L’oeil du chat – Tome I

Chapitre 5

&|160;

Après une longue nuit de repos absolu, Maximede Chalandrey, complètement remis, fut réveillé le lendemain de samalencontreuse expédition à la Morgue par son oncle qu’il n’avaitpas revu depuis la soirée de madame de Pommeuse.

Le dimanche, M.&|160;d’Argental passaitrégulièrement la matinée à régaler au café d’anciens camarades derégiment et l’après-midi à présider des assauts dans la salled’escrime du cercle.

Ces jours-là, il ne paraissait jamais àl’hôtel de la rue de Naples.

Il avait donc renvoyé au lundi l’explicationcomplémentaire qu’il voulait avoir avec son neveu.

Elle fut chaude, car il n’avait pas encore pudigérer la conduite de Maxime qui, au lieu de faire sa cour à lariche veuve du comte de Pommeuse, s’était occupé tout le tempsd’une virtuose au cachet.

Il lui adressa encore une fois des reprochesbien sentis, et Maxime le prit de très haut, au lieu de chercher às’excuser. Il aurait eu d’excellentes raisons à faire valoir pourse justifier de ne pas rechercher la main de la comtesse, mais ilétait trop galant homme pour les mettre en avant et il se borna àdéclarer nettement que cette dame, en dépit de sa grosse fortune etde son éclatante beauté, n’était pas la femme qu’il rêvait, tandisque mademoiselle Croze l’avait charmé, ravi, subjugué.

Comme l’avant-veille, il ajouta qu’ilentendait rester maître de son choix et que n’étant pas pressé derenoncer au célibat, il ne se marierait qu’à bon escient.

Sur quoi, l’ex-chef d’escadron pensa qu’ilaurait tort de heurter de front les idées d’un garçon accoutumé àn’en faire jamais qu’à sa tête.

Mieux valait filer doux et attendre que Maximerevînt d’une fantaisie sans conséquence.

L’oncle, dans le salon de l’avenue Marceau,lui avait déjà dit tout ce qu’il avait à lui dire à ce sujet et ileût été maladroit d’insister.

Il coupa donc court à un entretien pénible età des remontrances inutiles.

Il y coupa court en proposant à son neveu unedistraction tout à fait inattendue.

–&|160;N’en parlons plus, conclut-ilbrusquement. Tu es assez grand pour te gouverner toi-même. Et puis,l’amour, c’est comme la confiance… ça ne se commande pas. Place toncœur où tu voudras. Je ne me mêlerai plus de te donner desconseils. Mais, ce matin, tu vas me faire le plaisir de venirdéjeuner avec moi. C’est à mon tour de t’inviter.

–&|160;Diable&|160;! murmura Chalandrey, jen’ai guère envie de sortir. Je suis éreinté.

–&|160;Bon&|160;! je devine… tu as encore jouéet tu t’es couché au petit jour. Eh bien, après une nuit passéedevant un tapis vert, tu dois éprouver le besoin de marcher.

–&|160;J’ai assez marché hier.

–&|160;Parions que tu as encore suivi desfemmes. Tu ne fais que ça. N’importe&|160;! Une bonne promenade teremettra d’aplomb et t’ouvrira l’appétit. Lève-toi, habille-toi eten route&|160;!… ou je me fâche sérieusement, cette fois.

–&|160;Où voulez-vous donc me mener, mon cheroncle&|160;?

–&|160;Pas au Café anglais.

–&|160;Je m’en doute, mais ne puis-jesavoir&|160;?…

–&|160;Je te promets que tu mangeras dans laperfection. Ça doit te suffire. Je tiens à te laisser le plaisir dela surprise.

–&|160;Quel terrible homme vous êtes&|160;!…enfin&|160;!… je ne veux pas vous contrarier, grommela Maxime, ensautant au bas du lit.

Et il se mit à sa toilette pendant que sononcle allumait un cigare.

–&|160;Est-ce loin d’ici, cet établissementinédit où on fait de si bonne cuisine&|160;? reprit le neveu quimanquait décidément d’enthousiasme.

–&|160;Pas beaucoup plus loin que le boulevarddes Italiens… seulement, c’est dans un quartier où tu n’as jamaismis les pieds. Tu vas faire un véritable voyage de découvertes… ettu me remercieras après.

Chalandrey donnait à tous les diables cettelubie du commandant, mais après lui avoir rompu en visière sur lagrosse question du mariage, il tenait à ne pas le contrarier en luirefusant le plaisir de déjeuner avec lui, fût-ce, comme il s’yattendait un peu, dans quelque cabaret excentrique.

Il s’habilla donc le plus vite qu’il put, cequi n’était pas beaucoup dire, car il y mettait ordinairement uneheure et demie.

Les ablutions à l’anglaise ne lui prirent, cejour-là, que vingt minutes et le reste à peu près autant.

Du reste l’oncle d’Argental ne paraissait pastrès pressé. Il était allé s’étendre sur un divan au fond ducabinet de toilette, et il fumait sans dire un mot.

Maxime, résigné à subir la corvée que lecommandant lui imposait, se disait, pour se consoler, qu’elleprendrait fin d’assez bonne heure et se proposait de setransporter, après ce déjeuner forcé, rue des Petites-Écuries où iltrouverait Lucien Croze à son bureau. Il comptait le prier de lemener rue des Dames quand il aurait terminé son travail de lajournée et de le remettre en présence de sa sœur, sans attendrejusqu’au prochain dimanche.

–&|160;Y sommes-nous&|160;? demandaM.&|160;d’Argental, quand il vit que son neveu était prêt.Oui&|160;? Eh&|160;! bien, alors, filons au pas accéléré. Je mesuis levé à six heures et je n’ai avalé qu’une tasse de café. J’ail’estomac dans les talons.

Maxime aurait volontiers pris un fiacre, maisil comprit qu’il n’y fallait pas songer et il suivit docilement lecommandant qui le conduisit, par le boulevard des Batignolles, à laplace où on a érigé une statue au maréchal Moncey.

C’était précisément par là que Maxime étaitpassé en voiture, quelques jours auparavant, avec madame dePommeuse qu’il prenait alors pour une aventurière, et ce souvenirlui revint à l’esprit quand il vit son oncle s’engager dansl’avenue de Clichy.

–&|160;Est-ce que vous me menez déjeuner à labarrière&|160;? lui demanda-t-il en riant.

–&|160;Pas tout à fait, répondit lecommandant, mais pas très loin du chemin de ronde. Mon restaurantne paie pas de mine, mais à bon vin pas d’enseigne et j’espère quetu n’as pas de préjugés.

Cette explication n’éclairait pas Maxime, maisil s’abstint d’insister, car il lui était assez indifférent defaire un mauvais déjeuner.

Elle est très longue, l’avenue de Clichy, etelle n’a pas partout le même aspect.

Au commencement, elle est bordée des deuxcôtés de cafés où se rassemblent les artistes qui ont leursateliers dans le quartier, de débits où les ouvriers viennent semettre le gosier en couleur, de restaurants où les bourgeois desBatignolles dînent en famille.

Plus loin s’embranchent sur la voie principaleune foule de ruelles, d’impasses et de cités où logent des légionsd’industriels de toutes catégories.

On s’aperçoit tout de suite qu’on est déjàtrès loin du Paris élégant et que les populations cantonnées dansces parages n’ont rien de commun avec les paisibles citadins desarrondissements du centre.

Tout à coup, le commandant prit, à droite, unde ces chemins étroits et mal pavés et Maxime se dit&|160;:

–&|160;C’est heureux&|160;! j’ai cru uninstant que nous allions à la porte de Clichy et au boulevardBessières… mais, si je devine où il me mène, je veux êtrependu.

La plaque municipale placée sur la maisond’angle portait en lettres blanches les mots&|160;: rue Pouchet, etMaxime ne fut pas mieux informé après les avoir lus.

Où aboutissait cette venelle sordide&|160;?Impossible de le deviner.

–&|160;Nous approchons, dit d’un air goguenardl’oncle d’Argental. Qu’est-ce que tu dis de ces joliesbâtisses&|160;? c’est original, hein&|160;?

–&|160;Beaucoup trop, grommela Maxime. Jepréfère la rue de Rivoli.

–&|160;Bah&|160;! pour une fois&|160;!… etpuis je te montre du nouveau et tu n’es pas content. Tu es vraimenttrop difficile.

–&|160;Je commence à croire, mon cher oncle,que vous vous moquez de moi, pour me punir de n’être pas tombéamoureux de madame de Pommeuse.

–&|160;Tu le mériterais… mais rassure-toi… lapromenade que je t’ai fait faire touche à son terme et le déjeunern’est pas loin. Tu l’auras bien gagné et il est temps que jet’apprenne où je te conduis… et pourquoi je t’y conduis.

»&|160;Je commence par le&|160;: pourquoi. Tuvis chez toi comme un prince, et tu dois en avoir assez de boiredes grands vins et de manger des plats fins. À ce jeu-là, on finitpar se blaser le palais et il m’a passé par la tête de te fairegoûter une cuisine de bivouac… rien que pour m’assurer que tupourrais faire campagne sans te plaindre de la qualité des vivres.L’essai ne te sera pas inutile, puisque tu n’auras bientôt plusd’autre ressource que celle de servir ton pays, en qualité decavalier de deuxième classe. Il est bon que tu aies un avant-goûtdes fricots de cantine…

–&|160;Merci bien&|160;! s’écria gaiementChalandrey. J’entrevois ce qui m’attend et je suis prêt à tous lessacrifices.

–&|160;C’est une idée qui m’est venue endéjeunant chez toi, samedi, et comme, en te quittant, je suis allévoir ma vieille amie, la mère Caspienne, je lui ai commandé un jolirepas pour ce matin… et il ne sera pas si mauvais que tu crois, carelle a dû se mettre en quatre pour me contenter. Tu auraspar-dessus le marché le plaisir de la contempler et je te jurequ’elle en vaut la peine.

–&|160;Alors, c’est votre ancienne cantinièrequi va nous traiter. J’aurais dû m’en douter… et je ne vous en veuxpas du tout. C’est égal&|160;!… elle a choisi pour s’établir undrôle de quartier et les gens qui se nourrissent chez elle nedoivent pas appartenir aux classes dirigeantes.

–&|160;Des chiffonniers, mon cher, dessergents de ville et des employés de l’octroi. Oh&|160;! la sociétén’est pas mêlée et les escrocs du grand monde ne fréquentent pas lamaison. J’aime mieux ça. Du reste, nous ne serons pas confondusavec les habitués. On nous a réservé un cabinet.

–&|160;Ma foi&|160;! J’en suis fâché. J’auraisvoulu les voir.

–&|160;Tu les verras. Nous ne serons séparésde la salle commune que par un vitrage. Maintenant, nous allonstourner à gauche, par le passage des Épinettes.

–&|160;Il est joli, le passage. Et cette voûtequi l’enjambe…

–&|160;C’est celle du chemin de fer deceinture. Après, nous allons entrer dans la cité du Bastion… un nommilitaire qui doit plaire à une ancienne cantinière de Crimée… Sonétablissement est au bout.

Elle avait vraiment du caractère, la cité duBastion. On n’y voyait que des baraques faites, les unes avec desplanches vermoulues, les autres avec des moellons volés dans desmaisons en démolition&|160;: de vraies huttes de sauvages,construites par des civilisés, car il y en avait quelques-unes pourlesquelles on n’avait employé d’autres matériaux que des boîtes àsardines, bourrées de terre, empilées symétriquement et cimentéesavec du plâtre.

Il ne paraissait pas que, pour le moment,elles fussent habitées. Les nomades qui y couchent se répandent dèsle matin dans Paris, pour y chercher leur pâture et ne rentrent augîte que la nuit, absolument comme les oiseaux de proie.

Mais, au delà de ces constructionsfantaisistes, s’élevait une maison, une vraie maison à un étage,avec de vraies portes, de vraies fenêtres et une façade peinte enjaune devant laquelle pendait une enseigne en fer blanc.

–&|160;C’est là, dit le commandant, etj’aperçois la mère Caspienne sur son seuil. Il paraît que noussommes en retard, car elle regarde si elle ne voit rien venir,comme sœur Anne, dans le conte de Barbe-Bleue. Elle s’est fait unabat-jour avec ses mains… Ah&|160;! elle nous a aperçus, car ellerentre précipitamment pour courir à ses casseroles.

–&|160;Prépare-toi. Je vais te présenter.Tâche de ne pas lui rire au nez.

Chalandrey ne songeait guère à se moquer de lavieille protégée de son oncle. Il voyait, au bout de la cité biennommée, un bastion et une butte en terre qu’il lui semblaitreconnaître.

Était-ce là le boulevard Bessières&|160;? Iln’osa pas questionner son oncle, mais il resta convaincu que lecabaret de la mère Caspienne ne devait pas être bien loin del’enclos où il était entré, un matin, par le chemin de ronde.

Assurément, le commandant n’avait pas mis demalice à amener là son neveu, car il ne pouvait pas se douter qu’uncrime avait été commis tout récemment dans le pavillon, mais Maximetrouvait que le hasard arrange quelquefois singulièrement leschoses, et il ne regrettait pas trop d’être venu, car la cantinièredevait avoir eu vent de cette histoire d’un cadavre ramassé, toutprès de chez elle, dans le fossé des fortifications.

