L’oeil du chat – Tome I

Chapitre 4

 

Le lendemain de la soirée de madame dePommeuse, Maxime de Chalandrey s’était demandé, en se levant, cequ’il allait faire de ce dimanche qu’il aurait bien voulu passeravec son ami et surtout avec la sœur de son ami.

C’était malheureusement une partie manquée,puisque le jeune caissier devait être retenu toute la journée à sonbureau.

Maxime n’aurait pas osé se présenter, sanslui, rue des Dames.

Il avait pu, la veille, au musée, risquer unbillet doux, alors qu’il prenait mademoiselle Croze pour uneartiste émancipée, mais maintenant qu’il la connaissait, il n’étaitplus tenté d’user avec elle de procédés cavaliers.

Et c’était la meilleure preuve qu’il l’aimaitsérieusement, car l’amour vrai ne va pas sans le respect, etjusqu’à ce jour, Maxime n’avait guère respecté que les vieillesfemmes et les femmes laides.

Il avait déclaré ses intentions au frère etobtenu la permission de venir faire sa cour à mademoiselle Odette,mais pour profiter de cette permission, il lui fallait attendre queLucien pût assister au moins à la première visite. Et comme Lucienn’était libre qu’une fois par semaine, l’entrevue se trouvaitretardée de huit jours, au grand chagrin de l’amoureux Maxime.

Il n’était pas homme à en prendre son parti etil espérait bien inventer un moyen d’abréger ce délai, mais ilavait beaucoup d’autres sujets de préoccupation.

Depuis la veille, sa vie était orientéeautrement. Il avait, comme Saint-Paul, trouvé son chemin de Damas,et il ne songeait plus qu’à faire son salut en se mariant – passelon le vœu de son oncle – mais très légitimement.

Il ne s’agissait de rien moins que d’uneréforme radicale : renoncer au jeu, aux drôlesses, aux joyeuxsoupers : en un mot, mettre bas ce qu’on appelait autrefoisl’équipage du diable.

Il y était très décidé. Seulement, il nedépendait pas de lui de biffer instantanément de son souvenir desévénements récents et son aventure avec la comtesse n’était passortie de sa mémoire.

Il se défiait de madame de Pommeuse, mais ilne pouvait pas s’empêcher de la plaindre et il lui savait gréd’avoir si bien accueilli Odette.

Il aurait voulu la préserver des dangers quila menaçaient ; il aurait voulu aussi connaître le véritablebut du voyage qu’elle avait fait avec lui de la rue du Rocher auboulevard Bessières.

Et il souhaitait ardemment qu’elle n’eût rienà se reprocher, car il ne doutait pas que Lucien Croze ne fût aussiépris d’elle qu’il l’était, lui, Chalandrey, de la sœur deLucien.

Or, les demi-confidences de la dame ne lerassuraient guère, et les propos qu’il avait entendus au cercle lerassuraient encore moins.

Ce pendu était-il, comme tout semblaitl’indiquer, l’homme qu’il avait vu étrangler ?

Et le corps serait-il reconnu ?

S’il l’était, la police parviendrait sansdoute à découvrir les assassins. Et si on les arrêtait, ilsdénonceraient peut-être la comtesse comme leur complice, ne fût-ceque pour le plaisir d’être jugés en bonne compagnie.

Dans ce cas, Chalandrey, seul témoin oculairedu crime, ne pourrait pas se tenir à l’écart. Sa conscience luicommanderait d’intervenir pour raconter ce qu’il avait vu et pourdéclarer, sous la foi du serment, que ces misérables avaient forcémadame de Pommeuse à mettre la main à leur sinistre besogne.

Et les conséquences de cette interventionobligatoire l’effrayaient. Quand on ne pense qu’à filer le parfaitamour, c’est une triste perspective que celle de se trouver mêlémalgré soi à un procès criminel.

Maxime en vint bientôt à se dire qu’il feraitbien d’avoir le plus tôt possible une explication complète avec lacomtesse.

Les journaux du matin commençaient à s’occuperbeaucoup de cette affaire, dont quelques-uns seulement avaient ditun mot, la veille. Les reporters s’évertuaient maintenant à lagrossir et à la dramatiser. Les uns parlaient de la découverte d’unsouterrain qui aurait servi de repaire à une association demalfaiteurs. Les autres annonçaient que le mort appartenait auxclasses dirigeantes et qu’il avait été victime d’une vengeancepolitique. Tous en étaient encore aux conjectures, mais ilsfaisaient de leur mieux pour surexciter la curiosité du public, etils devaient y avoir pleinement réussi.

Le meurtre de la porte de Clichy étaitpeut-être un meurtre vulgaire, peut-être même un simple suicide.Ces messieurs étaient en train d’en faire un crime célèbre.

Le prêtre vit de l’autel, disait-on jadis. Ilen vit fort mal sous la République, mais les reporters vivent trèsbien des faits divers, et ils allaient largement exploitercelui-là.

Chalandrey n’avait donc pas de temps à perdrepour confesser à fond la comtesse et pour s’entendre avec elle surla conduite qu’il devait tenir, s’il arrivait qu’elle fûtcompromise.

Rien ne l’empêchait d’aller la voir, toutexprès, et il comptait bien qu’elle ne refuserait pas de lerecevoir en tête-à-tête, car une veuve de vingt-cinq ans n’est pastenue d’être aussi réservée qu’une jeune fille.

Mais, avant de se présenter chez elle, iljugea qu’il ferait sagement de se renseigner un peu plus et l’idéelui vint d’aller regarder le cadavre, afin de s’assurer que c’étaitbien celui de l’individu exécuté sous ses yeux par unedemi-douzaine de scélérats qu’il ne se faisait pas fort dereconnaître, s’il les rencontrait, tant il les avait mal vus.

Il irait de là chez madame de Pommeuse et,après sa visite à la Morgue, il serait armé de toutes pièces pouraborder la grave question.

Il prit une voiture et il se fit conduire aucoin du quai et de la rue du Cloître-Notre-Dame.

En descendant de son fiacre, il fut assezsurpris de voir qu’il y avait foule à la porte de la halle auxrefroidis, comme disent, en leur langage imagé, lesvoyous de Paris.

La Morgue a ses habitués comme le théâtre del’Ambigu et les débuts d’un sujet remarquable n’y passent jamaisinaperçus.

Or, les feuilles à un sou avaient si bientravaillé que le populaire s’était porté en masse à l’expositionqu’elles annonçaient.

On faisait queue pour y entrer et lesvisiteurs n’étaient pas tous des ouvriers en rupture d’atelier oudes grisettes en quête d’émotions fortes.

Les blouses et les bonnets de linge étaient enmajorité, mais il y avait aussi des redingotes noires et deschapeaux à plumes.

Chalandrey n’avait jamais pénétré dans cesinistre édifice qui occupe la pointe orientale de la Cité, et ilne savait pas du tout comment il était aménagé intérieurement.

Du dehors, on n’aperçoit qu’un mur, élevé làpour épargner aux passants trop impressionnables la vue du vitragederrière lequel sont exposés les corps.

Aux deux bouts de ce mur, on a aménagé deuxpassages, l’un pour l’entrée, l’autre pour la sortie.

On entre à droite, on passe devant la cloisonde verre et on sort à gauche ; à la file, comme au guichetd’un théâtre.

Seulement, le spectacle est gratuit.

Maxime ne se décida pas sans quelquerépugnance à faire comme les autres, mais il n’était pas venu làpour reculer au dernier moment et il suivit le monde comme unsimple badaud.

