L’oeil du chat – Tome I

Chapitre 6

 

L’hôtel de Pommeuse n’était pas très vaste,mais, au fond du jardin, la comtesse avait, depuis son veuvage,fait construire une serre qui était une vraie merveille.

Elle y avait rassemblé toutes les plantes destropiques, et elles y poussaient si vigoureusement qu’on aurait pus’y croire dans une forêt vierge.

On y marchait sur le sable le plus fin et onpouvait s’y asseoir sur des sièges confortables.

Au milieu des verdures, un jet d’eaujaillissait d’une vasque de marbre blanc et un ruisseau bordé demousse courait à travers les arbustes.

C’était dans ce palais vitré que madame dePommeuse se tenait de préférence lorsqu’elle ne recevait pas et illui arrivait d’y rester des journées entières, même en hiver, carun excellent calorifère y entretenait constamment une températureprintanière et le soleil, dès qu’il lui plaisait de se montrer,l’illuminait de ses rayons.

Il brillait ce jour-là ; le soleil et lesfleurs étaient en fête, mais la comtesse ne regardait ni le cielbleu, ni les camélias blancs. Elle errait tristement par les alléeset ne paraissait pas goûter le charme d’une douce matinée demars.

C’était le surlendemain de sa visite à laMorgue et elle n’avait pas encore eu le temps de se remettrecomplètement des émotions de ce malencontreux voyage à la maisondes morts.

Elle en était pourtant revenue sans accidentet, à peine rentrée, elle avait donné à ses gens l’ordre den’admettre personne, de sorte qu’elle venait de passerquarante-huit heures dans la solitude la plus absolue.

Cette réclusion volontaire était un événementdans sa vie, car elle aimait beaucoup à sortir, plutôt à pied qu’envoiture, et plutôt pour aller voir ses pauvres que pour rendre desvisites ou pour se montrer au Bois.

Mais sa dernière promenade lui avait si malréussi et si fort donné à réfléchir qu’il ne lui tardait pas dereprendre ses habitudes et que le temps ne lui avait pas parulong.

Elle l’avait employé à se recueillir, à faireson examen de conscience et à consulter son cœur.

Elle sentait que jusqu’alors elle n’avait pasvécu, que le passé n’était plus qu’un rêve et que des résolutionsqu’elle allait prendre dépendait l’avenir de son existence,brusquement bouleversée par une catastrophe.

Madame de Pommeuse n’avait que vingt-cinq anset, par conséquent, son histoire n’était pas longue.

Elle s’appelait Grelin, du nom de son père,Octavie Grelin, et ce nom très plébéien, elle l’avait porté jusqu’àson mariage ; mais elle était vraiment née pour être comtesse,car la distinction de ses sentiments égalait la distinction de sapersonne.

Elle méritait certainement d’épouser unseigneur aussi titré et mieux posé que ce comte de Pommeuse,gentilhomme authentique, mais ruiné et quelque peu déconsidéré parses pairs – un déclassé de l’aristocratie.

C’était son père qui l’avait mariée, presqueau sortir d’un pensionnat, où elle avait passé tristement sonenfance et toute sa jeunesse.

Ce père l’y laissait pour des raisons qu’ellen’avait jamais bien connues. Il allait l’y chercher le dimanche et,à l’époque des vacances, il la menait aux bains de mer dans un troude la côte normande, où ils ne voyaient absolument personne.

Aussi ne s’était-elle pas fait prier pourconsentir à devenir la femme d’un monsieur de bonne façon qui nelui inspirait ni sympathie, ni antipathie.

Le seul homme qu’elle eût un peu connu avantde se marier, c’était son frère, Jules Grelin, qui avait quinze ansde plus qu’elle et qui vivait en fort mauvais termes avec leurpère.

Jules Grelin, après avoir dissipé l’héritagede sa mère, escomptait celui de son père en faisant des dettesscandaleuses, et se conduisait de telle sorte qu’il devaitforcément mal finir, mais sa jeune sœur ne savait rien de tout celaet comme il lui témoignait beaucoup d’affection, elle s’étaitattachée à lui… plus qu’elle n’aurait dû, peut-être.

Puis, il avait disparu tout à coup et le pèreGrelin avait défendu à sa fille de jamais lui parler de cet affreuxgarnement.

Octavie n’avait su que plus tard la vérité,qui était que ce frère indigne s’était enfui pour se soustraire auxeffets d’une condamnation à dix ans de travaux forcés, prononcéecontre lui par contumace. Elle l’avait sue, à la mort de son père,décédé subitement, quinze jours après le mariage avec le comte dePommeuse ; de son père qui avait laissé un testament parlequel il déclarait, avec preuves à l’appui, que Jules ayant mangé,par anticipation, la part qui lui revenait, n’avait plus aucundroit à la succession paternelle.

L’exécuteur testamentaire était Jean Tévenecqui s’était entendu avec M. de Pommeuse pour assurerl’exécution des volontés du testateur, mais depuis son veuvage,Octavie avait reçu, plusieurs fois, des demandes de secours de sonfrère et lui avait fait passer de l’argent à l’étranger.

Les demandes avaient cessé un an avant que lefugitif lui annonçât brusquement son retour à Paris.

Il résultait de tout cela que la pauvrecomtesse n’avait jamais connu que les amertumes de la vie.

Fille délaissée, sœur exploitée, épousenégligée et veuve recherchée par des prétendants qui ne visaientque son argent, elle en était encore à chercher un homme quil’aimât comme elle voulait être aimée.

Cet homme, elle croyait l’avoir trouvé. Cethomme, c’était Lucien Croze, qu’elle connaissait à peine.

Elle aussi, elle avait reçu le coup defoudre.

Et elle croyait avoir trouvé en même temps unami à toute épreuve en la personne de Maxime de Chalandrey, que lehasard avait mis en possession d’un secret terrible, qui approuvaitson inclination pour Lucien, et qui s’offrait à la protéger nonseulement contre la police, mais aussi contre les bandits dupavillon.

Malheureusement, elle n’était pas délivrée deJean Tévenec et elle ne se dissimulait pas qu’elle aurait tôt outard à compter avec ce personnage, ne fût-ce que pour connaître aujuste la situation financière que lui avaient faite, à elle, letestament de son père et la mort de son mari.

Octavie n’entendait absolument rien à ce qu’onappelle les affaires et, depuis queM. de Pommeuse n’était plus de ce monde, elle laissait ceTévenec administrer, presque sans contrôle, la fortune qu’elleavait héritée de M. Grelin.

Tévenec lui soumettait bien, tous les troismois, comme aurait pu le faire un intendant, un relevé des sommesencaissées par lui, relevé qu’elle se gardait bien d’examiner etdont elle était incapable de vérifier l’exactitude.

Elle savait que l’héritage de son pèreconsistait presque entièrement en valeurs mobilières dont il netenait qu’à elle de toucher les revenus, puisque ses titres étaientdéposés chez un notaire qu’elle aurait pu aller voir et qu’elle nevoyait jamais.

Cette négligence avait pour excuse unsentiment très avouable.

La comtesse se défiait de l’origine de lafortune amassée par son père, et elle ne tenait pas à éclaircir lesdoutes qui la tourmentaient souvent.

Mais elle comprenait maintenant qu’il luifaudrait en venir là pour se débarrasser de la surveillance del’équivoque associé de feu Grelin, et elle y était résolue depuisson funeste voyage au boulevard Bessières.

Elle se proposait d’avoir prochainement uneexplication avec M. Tévenec et de lui déclarer qu’elleentendait désormais administrer elle-même ses biens.

Elle était majeure, elle était veuve et cethomme n’avait sur elle aucune autorité légale. Il ne pouvait doncpas prétendre à conserver malgré elle une gestion dont il s’étaitemparé sans la consulter.

Octavie voulait, d’ailleurs, y mettre desménagements et surtout éviter de le blesser en le sommant de luirendre des comptes. Elle était disposée à accepter les faitsaccomplis, pourvu que Tévenec se démît de l’espèce de tutelle qu’ilexerçait par tolérance.

Il y avait à vider avec lui une questiondélicate, celle des bénéfices qu’il encaissait pour elle dansdiverses entreprises où le père Grelin était intéressé de sonvivant, et sur la nature desquelles sa fille n’était pasrenseignée, mais elle était décidée à simplifier, en renonçantpurement et simplement à toucher sa part, les arrangements àintervenir.

Elle avait hâte que ce fut fait, mais elle nesongeait pas à aller chez lui pour en finir, et elle ne se souciaitpas de lui écrire pour lui demander une entrevue. Elle préféraitqu’il vînt chez elle et entamer la grande explication après unentretien préparatoire.

M. Tévenec ne restait jamais bienlongtemps sans se présenter à l’hôtel de l’avenue Marceau et il nes’y était pas montré depuis la dernière soirée du samedi. Il netarderait certainement pas à y reparaître et la comtesse s’étonnaitpresque de ne pas l’avoir revu, car il devait être pressé de luidire ce qu’il pensait des nouveaux invités qu’il avait aperçus dansle salon, l’avant-veille.

Et elle se promettait de couper court à sespropos, s’il s’avisait de parler mal de Lucien Croze ou de Maximede Chalandrey.

Mais madame de Pommeuse avait bien d’autressoucis, et de plus graves, que celui de se débarrasser desobsessions de M. Tévenec. Elle ignorait, bien entendu, tout cequi s’était passé la veille, au pavillon du boulevard Bessières, etelle se demandait ce qu’il était advenu de Maxime, après leurlongue causerie sur un banc du square Notre-Dame.

Elle le croyait aussi exposé qu’elle-même quivivait dans des transes perpétuelles, depuis qu’un inconnu l’avaitmenacée de mort dans la salle de la Morgue.

Maxime viendrait-il avant la fin de lasemaine, comme elle l’y avait engagé ? Elle se le demandait etelle souhaitait qu’il se tînt coi et qu’il eût l’idée de lui écrirepour lui donner des nouvelles.

Elle s’inquiétait moins de Lucien Croze, parcequ’elle pensait qu’il n’avait rien à craindre de la bande desétrangleurs, mais elle ne cessait pas de penser à lui. Elle n’étaitpas très sûre de lui avoir plu, quoique Maxime de Chalandreyaffirmât que son ami était amoureux fou d’elle, mais elle nepouvait pas courir après le seul homme qu’elle aurait voulu pourmari.

Et elle n’avait personne à qui confier sesdouleurs, ses espérances et ses craintes.