Pressé d’arriver, l’oncle Pierre hâtait le paset la vieille reparut sur le pas de sa porte, juste au moment oùles déjeuneurs qu’elle attendait allaient entrer.

Maxime resta confondu d’étonnement en setrouvant tout à coup nez à nez avec elle. Il n’avait rien rêvé quiapprochât de la réalité.

Cette femme était un phénomène.

Grosse et ronde comme une tour, haute encouleur et moustachue comme un grenadier, telle était VirginieCrochard, dite la mère Caspienne, et beaucoup plus connue sous cesobriquet que sous son nom de famille.

Elle aurait certainement pu s’exhiber dans lesfoires, comme femme colosse, et on se demandait en la voyantcomment elle avait jamais pu porter le costume pimpant et écourtédes cantinières.

Il est vrai qu’elle avait dû considérablementengraisser depuis la guerre de Crimée.

Elle était restée alerte, en dépit de sonembonpoint et de ses soixante ans sonnés et elle portait crânementle petit chapeau ciré qui jurait avec le reste de sa tenue fort peumilitaire.

Elle avait l’œil vif, le geste prompt et lalangue déliée. Avec cela, toujours gaie, toujours contente de toutet ne boudant jamais à l’ouvrage. La Madame Grégoire du chansonnierBéranger, aux mœurs près, car depuis la mort de son époux, on nelui avait pas connu d’amoureux et elle ne tolérait pas les orgiesdans son cabaret du Lapin qui saute.

Bien notée à la police qui a toujours l’œilsur les établissements de ce genre, adorée de ses pratiques etrespectée dans son quartier des Épinettes où on ne respecte pasgrand chose, la mère Caspienne jouissait encore de la considérationqui s’attache à la richesse, car elle passait pour posséder defortes économies.

–&|160;Salut, mon commandant&|160;! dit-elleen exécutant comme un vieux troupier le salut réglementaire – lamain droite levée à la hauteur de la tempe, l’autre main sur lacouture de la jupe, et les deux talons sur la même ligne.

–&|160;Bonjour, maman, répondit Pierred’Argental. Nous sommes en retard pour l’appel… Au régiment, çam’aurait valu deux jours de consigne… mais ça m’arrive quelquefoisdepuis qu’on m’a fendu l’oreille…

–&|160;Il n’y a pas de mal, mon commandant.Seulement, quand j’ai vu mon horloge marquer midi, j’ai eu envie desonner la soupe… j’ai encore la trompette de mon pauvre défunt etj’en joue assez proprement.

–&|160;C’est la faute de mon neveu quevoici…

–&|160;Monsieur est officier&|160;?

–&|160;Non, mais il le sera et son pèrel’était… sans compter son oncle, ici présent. C’est dans notresang, l’épaulette… seulement, elle se fait quelquefois attendre, etce garçon se dépêche de manger son bien avant de s’engager. Mais,pour le moment, simple péquin, mon neveu Maxime.

–&|160;Ça n’y fait rien, mon commandant&|160;;monsieur rattrapera le temps perdu et l’uniforme lui ira comme ungant.

–&|160;Je le sais bien, mais il ne s’agit pasde ça. Nous crevons de faim, maman, et le déjeuner doit êtreprêt.

–&|160;Les huîtres sont sur la table, moncommandant.

–&|160;Des huîtres… au Lapin quisaute&|160;!… Il y a donc des écaillères par ici.

–&|160;Ce matin, j’ai été exprès à lahalle.

–&|160;Au fait, tu trouvais bien le moyen denous en faire manger devant Sébastopol. Tu as toujours été unefemme de ressource.

–&|160;Je m’en flatte, mon commandant.Faites-moi l’honneur d’entrer dans ma cambuse… avec monsieur.

L’oncle et le neveu suivirent la mèreCaspienne, qui leur fit traverser une salle, où il n’y avait pourle moment que deux douaniers buvant chopine, et les introduisitdans un cabinet, ou plutôt dans une espèce de cage vitrée où lecouvert était mis, sur une nappe très blanche.

–&|160;Quel luxe&|160;! s’écria l’oncle. Onvoit bien que tu fais de bonnes affaires ici.

–&|160;J’en ferais de meilleures, si le loyern’était pas si cher, et si le gérant n’était pas si dur au pauvremonde. En voilà un qui n’attache pas ses chiens avec dessaucisses&|160;! Il n’a jamais voulu me signer un bail, et ilm’augmente tous les ans, ce Tévenec de malheur.

–&|160;Tévenec&|160;!… Il me semble que jeconnais ce nom-là.

Maxime aussi le connaissait pour l’avoirentendu prononcer, la veille, par madame de Pommeuse, et il sedemandait si l’homme d’affaires, amoureux de la comtesse, et legérant que maudissait la mère Caspienne, n’étaient qu’un seul etmême individu.

Le commandant, lui, n’avait gardé qu’unsouvenir assez vague du personnage qu’il rencontrait quelquefoisdans le salon de l’avenue Marceau, et il n’avait pas les mêmeraisons que son neveu, pour se préoccuper de savoir de qui seplaignait la cantinière.

–&|160;Ah&|160;! le vilain bonhomme&|160;!reprit-elle, il a l’air d’un riz-pain-sel. Heureusement qu’il nevient pas souvent traîner ses guêtres par ici. Je ne le vois queles jours de terme.

–&|160;Il représente sans doute lepropriétaire&|160;? demanda Chalandrey.

–&|160;Je ne l’ai jamais vu, le propriétaire,et les quittances sont au nom de ce Tévenec. Et puis, ça m’est bienégal de payer à l’un ou à l’autre. Si je n’avais pas d’autresennuis, ça ne serait rien.

–&|160;Tu as des ennuis, maman&|160;! s’écriagaiement M.&|160;d’Argental. On ne le dirait pas. Tu es fraîchecomme une rose… je crois bien que tu rajeunis, paroled’honneur&|160;!

–&|160;Vous êtes bien bon, moncommandant&|160;; mais je n’en suis pas moins rudement embêtéedepuis deux jours.

–&|160;Et pourquoi, Virginie&|160;?

–&|160;Parce que j’ai la rousse surle dos.

–&|160;Comment, la rousse&|160;?

–&|160;Eh&|160;! oui… la police…rapport à ce particulier qu’on a trouvé mort dans le fossédes fortifications.

–&|160;Quel particulier&|160;? qu’est-ce quetu me chantes là&|160;?

–&|160;On ne parle que de ça dans tout Paris.Vous ne lisez donc pas les journaux&|160;!

–&|160;Pas souvent. La politiquem’assomme.

–&|160;Il ne s’agit pas de politique. Ils’agit d’un homme qu’on a étranglé… et ils disent qu’on lui a faitpasser le goût du pain tout près d’ici.

–&|160;Qu’est-ce que ça peut tefaire&|160;?

–&|160;Rien du tout, vu que je ne me suisjamais occupée de ce qui se passait chez le voisin. Mais ils sontvenus hier… des juges, des commissaires, des agents… tout letremblement, quoi&|160;!… et ils ont découvert un souterrain qui vadepuis ma cave jusque dans la plaine Saint-Denis&|160;; je veux quele diable me brûle si je m’en doutais. Ça n’empêche pas qu’ils ontvisité ma cambuse du haut en bas… ils n’ont rien trouvé de suspect,c’est vrai, mais le chef des roussins m’a signifié de metenir à la disposition de la justice… je vas être surveillée, c’estsûr… il viendra tous les jours des agents rôder chez moi… et mespratiques décanilleront. Ça s’est su dans le quartier et vousvoyez… en fait de consommateurs, aujourd’hui, je n’ai que desgabelous qui se paient un litre pour deux.

–&|160;Bah&|160;! dans trois jours, on neparlera plus de cette vilaine histoire… et moi, j’en ai déjà assezde l’écouter. Qu’est-ce que tu vas nous donner&|160;? Voyons lemenu.

–&|160;Une matelote d’anguilles, dont vous medirez des nouvelles, une omelette aux oignons et une gibelotte… larenommée de la maison… et pour arroser tout ça, du vin de Saumurqui n’a pas son pareil pour boire avec les huîtres.

En toute occasion, Maxime aurait fait lagrimace à ce programme culinaire, mais il ne songeait qu’à cettedescente de police et à Tévenec, qui ne pouvait être que l’hommed’affaires de la comtesse.

Le commandant, au contraire, avait à peineécouté les propos de l’ex-cantinière, et il n’y attachait aucuneimportance.

–&|160;Va soigner la matelote, pendant quenous expédierons les quatre douzaines, lui cria-t-il en se mettantà table.

Chalandrey fit comme son oncle, et la mèreCaspienne courut à sa cuisine.

–&|160;Excellentes&|160;! s’écria Pierred’Argental, après avoir avalé coup sur coup deux ou trois Cancales.On n’en sert pas de pareilles dans les grands restaurants que tufréquentes.

»&|160;Et voilà un joli Saumur qui me rappellele temps que j’ai passé à l’École de cavalerie, ajouta-t-il aprèsavoir vidé son verre. Ça ne vaut pas ton Sauterne, mais c’est plusgai.

Et comme Maxime ne répondait pas, il luidemanda&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que tu as donc ce matin, avectes airs à porter le diable en terre&|160;?… Je t’ai toujours vugai comme un pinson, même après une grosse culotte au baccarat.

–&|160;Je n’ai pas joué, cette nuit, murmuraChalandrey.

–&|160;Alors, c’est l’amour qui te rendmélancolique&|160;?… c’est drôle, moi, ça ne m’a jamais fait ceteffet-là… et il fut un temps où tu le prenais gaiement, l’amour… Ilparaît que maintenant tu aimes pour le bon motif.

–&|160;Allez-vous pas m’en blâmer&|160;?… vousqui, avant-hier, me prêchiez le mariage.

–&|160;Pas le mariage avec une coureuse decachet…

–&|160;Mon oncle&|160;!…

–&|160;Bon&|160;! je viens de te blesser auvif… j’en suis fâché et ça ne m’arrivera plus… mais je ne tecacherai pas que tu m’inquiètes, car je vois que tu es bienpincé.

»&|160;N’en parlons plus, et à tasanté&|160;!…

Chalandrey se décida à trinquer avec son oncleet, comme il avait grand’faim, il se mit à attaquer les huîtres. Lenom de Tévenec ne lui sortait pas de l’esprit et il enrageait de nepas pouvoir interroger la mère Caspienne sur cette descente depolice qui n’intéressait guère le commandant, mais qui avait eupour objet la recherche des auteurs d’un crime que lui, Maxime, ilavait vu commettre, un crime auquel madame de Pommeuse avait prispart, contrainte et forcée, madame de Pommeuse de qui ceténigmatique Tévenec gérait les intérêts.

Pour rien au monde, Chalandrey n’aurait vouluquestionner, en présence de son oncle, la cantinière qui en savaittrès probablement plus long qu’elle n’en avait dit, et qui auraitpeut-être fini, en bavardant, par mettre M.&|160;d’Argental sur lavoie.

Il aurait suffi pour cela qu’elle parlât del’ancien propriétaire, représenté par Tévenec, car ce propriétaireétait le père de la comtesse.

Du reste, la mère Caspienne n’était pasrevenue de la cuisine où elle était allée surveiller sa matelote etl’oncle ne songeait qu’à absorber sa troisième douzaine.

Dans la salle commune, séparée du cabinet parun vitrage, il n’y avait plus personne. Les deux employés del’octroi étaient partis, après avoir vidé leur litre à seize.

–&|160;C’est pourtant vrai, dit le commandant.Les pratiques, ce matin, ne me font pas l’effet d’arriver encolonne serrée, et la dernière fois que je suis venu, le cabaretétait plein. Faut-il que ces Parisiens soient bêtes&|160;!… dès quela police met son nez quelque part, ils se sauvent comme si lesagents avaient la peste… et s’ils pouvaient les assommer, ils nes’en priveraient pas. Moi, je les aime, les agents… d’abord, ilsont tous servi dans l’armée… et puis, sans eux, les coquinsmangeraient les honnêtes gens.

Chalandrey était bien de cet avis, mais il nedisait mot.

–&|160;Ah&|160;! reprit l’oncle. Virginie vaêtre contente. Voilà un consommateur.

En effet, un homme venait d’entrer dans lasalle, et au lieu d’appeler pour se faire servir, il semblaitchercher des yeux la maîtresse de l’établissement, absente.

C’était un grand gaillard, taillé en force,qui n’était certes ni un malandrin, ni un ouvrier. Avec saredingote noire, boutonnée jusqu’au menton, et son chapeau haut deforme à larges bords, il avait plutôt l’air d’un officier habilléen bourgeois.

–&|160;C’est drôle, dit entre ses dentsM.&|160;d’Argental, il me semble que je connais cette tête-là… oùdiable l’ai-je déjà vue&|160;?… je crois bien que c’est dans un desrégiments où j’ai servi… au 7e cuirassiers probablement…il a la taille réglementaire… et il ressemble beaucoup à unsous-officier d’un des derniers escadrons que j’ai commandés… lamoustache a fortement grisonné, mais les traits n’ont paschangé…

»&|160;Parbleu&|160;! il faut que j’en aie lecœur net… tant pis, si je me trompe.