Les curieux qui l’entouraient ne se doutaientguère qu’il était en mesure de fournir des renseignements utilesaux policiers, apostés là, comme toujours, quand il y a présomptionde crime, et les sergents de ville qui réglaient le défilé nes’étonnaient pas du tout de voir un monsieur bien mis au milieu decette foule.

En entrant dans la salle largement éclairée,il put lire sur les parois en stuc poli les inscriptions quiinvitent les gens à faire au greffe leur déclaration dereconnaissance, s’il y a lieu, et qui les avertissent que cettedéclaration ne leur occasionnera pas de frais.

Mais il était décidé à ne pas mettre à profitcet avis engageant.

Il lui suffisait d’avertir la comtesse au casoù il reconnaîtrait le mort.

On avançait lentement, mais on avançait, et ilaperçut bientôt des loques suspendues à la muraille, tristes épavesde la misère échouées là avec les malheureux qui les avaientportées avant d’en finir avec la vie.

Il y avait, ce jour-là, trois noyés, hideux,gonflés, verdâtres, mais ils étaient relégués au fond de la sallemortuaire, probablement parce qu’on n’espérait guère que leursrestes informes seraient reconnus.

De même que, sur un théâtre, les figurants setiennent à l’arrière-plan ; de même, à la Morgue, on place audernier rang les morts sans importance.

La première rangée des dalles de marbre estréservée aux morts de distinction, comme le devant de la scène estréservé aux acteurs aimés du public.

Celui que cherchait Maxime occupait la placed’honneur. Par une intelligente dérogation au règlement, on nel’avait pas déshabillé. On lui avait même laissé la corde aucou.

Et Maxime reconnut aussitôt, non pas lestraits défigurés, par la mort, mais le costume de l’homme qu’ilavait vu dans le pavillon.

C’était bien le grand blond correctement vêtuque ses complices avaient condamné et exécuté sous ses yeux.

Ses bourreaux ne l’avaient pas tué pour levoler, car sa chaîne de montre s’étalait encore sur son gilet et ilportait au petit doigt de la main gauche une bague que Chalandreyn’avait pas remarquée pendant la scène du meurtre, mais qui attiraaussitôt son attention.

Le chaton de cette bague était unœil-de-chat.

Il n’y avait pas moyen de s’y tromper, car lesemployés de la Morgue avaient placé la main bien en évidence, surla poitrine, en pleine lumière.

La comtesse aussi portait un œil-de-chat etcette bizarre coïncidence frappa beaucoup Maxime, quoiqu’elle fûtprobablement l’effet d’un hasard.

Si l’œil-de-chat était un signe de ralliementadopté par une bande de coquins, assurément madame de Pommeuse,qu’ils avaient menacée de mort, parce qu’elle les avait surpris enflagrant délit d’assassinat, n’était pas affiliée à cettecriminelle association.

Maxime, qui avait tout vu, ne pouvait pas lasoupçonner d’être d’accord avec eux ; il se promit pourtant delui signaler le fait, s’il en arrivait à s’expliquer avec elle, àfond, sur sa terrible aventure.

Du reste, il n’eut pas le temps d’examinerlongtemps le cadavre anonyme, car les gardiens de service nepermettaient pas aux curieux de stationner devant le vitrage. Ilfallait regarder vite, passer et sortir, toujours à la file.

Ainsi fit Maxime et sans regret. Il avait vuce qu’il voulait voir et il lui tardait d’être dehors.

On avançait assez lentement, car l’issue n’estpas large, et les gens qui s’en allaient formaient une ligneparallèle à celle des gens qui entraient de l’autre côté de lasalle.

Chalandrey remarqua dans la foule, marchant ensens inverse de lui, une femme dont la toilette assez élégantecontrastait avec celle des autres visiteurs qui la serraient deprès, de si près que tout à coup elle se retourna, probablementpour se plaindre qu’on la poussait.

Elle avait relevé à demi sa voilette, et, dupremier coup d’œil, Chalandrey la reconnut.

C’était la comtesse.

– Elle ici ! murmura Maxime ;il paraît que nous avons eu tous les deux la même idée… et il setrouve que nous sommes venus à la même heure… Parbleu ! voilàun heureux hasard. Je n’ai plus besoin d’aller la voir, avenueMarceau, et je ne trouverai jamais une meilleure occasion dem’expliquer avec elle… mon entrée en matière est toute trouvée. Jevais lui demander ce qu’elle vient faire à la Morgue. Il faudrabien qu’elle me réponde… par un mensonge probablement… mais je nela laisserai pas s’enferrer et j’aborderai carrément la grossequestion.

C’était fort bien imaginé, mais Maxime nepouvait pas songer à interpeller madame de Pommeuse dans la salled’exposition et cela pour plusieurs raisons : d’abord, parceque les agents qui surveillaient le défilé ne lui auraient paspermis de quitter sa place à la queue : ensuite et surtout,parce qu’il redoutait d’attirer leur attention sur lui et sur lacomtesse qui ne manquerait pas de perdre contenance en le voyantapparaître.

Pour lui parler, il fallait commencer parsortir.

Il se contenta donc de la regarder de loin etil s’aperçut qu’elle avait pâli subitement et qu’elle s’agitaitbeaucoup, tournant la tête à tout instant, comme si elle eûtcherché à se dégager de la foule qui la pressait et à s’enfuir. Cen’était pas seulement l’émotion bien naturelle qu’elle devaitéprouver en approchant de la vitrine aux cadavres qui la troublaitainsi.

Un incident avait dû se produire.

Lui avait-on tenu un propos grossier ?quelque malotru s’était-il permis de la serrer de trop près ?On pouvait le croire, car elle était fort mal entourée.Immédiatement derrière elle, venaient un compagnon maçon toutcouvert de plâtre, une grosse commère qui avait tout l’air d’unedame de la halle, un vilain individu coiffé d’une casquette de soiequi pouvait bien être un Alphonse de barrière, et un vieillardqu’on aurait pu prendre pour un petit bourgeois du quartier.

– Pauvre comtesse ! murmuraChalandrey ; dans quel monde s’est-elle fourvoyée ! voilàoù mènent les mauvais chemins !… je ne peux vraiment pas laplaindre, mais j’aurai tout à l’heure avec elle une conversationintéressante.

Il aurait bien voulu rester, pour voir commentelle allait se tenir en passant devant le mort, mais la file où ilse trouvait encastré le poussait toujours et bientôt il se trouvadehors.

Il s’agissait maintenant de guetter la sortiede madame de Pommeuse et ce n’était pas difficile.

En face de la Morgue, de l’autre côté du quaidont elle est séparée par une grille, s’étend une étroite promenadeplantée de maigres arbres et assombrie par les hauts contreforts del’église qui la dominent.

Les gavroches de la cité y prennent volontiersleurs ébats et les bonnes y viennent garder les enfants, tout encausant avec des militaires.

C’était dimanche et les allées de cette espècede jardin public regorgeaient de monde.

Chalandrey, sans y entrer, s’adossa à lagrille et attendit que la comtesse parût.

Il s’était placé de façon à ne pas la manquerau passage et elle ne tarda guère à déboucher sur le large perronde la Morgue, en même temps que beaucoup d’autres curieux qui sedispersèrent dans toutes les directions.

Chalandrey pensait qu’elle devait avoirlaissé, dans quelque rue du voisinage, la voiture qui l’avaitamenée et il se préparait à la suivre, jusqu’à ce qu’il pûtl’accoster à l’écart.

Il n’eut pas cette peine.

Elle descendit précipitamment les marches del’escalier, traversa la chaussée, non sans se retourner plus d’unefois, comme une femme qui craint d’être suivie et prit pied sur letrottoir qui borde la grille du square Notre-Dame.

