L’oeil du chat – Tome I

Chapitre 3

 

À Paris, sans compter le demi-monde quicomprend autant de sous-genres que l’autre, ce qu’on appelle lemonde se compose de beaucoup d’éléments disparates.

Il y avait, autrefois, autant de mondes que dequartiers.

L’aristocratie de naissance boudait aufaubourg Saint-Germain ; l’aristocratie financière brillait aufaubourg Saint-Honoré ; le haut commerce tenait le faubourgPoissonnière ; la vieille bourgeoisie se cantonnait auMarais.

Toutes ces catégories se sont mêlées peu à peuet il s’en est formé de nouvelles qui habitent de préférence lesparages de la place de l’Étoile.

La colonie étrangère y domine, et les largesavenues qui aboutissent au rond-point de l’Arc-de-Triomphe sontbordées d’hôtels où on reçoit encore, quoique, par le temps quicourt, on n’y donne pas souvent de ces grandes fêtes qui attiraientjadis un tout-Paris, disparu depuis la guerre.

Celui de la comtesse de Pommeuse s’élevait àl’angle de l’avenue Marceau et de la rue Galilée.

Il n’était pas très grand, mais il faisaittrès bonne figure avec sa façade ornementée, sa cour précédée d’unegrille dorée et son jardin planté de grands arbres.

Il lui venait de son père, qui l’avait faitbâtir, vers 1860, sur des terrains achetés à bon compte avant latransformation de ce coin de Paris.

Ce père, grand spéculateur en tous genres,avait toujours eu la main heureuse, et la comtesse lui devait unegrosse fortune dont elle faisait très bon usage.

Le mariage n’ayant été dans sa vie qu’unaccident, pour ainsi dire, elle avait été accoutumée de bonne heureà se gouverner elle-même et, depuis trois ans qu’elle était veuve,elle avait su se former une société amusante, sans se lancer dansla mauvaise compagnie et sans donner prise à la médisance.

Elle ne recevait que des gens aimables et bienélevés. Peu de femmes, et toutes triées sur le volet :quelques anciennes amies de pension, veuves comme elle et d’uneconduite irréprochable.

En fait d’hommes, une élite : desfinanciers, des artistes et même des savants pas trop ennuyeux.

Son salon était un terrain neutre, où nedominait aucune influence exclusive.

Il y a des soirées de jeu, des soiréeslittéraires, des soirées musicales, des soirées politiques.

Chez madame de Pommeuse, on causait de tout,mais on n’y pérorait jamais ; on n’y faisait pas de lectures,et, si on chantait parfois, c’était au piano.

À moins pourtant qu’elle n’offrît à ses amisun concert ou un bal.

Cela lui arrivait trois ou quatre fois par an,et dans ces occasions exceptionnelles, elle étendait le cercle deses invitations, sans les prodiguer toutefois, car elle tenaitavant tout à ne pas faire parler d’elle.

Et elle y avait réussi ; les journaux necitaient jamais son nom, et les demoiselles à la mode ne laconnaissaient pas.

Comment, sans se répandre, avait-elle réussi àgrouper autour d’elle des gens distingués ? Bien fin quil’aurait pu dire. On pouvait discuter là-dessus comme on discutesur la création du monde, dont nous voyons l’effet sans en voirclairement les causes. Mais personne ne contestait que sa maisonfût recherchée entre toutes et les plus difficiles briguaientl’honneur d’y être admis.

Le commandant Pierre d’Argental y avait étéprésenté par un général en retraite, qui était resté très mondainet qui ne se cachait pas trop d’aspirer à la main de l’opulenteveuve, quoiqu’il eût dépassé la soixantaine.

C’était même cette ridicule prétention quiavait suggéré à l’ex-chef d’escadron l’idée de faire épouser lacomtesse par Maxime de Chalandrey.

Maxime ne comptait pas de glorieux états deservices dans l’armée, mais Maxime avait toutes ses dents et tousses cheveux. Maxime était fait pour plaire à une jeune femmeintelligente ; et, puisqu’il ne refusait pas de tenterl’aventure, l’oncle Pierre n’avait pas perdu de temps pour offrir àson neveu cette planche de salut.

À neuf heures, il était venu chercher Maximeau cercle, et il l’avait trouvé en tenue de combat, c’est-à-direhabillé de noir et cravaté de blanc, mais sombre et préoccupé,comme un homme qui vient de passer par beaucoup d’émotionsdésagréables.

Il ne lui avait pas demandé pourquoi il avaitl’air si renfrogné et Maxime n’était pas d’humeur à le luiapprendre, car il redoutait les sermons, et il avait fait d’avancele sacrifice de sa soirée, résigné qu’il était à subir laprésentation, sauf à déclarer ensuite que la dame de l’avenueMarceau ne valait pas le sacrifice qu’il ferait en renonçant aucélibat.

L’oncle et le neveu n’échangèrent pas dixparoles pendant le trajet qu’ils firent en fiacre, et ce futseulement à la porte de l’hôtel, que le commandant dit àChalandrey :

– Mon cher, tu t’es laissé amener icid’aussi mauvaise grâce qu’un chien qu’on fouette, mais j’espère quetu ne me feras pas l’affront de rester maussade, lorsque je t’auraimis en présence de la comtesse.

– Pour qui me prenez-vous, mononcle ? répondit Maxime ; je ne m’engage pas à tomberamoureux d’elle, mais je vous promets d’être poli.

– Poli, ce n’est pas assez… et je comptesur l’effet de ses beaux yeux… ils t’inspireront.

– Je ne demande pas mieux.

Ils montèrent côte à côte le grand escalier,tout tapissé de fleurs, et ils entrèrent de front sans qu’on lesannonçât, dans un salon où ils trouvèrent une vingtaine depersonnes appartenant aux deux sexes.