Et il appela de sa plus belle voix decommandement&|160;:

–&|160;Cabardos&|160;!

L’homme leva la tête, et s’avança vivementjusqu’à la porte du cabinet.

–&|160;C’est bien lui&|160;! reprit l’oncle.Entre donc, mon brave&|160;! Est-ce que tu ne me reconnaispas&|160;?… J’ai été ton capitaine…

–&|160;M.&|160;d’Argental&|160;!… il mesemblait bien vous remettre, mais…

–&|160;Tu ne t’attendais pas à me rencontrerici… pas plus que je m’attendais à t’y voir. Tu vas déjeuner avecnous.

–&|160;Ce serait bien de l’honneur pour moi,mon capitaine, mais…

–&|160;Appelle-moi&|160;: commandant. J’ai eude l’avancement depuis que tu as quitté le service. Mets-toi àtable… nous allons causer du vieux temps.

À ce moment, apparut la mère Caspienne,apportant la matelote qu’elle faillit laisser tomber, lorsqu’ellevit l’homme que M.&|160;d’Argental invitait à s’asseoir.

Les quatre personnages que le hasard avaitrassemblés là, formaient tableau, comme on dit au théâtre&|160;: lamère Caspienne, effarée, le ci-devant maréchal de logis, embarrasséde sa contenance, l’oncle, charmé de cette rencontre et le neveu,ébahi de l’attitude des trois autres.

–&|160;Allons, reprit le commandant, ne faispas de façons, mon vieux Cabardos. Je ne suis plus ton supérieur,puisqu’on nous a fendu l’oreille à tous les deux et ça me rajeunirade déjeuner avec un camarade d’autrefois. Tu arrives après leshuîtres, mais ça n’y fait rien.

»&|160;Virginie, un couvert de plus&|160;!

Virginie, en posant sur la table le platqu’elle apportait, trouva le moyen de dire à l’oreille deM.&|160;d’Argental&|160;:

–&|160;Méfiance, mon commandant&|160;! C’enest un.

–&|160;Un quoi&|160;! demanda tout hautd’Argental qui était discret comme un coup de canon.

La cabaretière se dispensa de lui répondre ets’empressa de retourner à ses fourneaux. Mais Cabardos prit laparole.

–&|160;Mon officier, dit-il, j’aime mieux vousdire la vérité. En quittant l’armée, j’ai accepté un emploi à laPréfecture de police…

–&|160;Eh&|160;! bien, où est le mal&|160;? Iln’y a pas de sots métiers.

–&|160;Il n’y a que de sottes gens, je le saisbien. Mais j’appartiens maintenant au service de la sûreté et si onvous voyait déjeunant avec moi…

–&|160;C’est ça qui me serait égal&|160;! Jen’ai pas de préjugés… je le disais tout à l’heure à ce jeune homme,qui n’en a pas non plus. Ainsi, fais-moi l’amitié de t’asseoir etde trinquer avec nous.

–&|160;Merci, mon commandant. J’ai déjeunéavant de venir…

–&|160;Ça ne t’empêchera pas de prendre lecafé.

–&|160;Ça ne serait pas de refus, moncommandant, si je n’étais pas de service aujourd’hui.

–&|160;Comment&|160;! ici&|160;?… ah&|160;!oui, je me souviens… Virginie nous a conté qu’on a tué quelqu’untout près de son établissement… alors, on t’a envoyé chez elle pourla surveiller…

–&|160;Non, mon commandant… mais, comme jesuis déjà venu hier, avec mes chefs, elle m’a reconnu tout desuite… et elle sait que j’en suis&|160;!…

–&|160;De la police&|160;?… Et après&|160;?…ça n’empêche pas que tu aies été un bon soldat… tu avais des notessuperbes… pas un jour de punition…

–&|160;Ni au régiment, ni depuis que j’ai eumon congé. Il faut ça pour devenir brigadier de la sûreté.

–&|160;Donc, je ne me compromets pas ent’invitant. Assieds-toi et aide-nous à sécher notre troisièmefiole.

Et Pierre d’Argental, interpellant la mèreCaspienne, qui montrait le bout de son nez à la porte de sacuisine, lui cria&|160;:

–&|160;Voyons, maman, pas tant demanières&|160;! Tu es une brave femme et tu n’as rien à craindre dela police. Cabardos n’a pas honte d’en être, après avoir été monmaréchal des logis. Apporte-lui un verre et ne joue plus àcache-cache avec nous.

L’ex-cantinière obéit en rechignant un peu etle brigadier lui dit&|160;:

–&|160;N’ayez pas peur. Ce n’est pas à vousque j’en ai. Nous savons bien que vous n’êtes pas de la bande etque ce n’est pas votre faute s’il existe une communication entrevotre cambuse et la plaine Saint-Denis.

–&|160;Si je m’en doutais, je veux qu’elle metombe sur la tête, ma cambuse, dit avec conviction VirginieCrochard. Et, aussi vrai que je suis une honnête femme, ma cave nem’a jamais servi qu’à serrer du bois, du charbon et des barriquesde vin.

–&|160;Elle a servi à d’autres usages, avantl’époque où vous l’avez louée, mais on ne vous accuse pas.

–&|160;Jour de Dieu&|160;! je l’espère bien.Ça me fait déjà assez de tort qu’on ait tout visité chez moi. Mespratiques me lâchent et si ça continue, il ne me restera plus qu’àfermer boutique.

–&|160;N’ayez pas peur. L’enquête seraterminée d’ici deux ou trois jours.

–&|160;Que le bon Dieu vous entende&|160;!… Jem’en vas voir à mon omelette.

Le commandant s’empressa de verser à boire àson invité qui, cette fois, ne se fit plus prier pour trinquer etMaxime se prêta de bonne grâce à la fantaisie de son oncle.

Maxime n’était pas du tout fâché de trouvercette occasion inespérée de se renseigner sur l’affaire du pendu etd’apprendre où en étaient les recherches de la police. Seulement,lui qui n’avait pas osé interroger la mère Caspienne, il osaitencore moins interroger Cabardos, brigadier de la sûreté, de peurde se compromettre et surtout de compromettre la comtesse.

Mais il arriva que M.&|160;d’Argental fût prisdu désir de faire parler son ancien subordonné sur un sujetbeaucoup plus intéressant pour le neveu que pour l’oncle et abordacarrément la question en disant&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que c’est que cette histoired’un crime et d’un souterrain dont Virginie vient de nous rebattreles oreilles&|160;?

–&|160;L’histoire est vraie, mon commandant,répondit le brigadier&|160;; on a ramassé, il y a trois jours, dansle fossé des fortifications, un cadavre qui avait une corde passéeautour du cou. On a cru d’abord que cet homme s’était pendu, maisles médecins de la Préfecture ont affirmé qu’il avait été étranglé.On a envoyé le corps à la Morgue et il y est encore. Personne nel’a reconnu et l’enquête n’aurait peut-être jamais abouti, si onn’avait pas, le lendemain, découvert, en dehors de l’enceintefortifiée, à cent mètres du revers du fossé, sous un hangarabandonné, l’entrée d’une galerie souterraine.

–&|160;Je ne vois pas quel rapport il peut yavoir entre ces deux trouvailles… un cadavre… une galerie…

–&|160;On suppose que l’homme a été tué dansune maison qui communique avec ce souterrain et que le corps a ététraîné, d’abord jusqu’au hangar, et ensuite, depuis le hangarjusqu’au talus extérieur, d’où on l’a jeté dans le fossé.

»&|160;Il faut vous dire, mon commandant, quela semaine dernière, on avait reçu à la Préfecture une lettreanonyme dénonçant une vaste association de fraudeurs qui, disait ledénonciateur, se servait, pour introduire des alcools dans Paris,sans payer les droits, d’un passage souterrain dont l’entrée devaitêtre dans la plaine, entre la porte de Clichy et la porte deSaint-Ouen. Elle y était, en effet, et on est descendu dans lesouterrain, par un escalier qui n’a pas moins de quatre-vingtmarches.

–&|160;Et on y a trouvé… quoi&|160;?

–&|160;Des futailles vides qui avaient contenude l’eau-de-vie, et qui pourrissaient là depuis longtemps.

–&|160;Alors, les fraudeurs n’opèrentplus&|160;?

–&|160;On pense qu’ils ont dû transporter leurindustrie sur un autre point de l’enceinte de Paris, mais que lagalerie leur a encore servi assez récemment… Et savez-vous, moncommandant, où elle aboutit&|160;?… dans la cave de ce cabaret,après avoir passé sous les fortifications, sous le chemin de ronde,sous un vaste terrain, et sous un grand mur auquel est adossée lamaison où nous sommes en ce moment.

–&|160;Diable&|160;! quels perceurs que cesvoleurs de droits d’octroi&|160;! Il faut qu’ils aient réalisé defameux bénéfices pour couvrir les frais d’un pareil travail.

–&|160;Ils ont dû faire tous de grossesfortunes, puisqu’ils ont cessé, depuis plusieurs années, d’utiliserle souterrain. Mais il est certain que c’est ici qu’ils amenaientles barriques. Dans ce temps-là, il n’y avait pas de cabaret. C’estla mère Caspienne qui a été la première locataire, et qui a ouvertune gargote à l’enseigne du Lapin qui saute.

–&|160;Il s’agirait de savoir de quielle a loué.

–&|160;On le saura.

–&|160;Nous le savons. Elle vient de nous direqu’elle payait ses loyers à un certain Tévenec.

–&|160;Ce monsieur n’est que le représentantdu propriétaire décédé. Il va être interrogé aujourd’hui et il estprobable qu’on n’en tirera pas grand’chose. Du reste, on ne cherchepas les fraudeurs, qui n’opèrent plus dans ce quartier. On chercheles assassins de l’homme étranglé et on ne les trouve pas… dumoins, jusqu’à présent. Le mort n’a même pas été reconnu et on enest encore aux conjectures.

»&|160;Mais j’ai la conviction que les deuxaffaires se tiennent et, cette conviction, j’espère la fairepartager à mes chefs.

–&|160;Commence par me la faire partager àmoi, mon vieux Cabardos. C’est très curieux ce que tu me raconteslà.

–&|160;Eh&|160;! bien, mon commandant,supposez que l’association s’est transformée et que ces gens-là, aulieu de continuer à frauder l’octroi soient restés unis pour malfaire… dans un autre genre… nous avons eu, il y a quarante ans, labande des habits noirs…

–&|160;J’étais encore à Saint-Cyr, mais jem’en souviens… des messieurs reçus dans le grand monde, quiprofitaient de leurs belles relations pour prendre les empreintesdes serrures…

–&|160;Justement. Ils avaient organisé le volet établi un comité directeur, qui centralisait les affaires.

–&|160;Et ils ont fini par être pincés. Tucrois donc qu’ils ont eu des successeurs&|160;?

–&|160;Comment n’en auraient-ils paseu&|160;?… l’idée était excellente, et les voleurs ne sont pasbêtes. Ils l’ont reprise et ils l’ont développée. C’était indiqué.Paris a beaucoup changé depuis quarante ans. Les cercles, parexemple, ne sont plus ce qu’ils étaient autrefois. On y joue un jeud’enfer et on y triche, que c’est une bénédiction. On n’a pasinventé le chantage… il existait déjà… mais on l’aperfectionné.

–&|160;Ça, c’est vrai.

–&|160;Eh&|160;! bien, mon commandant, puisquevous en convenez, vous pouvez admettre qu’il s’est trouvé desmalins pour monter, sur une grande échelle, une société ayant pourbut l’exploitation des imbéciles… plus productive cent fois quecelle des mines d’or qu’on découvre tous les matins… dans lesjournaux.

–&|160;Je l’admets, dit gaiement Pierred’Argental&|160;; et j’attends ta conclusion.

–&|160;Je conclus que cette société existe,qu’elle a des affiliés partout… dans les salons les mieuxfréquentés, dans le haut commerce, dans les clubs aristocratiques,et même dans la petite bourgeoisie… que ses chefs, étrangers, enapparence, les uns aux autres, se réunissent à certaines époques,dans des lieux connus d’eux seuls…

–&|160;Comme jadis les carbonari.Elle est très drôle, ton idée. Et tu t’imagines qu’en découvrant cefameux souterrain, on a mis la main sur le siège de la société.

–&|160;J’ai mes raisons pour n’en pas douter…et je prétends que l’homme étranglé en était, qu’il a été exécutépar ses complices, probablement parce qu’il les avait dénoncés… lalettre anonyme qu’on a reçue à la Préfecture devait être de lui…cette lettre ne parlait que de la fraude, mais son auteur seréservait sans doute de compléter sa dénonciation.

–&|160;C’est un roman que tu nous racontes là,mon cher.

–&|160;Mes chefs n’y croient pas plus quevous, mon commandant. Mais… qui vivra verra. Je suis sur une pisteet si c’est la bonne, mon avancement est assuré. Je ne moisirai pasbrigadier de la sûreté et vous me verrez, un jour ou l’autre,commissaire de police. J’aurai l’écharpe… dans mon nouveau métier,c’est comme qui dirait l’épaulette.