C’est le sort des riches d’être entourésd’indifférents. La comtesse n’avait d’intimité avec aucune desfemmes qu’elle recevait et ses domestiques n’étaient à son serviceque depuis son mariage.

Julie Granger, sa vieille nourrice, quil’avait élevée pendant sa première enfance et qui aurait pu êtreune confidente sûre, achevait de vivre dans un petit logement de larue du Rocher.

Octavie était seule, bien seule, au milieu dece monde où elle faisait si brillante figure et qu’elle aspirait àquitter pour vivre selon son cœur, pour goûter enfin les joieslégitimes d’un amour partagé.

Absorbée par de tristes réflexions, ellevenait de s’asseoir au fond de la serre, lorsqu’elle entenditmarcher dans le jardin.

Le sable d’une allée craquait sous un paslourd qui n’était certainement pas celui d’une femme.

Qui pouvait venir la troubler dans ce coin oùelle s’était réfugiée ? Elle avait interdit la porte de sonhôtel ; ses gens avaient ordre de ne la déranger sous aucunprétexte, et, à moins d’événement grave, ils ne se seraient paspermis de manquer à la consigne, car la comtesse n’avait faitd’exception pour personne.

Elle pensa que ce pas était celui d’un valetde pied qui lui apportait une lettre et, son imagination aidant,elle se figura que cette lettre était de Maxime.

Elle le crut si bien qu’elle se leva pouraller au devant du messager, et elle resta confondue en se trouvanttout à coup face à face avec M. Tévenec qui venait d’entrerdans la serre.

Correctement vêtu de noir, comme toujours, iltenait sous son bras un gros portefeuille bourré de papiers, et cetaccessoire lui donnait tout à fait l’air d’un avocat qui vientsoumettre à une cliente les pièces d’un procès.

Madame de Pommeuse n’attendait pas sa visite,mais il arrivait à point puisqu’elle avait hâte d’en finir aveclui, et elle se prépara à profiter de l’occasion pour aborder lesujet difficile.

L’air de son visage la frappa toutd’abord.

Habituellement, il tâchait d’être gracieux etil se tenait avec elle sur un pied de familiarité affectueuse quilui permettait de traiter presque gaiement les questionsd’affaires.

Elle lui disait : Monsieur, à cause de ladifférence d’âge, mais il l’appelait : Octavie toutcourt ; ou bien : ma chère enfant. Il l’avait tutoyéeautrefois, et c’était seulement lorsqu’elle s’était mariée qu’ilavait renoncé à lui parler comme s’il eût été son père ou sononcle.

Ce jour-là, il avait une vraie figure de juged’instruction, grave, renfrognée, presque menaçante, et cechangement de physionomie n’avait pas dû lui coûter beaucoupd’efforts, car il était né rogue et déplaisant.

Il salua cérémonieusement la comtesse et ilcommença par la traiter de : Madame, en s’excusant d’avoirforcé la consigne pour arriver jusqu’à elle.

Très surprise de ce début, madame de Pommeusejugea bon de ne pas demander le pourquoi de ces façons insolites,car elles devaient faciliter l’explication qu’elle souhaitait.

– Je sais, dit-il, que vous avez défenduvotre porte et je m’en réjouis, car j’ai à vous entretenir dechoses très importantes et très particulières. Ce sera long, maisil y a urgence et je compte que vous voudrez bien m’accorder letemps dont j’ai besoin pour vous exposer la situation… unesituation toute nouvelle et qui mérite toute votre attention.

– Je suis prête à vous entendre, murmurala comtesse, que ce préambule inquiétait déjà.

– Alors, je vous prierai de vous asseoiret de me permettre d’en faire autant. On ne peut pas traiter deboutdes questions sérieuses.

Il y avait, à quelques pas de l’endroit où ilss’étaient rencontrés, des sièges rustiques et une table surlaquelle Tévenec posa son portefeuille, après avoir pris place enface de la comtesse.

– Qu’avez-vous donc à me dire ?demanda-t-elle.

– Vous le saurez tout à l’heure, réponditTévenec ; vous le saurez… si vous voulez bien m’écouterjusqu’au bout, car pour me faire comprendre, je vais être obligé deremonter un peu loin dans le passé. Mais, soyez tranquille, madame,j’arriverai à conclure.

Ce ton de plus en plus solennel et ce langageentortillé ne rassurèrent pas madame de Pommeuse.

– Parlez, monsieur, dit-ellefroidement.

– Je commence par le commencement, repritTévenec en affectant de sourire. Vous me connaissez depuis votrepremière enfance et nous ne nous sommes jamais perdus de vue.J’allais vous chercher le dimanche au pensionnat et, plus tard,j’ai assisté à votre mariage. J’étais intimement lié avec votrepère et c’est à moi qu’il vous a recommandée en mourant. Après lui,j’ai continué à gérer vos affaires, même du vivant de votremari.

– Tout cela est vrai. Où voulez-vous envenir ?

– Vous êtes-vous jamais demandé pourquoije me dévouais à vos intérêts ?

– Vous avez pris soin de me l’apprendreaussitôt que j’ai été veuve.

– Vous voulez dire que j’aspirais à vousépouser. Je ne le nie pas. Je conviens même que je vous aimaisdepuis longtemps, lorsque je me suis permis de vous demander votremain. Vous me l’avez refusée et j’ai continué à vous servir avec lemême zèle… et la même abnégation.

– J’en conviens et je vous en sais gré,mais…

– Je n’ai pas eu grand mérite à vousrester fidèle. J’étais profondément attaché à vous et je savaisqu’en me retirant je vous aurais jetée dans de terriblesembarras.

– Qu’entendez-vous par là ?

– J’entends que vous étiez incapabled’administrer, sans moi, votre fortune… plus incapable encore quene l’était ce pauvre Pommeuse qui vous aurait ruinée, s’il avaitvécu quelques années de plus… et qui n’a jamais fait que dépenser,sans compter, les revenus que je percevais pour vous.

– Est-ce pour me parler de lui que vousêtes venu ? interrompit la comtesse, impatientée.

– Non, répliqua sèchement Tévenec ;c’est pour vous annoncer que je me démets de mes fonctions.

Octavie ne s’attendait guère à cettedéclaration. L’homme dont elle voulait se débarrasser allaitau-devant d’un désir qu’elle hésitait encore à exprimer. Tout étaitdonc pour le mieux et, cependant, elle se défiait. Il devait avoirune arrière-pensée.

– Oui, continua-t-il, j’en ai assez defaire l’intendant et, comme j’ai la prétention d’avoir géréhonnêtement, je viens vous rendre mes comptes.

– Je ne vous les demande pas.

– Non, mais je tiens à les régler, séancetenante. Depuis que vous vous êtes mariée… sous le régime dotal…vous avez touché chaque année, environ cent cinquante mille francsqui ont passé par mes mains. Savez-vous de quoi se compose ce beaurevenu ?

– C’est le produit des capitaux que m’alaissés mon père, et que vous avez fait fructifier avecintelligence, je me plais à le reconnaître.

– Votre père vous a laissé l’hôtel quevous habitez et qui ne vous rapporte rien, plus deux inscriptionsde trente mille francs de rente chacune, sur l’État, en trois pourcent, déposées chez maître Boussac, votre notaire, ainsi que centquarante obligations de la ville de Paris, qui représentent en toutune centaine de mille francs. J’estime donc que, de ce chef, votrerevenu ne dépasse pas soixante-cinq à soixante-dix millefrancs.

» Votre hôtel en vaut tout au plus quatrecent mille et constitue pour vous une charge assez lourde, à causedes frais d’entretien et de réparation.

– Comment donc se fait-il que je reçoiveannuellement, par vos mains, plus de cent cinquante millefrancs ?

– C’est ce que je vous expliquerai tout àl’heure.

– Vous m’avez dit, autrefois, que monpère était intéressé dans des entreprises… industrielles, jecrois…

– Oui, industrielles, répéta ironiquementTévenec. Revenons, s’il vous plaît, à votre fortune… consolidée.Celle-là est très facile à administrer, puisqu’il ne s’agit qued’encaisser des arrérages et des coupons. Votre notaire s’enchargera. Vous toucherez, vous vendrez ou vous achèterez destitres, sans que j’aie besoin d’intervenir. Je ne suis pas votretuteur et vous n’êtes plus en puissance de mari. Je puis donc vousrendre la procuration générale que vous m’aviez donnée, et je l’aiapportée pour vous la remettre.

» Quant aux participations quiconstituent à peu près les deux tiers de votre revenu, vousétonneriez beaucoup maître Boussac, si vous lui en parliez, carvotre père n’en a pas fait mention dans son testament.

– Je n’ai jamais compris pourquoi.

– Parce qu’il ne le pouvait pas, réponditTévenec, en appuyant sur chaque mot. Et puis, c’était inutile. Ilavait en moi une confiance absolue. J’ai été vingt ans son associéet il ne me cachait rien, parce que mon intérêt lui répondait de madiscrétion. Nous faisions des affaires de compte à demi et, aprèssa mort, j’ai continué ces mêmes affaires. Il a cru que le mieuxétait de me laisser percevoir ma part et la sienne, qui allaitdevenir la vôtre, puisque vous étiez son unique héritière.

– Unique ! pensa la comtesse. Ilsait bien que non.

– Il n’aurait tenu qu’à moi de garder letout, puisque nous n’avions pas de convention écrite, mais ilsavait que j’étais incapable d’abuser de la situation. Vous aussi,madame, vous avez bien voulu vous en rapporter à moi et vous merendrez cette justice que j’ai toujours fidèlement rempli monmandat.

» Je puis bien ajouter que j’ai euquelque mérite à me charger de cette mission, car, au moment oùvotre père me l’imposait, vous veniez d’épouser ce Pommeuse etvotre père savait parfaitement que ce mariage me désolait.

» Il avait, comme tant d’autres, la maniedes grandeurs, ce pauvre Grelin. Il voulait, à toute force, que safille fût au moins comtesse et il ne s’est pas montré difficile surle choix d’un gendre… car entre nous, madame, votre mari ne valaitpas cher.

– Passons, je vous prie, dit Octavie,blessée d’entendre parler ainsi d’un homme qu’elle n’avait jamaisaimé, mais dont elle portait encore le nom.