Les hommes s’empressaient autour de madame dePommeuse, qui leur offrait du thé et qui, en apercevantM. d’Argental, les quitta aussitôt pour venir à sarencontre.

Maxime resta ébloui de sa beauté. Elle étaitpâle et brune comme la nuit, et elle avait des yeux à tomber àgenoux devant.

Grande avec cela et marchant bien.

Le commandant ne l’avait pas trop vantée.

– Madame, lui dit-il militairement, je nesuis qu’un vieux soldat et je manque à tous les usages en vousamenant, sans autorisation préalable, mon neveu, Maxime deChalandrey, que j’ai l’honneur de vous présenter… un garnement quise convertira peut-être, si vous voulez bien lui permettre derevenir chez vous.

Maxime ne s’attendait guère à être introduitde la sorte, et il donnait son oncle à tous les diables, mais sonembarras n’était rien au prix de l’émotion que trahissait le visagede madame de Pommeuse.

Elle était si troublée qu’au lieu de répondreavec la bonne grâce aisée d’une grande mondaine, elle balbutia unephrase inintelligible.

– Est-ce que vous le connaissiezdéjà ? demanda en riant M. d’Argental. J’en serais bienétonné, car il ne va que dans le mauvais monde.

Maxime ne comprenait rien à l’effet qu’ilproduisait, et il était presque tenté de croire qu’il avaitrencontré quelque part cette admirable femme.

Elle se remit très vite, et elle réponditgalamment :

– Vous ne vous trompez pas, chermonsieur. J’ai déjà vu aujourd’hui M. de Chalandrey. Ilne s’en souvient pas, et c’est tout naturel, car il ne m’a pasparlé ; je ne l’ai pas regardé et c’est tout au plus s’il a puapercevoir un instant ma figure.

L’oncle se posa en point d’interrogation.

– Monsieur m’a suivie, reprit en riant lacomtesse.

– Dans la rue !… il en est biencapable, s’écria le commandant.

– Mon Dieu, oui.M. de Chalandrey m’a suivie jusqu’à la porte d’une maisonde la rue Saint-Roch, mais je m’empresse de proclamer qu’il s’estabstenu d’y entrer avec moi… et j’ajoute que je ne lui en veux pasdu tout. Il aurait pu m’aborder, et il s’est tenu tout le temps àdistance respectueuse.

Maxime tombait de son haut, mais il retrouvabientôt l’aplomb qu’il avait perdu un instant.

– Pardonnez-moi, madame, dit-il d’un tonassez dégagé ; et ne vous en prenez qu’à l’élégance de votrepersonne. Elle m’a tellement frappé que je vous aurais suivie aubout du monde… mais vous me rendrez cette justice, que j’y ai misde la discrétion.

– Je viens de le déclarer hautement… etje suis très flattée de l’honneur que vous m’avez fait, mais vousavez dû mal penser de moi, en me voyant disparaître au fond d’uneallée noire ; c’est pourquoi je tiens à vous apprendre quej’allais chez un de mes pauvres… car j’ai des pauvres, monsieur…j’en ai même beaucoup… et je passe une partie de mon temps à lesvisiter.

– Il le sait, s’écria le commandant. Jele lui ai dit, chère madame… avec tout le bien que je pense devous. Ne lui tenez pas rigueur pour son étourderie, mais grondez-lebien fort, pendant que j’irai serrer la main au général Bourgas,que j’aperçois là-bas à une table de whist.

Et l’oncle s’éloigna, enchanté de laisser sonneveu en tête à tête avec la comtesse.

Chalandrey n’était pas fâché de rester seulprès de la veuve qui abordait si franchement les questionsdélicates, et de reprendre un entretien où les banalités d’usagen’avaient plus rien à faire.

Il ne doutait pas de ce que disait madame dePommeuse, mais il s’étonnait de sa hardiesse. Rien n’obligeaitcette comtesse à raconter à M. d’Argental que le jeune hommequ’il lui présentait l’avait suivie, comme il aurait suivi lapremière jolie fille venue.

Maxime s’étonnait aussi qu’elle l’eût reconnuà première vue, et il s’étonnait encore plus, qu’elle eût toutd’abord perdu contenance en se trouvant face à face avec le hérosd’une petite aventure dont elle n’avait pas à rougir.

Il commençait même à penser qu’elle avait misen avant cette rencontre insignifiante pour expliquer – assezmaladroitement – une émotion qui avait une cause plus sérieuse.

– Je compte sur votre indulgence,reprit-il, et je vous promets de ne plus recommencer.

– Si vous recommenciez, dit-elle ensouriant, je ne chercherais plus à vous éviter. Je viendrais à vouset je vous avertirais charitablement que je suis chez moi, tous lessamedis, et que, pour causer, on y est beaucoup mieux que dans larue.

– Alors, vous me permettez derevenir ?

– Non seulement je vous le permets, maisje vous en prie. Votre oncle est un de mes bons amis, et je luisais gré de vous avoir amené. Ce soir, vous entendrez chanter unejeune fille charmante, qui a beaucoup de talent, et j’espère quevous ne vous ennuierez pas. Samedi prochain, Coquelin, de laComédie-Française, nous dira un monologue.

Maxime n’écoutait plus madame de Pommeuse. Ilregardait une bague qu’elle portait au petit doigt.

– Bon ! dit gaiement la comtesse,voilà que vous vous ennuyez déjà, car vous n’êtes plus du tout à laconversation ; me ferez-vous la grâce de m’apprendre à quoivous pensez pendant que je m’évertue à vous vanter les charmes demes soirées ?

» Est-ce ma main qui vous donne desdistractions ?

– Non, répondit Maxime en regardantfixement madame de Pommeuse ; c’est votre bague.

– Vous manquez une bonne occasion de mefaire un compliment… mais je ne les aime pas et on m’a dit assezsouvent que j’avais une jolie main.

– Une main adorable… mais… cettebague ?