–&|160;Je te la souhaite, mon vieux Cabardos.Elle n’aura jamais été mieux portée. Je ne devine pas comment tut’y prendras pour la décrocher, mais tu viens de me faire passer unbon moment… et tu devrais bien nous dire clairement où en est cettecurieuse affaire… tu peux parler devant mon neveu… je te réponds desa discrétion.

–&|160;Ah&|160;! monsieur est votre neveu.

–&|160;Fils unique de ma sœur, j’ai oublié dete le dire. Et il a fait son volontariat au 7ecuirassiers où tu as jadis servi sous mes ordres.

–&|160;Oh&|160;! alors, je ne risque rien devous raconter le reste, ni même de vous montrer l’endroit où lecrime a été commis… si, toutefois, ça vous amuse.

–&|160;Énormément. Où faut-il aller&|160;?

–&|160;Tout près d’ici, mon commandant.

–&|160;Bon&|160;! tu vas nous y conduire dèsque nous aurons fini de déjeuner.

Maxime le savait bien que c’était tout près,et il ne disait mot parce qu’il craignait de laisser échapper uneparole imprudente, mais il écoutait avec une attention passionnéeles confidences du brigadier qui n’avait pas de secrets pour sonancien capitaine et il attendait impatiemment la suite.

Sur la table, l’omelette avait remplacé lamatelote d’anguille et à l’omelette avait succédé la gibelotte,puis le fromage, servis par la mère Caspienne qui persistait àregarder de travers l’ex-maréchal des logis.

On en était au café, fortement appuyé d’uneeau-de-vie trop jeune, que fêtaient seuls M.&|160;d’Argental etCabardos.

–&|160;Mon chef ne viendra qu’à trois heures,reprit l’obligeant brigadier. Avant qu’il arrive, j’ai tout letemps de vous faire visiter le pavillon.

–&|160;Quel pavillon&|160;? demandabrusquement Pierre d’Argental.

–&|160;Vous verrez, mon commandant, réponditCabardos, en prenant l’air mystérieux d’un homme qui tient àréserver ses effets. Et quand vous aurez vu, vous reconnaîtrez,j’en suis sûr, que je ne me trompe pas et que la bande dont jeviens de vous parler a passé par là.

»&|160;La vieille ne s’en doute guère.

–&|160;Nous ne l’emmenons pas avecnous&|160;?

–&|160;Certainement, non. Et même, aprèsl’expédition, je vous prierai de ne rien lui dire.

–&|160;Sois tranquille&|160;; je serai muetcomme un poisson. Mais il me semble qu’il est temps de nous mettreen marche.

–&|160;Le plus tôt sera le mieux, moncommandant… et, si vous le permettez, je vais vous montrer lechemin.

–&|160;Laisse-moi seulement régler la note dudéjeuner.

–&|160;Ce n’est pas la peine. Nous repasseronspar ici.

–&|160;Alors, en route, monsieur monneveu&|160;! dit l’oncle.

Maxime était prêt à entrer en campagne,quoiqu’il redoutât un peu les suites de ce voyage d’exploration quipouvait aboutir à des découvertes fâcheuses pour la comtesse etpour lui.

Il se disait, pour s’encourager, quel’incertitude est le pire de tous les maux et que le meilleur moyend’éclaircir les mystères qui le préoccupaient, c’était de suivre lebrigadier de la sûreté.

L’oncle y allait de tout cœur, comme il seraitallé à la charge, en tête de son escadron.

Cabardos les conduisit tous les deux à lacuisine, et dit à Virginie qu’il trouva lavant lesassiettes&|160;:

–&|160;Nous allons faire un tour dans une devos caves. Servez vos pratiques, s’il en vient, et ne vous occupezplus de nous.

La cabaretière regarda d’un air effaréM.&|160;d’Argental qui lui cria, pour la rassurer&|160;:

–&|160;N’aie pas peur, maman&|160;! Cabardosne te veut que du bien et nous serons bientôt de retour. Enattendant, prépare la carte à payer.

Le brigadier alla tout droit à une porte qu’ilouvrit, fit passer devant lui le commandant et son neveu, etdescendit après eux, par un escalier tournant.

Elle était assez vaste et très bien éclairéepar des soupiraux, prenant jour sur la cité du Bastion, cette cavequi avait servi jadis d’entrepôt aux fraudeurs et que la mèreCaspienne n’utilisait pas, quoi qu’elle en eût dit à ces messieurs.Elle serrait dans une autre, plus petite, ses provisions de liquideet de combustible.

La grande avait été découverte, la veille, parles agents de police qui, après avoir décloué la porte condamnéedepuis longtemps, l’avaient refermée, du côté de la cuisine, avecun cadenas qu’ils y avaient posé.

Cabardos, ayant dans sa poche une clef de cecadenas, n’eut qu’à l’enlever et à le remettre du côté del’escalier en l’accrochant à deux pitons plantés là par sescamarades en prévision d’une excursion nouvelle par le mêmechemin.

–&|160;Maintenant, dit-il en se frottant lesmains, nous sommes sûrs que les habitués du Lapin quisaute ne viendront pas nous déranger, mais nous ne sommes pasau bout de notre voyage.

Et il ajouta&|160;:

–&|160;Vous voyez ce trou. C’est par là qu’ilnous faut passer. Il y fait noir comme dans un four, mais nousavons ici de quoi nous éclairer.

Le chemin qu’il leur montrait était uneouverture pratiquée dans le sol de la cave et garnie d’une largeéchelle dont on n’apercevait que le bout.

–&|160;Comment, diable&|160;! les fraudeurss’y prenaient-ils pour hisser leurs barriques jusqu’ici&|160;?demanda M.&|160;d’Argental.

–&|160;Ils ne les hissaient pas, moncommandant. Ils les vidaient avec une pompe qui aspirait l’alcoolet qui le versait dans les réservoirs que vous voyez, répondit lebrigadier, en indiquant du doigt d’immenses caisses en tôle rangéesle long du mur de la cave.

–&|160;Je ne la vois pas, la pompe.

–&|160;Ils l’auront vendue, quand leurassociation s’est dissoute.

L’explication était admissible et lesréservoirs étaient là pour attester que les contrebandiers avaientopéré autrefois dans ce local.

Cabardos était en train de préparer leluminaire pour la descente. Les agents avaient laissé la veille, aubord du trou, trois lanternes munies de bougies et une boîted’allumettes. Il n’eut qu’à éclairer ces fanaux, à en remettre un àchacun de ces messieurs et à s’armer du troisième.

–&|160;Mon commandant, dit-il en riant, vousme permettrez, cette fois, de passer le premier.

Et il mit le pied sur l’échelle.

Pierre d’Argental commençait à penser qu’ils’embarquait là dans une expédition ridicule, mais il n’était plustemps de reculer et il suivit, sans murmurer, son anciensubordonné.

Chalandrey, lui, serait descendu volontiersjusque dans les entrailles de la terre pour lever les doutes quilui restaient et il ne se fit pas prier pour prendre la même voieque son oncle.

Ils arrivèrent en bas, tous les trois, sansaccident.

–&|160;Comment&|160;! s’écria lecommandant&|160;; mais il est à fleur de terre, ton souterrain. Tuparlais d’un escalier de quatre-vingts marches.

–&|160;Il est à l’autre bout du souterrain,dans la plaine, l’escalier de quatre-vingts marches, réponditCabardos. Il a bien fallu creuser jusqu’à cette profondeur pourpasser sous le fossé des fortifications, mais au-delà du fossé, lagalerie remonte en pente douce et de ce côté-ci, elle n’est plusqu’à une vingtaine de pieds en contrebas du sol.

»&|160;Nous avons trouvé aussi, là-bas, sousle hangar, les restes d’un appareil destiné à descendre lesfutailles.

–&|160;Bon&|160;! mais tu ne nous a pas amenésdans le royaume des taupes pour nous expliquer les trucs de cescoquins.

»&|160;Où vas-tu nous conduire&|160;?

–&|160;Vous allez voir, mon commandant, etvous ne regretterez pas votre peine.

Ayant dit, le brigadier marcha en tête dupetit groupe et s’arrêta après avoir fait environ deux centspas.

–&|160;Nous voilà arrivés, dit-il.

–&|160;Allons donc&|160;! tu ne me feras pasaccroire que nous avons déjà passé sous l’enceinte fortifiée. Jevois bien que la galerie va beaucoup plus loin.

–&|160;C’est vrai, mon commandant&|160;; maisvous ne tenez pas, je suppose, à admirer l’escalier dequatre-vingts marches&|160;!… Non. Eh&|160;! bien, nous sommes icisous le pavillon.

–&|160;Ah&|160;! oui, le fameuxpavillon&|160;! parlons-en un peu.

–&|160;Je vais vous le faire visiter de fonden comble. Mais, d’abord, veuillez remarquer ceci, dit Cabardos, enélevant au-dessus de sa tête la lanterne qu’il tenait à lamain.

–&|160;Quoi&|160;? ce bout de corde qui pendle long de la muraille&|160;?

–&|160;Justement. Vous voyez qu’il est attachéà un clou et qu’il a été coupé net.

–&|160;Oui… et après&|160;?

–&|160;Le reste est au cou de l’homme qu’on aexposé à la Morgue. Ils ont commencé par l’accrocher là, et il yest resté deux ou trois jours, affirment les médecins qui ontexaminé le corps. Puis, ils se sont ravisés… peut-être parce quel’odeur de ce cadavre les incommodait… Ils ont coupé la corde, enayant soin d’en laisser assez pour pouvoir le traîner… et ils l’onttraîné en effet jusqu’à l’escalier, sous le hangar… jusqu’en haut…nous avons ramassé sur les marches deux boutons de sa redingote…finalement, comme je vous l’ai déjà dit, ils l’ont charrié àtravers la plaine jusqu’au fossé où ils l’ont jeté.

»&|160;Maintenant, je vais vous montrer laplace où ils l’ont étranglé. Il faut grimper…

–&|160;Encore une échelle&|160;!

–&|160;La dernière, mon commandant… et ellen’a que trente échelons. Si vous voulez bien me suivre…

L’ascension s’effectua, comme s’étaiteffectuée la descente, dans le même ordre et sans encombre.

–&|160;À la bonne heure&|160;! dit d’Argental.Ici, on y voit un peu plus clair. Nous voilà dans un corridor.

–&|160;Au rez-de-chaussée du pavillon, moncommandant. C’est moi qui ai levé, hier, la trappe par laquellenous venons de passer. Messieurs les étrangleurs l’avaient remiseen place, après s’en être servis pour descendre leur mort dans lesouterrain.

–&|160;Et cette porte que je commence àdistinguer, au bout du corridor&|160;?

–&|160;Elle donne sur des terrains vagues quevous verrez de là-haut. Après les constatations, mon chef l’afermée en dehors avec la clé qui était en dedans et il a emportécette clé. Moi, j’étais d’avis de laisser les choses en l’état, derabattre la trappe et d’établir une souricière… deux ou troisagents postés dans l’enclos ou au premier étage… pour le cas où lesassassins reviendraient ici… cas peu probable, j’en conviens, carils doivent être sur leurs gardes.

»&|160;Voici, messieurs, le grand escalier.Nous n’avons plus besoin de lanternes et je vous engage à déposerles vôtres.

Maxime constatait avec un certain étonnementque Cabardos avait deviné comment les meurtriers s’étaientdébarrassés du corps de leur victime, mais il doutait encore que laperspicacité de cet ancien maréchal des logis allât jusqu’àreconstituer la scène du meurtre.

Il fut bientôt obligé de convenir qu’uncuirassier solide peut devenir un policier de premier ordre.

–&|160;Que dites-vous maintenant de celocal&|160;? demanda Cabardos, en s’effaçant pour laisser cesmessieurs pénétrer dans la grande salle que Maxime connaissaitbien.

–&|160;On jurerait qu’il a été aménagé pourservir aux réunions d’un conseil d’administration, s’écria lecommandant. Ces fauteuils rangés autour d’une longue table… et lejour qui tombe d’en haut par un vitrage&|160;!… quel est l’originalqui a pu habiter ici&|160;?

–&|160;Personne, j’en suis convaincu. Cepavillon n’a jamais été que le siège social d’une compagnie demalfaiteurs.

–&|160;Dont celui qui l’a fait construireétait le chef, alors&|160;?

–&|160;Probablement, mais ce qu’il y a de sûr,c’est que ces gens-là s’y sont rassemblés, il n’y a pas longtemps,et que la séance a été orageuse.

»&|160;Voyez plutôt ce fauteuil renversé… nousl’avons trouvé par terre et nous l’avons laissé comme il était.

–&|160;Tu supposes donc que ces aimablesgredins se sont pris aux cheveux, pendant la délibération duconseil&|160;?

–&|160;Je suppose qu’ils se sont jetés surl’un des leurs, qui aura renversé, en se débattant, le fauteuil surlequel il était assis et que, pour en finir avec lui, ils l’ontétranglé, sans autre forme de procès.

–&|160;C’est à croire qu’il assistait àl’opération, pensait Maxime, émerveillé de tant de sagacité.

–&|160;C’est possible, dit M.&|160;d’Argental,mais quand même tu aurais deviné, tu ne serais pas beaucoup plusavancé. Le grand point, c’est de les retrouver… et ce ne sera pasfacile.