– Il est mort, six mois après, repritimperturbablement Tévenec ; que Dieu lui fasse paix !Mais il est bon que vous sachiez qu’il n’ignorait pas l’origine dela fortune dont il jouissait sans scrupules et qu’il connaissaittrès bien la situation que votre père m’avait faite… il savait quela majeure partie de vos revenus passait par mes mains et ils’accommodait de cet arrangement… il me témoignait même beaucoupd’égards, ce fier gentilhomme, et nous vivions dans les meilleurstermes.

» J’avoue cependant que je ne l’ai pasregretté… ni vous non plus, je suppose.

– Assez, monsieur ! interrompit lacomtesse, indignée ; mes sentiments ne vous regardent pas etje vous prie de revenir à l’objet de votre visite.

– J’y arrive. Après votre veuvage, jesuis resté ce que j’étais… votre adorateur respectueux et votreintendant dévoué. J’espérais que tant d’abnégation finirait parvous toucher. Je n’ai pas tardé à comprendre que je me trompais etcependant j’ai continué à vous servir en soignant vos intérêts eten veillant sur vous, discrètement.

– J’ai cru m’apercevoir, en effet, quevous vous êtes occupé de moi beaucoup plus qu’il ne convenait.

– C’était mon devoir de tâcher de vousempêcher de vous compromettre. Je doute d’y avoir réussi, mais quoiqu’il en soit, je renonce à vous donner des conseils que vous nesuivriez pas et à m’inquiéter de votre conduite. Je renonce en mêmetemps à gérer vos biens. Désormais, votre notaire me remplacera, jevous l’ai déjà dit. Seulement, il ne pourra pas vous représenterauprès des associés de votre père dans ces entreprises quiproduisent de si beaux bénéfices. Maître Boussac ne les connaîtpas, ceux-là. Il n’y a que moi qui les connais. Et puisque je meretire, je devrais vous laisser les chercher. Mais je puis aussivous mettre en rapport avec eux.

» Si je ne l’ai pas fait jusqu’à présent,c’est que je ne savais pas s’il vous conviendrait de prendre lasuite des affaires de feu Grelin.

» Vous êtes-vous jamais demandé commentil a fait fortune, votre père ?

– Par son travail… dans le commerce,balbutia la comtesse.

– Quel commerce ?… Vous ne vous endoutez pas. Eh ! bien, je vais vous l’apprendre.

Madame de Pommeuse tressaillit. Ellepressentait qu’elle allait entendre de fâcheuses révélations maisil lui importait de savoir enfin à quoi s’en tenir sur l’origine dela fortune de son père, et elle se résigna sans trop de peine àécouter M. Tévenec, qui reprit froidement :

– Il était parti de très bas, ce cherGrelin, et dans sa jeunesse, il a fait toutes sortes de métiers quine l’ont pas enrichi. Il aurait végété toute sa vie, s’il n’avaitpas eu une de ces idées qui, du jour au lendemain, font d’un pauvrediable un millionnaire. Il se dit que la ville exploitait le pauvremonde, en faisant payer des droits d’octroi exorbitants ; quedes fraudeurs intelligents gagneraient gros, s’ils trouvaient moyende s’affranchir de ce tribut injuste et qu’ils feraient en mêmetemps une œuvre philanthropique, puisqu’ils pourraient livrer auxconsommateurs des marchandises à prix réduits.

» Il trouva des capitalistes disposés àavancer les fonds nécessaires pour creuser un souterrain quipermettrait d’introduire dans Paris, sans acquitter la taxe, desdenrées lourdement imposées… des alcools par exemple.

» Les travaux furent exécutés,l’entreprise prospéra et l’association réalisa des bénéficesénormes auxquels Grelin, inventeur du système, participalargement.

» C’est à son invention que vous devezd’être riche.

– Si je croyais cela…

– Croyez-le, madame. Tout ce que vouspossédez vous vient de cette idée lumineuse, qui germa, un beaujour, dans la cervelle de votre père et qui fut mise en pratiqueavec une habileté sans égale. Les précautions avaient été si bienprises que la société a fonctionné vingt ans, sans accident.Quelques mois avant la mort de votre père, elle s’est transformée.Les opérations ont été transportées sur un autre point del’enceinte, et elles ont un peu changé d’objet ; mais ellesn’en sont que plus fructueuses. J’y suis doublement intéressé,puisque je touche, en même temps que ma part de fondateur, la partde votre père, qui vous revient… soit : à peu près centquatre-vingt mille francs par an, pour nous deux.

– Et vous ne m’avez pas dit que cetargent provenait d’une source impure ?

– À quoi bon ? l’argent n’a pasd’odeur. Et puis, il aurait fallu vous dire que la fortune dontvous jouissez n’a pas été mieux acquise que ne l’est ce supplémentque je vous apporte à la fin de chaque trimestre.

– Je n’en veux plus.

– Très bien ! Alors, vous renoncez àla participation. C’est votre droit. Je garderai tout. Seulement,pour être logique, vous devriez renoncer aussi à l’héritage devotre père. Si j’étais à votre place, je vendrais mes rentes et mesobligations, j’en distribuerais le produit aux pauvres et jedonnerais mon hôtel à l’Assistance publique, à charge d’en faire unhôpital.

» Vous mettriez ainsi votre conscience enrepos. Encore, auriez-vous le remords de ne pas pouvoir restituerles sommes que vous avez dépensées depuis que vous avez recueillila succession de cet excellent Grelin qui ne prévoyait guèrel’usage que vous feriez des fruits de son industrie.

– Trêve de railleries, monsieur, ditbrusquement la comtesse. Je ferai ce qu’il me plaira de faire etj’accepte la rupture que vous me proposez. Vous avez pris un cruelplaisir à me donner des détails que je ne vous demandais pas.Restons-en là.

– Je tenais à vous renseigner, pour vousmontrer que mes prétentions n’étaient pas si extravagantes… et quela fille de M. Grelin, enrichi par la fraude, ne peut guèreépouser maintenant qu’un ancien associé de son père… à moinsqu’elle ne rencontre encore une fois un noble taré, comme l’étaitM. de Pommeuse. Je n’insiste pas et je ne vousimportunerai plus de mes visites ; mais, puisque nous nedevons plus nous revoir, permettez-moi, avant de vous quitter, devous donner quelques avis utiles.

» Vous n’avez pas oublié, je suppose, quevous avez un frère ?

Octavie pâlit et Tévenec reprit, en laregardant, comme on dit, dans le blanc des yeux :

– Oui, un frère qui a été condamné, parcontumace, à dix ans de travaux forcés et que, probablement, vousne tenez pas à revoir, car il vous gênerait beaucoup, s’ils’avisait de reparaître…

– Il y a plusieurs années qu’il a quittéla France et il se gardera bien d’y revenir…

– Vous vous trompez. Il est à Paris.

– Qu’en savez-vous ? demandavivement Octavie.

– J’ai ma police et la présence de cechenapan m’a été signalée. Il paraît même qu’il a de l’argent etqu’il mène joyeuse vie. Il se propose sans doute de rester enFrance, mais il se fera pincer tout de même, et, dans ce cas, ilpourrait bien se réclamer de vous. Il ne dépend pas de vous de l’enempêcher. Seulement, je vous conseille de vous abstenir de toutedémarche imprudente. Il est très capable de vous écrire, avantqu’on ne l’arrête, et de chercher à vous voir. Vous ferez sagementde ne pas lui répondre.

– Je m’en garderai bien, murmura lacomtesse, très troublée.

– Vous n’auriez pas à craindre qu’ilréclamât sa part d’héritage. Il y a renoncé par un acte qui estdéposé chez votre notaire, un acte que votre père lui a fait signeret par lequel il reconnaît avoir reçu en avancement d’hoirie toutce qui pouvait lui revenir dans la succession. Mais il chercheraità vous compromettre… il vous ferait chanter.

» Il a su bien des choses, avant queGrelin l’eût chassé… et s’il était pris, il ne se priverait pas dedénoncer les anciens associés de son père… moi en tête, car il n’ajamais pu me souffrir.

» Vous voilà avertie et j’espère que vousserez prudente.

» Maintenant, j’ai à vous parler duterrain que votre père avait acheté près de la porte de Clichy etdu pavillon qu’il y avait fait bâtir.

» Vous vous en souvenez de cepavillon ?

– Mon père m’y a amenée quelquefoislorsque j’étais enfant, mais je n’y suis jamais retournée depuis cetemps-là. Il me semble d’ailleurs qu’il l’a vendu avant demourir.

– Vendu ou cédé, peu importe. Nem’avez-vous pas dit un jour qu’il vous en avait laissé laclé ?

– C’est vrai… mais je ne m’en suis passervie.

– Tant mieux !… et si vous l’avezencore, vous ferez bien de la jeter dans la Seine, la première foisque vous passerez sur un pont. Je vais vous dire pourquoi.

– Je… je ne sais ce qu’elle estdevenue.

– Savez-vous ce qui vient de s’y passer,dans ce pavillon ?… On y a assassiné un homme… oui, un hommedont le cadavre est en ce moment exposé à la Morgue… les journauxne parlent que de cela.

– Je les lis si peu.

– Oh ! on ne vous accuserapas ; mais on pourrait bien vous interroger, car la justicesaura, si elle ne le sait déjà, que le pavillon a appartenu à votrepère.

– Il ne m’a jamais appartenu, à moi… jele dirai…

– Vous ferez bien. Malheureusement, ondécouvrira peut-être aussi que les fraudeurs dont je vous ai parléy avaient établi le centre de leurs opérations. Ils l’ont abandonnédepuis longtemps. Mais on pourrait bien soupçonner feu Grelind’avoir fait partie de la bande. Vous jurerez que vous n’en avezjamais rien su et on vous croira.

– Et si on vous interrogeait,vous ?

– Moi, j’ai ma réponse toute prête. Jedéclarerai que je n’étais pas associé à toutes les affaires deGrelin, et que s’il en a fait de véreuses, il ne m’a pas mis dansla confidence. Il ne tiendrait qu’à vous de me démentir, mais jesuis bien sûr que vous ne ferez pas cela.

» En un mot, je me charge de me défendre,et j’ai tenu à vous mettre sur vos gardes. C’est avant de prendrecongé de vous définitivement… car si j’ai bien compris vosintentions, vous êtes décidée à ne plus profiter des bénéfices quej’encaissais pour vous.

– Absolument décidée.

– Je ne chercherai pas à vous fairerevenir sur cette vertueuse résolution. Libre à vous de répudiermême la succession de votre père. Moi, j’ai le droit de compter survotre discrétion. Vos amis ne me verront plus chez vous. S’ilss’enquéraient des causes de ma disparition, vous l’expliquerezcomme il vous plaira, pourvu que vous ne leur disiez pas lavérité.