– Eh bien, elle a pour chaton un œilde chat. C’est une pierre assez rare. J’y tiens beaucoup,parce qu’elle me vient de mon père. Elle passe aussi pour porterbonheur… je ne m’en suis pas encore aperçue… mais n’en avez-vousdonc jamais vu une pareille… L’œil de chat est pourtanttrès à la mode.

La comtesse parlait vite et elle affectait deplaisanter, mais sa voix s’altérait et elle changeait devisage.

Maxime comprenait maintenant pourquoi elles’était troublée, lorsque son oncle l’avait présenté. Tous sessouvenirs d’une dramatique aventure lui revenaient à la fois ;il reconnaissait la voix qu’il avait entendue, il reconnaissait lamain qu’il avait baisée et il s’étonnait de n’avoir pas deviné plustôt que madame de Pommeuse et la dame masquée du voyage en fiacren’étaient qu’une seule et même personne.

Elle l’avait reconnu tout de suite, elle, etil fallait qu’elle eût une grande puissance sur elle-même pouravoir repris si vite son sang-froid.

Mais, depuis qu’il était question de la bague,elle perdait évidemment la tête, et il ne tenait qu’à Maxime de luifaire confesser la vérité.

Il eut pitié d’elle et il lui ditdoucement :

– J’en ai vu une toute semblable et unemain aussi belle que la vôtre… dans des circonstances que je n’aipas oubliées… et que je n’oublierai jamais.

– Pas plus que je ne les oublierai, ditvivement la comtesse. À quoi bon feindre ?… À quoi bonmentir ? Oui, c’était moi. Et maintenant que je sais qui vousêtes, je me reproche d’avoir tant tardé à vous remercier du serviceque vous m’avez rendu.

– Comment ! elle avoue ! sedisait Maxime, stupéfait.

– Votre conduite a été celle d’un galanthomme et je me dois à moi-même de vous expliquer la mienne… autantque je puis le faire, sans trahir des secrets qui nem’appartiennent pas.

– Bon ! pensa Maxime. Le sermentqu’elle a prêté sur le cadavre du pendu. Quel aplomb !

– Quand je me suis jetée dans la voitureoù vous étiez, je venais de passer la nuit, près d’une malade… unemalheureuse femme à laquelle je m’intéresse tout particulièrement.Si vous me faisiez l’injure d’en douter, il ne tiendrait qu’à vousde vous en assurer en allant la voir dans cette maison de la rue duRocher… elle demeure au cinquième étage et elle s’appelle JulieGranger.

– À Dieu ne plaise que j’en doute,madame… et je n’ai nul besoin d’en savoir davantage.

– Mais, moi, je veux que vous sachieztout… du moins, tout ce que je puis vous dire en ce moment. Un jourviendra, je l’espère, où je n’aurai plus rien à vous cacher.Maintenant, je dois me taire sur l’homme qui m’espionnait. Vous nepouvez plus supposer que c’était mon mari, puisque vous savez queje suis veuve. Faites-moi l’honneur de croire que ce n’était pasmon amant.

– Parbleu ! non, réponditmentalement Maxime ; c’est l’autre qui est ou qui a étél’amant… celui qui a empoché les trente mille francs.

– Cet homme possède un secret qui me metpresque à sa merci… Un secret dont je n’ai pas à rougirpersonnellement… mais le sort de quelqu’un qui me touche de prèsest entre ses mains… et s’il avait su où j’allais, il n’aurait pasépargné ce… cette personne.

» Grâce à vous, j’ai pu lui échapper… etbientôt je n’aurai plus rien à craindre ni pour moi ni pour unautre.

– Je vous jure, madame, que je ne vousdemande rien de tout cela.

– J’ai fini. Vous m’avez menée où jevoulais aller et vous avez eu la loyauté de ne pas me suivre. Jevous en suis profondément reconnaissante et je ne puis mieux faireque de vous promettre de compléter plus tard le récit de ma tristeaventure.

Maxime se rappela tout à coup qu’elle nepouvait pas se douter qu’il avait assisté aux scènes du pavillon,et il s’expliqua enfin qu’elle n’eût pas nié le reste.

Il ne songea pas un seul instant à luidéclarer qu’il en savait beaucoup plus long qu’elle ne voulait luien apprendre. Il eut même la délicatesse de feindre d’acceptercomme vraie cette confession tronquée, mais il se promit d’en faireson profit, c’est-à-dire de ne plus prétendre à la main d’une femmequi avait tant de secrets à garder.

Et l’idée lui vint de lui rendre un dernierservice en lui signalant, pour la mettre sur ses gardes, ladécouverte du cadavre ramassé dans le fossé des fortifications.

Il était bon qu’elle fût avertie que la policeallait peut-être mettre la main sur les assassins qui avaient faitd’elle leur complice.

– Madame, lui dit-il, je suis très flattéde la confiance que vous m’accordez, mais vous attachez vraimenttrop d’importance à une histoire très simple. Je ne me souvenaispresque plus de notre voyage au boulevard Bessières ; demain,je ne m’en souviendrai plus du tout. J’avoue cependant que, cematin, j’étais inquiet. Je venais de lire dans un journal qu’on atrouvé près de la porte de Clichy, le corps d’un malheureux qui aété étranglé… et je me suis demandé ce qu’il était advenu de vousqui m’aviez quitté justement devant cette porte, pour vous lancertoute seule sur un chemin désert. Mais me voilà rassuré, puisque jevous revois.

– Un homme étranglé ! balbutia lacomtesse, tout émue.

– Mon Dieu, oui. Il paraît qu’il avaitencore la corde au cou. Joli quartier que celui-là !

– Et… on ne sait pas où ce crime a étécommis ?…

– Non ; jusqu’à présent on neconnaît pas le nom de la victime. Le cadavre est exposé à laMorgue. On l’y reconnaîtra peut-être. Mais… pardon de vousentretenir de choses lugubres, et de vous retenir si longtemps… jedois faire des jaloux, car je m’aperçois qu’on nous regarde.