–&|160;Oh&|160;! Il ne faut qu’un hasard etj’ai déjà un indice. Ils doivent se reconnaître entre eux à quelquesigne apparent, et le mort porte une bague avec une pierre assezrare.

–&|160;L’œil-de-chat, se dit Maxime.

–&|160;Si je voyais la pareille au doigt dequelqu’un…

–&|160;Je ne te conseillerais pas d’arrêter cequelqu’un, car tu risquerais fort de te tromper… et si tu n’as pasd’autres données plus sûres que celle-là…

–&|160;Pas encore, mon commandant, mais çaviendra. Mon chef a reçu ce matin une déposition assez importanteet, à trois heures, il amènera ici ce témoin.

–&|160;Par le souterrain&|160;? demanda ensouriant Pierre d’Argental.

–&|160;Non… par le boulevard Bessières.

–&|160;Où prends-tu le boulevardBessières&|160;?

–&|160;Au bout de l’enclos au milieu duquel setrouve ce pavillon. On peut y arriver de ce côté-là, quand onconnaît le secret pour ouvrir la barrière.

–&|160;Quelle barrière&|160;?

–&|160;Je vais vous la montrer, moncommandant. On la voit du balcon où je vais vous conduire. Maispour en revenir au témoin, je puis vous dire que, grâce à lui, noussavons que, dans l’affaire, il y a une femme.

–&|160;Une femme&|160;! répéta Maxime,profondément troublé.

–&|160;Ça t’étonne&|160;? ricana l’oncle. Il yen a toujours une.

–&|160;Celle-là, reprit Cabardos, est venueici, le jour où on suppose que le crime a été commis. Elle y estvenue en fiacre et le cocher qui l’y a conduite s’est présenté cematin à la Préfecture. Il avait lu les journaux et en les lisant,il s’est rappelé avoir chargé un monsieur et une dame qui sontdescendus à la porte de Clichy.

–&|160;Ça ne prouve pas que ce monsieur etcette dame sont entrés dans ce pavillon.

–&|160;Non, mais du haut de son siège, il lesa suivis des yeux. Il a vu la femme filer toute seule par leboulevard Bessières et l’homme lui emboîter le pas, à distance. Lafemme a disparu tout à coup. Alors, l’homme est monté sur une buttede terre qui se trouve à l’entrée d’un bastion. Il en est descendu,un instant après&|160;; il a traversé le boulevard et il a disparuaussi… juste à la hauteur de la porte cachée dans la palissade quienclôt le terrain où nous sommes.

–&|160;L’indication est vague, mais le cochersait sans doute où ces voyageurs suspects l’ont pris.

–&|160;Parfaitement. Le monsieur l’a pris surle boulevard des Italiens, près de la place de l’Opéra, et la dameest montée rue du Rocher… Le monsieur l’a ramassée en route ets’est fait mener, avec elle, rue de Naples.

–&|160;Tiens&|160;! rue de Naples&|160;! diten riant d’Argental, rue de Naples&|160;!… entends-tu,Maxime&|160;?

Maxime n’entendait que trop, mais il n’avaitgarde de répondre à son oncle.

–&|160;Là, continua le brigadier, l’homme estdescendu et a essayé de décider la femme à en faire autant, maiselle s’y est refusée et, après des pourparlers à la portière dufiacre, l’homme est remonté en disant au cocher de les conduire àla porte de Clichy.

Chalandrey reconnaissait sa propre histoire etil envisageait les conséquences que pouvait avoir la malencontreuseintervention de ce témoin imprévu.

Aussi commençait-il à regretter d’être venu làet songeait-il à fausser compagnie, le plus tôt possible, au tropsagace policier. Mais il cherchait, sans le trouver, un prétextepour disparaître.

Son oncle, au contraire, ne demandait qu’à serenseigner plus amplement.

–&|160;Eh bien&|160;! dit-il à l’ex-maréchaldes logis, ton chef n’a qu’à interroger le monsieur. Il n’aura pasde peine à le découvrir. Ce galant chevalier doit demeurer rue deNaples. Le cocher reconnaîtra bien la maison.

–&|160;C’est déjà fait, je pense. Maintenant,mon commandant, si vous voulez vous rendre compte de l’emplacementqu’occupe ce pavillon, venez avec moi.

Cabardos conduisit l’oncle et le neveu sur lagalerie extérieure, cette galerie suspendue par laquelle Maxime deChalandrey était venu, le matin du crime, s’embusquer dans lecouloir obscur, derrière un rideau de tapisserie.

–&|160;Jolie vue&|160;! dit ironiquementl’oncle. Voici les fortifications.

–&|160;Et la butte sur laquelle l’homme agrimpé.

–&|160;Drôle de baraque, plantée comme unequille au milieu d’un champ&|160;!… et tu dis qu’on peut y arriverpar le chemin de ronde&|160;?

–&|160;Oui, mon commandant, quand on connaîtle secret pour ouvrir la barrière. Mon chef viendra par là. C’estplus commode et plus court que de passer par le souterrain. Mais maconsigne, à moi, était de m’assurer d’abord, qu’il n’y avait riende nouveau au Lapin qui saute… et ça s’est joliment bientrouvé, puisque j’ai eu la chance de vous y rencontrer.

»&|160;Seulement, l’heure avance…

–&|160;Et tu ne tiens pas à être surpris parton supérieur, en compagnie de deux particuliers qui n’ont rien àfaire ici. Je comprends ça, mon vieux, et nous allons nous replieren bon ordre sur le cabaret de Virginie…

»&|160;Ah&|160;! diable&|160;!… il n’est quetemps&|160;!… cet homme que j’aperçois là-bas…

–&|160;Mon chef&|160;!… je suis pincé.

–&|160;Filons vite, alors.

–&|160;Inutile, mon commandant&|160;! il nousa vus… et si je me sauvais, ce serait bien pis. Je vous prie, aucontraire, de rester, messieurs. Je n’ai plus qu’un moyen de metirer d’affaire, c’est de dire la vérité à M.&|160;Pigache. Il mepardonnera de vous avoir amenés, quand il saura qui vous êtes etj’espère que vous me soutiendrez.

–&|160;Ça, tu peux y compter. C’est moi quisuis le grand coupable et je dois le déclarer franchement. Par oùva-t-il entrer dans la maison, ton monsieur Pigache&|160;?

–&|160;Par la porte du corridor. Il a laclé.

–&|160;Eh&|160;! bien, allons à sarencontre.

Maxime était déjà rentré dans la salle et ilaurait voulu fuir beaucoup plus loin, car l’arrivée inattendue dece policier supérieur ne lui présageait rien de bon et ilmaudissait son oncle qui aurait, selon lui, beaucoup mieux fait delaisser Cabardos s’expliquer tout seul avec son chef. Mais Maximene pouvait plus se dérober et il se résigna à descendre avec lesautres dans le corridor du rez-de-chaussée.

Ils n’attendirent pas longtemps. La clé tournaextérieurement dans la serrure de la porte qui s’ouvrit et livrapassage à un monsieur, vêtu de noir, d’un aspect assezrébarbatif.

Ce personnage avait la physionomie rogue d’unmagistrat pénétré de l’importance de ses fonctions et le regardinquisiteur d’un policier émérite.

Il s’arrêta sur le seuil, et d’un gesteimpérieux, il appela le brigadier pris en faute, mais ce fut lecommandant qui s’avança et prit la parole.

–&|160;Monsieur, dit-il, sans aucun embarras,je suis M.&|160;Pierre d’Argental, chef d’escadrons en retraite etmonsieur que voici est mon neveu. Vous devez être fort étonné denous trouver ici. Permettez-moi de vous expliquer comment etpourquoi nous y sommes entrés.

–&|160;Je vous prie d’abord d’en sortir,interrompit M.&|160;Pigache. Je suis dans l’exercice de mesfonctions de sous-chef de la sûreté et votre présence me gêne pourles remplir.

–&|160;Elle ne vous gênera pas longtemps, maisvous allez me faire le plaisir de m’écouter. Votre brigadierCabardos a été sous-officier sous mes ordres dans mon ancienrégiment. Je viens de le rencontrer au cabaret de VirginieCrambard. Il y était pour son service et moi, j’y déjeunais avecmon neveu.

–&|160;Au Lapin qui saute&|160;!… unofficier supérieur&|160;!

–&|160;Virginie a été cantinière au3e chasseurs d’Afrique au temps où j’y étaissous-lieutenant. Je la connais depuis la guerre de Crimée,c’est-à-dire depuis plus de trente ans, et je l’estime fort.Cabardos, que j’estime encore plus qu’elle, a bien voulu satisfaireune fantaisie qui m’est venue… il a consenti à me conduire ici, parle souterrain.

–&|160;Il a eu grand tort, monsieur, et ilsera puni.

–&|160;S’il l’est, j’irai demander àM.&|160;le préfet de police de lever la punition. Il ne refuserapas cette grâce à un vieux soldat qui a gagné, en servant son pays,la croix d’officier de la Légion d’honneur.

»&|160;Ce sera bien la première fois de ma vieque je solliciterai quelque chose. Mais en intercédant pour cebrave garçon, je ne ferai que mon devoir, car c’est sur mesinstances qu’il a manqué à sa consigne.

–&|160;Permettez-moi de vous dire, monsieur,répondit M.&|160;Pigache, que vous, un ancien militaire, vousdeviez moins que tout autre vous mêler d’une affaire criminelle quine vous touche pas personnellement.

–&|160;J’ai cédé à un mouvement de curiosité,très déplacé, j’en conviens, et je demande à supporter seul lesconséquences d’une fantaisie que je me reproche.

–&|160;Je vous demande, moi, d’être discret.La justice a le plus grand intérêt à ce que l’instruction restesecrète. Nous sommes sur la piste des coupables et Cabardos, quiest un bon serviteur, a toute ma confiance. Il cesserait de lamériter si, par sa faute, certains faits venaient à être connus dupublic.

–&|160;Je vous donne ma parole de garder lesilence absolu, et je réponds de la discrétion de mon neveu commede la mienne. Je ne vois pas trop d’ailleurs ce que nous pourrionsdire, car nous ne savons que ce que tout le monde sait par lesjournaux.

Tout en dialoguant ainsi, les deuxinterlocuteurs étaient sortis du corridor&|160;; les deuxpersonnages muets avaient fait de même et le colloque sepoursuivait en plein air, à une centaine de pas du mur qui masquaitle cabaret de la mère Caspienne.

–&|160;Je vous crois, monsieur, dit polimentle sous-chef de la sûreté. Et maintenant, je ne vous retiens plus.J’ai à diriger ici certaines opérations…

–&|160;Auxquelles nous ne pouvons pasassister, acheva le commandant. Je comprends cela et nous allonspartir. Je me demande seulement par où nous allons passer poursortir.

–&|160;Vous ne tenez pas, je suppose, àreprendre le chemin que vous avez suivi pour entrer&|160;?

–&|160;Le souterrain et les échelles&|160;?…non, ma foi&|160;!… c’est trop malaisé… pour moi surtout qui n’aiplus vingt-cinq ans, comme mon neveu. J’aurais cependant voulurégler la note de mon déjeuner, mais, si vous n’y voyez pasd’inconvénient, Cabardos dira à Virginie de me l’envoyer àdomicile. Elle sait où je demeure.

–&|160;Cela suffit, monsieur. Votre commissionsera faite. Mais, d’abord, Cabardos va vous accompagner et vousouvrir la porte qui donne sur le boulevard Bessières.

»&|160;Mes agents m’attendent de l’autre côtédu pavillon. Je vais aller avec vous jusque-là.

Maxime commençait à se remettre des angoissespar lesquelles il venait de passer depuis le moment où, du haut dela galerie, il avait vu paraître dans l’enclos l’homme que lebrigadier s’était empressé de signaler comme étant le sous-chef dela sûreté.

Le cocher de fiacre et sa déposition luitrottaient par la cervelle. Il se disait que cet homme avaitpeut-être déjà conduit M.&|160;Pigache, rue de Naples, 29, et tantqu’avait duré l’entretien du commandant avec ce redoutablefonctionnaire, il ne s’était pas flatté de se tirer sans accroc duguêpier où M.&|160;d’Argental l’avait fourré, bieninvolontairement.

Maintenant que le policier venait de congédierl’oncle et le neveu sans songer à leur demander leurs adresses,Maxime commençait à respirer.

Il n’était pourtant pas délivré de touteinquiétude, car il pensait qu’on finirait bien par savoir le nom dumonsieur qui habitait le petit hôtel de la rue de Naples et qu’onle confronterait avec ce maudit cocher qui le reconnaîtrait sansdoute.

Mais il se disait qu’avant que se produisît cefâcheux incident, il aurait le temps de préparer ses réponses àl’interrogatoire qu’on ne manquerait pas de lui faire subir.

Il suivit donc volontiers M.&|160;Pigache quis’était acheminé vers l’angle du pavillon et qui s’arrêta, dèsqu’il l’eut dépassé.

Là, se tenaient deux agents, beaucoup moinsbien habillés que Cabardos et derrière eux, un homme engoncé dansun manteau à triple collet et coiffé d’un chapeau mou dont leslarges bords rabattus lui cachaient les yeux.