– Je ne pourrais pas la leur dire sans menuire à moi-même, car je serais obligée d’avouer en même temps quej’ai vécu des sommes que vous me remettiez, sans m’inquiéter deleur provenance.

– C’est bien ce que j’ai calculé, avantde vous faire des confidences dangereuses.

» Voici, madame, votre procuration,conclut M. Tévenec en tirant de son portefeuille un papiertimbré qu’il plaça sur la table. Brûlez-la et oubliez-moi.

La comtesse attendait qu’il se levât. Elleétouffait d’émotion contenue et il lui tardait de clore ce pénibleentretien.

Mais Tévenec n’avait pas achevé. Il gardaitpour la fin un trait empoisonné et il se préparait à le décrocheravant de partir.

– Il est entendu, ajouta-t-il, que nousresterons désormais étrangers l’un à l’autre… à moins cependant quevous ne changiez d’avis… il y a le vers que répétaitFrançois Ier :

Souvent femme varie.

– Faites-moi grâce de vos citations, ditOctavie, outrée de tant d’impudence.

– Si cela arrivait, vous me trouverieztoujours disposé à vous aider de mes conseils… désintéressés. Vousm’avez guéri de mes aspirations matrimoniales. Il me serait péniblecependant de vous voir épouser un homme indigne de vous et jecrains fort que vous ne choisissiez très mal.

La comtesse se leva brusquement pour coupercourt à des propos qu’elle ne voulait pas entendre. Tévenec fitcomme elle, mit son portefeuille sous son bras et reprit, sanss’émouvoir :

– Samedi dernier, j’ai vu chez vous denouvelles figures et j’ai cru m’apercevoir qu’elles ne vous étaientpas indifférentes. Ce vieux soudard, qui vous a été présenté par legénéral Bourgas, vous a amené un neveu qu’il a et qui ne vaut pasbeaucoup mieux que votre premier mari.

– Je vous défends de parler ainsi deM. de Chalandrey, s’écria madame de Pommeuse.

– Oh ! vous ne m’empêcherez pas devous dire ce que je pense de ce monsieur. C’est un mauvaisgarnement qui s’est ruiné avec les filles et qui voudrait serefaire avec votre argent. Il m’a paru que vous le trouviez à votregoût. Mon de voir est de vous crier : casse-cou !

– Sortez, monsieur !

– C’est ce que je vais faire quandj’aurai vidé mon sac. Le Chalandrey en question est un intrigant.Mais ce n’est rien auprès de l’autre…

Et comme la comtesse ne paraissait pascomprendre :

– Je parle de ce bellâtre qui conduit sasœur dans les salons où elle chante au cachet, et qui devraitrester dans l’antichambre. Il vous dévorait des yeux et il vousdisait des fadeurs que vous écoutiez avec un plaisir infini.Savez-vous ce qu’il a fait, ce joli blond ? Non… vous ne vousen doutez pas ?… Eh ! bien, je vais vous le dire, car ilest bon que vous soyez édifiée sur son compte.

» Il était caissier dans une maison debanque et il abusait de la confiance de son patron qui, hier, adécouvert ses malversations et l’a chassé, séance tenante.

– Vous mentez ! s’écria madame dePommeuse ; ce jeune homme est incapable de commettre uneindélicatesse.

– Vous le connaissez donc bien pourrépondre de sa probité ? ricana Tévenec. Je croyais que vousl’aviez vu pour la première fois, samedi dernier.

– Je connais sa sœur, et je sais que leurpère était un honnête homme.

– Et vous vous dites : tel père, telfils. Vous avez pourtant d’excellentes raisons de penser que leproverbe est faux, car vous ne ressemblez guère à feu Grelin.

» D’ailleurs, les faits sont là… je vousrépète que ce Croze a été chassé, hier, par M. SylvainMaubert, banquier, rue des Petites-Écuries, qui avait eu le tort delui confier sa caisse et qui s’est aperçu que ce joli monsieur levolait. Je puis l’affirmer… j’y étais…

– Comment ?… vous yétiez ?…

– Mon Dieu, oui. J’ai un compte courantchez Maubert, qui est un de mes plus anciens amis et je suis alléle voir, hier, pour retirer des fonds. Je l’ai trouvé dans un étatd’agitation indescriptible. Il venait de signifier à ce drôle qu’ille congédiait et comme c’est un brave homme, il était encore toutému de la scène qui s’était passée dans son cabinet. Du reste, ilne poursuivra pas. Il se contentera d’envoyer M. Croze sefaire pendre ailleurs. Il a bien de la bonté. Moi, j’aurais portéplainte.

– Oh ! je n’en doute pas, ditamèrement la comtesse. Et pourtant, vous qui avez fait fortune pardes moyens inavouables, vous devriez être indulgent pour les fautesdes autres.

– Je vous rétorque l’argument. Ce n’estpas à vous de me reprocher d’avoir fraudé l’octroi, puisque depuisque vous êtes au monde, vous vivez des bénéfices de cetteopération… irrégulière. Et puis, frauder la ville de Paris, cen’est pas voler et votre préféré a bel et bien volé son patron.

– Assez, monsieur !… Je ne sais passi M. Croze est coupable, mais il ne me convient pas de vousentendre davantage.

– En d’autres termes, vous me mettez à laporte. Très bien ! je m’en vais et je ne reviendrai plus. Vousvoilà livrée à vous-même. Tâchez de bien mener votre barque… Jevous ai signalé les écueils… Si vous naufragez, rappelez-vous queje vous ai avertie.

Sur cette conclusion, M. Tévenec prit sonchapeau et tourna les talons, sans ajouter un seul mot ; pasmême une simple formule de politesse.

La rupture était complète et définitive.Madame de Pommeuse, qui l’avait désirée, ne la regrettait pas, maiselle restait sous le coup des révélations que ce misérable ne luiavait pas ménagées.

Tout l’accablait à la fois. Elle venaitd’apprendre en même temps que son père avait été un malhonnêtehomme, qu’elle courait grand risque d’être appelée et interrogéepar le juge qui instruisait l’affaire du pavillon et que LucienCroze avait commis un honteux abus de confiance.

Et de ces trois malheurs, c’était le dernierqui l’affectait le plus.

Elle soupçonnait depuis longtemps quel’origine de la fortune paternelle n’était pas irréprochable. Lesaveux de l’ancien associé de M. Grelin n’avaient fait quechanger ses soupçons en certitude. Elle s’y attendait.

Elle avait prévu aussi qu’elle pourrait êtrecitée par le juge d’instruction, non pas à propos du crime – de cecôté, elle se croyait à l’abri, – mais pour renseigner la justicesur le propriétaire actuel du pavillon, et elle était prête àrépondre qu’elle ne savait pas à qui son père l’avait vendu.

Mais elle ne s’attendait pas à apprendre queLucien était un voleur, ce Lucien qui avait touché son cœur etqu’elle aurait voulu épouser.

Elle se refusait encore à croire qu’il se fûtdéshonoré pour de l’argent, ce fier garçon qui n’osait pasprétendre à la main d’une femme plus riche que lui.

Cependant, Tévenec précisait le fait, et simal intentionné qu’il fût, il n’aurait pas osé inventer unehistoire dont l’exactitude était facile à vérifier.

Restait à savoir si l’accusation était fondéeet la comtesse en doutait.

Ce banquier, ami intime du susdit Tévenec, luiétait suspect. Ils avaient pu s’entendre tous les deux pour perdreLucien Croze dans l’esprit de madame de Pommeuse. Mais commentprouver cela ? Comment réhabiliter leur victime ? Ilreste toujours quelque chose d’une calomnie, a écrit Beaumarchaisqui connaissait bien les hommes, et la pauvre Octavie désespéraitde relever jamais la réputation ternie du frère d’Odette, sa chèreprotégée.

Un autre danger la menaçait. Son frère, àelle, était encore à Paris, affirmait l’affreux Tévenec, ce frèrequi lui avait juré de quitter la France, immédiatement, avec lasomme qu’elle lui avait remise ; ce frère, cause première desterribles embarras dont le point de départ était le rendez-vousdonné au pavillon du boulevard Bessières.

Que faisait-il dans une ville où il pouvaitêtre arrêté, d’un instant à l’autre ? Allait-il reparaîtrechez sa sœur et tenter encore une fois de lui soutirer del’argent ?

La comtesse devait s’attendre à tout de lapart de ce déclassé sans honneur et sans foi.

S’il tombait entre les mains de la police quin’avait point oublié ses anciens méfaits, il était homme à trahirle secret des coupables agissements de son père qu’il avait tout aumoins connus, s’il n’y avait pas pris part, et à déshonorer sasœur, par contrecoup.

Et ces catastrophes suspendues sur sa tête,madame de Pommeuse ne pouvait rien pour les prévenir.

Chercher son frère, c’eût été s’exposer à lesprécipiter, en mettant sur la trace de ce malheureux les gensintéressés à la surveiller, à épier ses démarches, et ceux-làétaient en nombre. Il y avait les policiers et il y avait lesassassins.

Elle ne pouvait qu’attendre les événements etse résigner d’avance à les subir. Aussi ne s’arrêta-t-elle paslongtemps à envisager ce côté inquiétant de sa situation.

La comtesse avait à prendre un parti sur desquestions encore plus graves, et elle le prit sur-le-champ.

Elle venait de sacrifier, sans hésiter, laplus grosse partie de ses revenus, tirés d’une source impure. Il nelui en coûterait pas beaucoup plus de renoncer à jouir d’unefortune mal acquise et elle résolut de ne pas la garder.

C’était peut-être pousser trop loin lescrupule, mais dans le cœur de cette fille d’un malandrin parvenu,il n’y avait que de nobles sentiments. Pour elle, l’argent n’étaitrien et l’honneur était tout.

Tévenec raillait, quand il lui conseillaitd’abandonner aux pauvres tout ce qu’elle possédait. Elle avait prisau sérieux cet avis ironique et elle était décidée à le suivre.

Ce généreux projet n’était pas très facile àexécuter.

On lègue, en mourant, sa fortune aux hôpitauxet nul ne s’en étonne, mais on ne se dépouille guère, de sonvivant, que pour entrer en religion et, hormis ce cas assez rare,c’est un acte que le monde prend volontiers pour un acte defolie.

Or, madame de Pommeuse ne songeait point à sejeter dans un couvent pour y finir ses jours. Elle était croyante,mais elle n’était pas encore assez détachée de la terre pour neplus penser qu’au ciel.