Elle tomba, pour ainsi dire, dans les bras deMaxime qui n’avait pas bougé et qui se félicitait d’avoir si bienchoisi son poste d’observation.

Il s’attendait à la voir perdre contenance ense trouvant tout à coup face à face avec lui, mais il s’aperçut quec’était déjà fait, car le visage bouleversé de la comtesse disaitassez qu’elle se mourait de peur.

Autre symptôme significatif : au lieu dechercher à l’éviter ou même de paraître surprise de le rencontrerlà, elle s’accrocha à son bras et elle lui dit d’une voixétouffée :

– Venez… emmenez-moi… ne me quittezpas.

C’était presque la répétition de la scène quis’était passée, quelques jours auparavant, rue du Rocher.

Chalandrey ne se fit pas prier pour la faireentrer avec lui dans le jardin public et il l’entraîna, sans luidire un seul mot, jusqu’à l’autre bout des allées.

Il sentait le bras de la pauvre femme tremblersous le sien et comprenant qu’elle n’aurait pas la force d’allerplus loin, il la fit asseoir sur un banc qui se trouvait libre.

– Remettez-vous, Madame, commença-t-il,en prenant place à côté d’elle. Vous n’avez rien à craindre,puisque je suis là. Mais je m’explique votre émotion… après cethorrible et répugnant spectacle…

– Vous savez donc d’où je sors ?murmura-t-elle.

– Je suis entré à la Morgue un instantavant vous et je vous ai aperçue dans la salle. Je vous avoueraimême que je suis resté devant la porte pour vous attendre. J’avaisle pressentiment que je pourrais vous être utile… et je ne metrompais pas.

– Non… je vous remercie… ce ne sera rien,je me sens déjà mieux… mais j’ai été si effrayée…

– On le serait à moins… et en vérité, jem’étonne que vous ayez eu le courage d’entrer là.

– J’ai été bien punie de ma curiosité… etj’en rougis maintenant. Que voulez-vous ! je suis femme etquand mon imagination s’exalte, je ne sais plus ce que je fais.Vous m’avez troublé l’esprit, hier soir, en me parlant de ce crimeétrange… je n’ai pas su résister au désir qui m’a pris de voir…

– Le pendu et la corde. Moi aussi, j’aivoulu voir… et je ne regrette pas d’avoir vu. Cet homme a étéassassiné, je n’en doute pas. Mais savez-vous ce qui m’a surtoutfrappé ?… un détail que vous n’avez sans doute pas remarqué…il porte au doigt une bague toute pareille à la vôtre.

– Comment ?

– Mon Dieu, oui. Elle a pour chaton unœil-de-chat. Et si on la lui a laissée, c’est qu’on suppose sansdoute qu’elle servira à le faire reconnaître… comme je vous aireconnue hier, en regardant votre main…

– Ma bague me vient de mon père… ne vousl’ai-je pas dit ?

– Oh ! personne ne vous soupçonnerade vous être entendue avec cet homme, parce que votre bagueressemble à la sienne, s’écria Maxime, en affectant de rire. Maisje tenais à vous signaler le fait. Par le temps où nous vivons, ilfaut s’attendre à tout. Les journaux parleront des bijoux qu’on atrouvés sur le mort… sa montre, sa chaîne, ses boutons demanchettes et cet œil-de-chat qui est une pierre assez rare… et ilpourrait arriver qu’une des personnes que vous recevezhabituellement vous plaisantât sur cette coïncidence…

Et comme la comtesse baissait les yeux sansrépondre :

– Que serait-ce donc, reprit Chalandrey,si on savait que lundi dernier, vous êtes allée boulevardBessières… tout près du fossé où on a relevé le cadavre ? Jene vous ai pas demandé ce que vous alliez faire là et je n’ai parléà qui que ce soit de notre voyage en fiacre… mais, après m’avoirquitté devant la porte de Clichy, vous avez peut-être rencontré desgens qui vous ont remarquée… dans ce quartier perdu, à neuf heuresdu matin, une femme vêtue comme vous l’étiez ne passe pasinaperçue…

– Où voulez-vous en venir ?interrompit madame de Pommeuse, en relevant la tête.

– À vous montrer les conséquencespossibles de votre aventure de l’autre jour. Si, ce qu’à Dieu neplaise, quelqu’un vous avait vue – et reconnue – vous seriezinfailliblement interrogée, car la police va remuer ciel et terrepour éclaircir cette mystérieuse affaire. On parle d’une vasteassociation de malfaiteurs… de la découverte d’un souterrain… tousles agents sont sur pied… on cherche… on s’informe de tous lescôtés… on recueille les moindres indices… et on finira probablementpar trouver une piste… Si je vous disais que, hier, un monsieur quivenait de la Morgue affirmait devant moi que le mort faisait partiede notre cercle…

– Que me fait cela ? balbutia lacomtesse. Et pourquoi prenez-vous à tâche de m’effrayer ?

– Pas de vous effrayer, mais de vousrenseigner. Je vous répète, chère madame, que si… par un de ceshasards qui déconcertent toutes les prévisions… vous étiez mise encause, on vous demanderait d’expliquer votre promenade matinale auxfortifications. On vous mettrait en demeure d’indiquer la maison oùvous êtes entrée… et de maisons, il n’y en a pas sur ce boulevardinhabité… il n’y a que des murs… ou des palissades qui enclosentdes terrains vagues…

– Qu’en savez-vous ?

– J’ai vu.

– Vous m’avez donc suivie ?

Maxime hésita un instant. Mais il fallait enfinir, et il répondit :

– Pourquoi vous cacherais-je pluslongtemps que je n’ai pas pu me résigner à vous laisser vousaventurer seule sur ce chemin mal fréquenté ? Oui, je vous aisuivie de loin… non pour vous épier, mais pour rester à portée devous défendre, si on vous attaquait.

– Et vous m’avez vue ?

– Je vous ai vue… disparaître tout àcoup… et j’ai deviné que vous aviez ouvert une porte cachée dansune clôture en planches qui bordait le trottoir où vousmarchiez.

– C’est vrai. Le terrain qu’elle protègea appartenu autrefois à mon père…

– Et le pavillon aussi.

– Le… pavillon ? répéta la comtessequi pâlissait à vue d’œil.

– Oui… on ne l’aperçoit pas du boulevard,mais je suis monté sur une butte artificielle qu’on a élevéependant le siège, à l’entrée d’un bastion.

– Vous ne direz pas cette fois quec’était pour me protéger. Avouez donc que vous m’avez épiée.

– Soit !… j’ai eu tort… etcependant…

– Eh ! bien, oui, j’allais à cepavillon… où je suis venue souvent dans mon enfance et dont j’avaisgardé la clé, quoique mon père l’ait vendu avant de mourir.Allez-vous me demander pourquoi j’y venais ?

– Non, madame. Je veux seulement vousdire que la police saura que votre père l’avait fait bâtir et quesi le crime dont elle cherche les auteurs a été commis là, elle nemanquera pas de s’occuper de vous. Et si elle apprenait que vous yêtes entrée, lundi dernier… ou seulement que vous êtes entréeaujourd’hui à la Morgue…

– Vous seul pourriez le luiapprendre.

– Êtes-vous bien sûre de cela ?

La comtesse se tut et Chalandrey repritdoucement :

– Pourquoi vous méfier de moi,madame ? Je vous jure que c’est un ami qui vous parle… et queje ne trahirai pas vos secrets…

– Vous les connaissez donc ?