C’est la tenue ordinaire des cochersmaraudeurs et Maxime eut froid dans le dos.

Il allait être obligé de passer devant cetindividu qui ne le regardait pas encore, mais qui, en le voyant deplus près, ne manquerait pas de le dévisager et il sedisait&|160;:

–&|160;Si c’est lui, je suis pris.

Dès qu’ils aperçurent M.&|160;Pigache, lesdeux agents saluèrent militairement et l’homme, après avoir ôté sonchapeau, présenta les armes avec un fouet qu’il tenait à lamain.

–&|160;Tiens&|160;! s’écriaM.&|160;d’Argental, un cocher&|160;! celui qui, l’autre jour, aconduit ici une dame.

–&|160;Comment savez-vous cela&|160;? demandavivement le policier.

–&|160;Cabardos nous a raconté cette histoire,répondit le commandant, qui n’y entendait pas malice.

Le pauvre brigadier fit assez triste mine. Ils’attendait à être rabroué par son chef pour avoir bavardé.

Chalandrey aurait voulu être à cent pieds sousterre, car il s’apercevait que l’homme au carrick l’examinait avecune attention marquée.

Presque aussitôt la bombe éclata.

–&|160;Ah&|160;! ben&|160;! s’écriale cocher, c’est pas la peine de le chercher, puisque vous letenez. Le v’là donc arrêté tout de même.

–&|160;Qui ça&|160;? interrogeaM.&|160;Pigache.

–&|160;Le bourgeois que j’ai amené auxfortifications, pardine&|160;!… je le reconnais bien… et il mereconnaît aussi, allez, mon commissaire&|160;!

–&|160;Comment&|160;! s’écria le sous-chef dela sûreté, vous prétendez que c’est monsieur&|160;! vous devez voustromper.

–&|160;Non, mon commissaire, je ne me trompepas, répondit nettement le cocher&|160;; et la preuve… regardez latête qu’il fait.

Chalandrey avait pâli en reconnaissant cethomme et il se troublait de plus en plus.

–&|160;Qu’as-tu donc&|160;? lui demanda sononcle, stupéfait de le voir changer de visage.

–&|160;Répondez, monsieur&|160;! ditsévèrement Pigache.

Le pauvre Maxime n’était pas sur un lit deroses.

Certes, il n’avait rien de bien grave à sereprocher et il aurait pu dire toute la vérité sans trop secompromettre, car son plus grand tort était d’avoir tant tardé à ladire.

Peut-être n’aurait-on pas cru au récit completet sincère qu’il aurait fait de son étrange aventure, maisl’enquête qu’on n’aurait pas manqué d’ouvrir sur ses antécédents etsur la vie qu’il menait aurait démontré jusqu’à l’évidence, qu’iln’était pas affilié à la bande qui tenait ses assises dans lepavillon et qu’il n’avait pas pris part au crime commis sous sesyeux.

Il en eût été quitte pour de gros désagrémentset pour une verte semonce du juge d’instruction qui le blâmerait,avec raison, de ne pas avoir dénoncé immédiatement lesassassins.

Seulement, il lui aurait fallu, pour ne rienomettre, signaler la présence de la comtesse de Pommeuse et le rôlequ’elle avait joué dans cette lugubre affaire&|160;; c’est-à-direperdre une femme qui ne lui avait jamais fait de mal et qui étaitaimée de Lucien Croze.

Oui, la perdre, car les magistrats quil’interrogeraient n’accepteraient pas, sans les contrôler, lesexplications dont Maxime s’était contenté, et le moins qu’il pûtarriver à cette comtesse imprudente, c’était d’être arrêtée etdétenue, jusqu’à plus ample informé, sans compter qu’on luiparlerait non seulement de l’origine problématique de la fortune deson père, mais encore de ce frère qui se cachait pour la voir, dece frère qui avait depuis longtemps un dossier à la Préfecture depolice.

Ces réflexions, Maxime les fit en moins detemps qu’il n’en faut pour les écrire et sa résolution fut viteprise.

Il se décida, non pas à mentir, mais à en direle moins possible&|160;: à avouer ce qu’il ne pouvait pas nier et àtaire le reste.

–&|160;J’ai, en effet, pris ce cocher l’autrejour, en sortant de mon cercle, commença-t-il d’un air dégagé, etce cocher m’a conduit à la porte de Clichy.

–&|160;Avec une femme, acheva le policier.

–&|160;Oui, avec une femme que je n’avaisjamais vue auparavant et que je n’ai jamais revue depuis. Le fiacreoù j’étais allait au pas en montant la rue du Rocher. Cette femmes’y est jetée, sans m’en demander la permission et m’a suppliée del’emmener.

»&|160;J’ai cru avoir affaire à une chercheused’aventures et je me suis fait mener avec elle rue de Naples, 29…c’est là que je demeure… mais elle a refusé d’entrer chez moi et,bon gré mal gré, j’ai dû l’accompagner jusqu’au bout de l’avenue deClichy. Là, elle est descendue et elle s’est lancée sur leboulevard Bessières, en me défendant de la suivre. J’aurais dû m’enabstenir, mais j’étais curieux de savoir où elle allait et, aprèsavoir payé le cocher, je l’ai suivie de loin. Elle a disparu tout àcoup et, n’y comprenant rien, je suis monté sur une butte en terrequi se trouve à l’entrée d’un bastion. Je voulais voir si jel’apercevrais.

–&|160;Bon&|160;! et après&|160;?

–&|160;Après, je suis descendu de monobservatoire et j’ai repris le chemin de ronde jusqu’à la porte deSaint-Ouen. Là, j’ai arrêté un autre fiacre qui passait et je suisrentré chez moi.

–&|160;Pourquoi ne m’as-tu pas dit un mot decette singulière rencontre&|160;? demanda l’oncle d’Argental.

–&|160;Parce que je n’y attachais aucuneimportance. Et, même maintenant, je ne comprends pas encore quemonsieur s’en préoccupe, car il ne me semble pas qu’elle ait lemoindre rapport avec ce qui s’est passé dans ce pavillon… si tantest qu’il s’y soit passé quelque chose. Qu’il ait servi autrefois àdes fraudeurs, c’est probable, d’après ce que je viens devoir&|160;; qu’on y ait tout récemment étranglé un homme, c’estpossible… mais quel jour et à quelle heure, c’est ce qu’on ne saitpas encore… pas plus qu’on ne sait si cette femme est entréeici.

»&|160;J’avais totalement oublié l’incidentque vous me rappelez… oublié à ce point qu’il ne m’est pas revenu àla mémoire, lorsque Cabardos, ici présent, nous en a parlé avantl’arrivée de monsieur.

»&|160;Il est vrai, qu’à ce moment, je ne medoutais pas que le boulevard où j’ai perdu de vue la femme enquestion se trouve là-bas, derrière la palissade qui enclôt leterrain où nous sommes.

»&|160;Mais je persiste à croire qu’elle apoussé plus loin et qu’elle allait tout bonnement rejoindre unamant qui lui avait donné rendez-vous dans quelque maison isolée dece quartier.

–&|160;Vous pouvez du moins nous donner lesignalement de cette personne, dit le sous-chef de la sûreté.

–&|160;Non, car elle était voilée jusqu’auxdents et j’ai à peine entrevu son visage. Tout ce que je puisaffirmer, c’est que, à en juger d’après sa tournure et d’après satoilette, elle est jeune et elle appartient au monde élégant.

–&|160;Mais, pendant le long trajet que vousavez fait avec elle en voiture, elle vous a parlé, sans doute. Quevous a-t-elle dit&|160;?

–&|160;Qu’elle était surveillée par un marijaloux et que, pour lui échapper, elle s’était réfugiée dans lefiacre où je me trouvais. Naturellement, j’ai essayé de lui fairela cour. J’ai compris tout de suite que je perdais mon temps. Ellen’a même pas voulu me promettre qu’un jour ou l’autre, elleviendrait me remercier du service que je lui rendais, et j’ai dû merésigner à la laisser partir, sans avoir pu en tirer quoi que cesoit.

»&|160;Je m’en suis consolé très vite, car,après tout, je ne suis pas sûr qu’elle soit jolie.

–&|160;Mais enfin, Monsieur, si nousparvenions à la retrouver et si on vous la montrait, vous lareconnaîtriez&|160;?

–&|160;Oui… à son costume, en admettantqu’elle n’en ait pas changé depuis l’autre jour, et peut-être à savoix, mais je vous répète qu’elle portait une voilette très épaissequi cachait sa figure.

–&|160;Et tu n’as pas pu obtenir qu’elle larelevât, cette voilette opaque&|160;? dit en goguenardant l’oncled’Argental. À ta place, moi, j’aurais été moins discret.

Maxime le regarda de travers. L’observationlui semblait intempestive, mais elle eut ce bon effet que lesous-chef de la sûreté ne soupçonna plus le commandant d’être deconnivence avec son neveu.

Le cocher écoutait, sans desserrer les dents,les explications de Maxime qui n’était pas absolument rassuré, caril se demandait si cet homme n’en savait pas plus long qu’il n’enavait dit, et s’il n’allait pas compléter sa première déposition endéclarant qu’il avait vu la dame ouvrir la porte de l’enclos, et lemonsieur passer par le même chemin, quelques minutes après.

Pigache eut sans doute la même pensée, car ildemanda brusquement à ce témoin silencieux&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que vous dites de ça,vous&|160;?

Et le témoin répondit sans hésiter&|160;:

–&|160;Je dis que ça a bien pu se passer commevous le raconte mon bourgeois de l’autre matin… et j’ajoute que jen’ai pas à me plaindre de lui, car avant de me renvoyer, il m’adonné vingt francs. Je voudrais charger tous les jours despratiques aussi généreuses… et j’aurais été bien fâché de lui fairearriver de la peine. Si j’ai été raconter l’histoire aucommissaire, c’est que les camarades m’avaient monté la tête. Ilsme disaient que je serais médaillé si je faisais arrêter lesassassins. Mais je vois bien, à présent, que je m’étais mis ledoigt dans l’œil et que le bourgeois n’en est pas, ni la bourgeoisenon plus. C’est vrai qu’elle se cachait, car je n’ai pas tantseulement aperçu le bout de son nez… Dame, ça se comprend, elleallait faire ses farces… il n’y a pas de mal à ça… faut bien quejeunesse s’amuse.

–&|160;C’est bon&|160;! interrompitM.&|160;Pigache. Vous pouvez vous en aller. Je vous ferai appeler,si j’ai encore besoin de vous.

»&|160;Escortez-le jusqu’à la barrière, ajoutale sous-chef de la sûreté, en s’adressant à ses deux agents.

Le cocher les suivit, après avoir salué lacompagnie, et particulièrement Chalandrey, en souvenir du royalpourboire dont Chalandrey l’avait gratifié.

–&|160;Maintenant, messieurs, repritM.&|160;Pigache, je ne juge pas nécessaire de vous garder ici. Jesais qui vous êtes et vous voudrez bien vous tenir à la dispositiondu magistrat instructeur, s’il croit devoir vous entendre.

–&|160;Je ne vois pas ce que je pourrais luidire, grommela le commandant.

–&|160;Vous pourrez certifier l’honorabilitéde votre neveu.

–&|160;Est-ce que vous la mettez endoute&|160;? demanda vivement Maxime.

–&|160;Non, monsieur… quoique votre attitude,à un certain moment, m’ait beaucoup surpris. Vous avez perducontenance, quand vous vous êtes trouvé en présence de cecocher…

–&|160;On la perdrait à moins. Je prévoyaisqu’il allait me reconnaître et que vous alliez me soupçonner.

–&|160;Je ne vous soupçonne plus… et lapreuve, c’est que je vous laisse libre… à charge de vous présenterà ma première réquisition. Mais je vous engage, dans votre intérêt,à garder le silence sur notre rencontre, à ne plus vous montrer aucabaret de la femme Crochard, et à oublier le chemin par lequelvous êtes venus, messieurs.

Cette recommandation, au pluriel, s’adressaitaussi à l’oncle d’Argental, qui la prit en assez mauvaise part.

Il lui semblait indécent qu’un policier sepermît de lui donner un avis, qui avait tout l’air d’un ordre, etpeu s’en fallut qu’il ne se fâchât tout rouge. Mais il lui tardaitd’être seul avec son neveu pour lui laver la tête et il se résignaà ronger son frein.

–&|160;Vous voyez d’ici la sortie, ajoutaM.&|160;Pigache, en montrant la barrière que les deux agentsvenaient d’ouvrir pour mettre dehors le cocher. Cabardos va vous yconduire.

Ces messieurs partirent, précédés par lebrigadier, lequel se garda bien de leur adresser la parole, de peurd’encourir de nouveaux reproches de son chef, qui ne les perdaitpas de vue.

Avant de passer la porte où se tenaient lesagents, M.&|160;d’Argental, sans appeler à lui son ancien maréchaldes logis, dit assez haut pour qu’il l’entendît&|160;:

–&|160;Ne te retourne pas, mon vieux. On nousregarde. Viens me voir, demain, rue du Helder, 7. Tu m’apporterasla note de Virginie, et si, malgré ce qu’il m’a promis, cet animals’avisait de te faire casser de ton grade, tu peux compter que jene te laisserai pas sur le pavé. Je te caserai comme garde généralchez un de mes amis, qui a, en Normandie, une terre superbe,infestée de braconniers.