Comment pourrait-elle motiver l’étrangerésolution de passer subitement de son hôtel à une mansarde, defermer son salon, de renvoyer ses domestiques et de vivre comme uneindigente.

On ne manquerait pas d’expliquer par dessuppositions malveillantes ce brusque changement d’existence. Elleaurait beau dire qu’elle était ruinée, personne ne la croirait, cartout le monde savait qu’elle ne jouait pas à la Bourse et qu’ellene faisait pas de dépenses exagérées. Et faute de comprendre, onfinirait par imaginer qu’elle avait quelque vice caché – uneliaison par exemple, avec un homme de bas étage quil’exploitait.

Et elle devrait encore s’estimer trop heureusesi on ne découvrait pas la triste vérité, qui était que l’héritagede son père pesait sur sa conscience.

Le moment eût été d’ailleurs très mal choisipour mettre en pratique ses idées de renoncement.

Depuis la découverte d’un cadavre dans lefossé des fortifications, la police cherchait les assassins. Ellene tarderait pas à apprendre, si elle ne le savait déjà, que lepavillon où on supposait que le crime avait été commis appartenaitautrefois au père de madame de Pommeuse et la disparition soudainede cette comtesse ne manquerait pas d’attirer son attention. C’estson état d’être curieuse et d’avoir l’œil à tout. Elle sedemanderait pourquoi cette étoile du grand monde s’éclipsait tout àcoup et elle arriverait peut-être à découvrir la cause secrète dece phénomène assez rare sur l’horizon parisien.

Mieux valait donc différer le sacrifice :attendre pour l’accomplir que la procédure criminelle eût pris fin,soit par la condamnation des coupables, soit par une ordonnance denon-lieu, et que le silence se fût fait sur cette affaire.

Ce ne serait probablement pas très long, carla marée de l’oubli monte vite à Paris, et dans un an comme danssix mois, il serait encore temps pour l’héroïque Octavie de sevouer à la solitude et à la pauvreté.

Elle n’aurait pas beaucoup plus de reproches àse faire pour avoir continué à vivre de la même vie, jusqu’au jouroù elle pourrait se retirer sans trop d’éclat, après avoir préparéla transition en restreignant peu à peu ses relations.

Sans se l’avouer à elle-même, elle rêvaitencore de se marier, à ce moment-là, avec Lucien Croze, qui l’avaittrouvée trop riche et qui ne refuserait peut-être pas d’épouser unefemme aussi pauvre que lui ; mais avant que ce rêve devînt uneréalité, il fallait d’abord qu’elle eût la certitude que Lucienétait innocent. Et le meilleur moyen de s’en assurer, c’était de lelui demander à lui-même.

La démarche serait hardie, mais la comtessen’en était plus à se préoccuper des convenances.

Dans les grandes crises de la vie, quand on adu cœur, on va droit au but.

Elle aimait Lucien ; elle ne pouvait pasle condamner sans l’entendre ou du moins sans interroger sa sœur,qui devait savoir à quoi s’en tenir. Et rien ne s’opposait à cequ’elle allât voir cette sœur qu’elle recevait chez elle.

Odette habitait avec son frère, mais elle nerefuserait pas d’accorder à sa protectrice un entretien particulieret elle lui dirait certainement la vérité.

Madame de Pommeuse ne s’attarda point àréfléchir. Elle monta au premier étage et s’habilla sans l’aide desa femme de chambre, rapidement, simplement et tout en noir, commeelle l’était le matin où Maxime de Chalandrey l’avait recueillierue du Rocher.

C’était la tenue qu’elle avait adoptée pourses tournées de charité, et elle n’oublia pas la voilette épaissequi, en masquant son visage, l’abritait contre l’indiscrétion despassants.

La comtesse aimait à se cacher pour faire lebien, et lorsqu’elle allait voir ses pauvres, c’était toujours àpied ou en voiture de place, tout au rebours de certaines grandesdames qui font stationner leur équipage devant la porte d’un logismisérable, à seule fin que personne n’ignore leurs charités.

Et, ce jour-là, pour se transporter chezmademoiselle Croze, Octavie n’eut garde de déroger à ses habitudes.Elle sortit presque furtivement de son hôtel et marcha jusqu’à laplace de l’Étoile, où elle prit un fiacre à la station.

Pour aller de l’entrée de l’avenue desChamps-Élysées à la rue des Dames, à Batignolles, on peut suivredes chemins différents.

Le cocher qui conduisait madame de Pommeusepassa par l’avenue de Friedland, la rue de Monceau, la rue deLisbonne, remonta un instant le boulevard Malesherbes et enfila larue de Naples.

Cet itinéraire n’était pas le plus direct,mais il y a des cochers fantaisistes.

La rue de Naples rappela à la comtesse lesouvenir de sa première aventure et dès qu’elle aperçut la maisonoù demeurait Maxime, l’idée lui vint de demander siM. de Chalandrey était chez lui, et s’il y était, de levoir avant de voir Odette.

Elle avait du bon cette idée, car Maxime deChalandrey était peut-être informé de la mésaventure de son ami,et, s’il la connaissait, il pourrait renseigner préalablementmadame de Pommeuse, qui avait réfléchi en route et qui commençait às’effrayer un peu de la visite qu’elle allait faire rue desDames.

Elle se disait que si, par impossible, Lucienétait coupable, mieux vaudrait éviter une pénible entrevue avec sasœur, et que si, au contraire, comme elle l’espérait bien,l’affreux Tévenec avait menti, Maxime ne refuserait pas de veniravec elle chez Odette.

La comtesse n’avait pas revu Maxime depuisqu’ils avaient échangé des confidences devant la Morgue, mais ellecomptait absolument sur lui et elle n’éprouvait plus aucun embarrasà se risquer seule dans cette garçonnière où quelques joursauparavant, un matin, elle avait énergiquement refusé d’entrer.

C’est que la situation n’était plus la même.Les femmes comme Octavie ne redoutent le tête-à-tête qu’avecl’homme qu’elles aiment et qui les aime. Maxime, amoureux d’Odette,ne lui faisait plus peur.

Elle fit arrêter le cocher et elledescendit.

La rue de Naples est peu fréquentée et on n’yvoit guère que des maisons bourgeoises ou des habitationsparticulières.

Il y avait cependant, faisant vis-à-vis àl’hôtel de Chalandrey, un café borgne – un cafeton, commeon dit en Provence ; un caboulot, disent lesParisiens – un de ces établissements mixtes, moitié cabarets,moitié restaurants, où on sert à manger aux consommateurs peudifficiles, et à boire à tout venant.

Derrière la devanture vitrée, figurait, enguise d’enseigne, un saladier plein de pruneaux cuits dans un jusdouteux et, à travers les vitres dépourvues de rideaux, on pouvaitvoir deux hommes de piètre mine attablés à une partie dedominos.

Du même côté de la rue, un peu plus loin,stationnait un fiacre attelé de deux chevaux qui mangeaienttranquillement leur avoine, en l’absence du cocher, lequel étaitprobablement allé se rafraîchir, en attendant le retour d’unmonsieur en visite.

La comtesse n’ayant aucune raison de se méfierdes habitués du bouge, sonna hardiment à la porte de l’hôtel.

Le valet de chambre qui vint lui ouvrir luidit que son maître n’y était pas. Il ajouta même queM. de Chalandrey ne rentrerait qu’à l’heure du dîner,s’il rentrait.

Madame de Pommeuse, qui connaissait bien lesdomestiques, vit tout de suite que celui-là disait la vérité. Iln’aurait pas répondu si nettement, s’il eût menti pour obéir à unordre donné par Maxime.

Elle n’insista pas et elle remonta en voituresans remarquer qu’un des joueurs de dominos était sorti de la salledu café et se tenait planté sur le trottoir, le nez au vent et lapipe aux dents.

Il était sans doute écrit que la comtesse nefranchirait jamais le seuil de l’hôtel de Chalandrey et il ne luirestait plus qu’à se remettre en route.

Elle se consola de sa déconvenue en se disantqu’après tout, elle pouvait se passer de son aide pour abordermademoiselle Croze qu’elle espérait bien trouver seule.

Lucien, congédié la veille par son patron,devait être en quête d’une autre place et sans doute courait laville pour en trouver une. Madame de Pommeuse aurait tout le tempsde confesser la sœur, avant que le frère revînt de ce voyage à larecherche d’un emploi.

La rue des Dames n’est pas loin de la rue deNaples et le trajet prit bientôt fin.

En descendant de son fiacre, Octavie fut unpeu surprise de voir entr’ouverte la porte de la maisonnette dontsa protégée lui avait indiqué le numéro.

Odette n’avait à son service qu’une bonne etquand cette bonne n’était pas là, Odette, n’ayant rien à craindredes voleurs, ne s’enfermait pas, afin d’éviter d’être obligée dedescendre si on sonnait.

Octavie entra, traversa un corridor quiaboutissait au jardin où il n’y avait personne, puis, revenant surses pas, elle monta l’escalier, jusqu’au deuxième étage.

Là, elle crut entendre la voix de mademoiselleCroze et après avoir relevé le coin d’une portière en tapisserie,elle la vit assise au fond de son atelier, devant un chevalet, àcôté duquel posait un monsieur dont elle n’apercevait que ledos.

La comtesse pensa que la jeune filletravaillait à un portrait commandé, et comme elle ne tenait pas àse rencontrer avec un étranger, elle allait se retirer quand Odettel’aperçut et s’exclama. Le modèle se retourna vivement et lemodèle, c’était Maxime de Chalandrey.

La comtesse ne s’attendait guère à le trouverlà, mais elle n’en fut pas fâchée, puisqu’elle le cherchait. Mieuxvalait même que l’explication eût lieu en présence de la sœur deLucien.

Le hasard avait donc bien arrangé les choseset tout le monde était content, car Odette et Maxime nesouhaitaient rien tant que de mettre madame de Pommeuse au courantde leur nouvelle situation d’amoureux déclarés.

Ce fut, pendant les premiers instants de cetteheureuse réunion, un concert de félicitations réciproques.

La parole revenait de droit à Maxime pourannoncer ses récentes fiançailles ; seulement, il ne savaitpar où commencer, et, pendant qu’il préparait son exorde, lacomtesse, en les voyant si joyeux, se laissait aller à croire qu’iln’y avait pas un mot de vrai dans cette malveillante histoireracontée par M. Tévenec.