– Vous avez raison, monsieur, dit madamede Pommeuse ; mes amies me réclament, et le commandantmanœuvre pour se rapprocher de nous. Permettez-moi donc de vousquitter… pas pour longtemps, je l’espère.

Et la comtesse ajouta en souriant àdemi :

– Ne dites pas trop de mal de moi à votreoncle.

Maxime s’inclina, sans répondre, et la laissarejoindre ses invités groupés autour de la table où le thé étaitservi.

M. d’Argental n’attendait que ce momentpour interroger son neveu qu’il n’avait pas perdu de vue un seulinstant.

– Eh ! bien ? lui demanda-t-ilen lui prenant le bras pour l’entraîner dans un coin du salon, ilme semble que tout a très bien marché, pour une première entrevue.Un grand quart d’heure de tête-à-tête avec la belle desbelles !… tu n’as pas à te plaindre.

– Et je ne me plains pas.

– Bon ! mais comment latrouves-tu ?

– Charmante.

– Et tu lui as plu, j’ai vu ça tout desuite. Alors, ça ira très vite. C’est donc vrai que tu l’as suivie,aujourd’hui, sans la connaître ?… Tu as été joliment bieninspiré. Rien ne flatte l’amour-propre des femmes comme de faireune conquête dans la rue… surtout la conquête d’un garçon tournécomme tu l’es… et respectueux, par dessus le marché. Tu vois cequ’on gagne à se comporter convenablement… si tu lui avais adressédes galanteries à la hussarde, tu aurais gâté ton affaire…

– Qui sait ? interrompit en riant lesceptique neveu.

– Oh ! toi, tu ne crois pas à lavertu des femmes.

– Vous n’y croyez pas beaucoup plus quemoi, mon cher oncle.

– Je crois à la parfaite honnêteté demadame de Pommeuse. Celle-là, tu peux l’épouser, les yeux fermés…et il me paraît que le mariage est en bon train. Si tu m’en crois,tu ne laisseras pas traîner l’affaire. Le hasard t’a servi àsouhait. Profite de l’excellente impression que tu as produite etpousse ta pointe vivement.

» Je me chargerai de faire la demandequand tu voudras. Tâche que ce soit bientôt.

– Oh ! rien ne presse.

– Comment, rien ne presse !…attendras-tu pour te présenter que tu sois complètementruiné ?… ça ne tardera guère du reste, si tu continues à teflanquer des culottes de trente mille francs… deux en moins d’unesemaine, c’est trop, mon bonhomme, et il est grand temps d’arrêterles frais, en épousant la comtesse.

Maxime avait bonne envie de répondre : jene l’épouserai jamais, mais il aurait fallu expliquer pourquoi etil ne voulait pas raconter au commandant son aventure avec la dame.Il avait pitié d’elle et pour rien au monde, il n’aurait trahi laconfiance qu’elle avait mise en lui.

– Nous verrons cela, répondit-ilévasivement.

– C’est tout vu ! s’écria l’oncle.Tu n’as pas d’autre moyen de te tirer d’affaire et tu neretrouveras jamais une pareille occasion. Madame de Pommeuse, je tele répète, a cent cinquante mille francs de rente ; tuconviens toi-même qu’elle est charmante, et cependant tu me faisl’effet de manquer d’enthousiasme.

» Qu’as-tu à dire contre elle ?

– Absolument rien. Mais, en vérité, vousallez trop vite. Je ne peux pas me jeter à sa tête et je ne supposepas qu’elle va se jeter à la mienne. Elle m’a engagé à revenir chezelle ; je reviendrai et quand nous nous connaîtrons mieux…

– Prends garde de te laisser couperl’herbe sous le pied. Elle est très demandée, mon cher ; et ily a ici de jolis messieurs qui lui font une cour très serrée. J’envois même un que je ne connaissais pas encore… ce grand blond quicause avec elle, là-bas.

L’oncle et le neveu s’étaient cantonnés dansl’embrasure d’une fenêtre, et, depuis qu’ils s’y tenaient, ilsn’avaient pas fait attention à ce qui se passait à l’autre bout duvaste salon, ni aux personnages qui arrivaient.

Des groupes s’étaient formés. Les amis de lacomtesse entouraient une nouvelle venue, et la comtesse avaitentamé une conversation avec un jeune homme qui, lui aussi, venaitd’entrer.

– Ce grand blond ! s’écriaMaxime ; mais je le connais… c’est Lucien Croze.

– Qui ça, Lucien Croze ? demanda lecommandant.

– Un ancien camarade à moi… Nous avonsfait notre volontariat ensemble. Du diable si je me doutais qu’ilfréquentait chez des comtesses !

– Et il y est très bien accueilli, mafoi !… on jurerait que celle-ci lui fait les yeux doux. Unrival, mon cher !… et un rival dangereux, car il est très beaugarçon.

– Sans compter que madame de Pommeuse,étant brune, doit aimer les blonds… en vertu de la loi descontrastes.

– Et tu en prends gaiement tonparti !… Je commence à croire que tu mourras célibataire… etruiné… ça te regarde, mon petit… comme on fait son lit, on secouche… et si tu finis sur un grabat, ce ne sera pas faute d’avoirété averti. J’en ai assez de te prêcher et je vais faire un whistavec le général.

Chalandrey ne chercha point à retenir sononcle qui lui posait des questions embarrassantes. Il aimait bienmieux s’aboucher avec son ami, Lucien, et lui demander comment ilconnaissait la comtesse.

Justement, Lucien venait de quitter madame dePommeuse et c’était le vrai moment de l’aborder.

Les deux amis se rencontrèrent au milieu dusalon, assez loin des femmes qui s’étaient rapprochées du piano etdes whisteurs, relégués dans un coin.