– Supposez que je les connais… je suisprêt à vous défendre envers et contre tous, car je sais mieux quepersonne que vous n’êtes pas coupable…

Madame de Pommeuse regarda Maxime en face etlut dans ses yeux qu’il en savait plus long qu’elle ne pensait.

– Ainsi, murmura-t-elle, vous avezvu…

– Tout, répliqua laconiquementChalandrey.

– Ah ! je suis perdue !sanglota la comtesse, en cachant son visage dans ses mains.

– Non,… vous êtes sauvée au contraire, sivous voulez bien m’accepter pour allié… et si vous ne me cachezrien…

– Je vais tout vous dire.

– Enfin ! pensa Maxime, la voilàdonc au point où je voulais l’amener. Elle en arrive aux aveux…nous allons voir si elle va dire toute la vérité.

– Oui, je suis entrée dans ce pavillon,repris la comtesse d’une voix entrecoupée. C’est là quem’attendait… un homme que je voulais… que je devais sauver d’ungrand danger… l’entrevue a été courte… il est parti le premier etj’allais sortir quelques instants après lui de cette maisonmaudite, lorsque j’ai entendu des pas dans l’escalier… j’ai eu àpeine le temps de me réfugier dans un cabinet où je me suis cachée…et de là, j’ai assisté à une scène épouvantable…

– Comment, assisté ? Vous aviezfermé la porte.

– Oui, mais j’écoutais… et je regardais àtravers la serrure… Le cœur me manque pour vous dire ce que j’aivu… ils étaient sept… assis autour d’une table, au centre d’unevaste salle… l’un d’eux, le plus jeune, était ce malheureux dont ona trouvé le cadavre dans le fossé des fortifications… les autres sesont jetés sur lui tout à coup… l’émotion m’a arraché un cri… leurchef est accouru… il m’a trouvée plus morte que vive et il m’atraînée de force dans la salle où leur victime râlait déjà… ils luiavaient passé une corde autour du cou… alors, ils ont délibéré surce qu’ils allaient faire de moi… j’avais surpris leurs secrets… jedevais mourir… ils m’ont interrogée… ils m’ont demandé pourquoij’étais venue là… je ne sais plus ce que je leur ai répondu, maisle chef leur a parlé tout bas et ils ont décidé qu’on ne me tueraitpas, si je voulais promettre de me taire…

– Et vous avez juré ?

– Oui.

– Sur le cadavre ?

– Je ne m’en souviens plus… j’avaiscomplètement perdu le sentiment de ce qui se passait autour de moi…Je ne me souviens que de leurs menaces. Ils m’ont annoncé qu’ils mesurveilleraient et que si je disais un seul mot, je périrais…

– Vous surveiller ! Ils savent doncqui vous êtes ?

– Ils savent que je suis la fille del’ancien propriétaire du terrain et de la maison… j’ai dû le leurdire pour leur expliquer comment j’étais entrée.

– Et sans doute, ils connaissaient le nomde votre père. Ils n’auront eu aucune peine à découvrir que safille est maintenant la veuve du comte de Pommeuse…

– Et je suis à la merci de cesmisérables. Aussi, je ne vis plus. Hier, chez moi, je faisais bonnecontenance… mais si mes invités avaient pu deviner ce qui sepassait en moi… j’avais sans cesse devant les yeux cette affreusescène… et je me défie maintenant de tous ceux qui m’approchent… àchaque figure nouvelle que je vois, je me demande en tremblant sice n’est pas celle d’un affilié à la bande des assassins…

– Oh ! interrompit Maxime enregardant fixement la comtesse, ils sont bien sûrs que vous ne lesdénoncerez pas. Ils ont pris leurs précautions, en vous forçant àleur donner une garantie…

– Que voulez-vous dire ?… balbutiamadame de Pommeuse.

– Ne savez-vous pas que j’ai toutvu ?

– Comment donc avez-vous pu ?…

– J’étais caché derrière une tapisseriequi masque l’entrée d’un couloir où j’étais entré après avoirgrimpé sur la galerie avec une échelle…

– Et vous avez laissé ces scélératsétrangler ce malheureux !

– Qui ne valait pas mieux que sesbourreaux. Si je m’étais montré, je ne l’aurais pas tiré de leursgriffes et j’aurais eu le même sort que lui. Mais je vous prie decroire que j’aurais de bon cœur donné ma vie pour vous défendre.J’étais prêt à me jeter sur eux quand j’ai compris qu’ilsn’allaient pas vous tuer… après vous avoir contrainte à participermatériellement au crime… vous n’en êtes pas plus coupable pourcela, puisque vous n’avez cédé qu’à la violence… je serais là pourl’affirmer, si par impossible ils osaient vous accuser de les avoiraidés… mais ils croient que la crainte d’être compromise dans uneaccusation criminelle vous empêchera de parler… et ils ne ferontrien contre vous…

– Si je vous disais que, tout à l’heure,au moment où j’allais arriver devant ce sinistre vitrage…

– Eh ! bien ?…

– Une voix a murmuré à mon oreille cesmots : « Si tu ne te tais pas, gare àtoi ! »

– Je m’explique maintenant pourquoi vousvous êtes retournée. Je vous observais de loin et j’ai remarqué lemouvement que vous avez fait.

– Oui… je me suis retournée et je n’ai vuderrière moi que des visages inconnus. J’étais pourtant certained’avoir bien entendu. J’aurais voulu fuir ; je n’en ai pas eula force… et quand je me suis trouvée devant le cadavre, j’aifailli m’évanouir… alors, la même voix m’a dit : « Pas debêtises, la petite mère ! Si tu te trouvais mal, on teporterait au greffe et on te demanderait pourquoi tu as tourné del’œil. » Cette fois, je n’ai plus osé me retourner… J’ai cru àune hallucination… il me semblait qu’elle venait de l’autre monde,cette voix basse et sifflante…

– C’était probablement celle de quelquelugubre farceur qui s’est amusé à vous faire peur.

– Non… la menace était sérieuse… et jesuis sortie terrifiée. Je ne pensais plus qu’à fuir et jem’imaginais qu’on me suivait… mais j’ai regardé derrière moi et jen’ai vu personne.

– Je regardais aussi et je n’ai vu quedes gens qui ne s’occupaient pas de vous. Voilà dix minutes quenous causons sur ce banc. Si quelqu’un rôdait autour de nous, jem’en serais aperçu.

– N’importe… je ne suis pas rassurée…

– Je conçois cela… et vous me permettrezde vous dire que vous avez commis une grave imprudence en venant àla Morgue. Je ne m’en plains pas, puisque j’y ai gagné de pouvoirm’entendre avec vous. Maintenant, je l’espère, nous n’aurons plusde secrets l’un pour l’autre… et nous chercherons ensemble un moyende vous préserver de la vengeance de ces bandits. Si nousconnaissions le but de leur association, nous aurions déjà un pointde départ, mais j’avoue que je ne m’en doute pas. Il faudraitd’abord savoir à qui votre père a vendu sa propriété.

– C’est ce que je demanderai à sonnotaire qui est resté le mien. Il ne refusera pas de me montrerl’acte de vente.

– Oserai-je vous demander, moi, d’où vousest venue l’idée de choisir ce pavillon pour vous y rencontrer avecquelqu’un ?…

– Ce n’est pas moi qui ai fixé le lieu durendez-vous, dit vivement la comtesse ; c’est…

– L’homme qui y est arrivé avantvous.

– Vous l’avez vu ?

– Fort mal, car il faisait très sombredans cette salle… mais j’ai entendu la conversation que vous avezeue avec lui… ou du moins la fin de cette conversation, car elletouchait à son terme, lorsque je me suis placé derrière latapisserie.

