travail ?…

» Encore si j’avais songé à écrire montestament pour lui laisser ce qui me reste de ma fortune !…mais, non… c’est mon oncle qui héritera de moi… il n’y aura que luiqui gagnera quelque chose à ma mort… et en ce monde, j’aurai portémalheur à tous ceux que j’aimais.

Maxime Chalandrey mit beaucoup moins de tempsà penser tout cela qu’il n’en faut pour l’écrire.

La jument, toujours folle de douleur, n’avaitpas ralenti son train. Elle passait comme un boulet de canon devantde rares promeneurs, effarés. Quelques-uns avaient la généreusevelléité de l’arrêter, en lui sautant aux naseaux, mais l’essaiétait trop périlleux et personne n’osa le tenter.

À ce galop vertigineux, elle avait déjàtraversé l’allée de la reine Marguerite qui rencontre l’allée deLongchamp, non loin du pré Catelan, et elle arrivait à un carrefouroù s’embranchent plusieurs routes.

À droite de ce rond-point, c’est le champ decourses de Longchamp, à gauche, c’est la grande cascade, tout prèsde laquelle il y a un café-restaurant très fréquenté, quand il faitbeau.

Maxime, toujours lucide, apercevait déjà desgens attablés en plein air et un cavalier, monté sur un chevalnoir, un cavalier qui, sans quitter la selle, avalait le contenud’une chope de bière apportée sur un plateau, par un garçon.

Et Maxime avait de si bons yeux qu’il reconnutde très loin ce buveur à cheval.

C’était l’Américain du cercle, cet Atkins quil’avait salué près du lac, avec tant de politesse.

En le voyant là, Maxime fut pris d’une colèreindicible. Il était résigné à se rompre le cou, mais il enrageaitde penser que ce personnage antipathique allait peut-être assisterà sa chute.

Un homme emporté par sa monture est toujoursridicule et le moins qu’il pût arriver à Maxime, c’était de passerdevant M. Atkins, lequel ne se priverait certainement pas derire de sa situation.

Et les consommateurs feraient chorus. C’est larègle en pareil cas et lorsque le cavalier emballé tombe,les spectateurs de l’accident commencent par se tordre avant del’aider à se relever, s’il n’a pas la tête ou les jambescassées.

Exaspéré par l’idée de servir de risée à desimbéciles et à un Yankee suspect, Chalandrey commit une fauteéquestre, la première depuis que son cheval avait gagné à lamain.

Il s’était borné jusqu’alors à le maintenir,la tête droite, et grâce à ce système, il avait pu éviter unaccident, mais à ce moment, il fit un violent effort pour changerde direction et lancer la jument sur le champ de courses où elleaurait pu se donner carrière.

L’effet de cette saccade fut désastreux.

Brusquement privée de l’appui du mors, lajument manqua des quatre pieds et Chalandrey, projeté en avant,alla tomber, la tête la première, sur le macadam du carrefour.

Alors, ce fut fini de rire pour les sots quise tenaient les côtes en voyant un monsieur galoper plus vite qu’iln’aurait voulu. Ils se précipitèrent tous à la fois pour lui portersecours, maintenant qu’il n’était plus temps.

M. Atkins, lui-même, s’empressa de mettrepied à terre et de courir comme les autres.

Le cheval, en s’abattant, s’était tué raide,et il ne paraissait pas que le cavalier eût eu meilleurefortune.

Il était resté étendu sur le ventre, les brasen croix, les jambes écartées et il ne bougeait pas plus qu’uncadavre.

L’Américain, arrivé bon premier dans cettecourse au blessé, s’agenouilla près du corps et le retourna sur ledos.

Chalandrey avait les yeux fermés et ne donnaitaucun signe de vie. Un mince filet de sang coulait sur son front eton pouvait croire que, dans cette terrible chute, il s’était briséle crâne.

– Il est mort ! criait-on de touscôtés.

M. Atkins se pencha sur son visage, luimit la main sur la poitrine et déclara qu’il respirait encore.

Les gens qui l’entouraient le prirent pour unmédecin, quoiqu’il n’en eût pas l’air, et il ne jugea pas à proposde les tirer d’erreur. Il s’empressa même de diagnostiquer et depronostiquer magistralement, comme aurait pu le faire un véritabledocteur. Il parla de fracture à la base du crâne, de commotioncérébrale, d’état comateux, et après avoir défilé un long chapeletde termes scientifiques, il prononça qu’il n’y avait rien à fairesur place et qu’il fallait, sans perdre un instant, ramener leblessé à son domicile.