Lucien tout surpris, s’écria :

– Toi, ici, mon vieux Maxime !…Oh ! que je suis content !

– Et moi donc ! répondit Chalandrey,en lui serrant énergiquement la main.

– Tu ne peux pas l’être autant que moi.C’est la première fois que j’y viens et ce qui m’étonne le plus,c’est de m’y voir… tandis que toi qui es un habitué…

– Pas du tout, avant ce soir, je n’yavais jamais mis les pieds.

– Mais tu es dans ton monde… et je nesuis qu’un pauvre diable d’employé.

– On ne s’en douterait pas, cher ami. Tuportes à merveille l’habit noir et la cravate blanche. Je croismême que tu as donné dans l’œil à la comtesse.

– Quelle femme adorable ! Elle m’afait un accueil !…

– Que tu mérites bien… Mais tu laconnaissais déjà, je suppose ?

– Non, j’ai été invité par raccroc. Masœur chante quelquefois dans les salons… pas pour rienhélas !… nous n’avons pas de fortune et elle est obligéed’utiliser son talent…

– Je croyais qu’elle faisait de lapeinture.

– Elle est musicienne aussi et elle a unevoix superbe. Elle aurait de grands succès au théâtre, mais ellen’a jamais voulu y entrer, parce qu’elle est avant tout honnêtefille. Elle se contente de chanter dans des concerts et encore… àcondition que je sois là. Elle exige qu’on m’invite… et je melaisse inviter.

» Du reste, nous n’allons que là où ilnous plaît d’aller. Mais je ne regrette pas d’avoir accepté lesoffres de madame de Pommeuse, puisque je t’ai trouvé chez elle.

– Alors, elle est ici, ta sœur ?

– Naturellement… et toutes ces dames luifont fête… Tu l’entendras tout à l’heure.

– J’espère bien que tu vas me présenter àelle.

– Très volontiers. Je lui ai parlé denotre rencontre matinale dans la rue du Rocher. Elle désirebeaucoup te connaître… et je lui avais annoncé ta visite…

– Pour demain. C’est dit… notre déjeunertient toujours… et après, nous irons voir la manufacture de Sèvres…je suis bien allé aujourd’hui au musée du Louvre.

– Je crains que, demain, Odette ne soitpas disposée à entreprendre une longue promenade… la soirée demadame de Pommeuse finira sans doute assez tard et ma sœur serafatiguée. Moi, j’ai des comptes à vérifier pour mon patron et mondimanche y passera.

– Alors, nous remettrons à huitaine ledéjeuner et la partie. Mais présente-moi tout de suite.

– Je ne demande pas mieux. Odette estlà-bas, fort entourée. Rapprochons-nous, et dès qu’elle sera un peuplus seule, nous l’aborderons.

Ils se dirigèrent ensemble vers le piano, queles invités de la comtesse leur masquaient. Ils y arrivèrent aumoment où ces dames rompaient le cercle, et Maxime pensa tomber deson haut en se trouvant tout à coup face à face avec la jeune fillequ’il avait vue, ce jour-là, copiant un portrait de Rubens dans lesgaleries du bord de l’eau.

– Ma chère Odette, dit aussitôt Lucien,voici mon ami, Maxime de Chalandrey…

Odette rougit et fronça le sourcil, enreconnaissant le galant malavisé qui s’était permis de lui écrireune déclaration.

– Qu’as-tu donc ? lui demanda sonfrère.

Maxime eut l’esprit de comprendre que c’étaità lui d’éclaircir la situation.

– Mon cher Lucien, dit-il gaiement, j’aifait une sottise tantôt et je te prie d’intercéder pour moi.

– Comment ?… quesignifie ?…

– J’ai rencontré mademoiselle au Louvre…sa beauté m’a tellement frappé que, n’osant pas lui adresser laparole, je me suis conduit comme un collégien… tu sais qu’aurégiment, j’avais déjà la manie de rimailler…

– Quoi !… c’était toi !interrompit Lucien en riant.

– Mademoiselle t’a donc raconté cetteridicule histoire ?

– Mais, oui… et elle m’a montré tes vers…qui ne sont pas trop mauvais… autant que je suis capable d’enjuger. Ton crime n’est pas bien gros et je suis sûr que ma sœur net’en veut pas du tout.

La physionomie d’Odette disait assez qu’elleavait déjà pardonné. Elle tendit la main à l’ami de son frère avecune bonne grâce parfaite et un air de franchise qui charmaChalandrey.

Une sotte se serait fâchée, une prude luiaurait fait froide mine. Odette prenait la chose gaiement.

– Je suis bien sûr que celle-là n’a pasde secrets, si dit Maxime en pensant à ceux de madame de Pommeuse,qui n’était pas loin.

Elle causait avec une vieille dame et elle laquitta pour venir rejoindre les trois jeunes gens qu’elle n’avaitpas cessé d’observer du coin de l’œil.

– Vous vous connaissez donc ? leurdemanda-t-elle en souriant.

– Lucien Croze et moi, oui, madame, etdepuis longtemps, répondit Chalandrey. Mais je n’avais pasl’honneur de connaître mademoiselle.

– Eh bien ! la connaissance estfaite… et j’en profite pour vous demander un service. Êtes-vousmusicien ?

– Un peu.

– L’êtes-vous assez pour remplacerl’accompagnateur que j’avais commandé et qui me fait faux bond.

– J’essaierai… mais je ne réponds derien.

– Nous excuserons les notes fausses, etnous tâcherons de n’entendre que la voix de mademoiselle Croze.

– Alors, je me risque.

– Les partitions sont sur le piano.Mademoiselle choisira. Venez, monsieur, ajouta la comtesse ens’adressant à Lucien. Je prétends vous garder près de moi pendantque mademoiselle votre sœur chantera.