– Et de ce que vous avez entendu, vousavez conclu que…

– Que vous vous intéressiez à cet hommeet qu’il avait de graves motifs pour se cacher. Ces motifs, je n’aipas cherché à les deviner. Vous les connaissez puisque vous luiavez remis de l’argent pour le décider à quitter la France et àaller s’établir en Amérique.

– Qu’avez-vous dû penser de moi ?murmura madame de Pommeuse.

– J’ai pensé que cet homme vous tenait deprès… ils vous tutoie et vous le tutoyez.

– Et vous vous êtes dit que j’étais ouque j’avais été sa maîtresse ?

Maxime s’abstint de répondre.

– Oh ! je ne vous en veux pas. Vousne pouviez pas deviner la vérité… et qui sait si vous allez mecroire quand je vous l’aurai dite ?…

– Je croirai tout ce qu’il vous plairaque je croie.

– Même si je vous dis que vous avez vu…mon frère.

– Votre frère ? répéta Maxime, trèsétonné et médiocrement convaincu.

Son oncle, en lui conseillant d’épouser lacomtesse, ne lui avait pas parlé de l’existence de ce frère et s’ill’avait connue, il n’aurait pas manqué d’avertir Maxime que madamede Pommeuse n’avait pas été seule à recueillir l’opulentesuccession de son père.

– Oui, reprit-elle, mon frère, qui a ététoute sa vie le fléau de ses proches, mon frère qui a dû fuir àl’étranger et qui, après sept ans d’aventures que j’ignore et queje veux ignorer, a eu l’audace de revenir en France.

» Pensez-vous que j’inventerais cettehistoire, si elle n’était pas vraie ? mon père a tout faitpour la cacher… Mon mari l’a sue, mais mon mari est mort.Croyez-vous que pour me disculper d’un soupçon qui a pu germer dansvotre esprit, j’étalerais à vos yeux une plaieimaginaire ?

– Non, madame, non ; et je vous jureque…

– Hélas ! elle n’est que tropréelle. Je n’avais point oublié mon malheureux frère, quoique jefusse bien jeune quand ses fautes l’ont obligé à s’expatrier… il aquinze ans de plus que moi… mais comme depuis longtemps, je n’avaiseu de lui aucune nouvelle, je pensais qu’il était mort… lorsquej’ai reçu une lettre par laquelle il m’annonçait son arrivée àParis et son intention d’y rester. Il était logé dans un garni dela banlieue et il me sommait de venir l’y voir et de lui apporterde l’argent ; il me menaçait, si j’y manquais, de se présenterchez moi et d’y faire une scène. C’eût été sa perte et un scandaleeffroyable. Je ne voulais ni le recevoir, ni me compromettre enallant le trouver dans un bouge. C’est alors que j’ai eu lamalheureuse idée de lui donner rendez-vous, le lendemain matin, àhuit heures, au pavillon du boulevard Bessières. Il le connaissaitpour y être venu souvent autrefois et il n’avait pas dû oublier lemoyen d’ouvrir la barrière. Moi, je savais, par mon hommed’affaires, que la maison n’était pas habitée et j’en avaisconservé la clé. Je comptais donc que personne ne viendraitdéranger l’entrevue que j’étais forcée d’accepter.

» Mon frère est arrivé avant moi. Il m’areproché de l’avoir fait attendre et il m’a déclaré de nouveauqu’il voulait habiter Paris, sous un faux nom et y vivre… à mesfrais. J’ai refusé énergiquement de lui donner de l’argent, à moinsqu’il ne s’engageât à retourner en Amérique… la discussion a étélongue, et enfin… Mais à quoi bon vous raconter ce qui s’estpassé ?… vous étiez là, et puisque vous avez tout vu, vousayez dû aussi tout entendre.

– Oui… tout… même le chiffre de la sommeque vous lui avez remise… en échange d’une promesse qu’il pourraitbien ne pas tenir. Vous êtes-vous assurée qu’il estparti ?

– Non, et je suis fermement résolue à neplus m’occuper de lui. Mais si jamais vous le rencontriez dansParis…

– Je ne pourrais pas vous avertir, car jene le reconnaîtrais pas… pas plus que je ne reconnaîtrais lesétrangleurs… pas plus que je n’aurais reconnu leur victime, si jel’avais revue ailleurs que sur une dalle de la Morgue, la cordepassée autour du cou… pas plus que je ne reconnaîtrais l’homme quivous guettait dans la rue du Rocher.

Maxime avait réservé pour la fin cetteallusion au seul incident mystérieux que la comtesse ne lui eût pasencore expliqué. Et il ne manqua point l’effet qu’il espéraitproduire en le lui rappelant tout à coup, car elle se troublavisiblement.

– C’est cet homme qui est la cause detout, reprit Chalandrey, en souriant à demi. Si la crainte d’êtrevue par lui ne vous avait pas retenue un certain temps dans l’alléede cette maison, vous seriez arrivée beaucoup plus tôt au pavillon…et vous en seriez sortie avant l’apparition de ces bandits.

– C’est vrai.

– Et je ne vous aurais peut-être jamaisvue. Je ne peux pas lui en vouloir.

– Mais vous vous demandez pourquoi je mecachais de lui, moi qui ne dépends de personne ?

– Je puis me demander cela, mais je ne mepermettrai pas de vous le demander, à vous, madame. Vos secretssont à vous et si j’en ai pénétré quelques-uns, c’est parhasard.

– Celui-là n’a pas la même gravité queceux que vous connaissez déjà… et je tiens trop à votre estime pourm’abstenir de vous le confier. Cet homme n’a sur moi aucuneautorité. Il n’est ni mon parent, ni mon ami. Il ne m’inspireaucune sympathie. Et cependant, je suis obligée de compter aveclui. Il a été mêlé à tous les événements de ma vie.

L’histoire du frère ignoré, revenant tout àcoup de l’étranger avait fort étonné Chalandrey, mais il y croyait.Il se demandait maintenant ce que la comtesse allait lui raconter àpropos d’un autre personnage mystérieux et il se sentait un peumieux disposé à ajouter foi au nouveau récit qu’elle allaitentamer.

C’était une raison de plus pour l’écouter avecattention.

– Monsieur, commença madame de Pommeuse,vous disiez tout à l’heure que, si vous rencontriez cet homme, vousne le reconnaîtriez pas. Vous disiez vrai… j’en ai eu la preuve,hier soir, car il était dans mon salon et vous ne l’avez pasremarqué.

– Comment est-il ?

– Son signalement ne vous apprendrarien.

– Dites toujours.

– Il est grand et maigre… il ne porte nibarbe, ni moustaches… rien que des favoris coupés au niveau del’oreille… il a une tête d’Espagnol, comme on en voit dans lestableaux de Goya…

– Quel âge ?

– Cinquante à soixante ans… plus près desoixante.

– C’est bien cela. Je me souviensmaintenant d’avoir aperçu chez vous le personnage que vous medépeignez. Il se tenait à l’écart et il m’a semblé qu’il meregardait beaucoup.

– Vous ne vous êtes pas trompé. Ilregarde et il observe toutes les personnes qui viennent chez moipour la première fois. Il a beaucoup regardé aussi M. LucienCroze et sa charmante sœur.

– Il s’est donc constitué le surveillantde votre salon ?

– Il me surveille moi-même.

– Oserai-je vous demander de queldroit ?

– Il n’en a aucun et il ne s’est jamaispermis de m’adresser une observation. Mais il voit tout et il saittout.

– Comme le solitaire de feu levicomte d’Arlincourt, dit ironiquement Chalandrey.