Cabardos remercia, sans tourner la tête, etfit signe aux agents de ne pas refermer la barrière que lecommandant et son neveu passèrent sans mot dire et qui fut closeaussitôt qu’ils l’eurent passée.

–&|160;Que le diable t’emporte&|160;! s’écrial’oncle en traversant le chemin de ronde. Ne pouvais-tu me parlerde cette sotte histoire de fiacre, avant de t’embarquer avec moidans une expédition qui forcément devait mal finir&|160;?

–&|160;Je n’y ai pas songé, murmura Maxime,plus résolu que jamais à ne pas confier au commandant le secret dela comtesse.

–&|160;Il fallait y songer, morbleu&|160;! Quetu t’amuses à conduire aux fortifications une coureuse ramasséedans la rue, ça te regarde et je n’ai rien à y voir&|160;; mais quetu n’aies pas prévu ce qui vient de nous arriver, en vérité, c’esttrop fort&|160;!… Cabardos, pendant le déjeuner, a dit, devant toi,qu’il attendait le sous-chef de la sûreté. Comment n’as-tu pas eul’idée que cette femme était de la bande qu’on cherche&|160;?… carelle en est, j’en suis convaincu. Il fallait, à ce moment-là,raconter ton aventure à Cabardos, ou refuser la partie qu’il nousproposait.

»&|160;Te voilà, maintenant, dans une joliesituation&|160;! Le Pigache t’a laissé partir, parce qu’il terepincera quand il voudra. Mais tu peux t’attendre à être surveilléde près. On va te filer, du matin au soir et du soir aumatin.

–&|160;Filé par la police et écrasépar les assassins, c’est trop, pensait Maxime, qui se rappelaitl’accident du Quai aux Fleurs.

–&|160;Tu te tais&|160;!… réponds-moi donc,s’écria le commandant, agacé de voir que son neveu recevait, sansdire un mot, cette averse de reproches assez mérités.

–&|160;Et que voulez-vous que je vousréponde&|160;? murmura Maxime, en haussant les épaules. Le mal estfait, et je crois, comme vous, que ces gens-là vont me surveiller.Je n’y puis rien, et je n’ai rien à craindre d’eux, attendu que jen’ai rien à me reprocher. Ils en seront pour leurs peines.

–&|160;Alors, tu prends gaiement ton partid’avoir sans cesse des espions à tes trousses&|160;?

–&|160;Je pense que vous exagérez, et que lapolice se bornera à prendre des renseignements sur moi et sur lavie que je mène. Mais enfin, si on me file, je melaisserai filer. Ça m’amusera.

–&|160;Reste à savoir si ça amusera lespersonnes que tu vois habituellement… tes amis, par exemple… tesmaîtresses… on les espionnera aussi…

–&|160;Je n’ai pas de maîtresses… ni d’amisintimes.

–&|160;On saura que tu es reçu chez madame dePommeuse.

–&|160;Je m’abstiendrai d’y retourner.

–&|160;Alors, décidément, tu renonces à luifaire la cour&|160;?

–&|160;Je vous l’ai déjà dit, mon cher oncle…et vous déclarez vous-même que, si je continuais à fréquenter sonsalon, je lui ferais du tort, puisque j’attirerais sur ellel’attention de la police.

Pris par ses propres paroles l’oncle se morditles lèvres. Il sentait la force de l’argument, et il s’apercevaittrop tard qu’il venait d’indiquer à Maxime un prétexte pour cesserses visites à l’hôtel de l’avenue Marceau.

Il essaya de réparer cette bévue, en disantd’un ton dégagé&|160;:

–&|160;Oh&|160;! la comtesse occupe dans lemonde une situation qui la met au-dessus de tout soupçon.

–&|160;Raison de plus, pour que j’évite de lacompromettre, répliqua Maxime.

–&|160;Comme tu voudras, après tout. Jerenonce à te marier, mon cher… et même à me mêler de tes affaires.Sois prudent, c’est tout ce que je te demande. Tu me trouverastoujours prêt à t’aider à sortir d’un mauvais pas.

»&|160;Et sur ce, je te quitte. Il me tarde derentrer chez moi, et je t’engage à ne pas flâner sur ce boulevardqui ne t’a pas porté bonheur.

Ayant dit, Pierre d’Argental prit le pasaccéléré, plantant là son neveu, sans lui serrer la main.

Évidemment, il partait fâché, et Maxime auraitmal pris son temps s’il eût essayé de le retenir.

Maxime savait bien que la brouille ne seraitpas de longue durée et Maxime avait autre chose en tête que derentrer en grâce auprès de son oncle. Il éprouvait le besoin de serecueillir et d’examiner de sang-froid les conséquences desincidents variés qui venaient de se succéder depuis qu’il étaitentré dans le cabaret de la mère Caspienne.

L’entrée en scène de ce malencontreux cocheravait fortement compliqué la situation, déjà très tendue, etChalandrey n’était plus le maître de rester en dehors del’instruction judiciaire qui allait suivre son cours.

Chalandrey devait s’attendre à être interrogéde nouveau.

Il était bien résolu à s’en tenir à ce qu’ilvenait de dire à M.&|160;Pigache, mais il ne se dissimulait pasque, d’un moment à l’autre, madame de Pommeuse pouvait être mise encause. Il ne fallait pour cela qu’un hasard, et le hasard avaitjoué un si grand rôle dans cette affaire bizarre, que la pauvrecomtesse était à la merci d’un incident ou d’un propos&|160;; sanscompter que la justice ne manquerait pas de découvrir que son pèreavait été l’ami et l’associé de ce Tévenec, qui continuait àtoucher les loyers du cabaret, lequel n’était plus qu’unedépendance du fameux pavillon.

Alors, la comtesse serait obligée d’expliquerses relations avec ce personnage, et de là, à être forcée dereconnaître que son père avait fait sa fortune en fraudant l’octroide la ville de Paris, il n’y avait qu’un pas.

L’histoire du frère, condamné jadis parcontumace, pouvait aussi revenir sur l’eau.

Tévenec, compromis personnellement, ne sepriverait peut-être pas d’en parler, car il n’aurait plus deménagements à garder.

Il était même capable de dénoncer les gredinsqui avaient fait partie de l’ancienne association decontrebandiers, devenue plus tard une bande de brigands et ceux-là,une fois pris, ne se gêneraient pas pour se venger en déclarant quela fille de leur ancien chef les avait aidés à se débarrasser d’untraître.

Mais il ne dépendait pas de Maxime de conjurerles dangers qui menaçaient l’imprudente veuve et le plus grandservice qu’il pût lui rendre, c’était de se tenir coi, jusqu’à cequ’un événement le contraignît à intervenir pour la défendre.

Et ce plan, imposé par les circonstances,s’accordait parfaitement avec son désir de ne plus s’occuper que dela charmante jeune fille qu’il aimait.

Car il l’aimait sincèrement, sérieusement,comme il n’avait jamais aimé.

Née d’une rencontre fortuite, cette passionqui n’aurait pu être qu’un feu de paille, s’était condensée,cristallisée, comme a dit Stendhal, le grand analyste del’amour.

Elle remplissait si bien le cœur del’insouciant Chalandrey qu’il n’y restait plus de place pourd’autres sentiments.

Aussi, après avoir réfléchi un instant auxpérils que courait la comtesse et qu’il courait lui-même, nepensait-il déjà plus qu’à revoir Odette Croze.

Il regrettait même d’avoir tant tardé, et iln’avait pas tort, car mal lui en avait pris d’avoir, pour êtreagréable à son oncle, différé la visite qu’il se proposait de faireau frère, avant de se présenter chez la sœur.

Si, au lieu de se laisser entraîner auLapin qui saute, il était allé tout droit chercher LucienCroze à son bureau, il aurait évité de tomber sous la coupe dupolicier Pigache, qui ne se serait jamais douté qu’il existait, etil ne se serait pas trouvé en présence du cocher révélateur.

Mais il était encore temps de se transporter àla maison de banque de la rue des Petites-Écuries, puisque LucienCroze n’en sortait qu’à cinq heures.

Maxime n’avait même pas besoin de se presserpour arriver avant la fermeture de la caisse et il décida de fairele trajet à pied.

Il était payé pour se défier des fiacres.

Le commandant s’était dirigé vers la porte deClichy&|160;; son neveu prit du côté opposé et descendit dans Parispar des rues où il ne passait pas souvent.

Tout chemin mène à Rome et Chalandrey trouva,sans s’égarer, la maison qu’il cherchait.

Elle formait le coin de la rue Hauteville etelle avait fort belle apparence, avec ses deux corps de logis posésen équerre et précédés d’une cour protégée par une grille&|160;;une cour qu’il fallait traverser pour aller dans les bureaux,situés à gauche en entrant, comme l’indiquait une inscriptionplacée au-dessus de la porte principale d’un long bâtiment à deuxétages.

Des gens allaient et venaient dans cette cour,et Maxime y croisa un monsieur qu’il ne reconnut pas tout d’abord,mais qui, en passant près de lui, le regarda comme un homme affairéne regarde pas le premier venu. Ce coup d’œil rapide et inquisiteurréveilla les souvenirs de Maxime, qui se retourna vivement.

L’homme était déjà loin, mais Maxime était sûrde son fait.

–&|160;C’est ce Tévenec&|160;! dit-il entreses dents&|160;; que diable est-il venu faire chez le patron deLucien&|160;?… Toucher de l’argent, sans doute… et peut-être del’argent pour madame de Pommeuse… singulière coïncidence&|160;!…s’il a eu affaire au caissier, il a dû le reconnaître pour l’avoirvu à la soirée de la comtesse et voilà maintenant qu’il merencontre à la porte… il doit penser que je viens voir mon ami… etcomme il ne nous porte pas dans son cœur, je ne serais pas trèsétonné qu’il songeât à nous jouer un mauvais tour… Bah&|160;! je nele crains pas, car bientôt la police aura l’œil sur lui et s’ils’avisait de chercher à nous nuire, il pourrait lui en cuire.

»&|160;C’est égal&|160;!… je vais dire àLucien de se tenir sur ses gardes.

»&|160;Eh&|160;! parbleu&|160;! le voilà,Lucien&|160;!

En effet, Lucien sortait, et les deuxcamarades se trouvèrent face à face.

–&|160;J’arrive à point, s’écria Maxime. Uneminute plus tard et je t’aurais manqué… je croyais que ta caisse nefermait qu’à cinq heures et je ne me dépêchais pas… mais qu’as-tudonc&|160;?… tu es pâle et tu as les yeux rouges comme si tu avaispleuré…

–&|160;Viens&|160;! murmura Lucien. Ne restonspas ici.

Et il entraîna, dans la rue Hauteville,Chalandrey, qui reprit&|160;:

–&|160;Est-ce qu’il t’es arrivé unmalheur&|160;?

–&|160;Le plus grand de tous ceux que jepouvais redouter, répondit tristement le jeune caissier.

–&|160;J’espère qu’il ne s’agit pas de tasœur…

–&|160;Il t’atteint aussi… mon patron vient deme congédier.

Maxime respira. Les amoureux sontégoïstes.

–&|160;Ah&|160;! tu m’as fait peur, dit-il.J’avais cru que mademoiselle Odette…

–&|160;Autant vaudrait pour elle que je fussemort. Comment vivra-t-elle, maintenant que j’ai perdu maplace&|160;?

–&|160;Tu en trouveras une autre. Je t’yaiderai. Raconte-moi d’abord ce qui s’est passé. Pourquoi cet hommet’a-t-il renvoyé&|160;?

–&|160;Je n’en sais rien. Il m’a fait appelerdans son cabinet et il m’a demandé la clé de la caisse, enm’annonçant qu’il allait, ce soir, procéder à une vérification dema comptabilité, et que dès ce moment, je ne faisais plus partie desa maison. Je lui ai demandé ce qu’il avait à me reprocher… de quoiil m’accusait… il m’a répondu que je devais m’estimer trop heureuxd’en être quitte à si bon marché. C’était comme s’il m’eût accuséde l’avoir volé. Je me suis emporté. Alors il m’a sommé desortir…

–&|160;Tu n’as vu personne chez lui&|160;?interrompit Maxime.

–&|160;Non… nous étions seuls, réponditLucien, un peu étonné. Pourquoi me demandes-tu cela&|160;?

–&|160;Parce que je crois deviner d’où part lecoup. Y a-t-il, parmi les clients de la maison, un monsieurTévenec&|160;?

–&|160;Nous avons un compte courant à cenom-là… un compte assez important… mais je n’ai jamais vu letitulaire. Quand il a des fonds à retirer ou à verser, il s’adressedirectement à mon patron.

–&|160;Eh&|160;! bien, il est venu iciaujourd’hui et il en est sorti un instant avant toi… je l’airencontré dans la cour.

–&|160;Et tu supposes que c’est lui qui m’afait renvoyer&|160;?… un homme que je ne connais pas et qui ne meconnaît pas&|160;!

–&|160;Il te connaît. Il était avant-hier à lasoirée de madame de Pommeuse et il s’est aperçu qu’ellet’accueillait fort bien. Or, il est amoureux d’elle… ou du moins ilprétend l’épouser. Comprends-tu maintenant qu’il cherche à te fairedu mal&|160;?