Il ajouta qu’il le connaissait, qu’il savaitson adresse et qu’il se chargeait de le reconduire chez lui.

Il ne s’agissait que de trouver un fiacre etil s’en présenta un qui rentrait à vide, après avoir conduit desbourgeois à Saint-Cloud.

Les airs d’autorité imposent toujours auxfoules et parmi les assistants, personne ne songea à s’enquérir dudroit que pouvait avoir M. Atkins à s’emparer ainsi d’un hommeprivé de connaissance, ni même à lui demander son nom.

Quatre messieurs de bonne volonté hissèrent lepauvre Chalandrey dans le fiacre et l’y couchèrent sur unebanquette.

Atkins remit son cheval à la garde du maîtredu restaurant de la cascade et monta dans la voiture après avoirdit au cocher d’aller rue de Naples, 29.

Tout cela fut fait si vite que les gensattirés par l’accident n’y virent, comme on dit, que du feu.

Chalandrey restait entre les mains et à lamerci d’un homme qu’il avait refusé de saluer, une demi-heureauparavant, et, pendant ce temps-là, l’oncle d’Argental galopaitvers Paris sans se douter que son neveu était en danger demort.

La comtesse s’en doutait encore moins, carelle ignorait l’existence de cet Américain qui ramenait Maxime etque le commandant avait remarqué, avant de piquer des deux.

Si le malheureux Chalandrey eût été en état deraisonner, il se serait demandé pourquoi M. Atkins prenaittant de peine, mais il ne voyait ni n’entendait rien. On aurait pule jeter dans la Seine, sans qu’il s’en aperçût. Chalandrey n’étaitplus qu’une masse inerte. La vie matérielle persistait ; lecerveau ne pensait plus.

Du reste, M. Atkins n’avait certainementpas formé le noir dessein de supprimer, ni même d’enlever et deséquestrer l’homme qu’il secourait avec tant de zèle ; et lapreuve c’est qu’il le conduisait rue de Naples.

Comment connaissait-il son adresse ?Peut-être l’avait-il demandée au cercle, après la partie debaccarat où Maxime était resté son débiteur.

Toujours est-il que, pendant le trajet, quifut long, il eut grand soin de lui et qu’en arrivant à destination,il aida le valet de chambre à le transporter sur son lit.

Maxime n’avait pas encore ouvert les yeux,mais il respirait plus régulièrement et le sang remontait à sesjoues pâles.

– M. de Chalandrey a fait unechute de cheval au Bois de Boulogne, dit l’Américain. Je veilleraisur lui pendant que vous irez chercher son médecin ordinaire.

Le domestique, croyant avoir affaire à un amide son maître, s’empressa d’exécuter l’ordre qu’il venait derecevoir, et Atkins resta seul avec le blessé.

S’il avait eu de mauvaises intentions, c’eûtété le moment d’agir.

On a vu, dit-on, de hardis coquins profiterd’une occasion pareille pour dévaliser un appartement.

Mais un monsieur qui fait au jeu des gains decent mille francs n’a pas besoin de forcer les tiroirs et celui-làn’y songea guère.

Il est vrai qu’il ne songeait pas non plus àdonner des soins au malheureux Maxime, ni à le tirer de la torpeuroù il était toujours plongé.

On aurait pu croire qu’il était venu là pourfaire l’inventaire du mobilier, car il se mit à tourner autour dela chambre, en examinant de près les tableaux accrochés aux murs etles objets d’art : médaillons, statuettes et autres quigarnissaient les étagères.

Sans doute, il ne trouva pas ce qu’ilcherchait, car il passa dans la salle à manger où il avisa unportrait qui absorba bientôt toute son attention.

Ce portrait, c’était celui deM. de Chalandrey, le père, en grand uniforme de capitainedes guides de la garde impériale.

Atkins le regarda longtemps et quand il l’eutassez vu, il descendit lestement l’escalier et sortit de la maisonsans s’inquiéter du blessé qu’il avait pris la peine deramener.

Atkins savait maintenant ce qu’il voulaitsavoir.

FIN DU TOME PREMIER

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