Cette plaisanterie blessa la comtesse quirépliqua d’un ton sec :

– Si vous doutez de ce que je vous dis,il est tout à fait inutile que je continue.

– Je ne doute pas, madame ; jem’informe… et je vous supplie de croire que vous avez en moi unvéritable ami. Avant de vous rencontrer, je n’avais jamais rienpris au sérieux. Pardonnez-moi le mot qui vient de m’échapper… etachevez de me renseigner.

– Cet homme s’appelle Jean Tévenec. Il aété l’ami intime et l’associé de mon père. Il m’a vue naître…

– Oh ! alors, je comprends que vousayez pour lui des égards.

– Et il a toujours vécu en bonneintelligence avec mon mari. Jusqu’au jour où je suis devenue veuve,je n’ai jamais eu qu’à me louer de lui.

– Mais, depuis ?…

– Depuis, je n’ai eu qu’à m’en plaindre.Il a pris avec moi des airs que je n’ai pas voulu supporter… je lelui ai dit, mais… je ne pouvais pas me brouiller avec lui…

– Pourquoi ?

– Parce qu’il dispose d’une partie de mesrevenus… et surtout parce qu’il connaît mieux que moi les affairesde mon père qui lui a laissé, par testament, la gérance exclusivede diverses entreprises dans lesquelles ils étaient intéressés tousles deux. Il en touche les bénéfices, à charge de les partager avecmoi.

– Quelles entreprises ?

– Je ne l’ai jamais su et je renonceraisvolontiers à y participer… indirectement… mais je n’ai jamais osélui rompre en visière en lui fermant ma porte. J’ai peur de lui. Jeme figure qu’il possède des secrets dont il pourrait se servircontre moi… quand il n’y aurait que le triste passé de monmalheureux frère… il le connaît à fond… et il est toujours si bieninformé que je suis tentée de croire qu’il a une police à lui… ouqu’il a le don de seconde vue, car il devine mes intentions.

» Ainsi, l’autre jour, après avoir écrità mon frère que je l’attendrais, le lendemain matin, au pavillon duboulevard Bessières, je suis allée veiller, rue du Rocher, unebrave femme qui a été ma nourrice, et qui est fort malade… JulieGranger… je vous ai déjà dit son nom… et Jean Tévenec la connaîtparfaitement. Mes domestiques auraient pu s’étonner de me voirsortir au petit jour de mon hôtel de l’avenue Marceau. Je m’étaisdonc arrangée pour passer la nuit au chevet de Julie et je meproposais de courir, en sortant de chez elle, au rendez-vous quej’avais donné. Quel n’a pas été mon étonnement de voirM. Tévenec montant la garde devant la porte, de l’autre côtéde la rue !

» Vous savez comment je lui aiéchappé…

– Alors, vous pensez que si je ne m’étaispas trouvé là, tout à point pour vous emmener en voiture, il vousaurait suivie ?

– J’en suis certaine… et je suis certaineaussi que, s’il avait vu mon frère, il l’aurait fait arrêter. Il lehait.

– Mais je suppose qu’il ne vous hait pas,vous, madame. Quel intérêt a-t-il donc à vous nuire en dénonçant lefils de votre père ?

– Il veut tout simplement m’empêcher deme remarier… et pour cela tous les moyens lui seront bons.

– Est-ce qu’il compte hériter devous ?

– Non. Il est amoureux de moi.

– À l’âge qu’il a !

– Il y a dix ans qu’il cherche àm’épouser. Il se flattait autrefois, quand j’étais encore enpension, que mon père me l’imposerait pour mari… et il ne lui ajamais pardonné d’avoir accordé ma main à un autre. Il a rongé sonfrein, tant que M. de Pommeuse a vécu, mais depuis que jesuis veuve, il s’est déclaré.

– Vraiment ?… Il a osé…

– Oui, il a osé me dire qu’il m’aimait.Il ne me l’a dit qu’une fois, parce que je lui ai répondu de façonà lui ôter l’envie de recommencer, mais il n’a pas renoncé àl’espoir de m’épouser… malgré moi. Il compte qu’un jour viendra où,lassée du veuvage, je songerai à lui, faute de trouver mieux. Etpour arriver à ses fins, il n’hésiterait pas à me susciter desembarras qui éloigneraient de moi tous les prétendants…

– Diable ! voilà un vilainmonsieur ! alors, il se réjouirait qu’il arrivât malheur àvotre frère parce que le déshonneur d’une condamnation quifrapperait votre frère rejaillirait sur vous ?

– Vous l’avez dit. Comprenez-vousmaintenant toute la valeur du service que vous m’avez rendu enm’aidant à lui échapper ?

– Que serait-ce donc s’il savait ce quis’est passé, là-bas, dans ce pavillon maudit ?…

– Je serais perdue, sans rémission. Il memettrait en demeure de choisir… et si je refusais d’être à lui, ilse tournerait contre moi.

– Vous auriez tout au moins undéfenseur.

– Vous, monsieur. Oui je sais que je puiscompter sur vous, mais…

– Je n’aurais pas qualité pour vousdéfendre, puisque je ne suis pas votre mari. Qu’importe ?… Jevous défendrais, quand même. Seulement… un mari vaudrait mieux.

Et comme la comtesse l’interrogeait des yeuxpour savoir où il voulait en venir :

– Si je vous disais, reprit Maxime, queje connais un brave garçon qui vous aime et qui serait digne devous ?…

– Celui-là, je le plaindrais, murmuramadame de Pommeuse. Je ne lui apporterais que des chagrins et desinquiétudes. Mais de qui parlez-vous ?

– Si vous ne l’avez pas deviné, il estinutile que je vous le dise. Ce que je puis vous avouer, c’est quemoi j’aspire ardemment à épouser une jeune fille que j’ai vue, pourla première fois, hier.

– Odette ! s’écria la comtesse. Vousl’épouseriez !

– Avec joie, si elle voulait de moi.

– Vous savez qu’elle n’a aucunefortune.

– Raison de plus. Mon oncle rêvait pourmoi un mariage d’argent. J’ai, sur ce point, des idées toutopposées aux siennes. Une femme plus riche que moi me feraitpeur.

Chalandrey savait bien ce qu’il faisait enlançant cette profession de foi. C’était une façon détournée des’excuser de ne pas se poser en prétendant à la main de la comtessequi avant cette explication en plein air, aurait pu se tromper surses intentions. Il avait tenu à lui déclarer nettement qu’il aimaitmademoiselle Croze et il vit bientôt qu’elle l’approuvait sansaucune arrière-pensée.

– Vous ne pouviez pas me faire un plusgrand plaisir, dit-elle chaleureusement. Mademoiselle Croze meplaît beaucoup. Il ne tiendra qu’à elle de devenir mon amie.

– Le frère vaut la sœur, répliqua Maxime,et vous aurez en eux des alliés sûrs. Pourquoi ne formerions-nouspas, à nous quatre, une ligue contre vos ennemis, qui sont lesmiens ? Je réponds de Lucien comme de moi-même… il sejetterait au feu pour vous.

Madame de Pommeuse s’abstint de répondre àcette ouverture prématurée et Chalandrey comprit qu’il allait tropvite.

Aussi s’empressa-t-il de rentrer dans laquestion.

– Madame, reprit-il, après un silence, jevous remercie de m’avoir accordée votre confiance. Je tâcherai devous prouver que je la mérite… et pour commencer, je me metsentièrement à vos ordres. Je suis plus à même que vous desurveiller la marche que suivra cette affaire et je vous tiendraiau courant des incidents qui pourront survenir. Votre rôle, à vous,c’est de vous abstenir désormais de toute démarche imprudente.