Maxime se décida enfin à lancer exabrupto la grande nouvelle. Il prit à témoin de la sincéritédes serments qu’il avait échangés, Odette, qui lui donnachaleureusement la réplique, et il termina en remerciant lacomtesse de leur avoir porté bonheur.

La pauvre Octavie n’était guère en situationde porter bonheur à quelqu’un, à moins que ce ne fût par un effetde la loi des contrastes, et les larmes lui vinrent aux yeux enpensant aux chagrins qui l’accablaient.

Elle eut pourtant le courage d’embrasserOdette qui rayonnait de joie, parce qu’elle voyait bien maintenantque la lettre anonyme qu’elle avait reçue calomniait Maxime enl’accusant de faire la cour à madame de Pommeuse.

S’il avait eu l’intention de l’épouser ou mêmed’en faire sa maîtresse, il n’aurait pas profité avec tantd’empressement de la première occasion qui s’était présentée de luiannoncer qu’il venait de se fiancer à mademoiselle Croze.

La comtesse était moins sûre que sa protégéede se marier à son gré, et le moment était venu pour elle d’aborderla question qui l’amenait rue des Dames.

– Votre frère doit être bien heureux,dit-elle pour en arriver par une voie détournée à savoir ce qu’ellen’osait pas demander de but en blanc.

La figure d’Odette se rembrunit et ellerépondit en secouant la tête :

– Il le serait complètement, s’il n’avaitpas perdu sa place.

– C’est donc vrai ! murmura lacomtesse. Le banquier qui l’employait l’a renvoyé.

– Vous savez cela ! s’écriaChalandrey.

– On vient de me l’apprendre.

– Qui donc a pu ?…

– Pourquoi vous cacherais-je que c’estM. Tévenec ?

– J’aurais dû m’en douter. Ah ! lemisérable !… que vous a-t-il dit ?

– J’ose à peine vous le répéter.

– Je le devine, moi ! ce qu’il vousa dit… Il vous a dit que ce Sylvain Maubert, son digne ami,accusait Lucien d’avoir détourné des fonds de la caisse… c’est uninfâme mensonge… Lucien a eu tort de ne pas souffleter cet homme…mais je m’en charge. Quant au sieur Tévenec…

– Je viens de rompre toutes mes relationsavec lui, interrompit madame de Pommeuse.

– Permettez-moi, madame, de vous direqu’il était temps. Ce drôle aurait fini par vous compromettre. Ici,je ne puis m’expliquer davantage, mais si vous voulez bien me fairel’honneur de me recevoir demain chez vous…

Maxime n’acheva pas sa phrase. Lucien Crozeentrait dans l’atelier et n’en pouvait croire ses yeux en voyant lacomtesse, la main appuyée sur l’épaule d’Odette qui pleurait, etChalandrey gesticulant avec animation.

L’arrivée de Lucien complétait le tableau.

Il était très pâle et il salua gauchementmadame de Pommeuse, presque aussi gênée que lui.

Évidemment, il se demandait pourquoi elleétait venue et il se doutait qu’elle avait entendu parler de samésaventure.

Maxime se chargea de le renseigner.

– Eh ! bien, lui demanda-t-ilbrusquement. As-tu trouvé ?

– Rien, murmura Lucien. J’ai été éconduitpartout… parce que partout on m’a posé la même question. On veutsavoir pour quel motif j’ai quitté la maison de banque où jetravaillais depuis si longtemps.

– À ta place, moi je l’aurais dit… etj’aurais ajouté que M. Maubert est un coquin qui t’a renvoyépour être agréable à un autre coquin avec lequel il doit brasserdes affaires véreuses. Tu devrais le mettre au défi de porterplainte contre toi… il s’en gardera bien, car il lui faudraitprouver que tu as pris de l’argent dans la caisse et il n’yparviendrait pas. Ne m’as-tu pas dit qu’il était seul quand il l’avérifié ?

– Oui… il en avait la clé et ilconnaissait le mot. Il a prétendu qu’il manquait vingt millefrancs.

– S’ils manquaient, c’est qu’il les apris. Il s’est volé lui-même… ou plutôt il a fait semblant de sevoler.

» Vous entendez madame ? demandatout à coup Maxime en s’adressant à la comtesse.

– Parfaitement, dit-elle d’un tonferme.

– Et vous ne croyez plus à l’indigneaccusation que cet homme a osé porter contre notre ami ?

– Je n’y ai jamais cru… et maintenant jesuis certaine que cette accusation est fausse.

En parlant ainsi, madame de Pommeuse tendit samain à Lucien qui, n’osant pas la baiser, la serra aveceffusion.

– Moi aussi, reprit-elle, j’ai étécalomniée et je comprends combien vous devez souffrir. Laissez-moivous jurer que vous n’avez rien perdu de mon estime… ni de monamitié.

Ses regards disaient assez qu’elle employaitle mot : amitié, pour un autre, plus expressif et plus tendre,qu’elle avait sur les lèvres.

Et elle ajouta :

– Voulez-vous que nous nous unissionscontre vos ennemis, qui sont aussi les miens… les ennemis de votresœur, les ennemis de M. Chalandrey ?

Lucien n’eut pas le temps de répondre. Labonne, qui venait de rentrer à la maison, écarta le rideau et ditd’un air effaré :

– Mademoiselle, il y a en bas un homme…non, un monsieur qui demande à voir M. de Chalandrey. Jelui ai répondu que je ne connaissais pas ce nom-là… que c’était icichez M. Croze… Il veut monter tout de même…

– Dites-lui de vous remettre sacarte ; interrompit Maxime, ou plutôt… non… j’y vais…

– Il prétend aussi qu’il est arrivé iciune dame et qu’il a besoin de lui parler… une dame en noir…

Ce signalement ne pouvait s’appliquer qu’à lacomtesse. Elle pâlit : Chalandrey fronça le sourcil ; lefrère et la sœur échangèrent un regard inquiet.

– Et j’ai bien vu qu’il ne s’en ira passans monter, reprit la bonne ; à moins que monsieur et madamene descendent. Il attend dans le vestibule… et il n’est pas seul…il en a amené un autre… mais celui-là n’est pas un monsieur…

– Ah ! décidément, il faut en finir,s’écria Maxime, et puisque cet individu a affaire à moi, c’est àmoi de le mettre à la porte.

– N’y allez pas, supplia mademoiselleCroze, qui voyait déjà son fiancé aux prises avec desmalfaiteurs.

– Ce n’est plus la peine, dit laservante ; j’entends leurs pas dans l’escalier.

– Nous serons deux pour les recevoir,appuya Lucien Croze en se rapprochant de son ami qui avait faitquelques pas vers la porte.

Odette et la comtesse ne bougèrent pas, maiselles se serrèrent l’une contre l’autre. Elles avaient lepressentiment qu’un danger les menaçait. La comtesse surtout.

La bonne, médiocrement rassurée, battit enretraite. En sortant à reculons, elle tomba presque dans les brasd’un homme qui arrivait, et qui lui fit une telle peur qu’elles’enfuit en le bousculant et ne s’arrêta qu’au bas del’escalier.

L’homme qui avait reçu le choc se remitd’aplomb, s’avança, après avoir laissé retomber le rideau detapisserie, et Chalandrey reconnut la malplaisante figure deM. Pigache.

Ni Lucien Croze, ni sa sœur, ni la comtessen’avaient jamais vu le sous-chef de la sûreté et l’apparition de cepersonnage les effraya moins qu’elle ne les étonna.

Maxime éclata :

– Que venez-vous faire ici,Monsieur ? demanda-t-il du ton le plus agressif. Vos fonctionsvous donnent peut-être le droit de me surveiller. Elles ne vousdonnent pas le droit d’entrer de force chez mes amis… Ces damesn’ont rien à démêler avec vous.

– En êtes-vous bien sûr ? répliquafroidement Pigache.

– Qu’osez-vous dire ?

– Ne le prenez pas de si haut et veuillezm’écouter. C’est à vous que je m’adresse et je vous somme de merépondre, au lieu de m’interpeller comme vous le faites.

» Pour commencer, nommez-moi lespersonnes présentes.

Chalandrey ne pouvait pas refuser.

– Voici M. Lucien Croze, dit-ilrageusement ; mademoiselle est sa sœur, artiste peintre… vousvoyez qu’elle fait mon portrait.

Le policier ne broncha pas. Évidemment, iln’avait pas reçu de plainte contre le jeune caissier deM. Maubert.

Il reprit en regardant Octavie qui commençaità perdre contenance :

– Et madame ?

– Madame est la comtesse de Pommeuse.

Ce nom aristocratique ne parut pas intimiderM. Pigache qui tira de la poche de sa redingote un carnet etse mit à le feuilleter rapidement.

– Avenue Marceau, dit-il, après avoirtrouvé la note qu’il cherchait. Madame est veuve.

– Allez-vous lui faire subir uninterrogatoire ? s’écria Maxime, furieux.

– Je viens la prier de me renseigner surdes faits qui n’ont pas été suffisamment éclaircis, hier, quand jevous ai interrogé. Depuis combien de temps connaissez-vousmadame ?

– Depuis… depuis toujours… Madame dePommeuse a un salon… elle me fait l’honneur de m’y recevoir…

– Alors, vous la connaissiez déjà,lorsque vous l’avez rencontrée l’autre jour. Hier, vous m’avez ditle contraire.

– Je ne comprends pas. De quellerencontre parlez-vous ?

– De celle que vous avez faite, rue duRocher, un matin où vous passiez en voiture. Vous ne l’avez pasoubliée, je suppose, ni les suites qu’elle a eues.

– Rue… du Rocher ? je comprends demoins en moins.

La comtesse se sentait mourir. Elle comprenaittrès bien et elle se figurait que Maxime avait tout raconté à cepolicier.

Maxime qui comprenait aussi, quoiqu’il fîtl’étonné, regrettait amèrement de ne pas l’avoir informée de ce quis’était passé la veille, au pavillon ; car il voyait bien queM. Pigache allait la questionner et qu’en lui répondant, elleallait lui en dire plus qu’il n’en savait.

Odette s’étonnait que son fiancé ne lui eûtpas parlé de cette rencontre et le souvenir de la lettre anonymelui revenait à l’esprit.

Lucien était le seul qui ne comprît rien dutout à ce qu’il entendait. Il n’avait jamais vu le sous-chef de lasûreté et il ignorait complètement les aventures de son amiChalandrey. Il se rappelait bien l’avoir trouvé par hasard, aprèsl’avoir longtemps perdu de vue, dans cette rue du Rocher, dont ilétait question, mais ce souvenir ne l’éclairait pas sur lasituation.