Et elle emmena le jeune caissier tout fier des’asseoir à côté de madame de Pommeuse, qui l’avait littéralementsubjugué.

Maxime, ravi de rester en tête à tête avecOdette, ne perdit pas de temps pour la conduire au piano.

Il bénissait la comtesse et il la soupçonnaitde chercher à accaparer Lucien, mais il ne lui en voulait pas pourcela, car il sentait bien qu’il ne pourrait jamais aimer que lablonde aux yeux noirs, quoiqu’eût pu dire l’oncle d’Argental.

Il s’agissait de profiter des instantsd’isolement pour déclarer sa flamme à mademoiselle Croze, non plusen vers, comme au Louvre, mais à mots couverts, discrètement,timidement pour commencer. Il était destiné à la revoir souvent etil n’avait plus besoin de brusquer les choses. Il lui suffisaitqu’elle comprît, ce soir-là, qu’il l’aimait.

La situation se prêtait assez mal à sesprojets. La jeune fille était venue là pour chanter. Il fallaitqu’elle chantât, et il n’est pas commode d’intercaler desdéclarations entre les vocalises d’un air qu’on accompagne.

Mais il y a les préparatifs et Maxime ne sefit pas faute de les prolonger.

– Qu’allez-vous nous dire,mademoiselle ? demanda-t-il en remuant les partitions.

– J’avais l’intention de commencer par unmorceau de Don Juan de Mozart… celui que chante Zerline, au premieracte… Mais l’accompagnement est assez difficile et je crains…

– Que je ne m’en acquitte fort mal.Rassurez-vous, mademoiselle. Je raffole de Mozart et je sais parcœur tout l’opéra de Don Juan.

Maxime se vantait, assurément. Il était sibien doué qu’il pouvait déchiffrer à première vue n’importe quellemusique, mais il allait plus souvent à l’Opéra pour le ballet quepour entendre les œuvres des maîtres.

Et il avait, sans le savoir, touché la cordesensible de la jeune fille qui s’écria :

– Je suis heureuse que vous aimiezMozart. Moi, je l’adore depuis que je suis au monde.

– Donc, nous sympathisons, mademoiselle,puisque nous avons les mêmes goûts… J’aime aussi Rubens…

– Je le sais… il vous a inspiré desvers…

– Ne vous moquez pas de moi, je vous ensupplie… j’avais perdu la tête… C’est l’effet du coup defoudre…

– Mais vous voilà remis, j’espère.

– Remis, oh ! non… Seulement, jesais maintenant que vous êtes la sœur de mon ami Lucien, et je…

– Les amis de mon frère sont les miens…Mais je m’aperçois qu’on nous attend… Si nouscommencions ?

– Pardonnez-moi, mademoiselle… Je cherchecette partition et je ne la trouve pas.

– Vous l’avez sous la main, dit-elle enriant.

– C’est vrai… Je ne sais ce que jefais.

– Est-ce toujours la suite du coup defoudre ?

– Je n’en guérirai jamais, murmura Maximeen regardant passionnément la jeune fille.

Il était temps que ces préliminaires prissentfin. On commençait à chuchoter dans le salon : les femmes sousleurs éventails et les hommes en se parlant à l’oreille.

Les joueurs de whist avaient suspendu polimentleur partie et Maxime remarqua que son oncle s’agitait beaucoup sursa chaise.

– Il me fait les gros yeux, parce qu’ils’aperçoit que je préfère la demoiselle à la veuve, pensal’indocile neveu du commandant. Ça m’est parfaitement égal.

Il plaqua des accords et Odette attaqua sonair avec un brio incomparable.

Elle avait un vrai talent de prima donna et iln’aurait tenu qu’à elle de gagner beaucoup d’argent à la scène. Savoix aurait rempli n’importe quelle scène de théâtre et on voyaitbien qu’elle ne la donnait pas toute entière, mais cette voix decristal avait peut-être encore plus de charme dans le salon de lacomtesse.

Quand elle eut fini, ce fut une explosion debravos, absolument comme à l’Opéra.

Maxime n’avait pas trop mal accompagné et lachanteuse l’en complimenta tout bas. Mais il ne fallait plus songerà reprendre la douce causerie. Les invités, mis en goût,demandaient un autre morceau et la jeune fille ne se fit pas prierpour les satisfaire. Elle en dit quatre, choisis dans les œuvresdes maîtres, et elle termina par un air ancien, une vieille romancede Martini qu’elle chanta délicieusement.

Cette fois, ce fut de l’enthousiasme. Quelquesfemmes sentimentales pleuraient, attendries par la romance. Madamede Pommeuse, qui ne pleurait pas, se leva et vint embrasser Odette,toute confuse de son succès.

La comtesse s’empara d’elle, la fit asseoir àla place que Lucien venait de quitter et se mit à la féliciter, enlui tenant les deux mains, pendant que ses amies entonnaient enchœur les louanges de la jeune artiste.

Maxime n’avait rien à faire là ; ils’était déclaré et il était sûr qu’Odette l’avait compris.

Il ne lui restait plus qu’à dire au frère cequ’il pensait de la sœur et à lui demander quand il pourrait larevoir.

Lucien Croze s’était réfugié tout au fond dusalon après une longue séance auprès de madame de Pommeuse, etsavourait à l’écart le bonheur qu’il venait de goûter. La comtesseavait fondu la glace du caractère de ce garçon froid et réservé. Iln’était plus le même homme. Ses yeux brillaient ; sa figurerayonnait.

Maxime, qui s’y connaissait, comprit tout desuite.