– Je tremble qu’il ne soit trop tard,murmura la comtesse. Cet avertissement que j’ai reçu dans la sallede la Morgue, sans que j’aie pu découvrir de qui il me venait, meprouve que je suis épiée et que ces misérables sont puissants ettenaces. Ils ne se montrent pas et je sens qu’ils rôdent autour demoi. Je suis peut-être condamnée à vivre, comme le dernier empereurde Russie, sous la menace perpétuelle d’ennemis invisibles. Ils seglisseront jusque chez moi et je ne pourrai plus faire un pas, nidire un mot sans qu’ils le sachent.

– Votre imagination va trop loin… jesuppose, d’ailleurs, que vous êtes sûre de vos gens.

– Autant qu’on peut être sûre deserviteurs qu’on a toujours bien traités. Mais M. Tévenec, quia ses entrées dans ma maison, les connaît mieux que je ne lesconnais.

– Est-ce que vous le croyez capable defaire cause commune avec les bandits du pavillon ?

– Je ne dis pas cela, et cependant…

– Au fait !… il est bien possiblequ’il les connaisse, au moins de nom, car il sait à qui votre pèrea vendu sa propriété et ces coquins avaient l’air d’être là chezeux. Si la police découvre que le crime a été commis dans lepavillon, M. Tévenec, qui a été l’associé de l’ancienpropriétaire, sera peut-être interrogé. Mais que vousimporte ? Vous l’avez si bien dépisté qu’il ne se doute pasque vous y êtes allée, l’autre jour.

– Je l’espère, mais ce n’est passeulement pour moi que j’ai peur. Les scélérats qui m’en veulents’en prendront aussi à mes amis. Il suffirait qu’ils vous vissentcausant avec moi sur ce banc… ils devineraient que je vous airaconté mon aventure et que vous êtes disposé à me défendre. Iln’en faudrait pas davantage pour qu’ils cherchassent à se défaireaussi de vous.

– Vous les voyez partout, dit en souriantMaxime. Moi, je n’aperçois que des bonnes d’enfant, des soldats etdes gamins qui jouent au cerceau ou à la toupie.

La comtesse, moins rassurée que son chevalier,regardait du côté de la grille devant laquelle passaient les gensqui sortaient de la Morgue, car le défilé des curieux n’avait pascessé.

Tout à coup, Chalandrey la vit pâlir.

– Qu’avez-vous, madame ? luidemanda-t-il.

Elle ne put que balbutier :

– Là-bas… cet homme qui se promène…

– Eh ! bien !…

– Il était derrière moi, au moment où onm’a parlé tout bas… pour me menacer…

– En effet, il me semble le reconnaîtrepour l’avoir vu dans la salle… mais rien ne prouve que ce soit lui.Vous étiez entourée et suivie de plusieurs individus qui nepayaient pas plus de mine que celui-là.

» Il me paraît d’ailleurs, qu’il nes’occupe guère de nous.

L’individu que la comtesse signalait à maximefumait tranquillement sa pipe, en dehors de la grille. C’était unvieillard, assez pauvrement vêtu, que Maxime n’aurait certes pasremarqué si madame de Pommeuse ne le lui eût pas montré, et qu’iln’était pas absolument sûr d’avoir déjà vu faisant queue dans lasalle d’exposition.

– Il nous observe, murmura lacomtesse.

– S’il nous observe, il cache bien sonjeu, répondit en souriant Chalandrey. Depuis que je le regarde, iln’a pas tourné une seule fois la tête de notre côté.

» Et alors même qu’il nous surveillerait,nous n’aurions rien à craindre, ici.

– Ici, non… mais il va vous suivre, quandvous m’aurez quittée… il verra où vous demeurez…

– Je me charge de le dépister… et dureste, si je m’apercevais qu’il me file, comme disent lespoliciers, je ne me gênerais pas pour lui demander ce qu’il meveut. Vous, madame, vous allez, je suppose, prendre une voiturepour rentrer chez vous…

– Oh ! ce n’est pas à moi qu’ils’attachera… il doit me connaître… vous, il ne vous connaît pas etil voudrait bien savoir qui vous êtes… il fera tout pour en venir àses fins.

– Vous croyez donc sérieusement qu’il estde la bande ? Je suis pourtant certain de ne pas l’avoir vudans le pavillon.

– Je ne crois pas l’y avoir vu non plus…mais rien ne prouve qu’il n’y était pas… et d’ailleurs, il espionnepeut-être pour le compte des assassins.

– Votre imagination va trop loin, chèremadame… et en vérité, je ne puis pas admettre qu’il existe à Parisune association de bandits organisée comme une sorte deFranc-Maçonnerie du crime. Les scélérats que nous avons surprisn’ont pas les bras si longs… et je persiste à penser que, vous etmoi, nous pouvons dormir en paix.

» Seulement, ajouta Chalandrey, après unecourte pause, je suis d’avis que vous ferez sagement de les laisseren repos. C’est l’affaire de la police de les découvrir et vousn’êtes pas tenue de les dénoncer.

» Moi-même, qui ne renonce pas à faireune enquête discrète sur cette sinistre aventure, je n’ai pas leprojet de les livrer, si je parviens à les trouver. Je ne le feraisque si, par impossible, vous étiez compromise… alors,j’interviendrais pour déclarer que vous avez été leur victime etnon pas leur complice… Cela n’arrivera pas, si vous resteztranquille.

» Il est fâcheux que vous soyez venue àla Morgue, mais vous n’y reviendrez plus, et la menace qui vous asi fort effrayée ne sera pas suivie d’effet.

» Tenez ! l’homme que voussoupçonniez de nous surveiller s’en va fumer sa pipe ailleurs.

C’était vrai. Le petit vieux qui se promenaitdevant la grille s’éloignait à pas lents et il ne tarda guère à seconfondre dans la foule des passants.

– Vous voilà rassurée, j’espère ?demanda Maxime.

– Pas complètement, murmura lacomtesse ; mais je me sens remise de l’émotion qui m’abouleversée… je puis marcher maintenant… et je vais, comme vous mele conseillez, rentrer chez moi.

– À pied ?

– Non… je trouverai un fiacre. Mais jevous prie de ne pas m’accompagner. Il y a une station de voiturestout près d’ici.

– Comme il vous plaira, madame. Puis-jesavoir quand je vous reverrai ?

– Mais… samedi prochain, chez moi.Mademoiselle Croze y sera. Elle me l’a promis.

– Et son frère l’accompagnera, réponditChalandrey, qui avait compris l’intention de madame dePommeuse.

Elle lui parlait de la sœur ; ilripostait en lui parlant du frère. Ils s’étaient devinésréciproquement et cet échange d’allusions à une absente et à unabsent équivalait presque à un engagement de s’entraider à tâcherde se faire aimer : Maxime d’Odette et la comtesse deLucien.

– Il est bien entendu, reprit-elle, quevous me trouverez toujours prête à vous recevoir, si vous aviezquelque chose de nouveau à m’apprendre. À dater de ce jour, mamaison vous est ouverte.

– Quoi qu’en puisse direM. Tévenec ? interrogea Maxime en souriant à demi.

– Et quoi qu’il en puisse penser, car ilne se permettrait pas de m’adresser une observation. Du reste, ilne vient chez moi que pour des affaires d’intérêt… je vous ai ditqu’il gère une portion de ma fortune… il a assez souvent descomptes à me rendre et des fonds à me remettre sur les revenusqu’il touche, en vertu d’une disposition particulière du testamentde mon père.