M. Pigache ne tarda pas à lerenseigner.

– Vous n’allez pas, je suppose, nieraujourd’hui ce que vous avez avoué hier, dit-il sévèrement.

Maxime baissa la tête. Il s’apercevait qu’ils’était enferré, et il ne savait comment se tirer de là.

– Vous avez avoué devant témoins, repritle policier, et notamment devant M. d’Argental, votre oncle.Seulement, vous n’avez pas dit toute la vérité. J’ai accepté votredéposition pour ce qu’elle valait et je vous ai laissé partir,parce que je me réservais d’en contrôler l’exactitude… par lesmoyens dont je dispose.

– C’est-à-dire en me faisantespionner.

– Je vous invite dans votre intérêt àprendre un autre ton. Mon devoir est de vous soumettre à unesurveillance et je n’y ai pas manqué. J’ai placé des agents devantla porte de l’hôtel que vous habitez, rue de Naples afin de savoirqui vous receviez. Ils ont vu arriver madame, ils l’ont suiviejusqu’ici et ils sont venus m’avertir qu’elle y était.

» Vous voyez que je joue cartes surtable.

– Que vos agents m’aient suivi, moi, jeme l’expliquerais, mais suivre madame, par ce seul motif qu’elleest venue me voir !… c’est trop fort, s’écriaChalandrey ?

– Pas pour ce seul motif, réponditfroidement Pigache. C’est madame que vous avez accompagnée envoiture jusqu’à la porte de Clichy… madame que vous avez affirmé nepas connaître et que vous déclarez maintenant avoirtoujours connue… toujours !… c’est le motdont vous venez de vous servir.

– J’ai dit ce que j’ai voulu… mais jevous répète que ce n’est pas elle qui est montée dans le fiacre oùj’étais, dit Maxime avec impatience.

Il n’avait rien trouvé de mieux que depersister à mentir et il ne s’apercevait pas que la comtesse étaittout près de défaillir.

– Regardez donc madame, ricana lepolicier. Elle ne serait pas si troublée si elle n’avait pas faitle voyage avec vous.

» Il vous en coûte de la compromettre… jeconçois cela… et pour vous mettre à l’aise, je vaisl’interroger.

» Parlez, madame. N’est-il pas vrai quel’autre jour, vous aviez prié M. de Chalandrey de vousvoiturer jusqu’aux fortifications ?

Madame de Pommeuse n’aurait peut-être pashésité à répondre affirmativement, si elle eût su jusqu’à quelpoint le sous-chef de la sûreté était informé.

Elle devinait à peu près que, dans descirconstances qu’elle ne connaissait pas, Maxime avait été forcé deconvenir qu’une femme lui avait demandé de la conduire au boulevardBessières. Mais Maxime n’avait-il dit que cela ? Elle endoutait ; et dans le doute, elle préférait se taire, surtouten présence de Lucien Croze et de sa sœur.

Elle maudissait la fatalité qui avait amené lepolicier dans cette maison où elle ne pouvait pas lui répondrefranchement, sans mettre en défiance l’homme qu’elle aimait.

– Non, monsieur, balbutia-t-elle ;ce n’est pas moi.

– Alors, décidément, vous aussi, vousniez l’évidence ? dit M. Pigache. Vous avez grand tort,madame, et je vais vous montrer que vous avez tort.

Puis, élevant la voix, il appela :

– Piquet ! entrez, monbrave !

L’appel fut entendu. Une grosse main soulevala portière en tapisserie et un homme entra, le chapeau à la main,un homme que Chalandrey reconnut tout de suite et que la comtessese rappela avoir vu, un quart d’heure auparavant, sur le trottoirde la rue de Naples.

Cet homme, c’était le cocher qui, la veille, àl’angle du pavillon, s’était trouvé nez à nez avec le voyageurqu’il avait pris sur le boulevard, tout près de la place del’Opéra.

– Racontez-nous comment vous êtes ici,lui dit Pigache.

– Pour lors, commença le nommé Piquet,j’étais en faction, depuis ce matin, dans le café qui est en facede la maison de monsieur, quand j’ai vu madame débarquer devant laporte. Je ne pouvais pas me tromper, vu qu’elle est habillée commel’autre fois. J’avais là une voiture à deux canassons quimangeaient l’avoine. Je n’ai pris que le temps de les brider… votreagent m’a aidé…

– Et vous êtes arrivés tous les deux ruedes Dames. Là mon agent, qui avait mes instructions, vous acommandé de rester sur votre siège, pendant qu’il venait mechercher au commissariat du quartier Monceau. Vous avez bienmanœuvré et j’en ferai mon rapport à l’administration.

– Merci, mon commissaire… C’estégal ! J’aurais voulu que ça durât plus longtemps… Rien àfaire que d’ouvrir l’œil et ma journée payée au maximum !… çam’allait, c’te position-là, et si j’avais été un pas grand chose,j’aurais pas fait semblant de reconnaître la dame… mais on a de laconscience ou on n’en a pas… et j’en ai, moi, je m’en vante.

– Alors, vous êtes certain que c’estmadame qui est descendue de votre fiacre sur le chemin deronde ? Vous m’avez cependant dit, hier, que vous n’aviez pasvu sa figure.

– Ça c’est vrai. Mais j’ai bien remarquésa taille, sa tournure et sa toilette… et je lèverais la main quec’est elle.

– Que dites-vous de cela, madame ?demanda Pigache en regardant fixement la comtesse qui se soutenaità peine.

Maxime jugea que le moment était venud’intervenir pour empêcher la pauvre femme de se perdre tout àfait.

– N’interrogez pas madame de Pommeuse,dit-il vivement. Je vais vous répondre pour elle… et je commencepar convenir que c’est à elle que j’ai rendu service, l’autrejour…

– L’aveu est un peu tardif.

– Je le lui ai rendu sans la connaître…C’est seulement quelques jours après que j’ai su à qui j’avais eu àfaire…

– Mais vous le saviez déjà lorsque jevous ai questionné, hier ?

– Oui, monsieur, et j’ai affirmé lecontraire. Il est des cas où le devoir d’un galant homme est dementir. Je me serais coupé la langue plutôt que de compromettremadame de Pommeuse qui avait eu confiance en moi, puisque, un peuplus tard, à une soirée qu’elle donnait, elle m’a remercié del’avoir accompagnée dans ce voyage… rien ne l’obligeait à me fairecette confidence et elle s’en serait bien gardée, si elle avait euquelque chose à se reprocher… Mais madame de Pommeuse est aussiétrangère que moi au crime du pavillon.

– Alors, rien ne l’empêche de m’apprendrece qu’elle allait faire dans ce quartier excentrique à huit heuresdu matin.

– Rien ne l’y force. Je ne le lui ai pasdemandé, répliqua Maxime, qui s’obstinait à répondre pour lacomtesse, et qui ne répondait pas très habilement.

– Vous, monsieur, vous n’êtes pascommissaire de police, et j’admets que vous respectiez les secretsd’une femme. Je ne suis pas tenu à la même réserve. Mon devoir, àmoi, c’est de m’enquérir et je fais mon devoir en invitant madame às’expliquer nettement.

La comtesse, qui pâlissait de plus en plus, setut.

– Est-ce la présence de ce cocher quivous gêne ? demanda M. Pigache. Je n’ai plus besoin delui, puisqu’il vous a reconnue.

» Sortez, Piquet, et allez m’attendredans la rue.

Piquet ne se fit pas prier pour disparaître.Il aimait beaucoup mieux fumer sa pipe en plein air que d’assisterà un interrogatoire qui ne l’intéressait pas du tout.

– Maintenant, reprit le sous-chef de lasûreté, vous pouvez parler, madame. Vous êtes ici chez des amis etvous savez par expérience que M. de Chalandrey est leplus discret des hommes. Vous n’avez donc rien à craindre en disantla vérité… et j’ajoute, pour vous mettre à l’aise, qu’il me semblepeu probable que vous ayez participé au crime dont je cherche lesauteurs.

» Mais vous comprenez vous-même que, sivous persistiez à garder le silence, je finirais par voussoupçonner.

– Vous pourriez tout aussi bien mesoupçonner, interrompit Chalandrey ; moi aussi, je suis allé,le jour du crime, au boulevard Bessières.

– Ce n’est pas du tout la même chose.Vous n’y seriez pas allé, si madame ne vous avait pas proposé del’y conduire. Et, si elle s’est adressée à vous qu’elle neconnaissait pas, à ce moment-là, c’est qu’elle avait un intérêtmajeur à s’y rendre… à heure fixe… et j’en conclus naturellementque quelqu’un l’y attendait.

» Vous-même, monsieur, vous m’avez dit,hier, que vous aviez pensé que la personne qui vous avait quitté, àla porte de Clichy, en vous défendant de la suivre, allait à unrendez-vous.

– Je n’ai pas dit cela ! s’écriaMaxime, d’autant plus vexé que c’était vrai.

– Pardon ! reprit M. Pigache,sans s’émouvoir, vous l’avez dit, devant témoins… devant votreoncle, qui l’attesterait, au besoin. Vous avez même précisé enajoutant que cette dame allait sans doute à un rendez-vous donnépar un amant.

– Vous m’assommiez de questions. J’y aicoupé court en vous répondant la première bêtise qui m’a passé parla tête.

– Mais, non. C’était l’explication laplus naturelle du voyage matinal de madame… et si madame veut bienla confirmer, je m’en rapporterai volontiers à sa déclaration… àcondition toutefois qu’elle me fournira des preuves à l’appui…c’est-à-dire qu’elle me désignera la maison où elle est entrée etqu’elle me nommera la personne qu’elle allait voir… je serai obligéde vérifier si c’est exact, mais l’enquête sera faite discrètement…et il ne s’ensuivra aucun scandale.

La comtesse faisait peine à voir. Pour elle,c’était bien le comble du malheur d’être interrogée et pressée dela sorte en présence de Lucien Croze. Il allait croire qu’elleavait un amant et pour détourner d’elle cette honte, elle n’avaitqu’à dire la vérité. Mais la dire, c’était non seulement avouerqu’elle avait vu commettre le crime, mais encore signaler laprésence à Paris de son frère, condamné par contumace.