– Lui aussi, murmura-t-il ; luiaussi, il a reçu son coup de foudre. Mais celle qui l’a foudroyé meparaît bien calme. Décidément, c’est une femme très forte.L’explication qu’elle vient d’avoir avec moi l’a troublée uninstant, mais c’est déjà passé. Elle rit avec ses amis comme sielle n’avait rien à craindre des bandits qui l’ont surprise dans lepavillon, ni de la police qui cherche les assassins du pendu, ni dujoli monsieur qui lui a extorqué trente mille francs, ni dumystérieux personnage qui la surveille. Cette veuve est une énigmedont je ne me charge pas de trouver le mot… Et mon brave oncle laprend pour une fleur d’innocence et un parangon de vertu !… jene le désillusionnerai pas, mais je n’en ferai qu’à ma tête.

Ce monologue fut interrompu par Lucien quivint à la rencontre de Chalandrey et qui l’aborda en lui disantavec feu :

– Ah ! mon ami, quellefemme !

– La comtesse ? répliqua en riantMaxime. Elle est adorable… et je te fais mon compliment, car jesuis certain que tu lui as beaucoup plu.

– J’en doute… et je regrette de l’avoirvue.

– Pourquoi donc ?

– Parce que j’ai peur de tomber amoureuxd’elle.

– Et quand cela t’arriverait ?…

– Je serais malheureux toute ma vie. Elleest comtesse, elle est riche et je ne suis qu’un pauvre diable.

– L’amour rapproche les distances.

– Jamais madame de Pommeuse neconsentirait à m’épouser ?

– Ah ! s’il te faut lemariage ?

– Veux-tu dire qu’elle consentirait àêtre ma maîtresse ?

– Qui sait ?

– Ce que je sais, c’est que je nevoudrais pas être son amant.

– Peste ! Tu es bien difficile.

– Non, je suis raisonnable. Une liaisonavec une femme bouleverserait toute mon existence, et je n’ai pasle droit de disposer de moi. Je ne m’appartiens pas… j’ai charged’âmes.

– Comment ?… charged’âmes ?

– Mais, oui ; j’ai Odette. Tu necomprends pas, parce que tu n’as pas de sœur, parce que tu as de lafortune et parce que tu n’as jamais eu à penser qu’à toi. Mais…laisse-moi te raconter mon histoire. Au régiment, je ne t’en aijamais parlé et tu as pu croire que j’étais, comme toi, un fils defamille. Mon père vivait encore, après avoir honorablement servidans l’armée, il était retraité capitaine et il occupait dans unecompagnie d’assurance un emploi très bien rétribué. Ma mère étaitmorte depuis longtemps. Je l’ai à peine connue et Odette ne l’a pasconnue du tout. Quand nous avons perdu notre père, elle étaitencore en pension. Il nous laissait, en tout et pour tout, soixantemille francs, péniblement économisés sur son traitement… à peine dequoi vivre… à deux. C’est alors qu’il m’a fallu, comme on ditmaintenant, combattre pour la vie, et je me suis tiré d’affaire, àforce de persévérance et d’énergie.

– Tu n’en as que plus de mérite.

– Oh ! ma chère petite sœur m’availlamment secondé. Elle est arrivée très vite à se suffire àelle-même, pendant que je faisais mon chemin dans une maison debanque. Aujourd’hui, nous n’avons plus à redouter la misère, maisc’est à condition d’être toujours sur la brèche.

– Que deviendrions-nous, si je perdais maplace ?… Et je la perdrais infailliblement, si…

– Si tu t’amourachais d’une cocotte…parce que tu pourrais te laisser aller à faire des dépenses folles…Mais quand tu deviendrais le préféré de madame de Pommeuse…

– Ce serait bien pis. Je ne penseraisplus qu’à elle… Je lui consacrerais tout mon temps… et puis, j’ailà-dessus des idées très arrêtées. Je ne veux pas donner prise à lacalomnie.

– Tu pousses trop loin le scrupule.Personne ne t’accuserait d’exploiter la situation. Ton passé répondpour toi.

– N’importe. Ce serait déjà trop qu’on mesoupçonnât.

– Mais, mon cher, si tu épousais lacomtesse, on dirait que tu l’épouses pour son argent.

– Aussi je ne l’épouserai-je pas.

– Alors, tu es résigné d’avance à végéterdans la médiocrité jusqu’à la fin de tes jours ?

– Oui, plutôt que de manquer à mesprincipes.

– C’est très beau les principes… mais tules exagères. À ce compte-là, on ne se marierait qu’entre égaux… etle monde finirait. Alors, tu trouverais mauvais que ta sœur s’unîtà un homme plus riche qu’elle ?

– Ma sœur fera ce qu’elle voudra. Je laconnais assez pour être sûr qu’elle ne se trompera pas quand ellechoisira un mari. Je crois, du reste, qu’elle n’y songe guère. Nousvivons heureux… et elle est aussi contente de son sort que je lesuis du mien…

– Jusqu’au jour où une inclinationviendra déranger votre bonheur… négatif… car il est le fait deprivations, votre bonheur.

– Tu te trompes, mon cher Maxime. Il nenous manque rien et nous ne souhaitons rien tant que de restercomme nous sommes.

– Alors, je déclare que je vous admire…elle surtout… mais enfin, si l’un de vous deux se mariait à songré, je suppose que l’autre ne s’en fâcherait pas.

– Non, certes, car nous sentons de mêmeet nous voyons de même. Qui plaît à l’un plaît à l’autre.

– Alors, je me félicite d’être tonami.

– Veux-tu dire que tu aspires à plaire àma sœur ?

– J’en serais très fier et je te prie decroire à la pureté absolue de mes intentions. Elle ne me connaîtpas encore pour que je me permette des les lui déclarer… il mesuffit qu’elle ne me défende pas d’espérer.

– Parles-tu sérieusement ? demandaLucien Croze, en regardant son ami dans le blanc des yeux.

– Ce serait m’offenser que d’en douter.Oh ! je sais bien qu’il me faudra faire mes preuves. Je lesferai… si tu veux me prendre à l’essai.

– Comment l’entends-tu ?