Chalandrey ne comprenait pas très bien cesarrangements et ne devinait pas de quels revenus il s’agissait,mais il ne lui convenait pas de s’en enquérir. Il se contenta depenser :

– Si Lucien l’épouse, il fera bien detirer au clair la situation et de se débarrasser de cetadministrateur amoureux. À sa place, moi, je commencerais par là…et c’est le conseil que je lui donnerai.

– Je renoncerais à l’argent qu’ilencaisse pour moi plutôt que de tolérer qu’il s’ingérât de dirigerma conduite et de contrôler mes préférences, ajouta madame dePommeuse.

Cette fière déclaration plut à Chalandrey quine songea plus qu’à clore une entrevue qu’il se reprochait d’avoirtrop prolongée.

Après tout, l’endroit n’était pas sûr et sanscroire à la présence des espions dont la comtesse se figurait êtreentourée, Maxime ne se dissimulait pas que le hasard pouvait amenerlà des gens de son cercle ou des habitués du salon de madame dePommeuse. Les uns et les autres s’étonneraient de les voir causerintimement sur un banc du square Notre-Dame et ne se priveraientpas de gloser sur ce tête-à-tête en plein vent.

Il sentait d’ailleurs qu’il tardait à lacomtesse de se réfugier chez elle, après de si rudes secousses, etlui-même souhaitait de regagner son logis pour se reposer et pourréfléchir.

Il prit donc congé en termes affectueux et illa laissa partir seule, comme il l’avait promis.

Il la vit passer l’entrée de la grille,tourner à gauche et filer vers la place du parvis où il la perditde vue.

– Personne ne l’a suivie, dit-il en separlant à lui-même ; la voilà tirée d’affaire. Il faut qu’elleait le diable au corps pour être venue à la Morgue, au lieu derester tranquillement au coin de son feu. Cette comtesse estétonnante. Si je n’avais pas assisté à la scène du pavillon, jeserais certainement tenté de croire qu’elle n’a pas la consciencenette… mais la pauvre femme n’a rien à se reprocher que desimprudences et elle pourrait bien les expier cruellement… cesbandits sauront la retrouver et, à l’en croire, ils viennent de luidonner un premier avertissement, dans l’intérieur de ce vilainmonument… à moins qu’elle n’ait rêvé les menaces qu’elle s’imagineavoir entendues… ça ne m’étonnerait pas beaucoup, car ce petitvieux qu’elle m’a montré ne s’occupait ni d’elle ni de moi. Il adisparu et maintenant il doit être loin.

Ce monologue dura jusqu’à ce que Chalandreyfût sorti du square et prit fin quand il s’engagea sur le Quai auxFleurs.

De tous les chemins qu’il pouvait suivre pours’éloigner de la Morgue, c’était le moins encombré et il avait hâtede sortir de la foule.

Il marchait la tête basse, distrait par lesidées qui se pressaient dans son cerveau et il faillit se heurtercontre une voiture arrêtée près du parapet, une de ces carriolesdont se servent les bouchers pour transporter les viandes. Il latouchait presque lorsqu’il l’aperçut, et il se jeta vivement decôté pour éviter le choc, sans même lever les yeux sur ce véhiculeà quatre roues, surmonté d’une impériale d’où pendaient des rideauxde cuir.

Ce prompt écart le porta au milieu de lachaussée sur laquelle il se remit à cheminer, toujours absorbé dansdes méditations profondes.

Il était écrit sans doute que ces méditationsseraient troublées plus d’une fois, car presque aussitôt, il vitvenir droit sur lui un coupé de maître, lancé à fond de train.

Naturellement, il se rangea pour lui faireplace, mais au moment où il obliquait à droite, la carriole qu’ilavait dépassée arriva, en sens inverse du coupé, avec le fracas etla rapidité de la foudre.

Le garçon boucher assis sur la banquette dudevant avait tout à coup fouetté son cheval, un énorme percheronplein de feu qui était parti comme un trait.

Chalandrey n’eut que tout juste le temps desauter sur le trottoir. Encore fût-il atteint à l’épaule gauche parun des brancards qui le lança contre le parapet du quai.

Il s’en fallut d’une seconde qu’il ne fûtrenversé, piétiné par l’animal et écrasé sous les roues.

Étourdi par la violence du coup, il ferma lesyeux un instant. Quand il les rouvrit, la carriole était déjà loin,mais il vit parfaitement à l’arrière un homme, debout, qui leregardait et qu’il reconnut tout de suite.

Cet homme c’était le bon vieillard, signalépar la comtesse, le bourgeois innocent qui, cinq minutesauparavant, fumait sa pipe en flânant le long de la grille.

– Arrêtez-le ! cria Maxime, à pleinevoix, en gesticulant, pour avertir les gens de barrer le passage augredin qui avait failli le tuer net et qui continuait de fouaillerson cheval à tour de bras.

Mais Maxime en fut pour ses cris. Il ne setrouva pas sur le quai un homme assez courageux pour se jeter à latraverse. Les passants s’écartaient et les sergents de villebrillaient par leur absence.

La carriole enfila le pont d’Arcole et passasur la rive droite où nul ne s’avisa de la poursuivre, etChalandrey moins que tout autre, car il était hors d’état decourir.

Il resta appuyé au parapet, tâtant de la maindroite son épaule gauche et se demandant si elle n’était pasdémise.

Il venait de l’échapper belle et il devaits’estimer heureux d’en être quitte pour une forte contusion, maisil comprenait parfaitement que le conducteur avait fait de sonmieux pour le tuer, et il devinait pourquoi.

Il voyait encore la figure grimaçante du petitvieux qui se tenait caché tout au fond de la carriole et qui avaitévidemment donné à ce drôle l’ordre de lancer son cheval au momentprécis où Chalandrey, pris entre deux voitures roulant en senscontraire, n’avait plus de place pour se garer.

Le coup avait été prémédité et c’était unevéritable tentative d’assassinat.

Décidément, la comtesse avait raison de sedéfier du fumeur à barbe grise.

Ce coquin était un agent des assassins dupavillon. Ils avaient juré de se défaire des amis auxquels madamede Pommeuse avait pu raconter son aventure et ils commençaient parcelui qu’ils venaient de surprendre causant avec elle à la porte dela Morgue.

La guerre était déclarée et ils ne s’entiendraient pas là.

Pendant que Maxime se disait tout cela,accouraient deux messieurs bien mis qui avaient vu de loinl’accident. Ils s’empressèrent autour de lui, et ils lui offrirentde le reconduire à domicile, proposition qu’il s’empressa dedécliner, car maintenant il se défiait de tout le monde. Mais il neput pas empêcher l’un de ces obligeants inconnus d’appeler unfiacre qui passait et de l’aider à y monter, après qu’il eût donnéson adresse au cocher. C’était encore une faute, car ils purententendre parfaitement qu’il allait rue de Naples, 29, mais on nes’avise jamais de tout et pour le moment, il ne pensait qu’àrentrer le plus tôt possible, car le choc, sans le blessersérieusement, l’avait étourdi, à ce point qu’il avait quelque peineà coordonner ses idées et qu’il ne songeait qu’à aller se mettre aulit.

Il ne se dissimulait pas que les ennemis de lacomtesse étaient devenus les siens et il s’attendait à avoir mailleà partir avec eux, mais il était décidé à employer les grandsmoyens pour se défendre et il se réjouissait de penser que madamede Pommeuse courrait de grands dangers.

Quant à Odette Croze, elle n’avait rien àredouter de ces bandits qui devaient ignorer qu’elle existait.

On croit volontiers ce qu’on désire, surtoutquand on est amoureux.

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