Et ce dernier danger l’effrayait plus que toutle reste. Le passé se dressait devant elle. Elle croyait déjàentendre les magistrats lui reprocher l’origine de sa fortune etlui jeter à la face les méfaits de son père. Lucien, qui ne savaitpas encore qu’elle allait renoncer à cette fortune mal acquise,Lucien ne voudrait plus d’elle, quand il saurait l’histoire decette famille Grelin dont elle était, pour son malheur.

Peu s’en fallût pourtant qu’elle n’avouâttout, au risque de mettre dans un mauvais cas Maxime de Chalandreyqui se trouverait, comme elle, convaincu de faux témoignage, sielle avouait.

Elle lisait sur la figure de Lucien lessoupçons qui le torturaient et elle aurait voulu lui crier :Non, je n’ai pas d’amant. Je n’aime et n’ai jamais aimé que toi.Écoute mes aveux et quand tu les auras entendus, tu me jugeras.

Mais elle eut l’heureuse idée de regarderMaxime dont les yeux semblaient lui dire : N’avouez pas. Je mecharge de rassurer Lucien.

Cette scène muette fut interrompue parM. Pigache qui prit la parole avec une douceur inattendue.

– Madame, dit-il, je comprends qu’il vousen coûte beaucoup de répondre à la question que je viens de vousposer… trop brutalement peut-être… et je veux bien ne pas insister.J’admets que vous avez de bonnes raisons pour vous taire. J’admetsmême que vous n’êtes absolument pour rien dans l’affaire criminellequi m’occupe. Vous admettrez bien aussi que je dois vous demandercertains renseignements dont j’ai besoin.

– Parlez, monsieur, murmura madame dePommeuse, très étonnée de ce changement de ton.

– C’est votre père, n’est-ce pas, qui afait bâtir le pavillon où le crime a été commis ?

– Oui… avant ma naissance, je crois… etil ne l’a jamais habité, que je sache.

– Cependant, vous y êtes allée… aveclui ?

– Il m’y a menée quelquefois, lorsquej’étais enfant.

– Mais il ne vous en a pas transmis lapropriété ?

– Non, monsieur. Il l’a vendu, avant samort.

– À qui l’a-t-il vendu ?

– Je ne l’ai jamais su.

– Votre père ne vous l’a pasdit ?

– Mon père ne me parlait jamais de sesaffaires.

– De sorte que vous ignorez de quellenature elles étaient.

– Complètement.

– C’est extraordinaire. Il a laissé unefortune considérable… dont vous ne connaissez pas l’origine…

– Il l’avait gagnée dans le commerce.

– Vous avez été mariée ?

– Oui, monsieur, et je suis veuve depuistrois ans.

– Votre mari, le comte de Pommeuse, estmort par accident.

– D’une chute de cheval… au bois deBoulogne.

– Et vous étiez mariée sous le régimedotal : sa mort n’a rien changé à votre situation.

Maxime, qui écoutait de toutes ses oreilles,se demandait où Pigache voulait en venir avec toutes ces questions,qui n’avaient qu’un rapport indirect avec le sujet principal del’interrogatoire, et Maxime soupçonnait le policier émérite depréparer quelque coup inattendu.

Il ne se trompait pas, car le sous-chef de lasûreté reprit d’un air assez indifférent :

– Vous n’êtes pas l’unique héritière deM. Grelin, négociant… vous avez un frère…

– Il la tient ! pensa Maxime.

– J’en avais un, balbutia la comtesse. Ila quitté la France…

– Mais vous l’avez connu.

– Oui… autrefois… et je ne sais pas cequ’il est devenu.

– Alors, depuis plusieurs années, vous nel’avez pas revu ?

– Non, monsieur.

– Très bien ! Je n’insiste pas. Lesfautes sont personnelles et vous n’êtes pas responsable de cellesqu’il a commises. Si je vous ai parlé de lui, c’est que, étantdonnés ses antécédents, je pouvais supposer qu’il n’était pasétranger à l’affaire du pavillon… Je m’étais figuré que votrepromenade matinale de l’autre jour n’avait pour but que d’allervoir ce frère… qui vous aurait écrit.

– Il a deviné, pensa Maxime.

– Mais, s’il en était ainsi, vous enconviendriez sans difficulté, car je ne vous reprocherais pas devous être rendue à l’appel de ce malheureux.

– Bon ! se dit Chalandrey, voilà lepiège. Il espère qu’elle va avouer, et, quand ce sera fait, il lamènera grand train.

– Vous vous taisez, continuaM. Pigache ; c’est que vous ne l’avez pas vu. Donc, dedeux choses l’une : ou vous êtes entrée dans l’anciennepropriété de votre père ; ou vous êtes allée rejoindrequelqu’un qui vous attendait… et dans ce dernier cas, vous feriezbien de vous confesser à moi… oh ! pas ici !… ce seraittrop pénible pour vous… à la Préfecture, dans mon cabinet… je suisdiscret par état, et vous ne risqueriez rien de me confier votresecret… je n’en abuserais pas, et dès que je saurais à quoi m’entenir, je vous laisserais en repos, car je n’aurais plus de motifpour m’occuper de vous.

Cette nouvelle invite aux aveux cachaitévidemment, comme les précédentes, une arrière-pensée, mais elleavait cela de rassurant, qu’elle exprimait l’intention du policierde ne pas insister pour obtenir ces aveux, séance tenante.

Chalandrey avait cru, un instant, que lapauvre comtesse ne rentrerait pas chez elle, ce soir-là, et quelui-même, il pourrait bien aller coucher au dépôt de laPréfecture.

Maintenant, il ne craignait plus ce fâcheuxdénouement d’une fatale entrevue et c’était beaucoup que de gagnerdu temps.

Avant qu’on interrogeât, derechef, madame dePommeuse, il pourrait la voir et s’entendre avec elle ; lamettre au courant de la situation et lui expliquer comment, lorsquele cocher l’avait reconnu, dans l’enclos du boulevard Bessières, ils’était trouvé forcé de dire une partie de la vérité, mais rienqu’une partie. Il la mettrait ainsi en garde contre les embûchesque la police ne manquerait pas de lui tendre.

Il pourrait aussi rassurer Odette, qui devaitdouter de son fiancé, depuis qu’elle assistait à cette scène où ilsemblait jouer un rôle équivoque.

La comtesse, plus morte que vive, persistait àne plus souffler mot, et, désespérant sans doute de rien tirerd’elle pour le moment, le sous-chef de la sûreté reprit d’un tondégagé :

– Du reste, madame, jusqu’à preuve ducontraire, je ne vous accuse pas d’avoir trempé dans l’abominableassassinat dont je recherche les auteurs. Je me renseigne, voilàtout, et je me renseignerai encore. Quand je tiendrai lescoupables, je vous mettrai en leur présence et nous verrons biens’ils vous reconnaissent.

La perspective de cette confrontation n’étaitpas pour rassurer madame de Pommeuse, et elle ne put s’empêcher defrissonner à la seule pensée de se retrouver face à face avec lesscélérats qui avaient tenu sa vie entre leurs mains et quil’avaient épargnée, après avoir fait d’elle leur complice.

Maxime, s’il eût été soumis à la même épreuve,n’aurait eu rien à craindre. Il avait vu les assassins, mais lesassassins ne l’avaient pas vu et n’auraient pas pu lereconnaître.

Et il ne s’effrayait pas trop de ce dangerpour la comtesse, car il se persuadait de plus en plus que lapolice ne les trouverait jamais, ces bandits insaisissables qui serassemblaient à certains jours pour commettre ou pour préparer descrimes et qui disparaissaient ensuite comme des fantômes.

– Je puis donc vous laisser libre,madame, continua M. Pigache. Je tenais absolument à vousinterroger. C’est fait et je sais maintenant sur vous ce que jevoulais savoir. Le reste me regarde. L’enquête va se poursuivre.Elle est en très bonne voie, et je suis en mesure d’affirmer quetout s’éclaircira très prochainement.

» En attendant, je me permets de vousdonner un conseil. Ne dirigez plus vos promenades du côté de laporte de Clichy. Une femme comme vous ne peut que se compromettreen fréquentant ce quartier mal habité.

Le policier souligna d’un sourire ironiquecette recommandation assez superflue et, s’adressant àMaxime :

– À vous, monsieur, je n’ai rien à dire,et je veux bien oublier que vous avez fait, hier, une dépositioninexacte. Je vous engage seulement à être prudent. Trop parlernuit ; trop se taire nuit aussi quelquefois. Il faut trouverun moyen terme.

Sur cette conclusion, le sous-chef de lasûreté salua très brièvement l’assistance et se retira.

Ce n’était pas une fausse sortie, car le bruitde ses pas se perdit bientôt dans l’escalier. On entendit bientôtla porte de la rue se refermer sur lui, et le roulement d’unevoiture qui s’éloignait, probablement celle que conduisait lecocher Piquet.

Les espions, grands ou petits, décampaient,et, certes, personne n’avait prévu que la désagréable visite dusieur Pigache finirait ainsi.

Après avoir intimidé et menacé tout le monde,il était devenu subitement tout sucre et tout miel. Il semblaitqu’il fût venu causer amicalement avec des gens qu’il n’avaitjamais soupçonnés.

Et pourtant, il laissait derrière luil’inquiétude et la défiance qu’il avait adroitement semées.

Maxime y voyait plus clair que les autres etce brusque revirement ne lui disait rien de bon. Il devinait quePigache croyait les tenir tous et emportait la certitude deremettre la main sur eux, dès qu’il lui plairait.

Les pêcheurs à la ligne savent qu’il fautlaisser filer le poisson qui commence à mordre à l’hameçon, et leferrer, comme ils disent, en donnant un coup sec, aussitôtqu’il est pris, de façon à ne plus pouvoir se dégager.

Pigache faisait comme les pêcheurs : illaissait filer, en attendant qu’il ferrât.

Madame de Pommeuse n’était plus en état deraisonner, mais elle se sentait perdue, et aux craintes quil’oppressaient s’ajoutait la douleur de voir que Lucien doutaitd’elle.

Odette aussi, doutait ; elle doutait deson fiancé, engagé avec la comtesse dans une mystérieuseaventure.

Le frère et la sœur attendaient uneexplication et ils étaient trop fiers pour la demander.

Maxime comprit, le premier, qu’il fallaitavant tout mettre fin à une situation navrante.

– Venez, madame, dit-il à la comtesse, enprenant son chapeau.

Elle le suivit machinalement, et Maxime dittout bas à Lucien qui les reconduisait :

– Fais-moi crédit d’un jour. Demain, jet’expliquerai tout.

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