– J’entends que, toi et moi, nousrenouerons notre bonne camaraderie d’autrefois… que nous nousverrons le plus souvent possible, que tu m’autoriseras à tâcher deme faire agréer par mademoiselle Odette… et que, si j’y parvenais,tu ne t’opposerais pas à notre mariage, sous prétexte que j’aiencore un peu de fortune… qui ne durera pas longtemps si je suiscondamné à rester garçon.

Lucien, le sage Lucien, ne savait que répondreà une ouverture si inattendue.

– La preuve que je suis de bonne foi,reprit Maxime de Chalandrey, c’est que je vais, dès ce soir, parlerde mes projets à mon oncle. Je ne te cacherai pas qu’il s’était misen tête de me faire épouser madame de Pommeuse. Mais je suis commetoi, je ne veux pas me marier pour de l’argent. Et si je n’ai pasle bonheur de plaire à mademoiselle Odette, je ne me marierai pasdu tout… Je mangerai ce qui me reste… Je le mangerai pourm’étourdir… et après je m’engagerai.

» Tiens ! le voilà qui vient à nous,mon oncle. Veux-tu que je lui dise tout cela devant toi ?…après t’avoir présenté, bien entendu.

– Non… non, je t’en prie. Dieu sait cequ’il penserait de moi ! Odette me fait signe de revenir prèsd’elle. Je te laisse avec lui.

Lucien s’esquiva pour aller rejoindre sa sœur,que la comtesse n’avait pas quittée, et le commandant aborda sonneveu par ces mots :

– Est-ce que tu deviens fou ? Tucauses avec ton concurrent, au lieu de faire ta cour à lacomtesse ! Et tu réserves toutes tes amabilités pour unechanteuse à gages ! Elle est jolie, cette petite, et jeconçois qu’elle t’ait donné dans l’œil ; mais tu prends malton temps pour lui dire des douceurs. La comtesse doit êtrefurieuse contre toi.

– Je ne crois pas… mais quand elle leserait… je m’en consolerais.

– Alors tu ne tiens pas àl’épouser ?

– Oh ! pas du tout. Et je suisconvaincu qu’elle ne songe pas à m’offrir sa main.

– Te l’offrir, non… mais tel’accorder ?…

– Pas davantage et je ne la luidemanderai pas. J’ai d’autres visées. Je suis amoureux.

– Depuis quand ?… et de qui, bonDieu !

– Depuis ce soir. J’aime mademoiselleOdette Croze, sœur de mon ami Lucien et fille d’un bravesoldat.

– Cette marchande de roulades ?

– Oui, mon cher oncle ; c’est elleque j’épouserai… si tant est que je me marie, car je ne suis pascertain qu’elle voudra de moi.

– Et tu oses me dire cela enface ?

– Je n’ai rien de caché pour vous et jen’ai jamais su mentir. Mais de quoi vous plaignez-vous ? Jerenonce à la vie de garçon que vous me reprochiez de mener. Mevoilà converti à vos idées… et je ne fais que suivre vosconseils…

– Je ne t’ai jamais conseillé de prendreune femme qui n’a pas le sou.

– Il me reste assez de fortune pourdeux.

– Décidément, je crois que tu te moquesde moi.

– Dieu m’en garde, mon cher oncle. Jen’ai jamais été si sérieux. Je viens de me jurer à moi-même de neplus toucher une carte.

– Serment de joueur, sermentd’ivrogne.

– Vous verrez. Je vais commencer une vienouvelle… à telles enseignes que, un de ces jours, je donnerai madémission du cercle.

– Tout ça pour les beaux yeux d’unepéronnelle !

– Quand vous la connaîtrez, vous neparlerez pas d’elle sur ce ton-là.

– J’espère bien ne jamais laconnaître.

– Même quand elle sera votre nièce.

– Jamais, te dis-je. Je ne suis pas tonpère et, par conséquent, je n’ai pas le droit de t’empêcher defaire une sottise, mais il ne sera pas dit que je m’y associerai,en continuant à te voir, après ce beau mariage. Je ne mettrai plusles pieds chez toi… et je te trouve si bête que je ne regretteraique ton Sauterne.

Cette boutade fit rire Maxime et dérida un peule commandant qui reprit sur un ton moins vif :

– Mon cher, j’ai tort de m’emporter. Tues libre, après tout, de te gouverner à ta guise. Mais mon devoirétait de t’avertir que tu te prépares un triste avenir… plus tristeque si tu restais célibataire et ruiné. On supporte la ruine, quandon est bien trempé. On ne supporte pas la gêne en ménage… or, cesera la gêne, pour toi qui es habitué à dépenser sans compter. Etsi tu as des enfants, ils seront obligés de travailler pourvivre.

» Maintenant, j’ai dit et je vaisretrouver cet excellent général Bourgas qui réussira peut-êtreauprès de la comtesse, puisque tu lui laisses le champ libre.

– Grand bien lui fasse !… quant àmon ménage, ne vous inquiétez pas… il ira tout seul et vousviendrez dîner chez nous.

Cette fois, le commandant, au lieu derépondre, se mit à chantonner, sur un air connu :

Gai ! gai ! marions-nous, mettons-nousdans la misère.

– Une misère dorée, mon cher oncle ;car…

Gai ! gai ! marions-nous,mettons-nous la corde au cou.

Maxime, désespérant d’en tirer autre chose quece refrain populaire, tourna le dos à M. d’Argental qui leplanta là.

Il ne faut quelquefois qu’un mot pourréveiller un souvenir et l’amoureux d’Odette se mit à répéter toutbas :

– Oui… la corde au cou… comme le penduqu’on a trouvé dans le fossé des fortifications… c’est madame dePommeuse qui l’a tirée cette corde-là… et quand il n’y aurait quecette aventure pour m’empêcher de l’épouser… si je lui parlaismaintenant, je crois que je lui dirais que j’ai tout vu… J’aimemieux aller me coucher.

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