–&|160;Je m’étonne qu’il y ait réussi. Ilfaudrait qu’il eût une grande influence sur mon patron, qui neprend jamais conseil de personne et qui est très jaloux de sonautorité.

–&|160;Comment s’appelle-t-il cebanquier&|160;?

–&|160;Sylvain Maubert. Il est fort riche etil n’a pas d’associés.

–&|160;Il en a peut-être sans que tu lesaches. Mais que j’aie deviné ou non, tu n’en est pas moins victimed’une injustice abominable.

–&|160;Et me voilà sur le pavé. Quellenouvelle à annoncer à Odette&|160;! Elle m’attend, et je ne sais sij’aurai le courage de rentrer à la maison.

–&|160;Je vais t’y accompagner.

–&|160;Quoi&|160;! tu veux&|160;!…

–&|160;Tu m’as promis de me présenterdéfinitivement. C’est le vrai moment de tenir ta promesse. Nousserons deux pour la réconforter.

Lucien hésitait. Les deux amis étaient arrivésau boulevard Bonne-Nouvelle. Maxime, pour en finir, arrêta unevoiture qui passait, y poussa Lucien et y monta, après avoir donnéau cocher l’adresse qu’il n’avait pas oubliée.

Le voyage ne fut pas gai. Lucien prenait sadisgrâce au tragique et Maxime regrettait de lui avoir parlé deM.&|160;Tévenec.

Mais Maxime était décidé à brûler sesvaisseaux, dès ce jour-là, c’est-à-dire à demander à mademoiselleCroze si elle l’acceptait comme fiancé, en attendant qu’elleconsentît à l’épouser. Il mettait une espèce de coquetterie à fairecette grave démarche à l’instant où il venait d’apprendre queLucien avait perdu sa situation.

Le frère et la sœur habitaient, rue des Dames,une maisonnette entre cour et jardin&|160;; une cour étroite commeun trottoir et un jardin minuscule.

–&|160;Suis-moi, dit Lucien. Odette doit êtrelà-haut, dans son atelier.

Elle y était en effet, assise devant unchevalet et fort occupée à dessiner sur une toile qu’elle essaya decacher, quand elle aperçut Maxime.

Elle s’était placée de façon à masquer ledessin qu’elle achevait, mais elle eut beau faire, Maxime le vit etn’eut pas de peine à reconnaître, du premier coup d’œil, son propreportrait.

Ce n’était encore qu’une esquisse tracée aufusain sur une toile et la ressemblance était déjà frappante,quoique mademoiselle Croze eût travaillé sans avoir le modèle sousles yeux.

Dessiner de mémoire et attraper laressemblance, c’est un miracle que l’amour seul peut expliquer, etOdette qui venait d’exécuter ce tour de force ne songeait guère àen tirer vanité, car elle rougissait d’avoir été surprise à l’œuvrepar l’homme dont elle venait de reproduire les traits, profondémentgravés dans son souvenir.

Son trouble équivalait presque à un aveu etMaxime ne perdit pas de temps pour exprimer ce qu’ilressentait.

–&|160;Vous ne m’aviez donc pas oublié&|160;?dit-il avec émotion.

–&|160;Non, balbutia la jeune fille, et l’idéem’est venue de voir si je me rappellerais assez votre visage pouren fixer les lignes.

»&|160;C’est un essai que j’ai voulu tenter…et qui n’a pas trop bien réussi… j’allais effacer ce croquis,lorsque vous êtes entré.

–&|160;Je m’y oppose, mademoiselle, et je voussupplie d’achever avec votre pinceau ce que vous avez commencé avecvotre crayon. Je poserai tant que vous voudrez.

Odette, interloquée, cherchait une réponse, etn’en trouvant pas qui la satisfît, elle regarda son frère pour leconsulter des yeux.

Alors seulement, elle remarqua son air désoléet elle eut le pressentiment d’un malheur.

Lucien ne lui laissa pas le temps del’interroger.

–&|160;Je t’apporte une bien mauvaisenouvelle, dit-il avec effort&|160;; si mauvaise que, sans notre amiqui m’a encouragé, je n’aurais pas osé rentrer à la maison.

–&|160;Ah&|160;! mon Dieu&|160;!… tum’effraies, murmura mademoiselle Croze, pâlissant, après avoirrougi. Qu’est-il donc arrivé&|160;?

–&|160;J’ai perdu mon emploi. M.&|160;Maubertm’a renvoyé.

–&|160;N’est-ce que cela&|160;! s’écria,presque joyeusement, Odette.

–&|160;Là&|160;! dit Maxime, je savais bienque ta sœur se désolerait moins que toi d’un accident trèsréparable.

–&|160;C’est pour elle que je me désole.

–&|160;Pour moi&|160;! tu as tort, Lucien. Lapauvreté ne me ferait pas peur… Mais nous ne sommes pas pauvres… turetrouveras une place et en attendant que tu l’aies trouvée, jegagnerai de l’argent pour nous deux.

»&|160;Je serai même très fière de suffiretoute seule aux besoins du ménage, ajouta Odette en essayant desourire.

–&|160;Tu ne me demandes pas pourquoi monpatron m’a chassé… oui, chassé comme on chasse un domestiqueinfidèle, dit Lucien avec amertume. Je vais te l’apprendre, etquand tu sauras qu’il a osé m’accuser d’indélicatesse…

–&|160;Toi&|160;! ah&|160;! c’estindigne&|160;!… cet homme est un misérable… Tu aurais dû lesouffleter…

–&|160;Je regrette de ne l’avoir pas fait…J’étais abasourdi… je m’attendais si peu à être traité de la sorteque j’ai perdu la tête et que je n’ai pas pensé à le sommer depréciser… car il ne s’est pas expliqué nettement sur les actesqu’il m’impute.

–&|160;Tu l’aurais fort embarrassé, ditMaxime. Il voulait se défaire de toi. Il a pris le premier prétextevenu.

–&|160;Et pourquoi voulait-il se défaire demon frère&|160;? interrogea la jeune fille.

–&|160;Pour être agréable à un vilain monsieurqui déteste Lucien et qui ne nous veut aucun bien à vous et à moi,mademoiselle. Ce drôle ne s’en tiendra pas là, croyez-le. Il noushait tous les trois et, pour nous nuire, tous les moyens lui serontbons.

–&|160;Serait-ce lui qui m’a écrit ce matinune lettre anonyme&|160;?

–&|160;Si cette lettre contenait des menacesou des calomnies contre moi, elle est de lui, n’en doutez pas,mademoiselle. Voulez-vous me la montrer&|160;?

–&|160;Je l’ai brûlée…

–&|160;Mais vous l’avez lue.

–&|160;Oui, je la sais presque par cœur. Il yavait à peu près ceci&|160;: Défiez-vous du beau brun qui faitsemblant de vous rechercher pour le bon motif. C’est pour cacherson jeu. Il est le…

–&|160;Dites le mot, mademoiselle.

–&|160;Il est l’amant de la comtesse dePommeuse et il s’entend avec elle pour vous tromper. Si vous leslaissez faire, ils vous perdront de réputation et vous aurez servide paravent à leurs amours.

–&|160;Maintenant, je suis fixé. La lettre estde lui.

–&|160;Qui, lui&|160;?

–&|160;Un M.&|160;Tévenec que vous avez puvoir avant-hier soir, chez madame de Pommeuse, et qui aspire àl’épouser. Comprenez-vous&|160;?

–&|160;Pas très bien.

–&|160;Je le gêne, vous le gênez et Lucien legêne encore plus, parce qu’il sait que Lucien plaît beaucoup à lacomtesse. Il prévoit que nous nous soutiendrons et il cherche ànous brouiller.

–&|160;Il n’y réussira pas, dit vivementOdette.

–&|160;Non, car il dépend de vous,mademoiselle, de mettre fin à une situation fausse.

–&|160;Comment l’entendez-vous,monsieur&|160;?

–&|160;De la façon la plus simple. Je vousaime, mademoiselle, et j’ai l’honneur de vous demander votremain.

Odette tressaillit, mais elle ne répondit paset Maxime reprit&|160;:

–&|160;Je sais qu’en m’adressant directement àvous, je manque à tous les usages, mais votre frère m’entend et jele prends à témoin de la sincérité de mes intentions. Il me connaîtde longue date et il sait que je suis incapable de feindre unsentiment que je n’éprouverais pas.

Et comme Lucien, aussi troublé que sa sœur, nese pressait pas de formuler l’attestation que sollicitait sonami&|160;:

–&|160;J’ajoute, continua Maxime, que je mesoumets d’avance à toutes les conditions qu’il vous plaira de meposer… et en même temps, je me confesse… j’ai mené jusqu’à ce jourune vie qui ne devait pas me conduire au mariage. Il m’a suffi devous voir pour renoncer à cette existence, mais je comprends quevous exigiez des preuves de ma conversion. Je m’engage donc dès àprésent, irrévocablement, et en retour, je ne vous demande que deme prendre à l’essai.

Le mot pouvait avoir deux sens, et Maxime, quis’en aperçut, s’empressa de l’expliquer.

–&|160;Je veux dire que j’attendrai votreréponse aussi longtemps que vous voudrez, pourvu que vous mepermettiez de venir souvent ici et d’espérer que vous ne merepousserez pas quand vous me connaîtrez mieux.

»&|160;Je demande à faire mon stage, conclutgaiement Maxime&|160;; mon stage dût-il durer sept ans.

–&|160;Ce serait trop long, dit Odette enriant.

–&|160;Vous avez commencé mon portrait…pourquoi ne continueriez-vous pas à y travailler, jusqu’à ce quevous soyez complètement édifiée sur mon caractère et sur la fermetéde mes résolutions&|160;?… Vous en serez quitte pour ne pas vouspresser, si la conviction ne vous vient pas vite… ou pour lelaisser là, si vous vous apercevez que mes défauts l’emportent surmes qualités… en admettant que j’aie des qualités.

–&|160;Tu en as au moins une, s’écriaLucien&|160;; celle d’être fidèle à tes amis dans le malheur.

–&|160;J’accepte le compliment, mais je n’aipas grand mérite à me mettre à ton service, car moi aussi, j’aibesoin d’un ami qui me soutienne. Tes ennemis sont les miens etl’union fait la force. Nous gagnerons tous les deux à nous alliercontre eux.

–&|160;Quoi&|160;! ce M.&|160;Tévenec…

–&|160;M’en veut autant qu’il t’en veut… et enpartie pour le même motif. Il a cru d’abord que j’allais faire lacour à madame de Pommeuse, et comme il s’est constitué son garde ducorps, il exècre tous ceux qui pourraient s’occuper d’elle… il lescalomnie à tort et à travers, quand ce ne serait que pour leplaisir de leur faire du mal. Il reconnaîtra bientôt qu’il s’esttrompé en ce qui me concerne, mais il ne renoncera pas à l’espoirde me nuire… et il s’en prendra même à ta sœur. Unissons-nous pourla défendre, mon cher Lucien, conclut Chalandrey en tendant la mainau frère qui la serra cordialement.

La sœur avança la sienne et Maxime y mit unbaiser plus respectueux et plus tendre que le baiser qu’il avaitmis huit jours auparavant sur la main de la comtesse.

Le pacte était scellé. Il ne s’agissait plusque de s’entendre sur les moyens de défense et Chalandrey éprouvaitbeaucoup d’embarras à exposer à ses alliés son plan decampagne&|160;; d’autant plus d’embarras que ce plan n’était pasencore bien arrêté dans sa tête et qu’il lui fallait parer à desdangers de plus d’une sorte.

Tévenec, c’était l’ennemi commun et il venaitd’ouvrir les hostilités en faisant destituer Lucien Croze.

Contre celui-là, l’alliance était indiquée,car il ne s’en tiendrait pas à ce premier acte de méchanceté et ilne tarderait guère à attaquer aussi Maxime de Chalandrey qu’ilvoulait évincer du salon de l’avenue Marceau.

Mais Maxime avait à faire face à d’autresadversaires, plus redoutables que cet homme&|160;; à la policed’abord qui, sans aucun doute, allait le surveiller et surtout auxassassins qui voulaient évidemment le supprimer.

Ils avaient déjà essayé sur le quai auxFleurs.

Et sa situation avait cela de particulier queles gens qui lui avaient déclaré la guerre allaient agirséparément.

C’était comme s’il avait eu à combattre troiscorps d’armée opérant chacun pour son compte et dans un butdifférent.

Tévenec, amoureux de la comtesse, voulait sedébarrasser de ses concurrents.

La police faisait son métier en cherchant lesauteurs du crime commis dans le pavillon.

Les vrais coupables tenaient à se mettre àl’abri d’une dénonciation ou d’une indiscrétion. Et, comme il n’y aque les morts qui ne parlent pas, ils avaient juré de se défaire dela comtesse et de Maxime qu’ils soupçonnaient d’avoir reçu dans lesquare de Notre-Dame les confidences de madame de Pommeuse.

De ceux-là et des policiers, Lucien Croze etsa sœur n’avaient rien à craindre, jusqu’à présent. Donc il étaitinutile de leur signaler des dangers qui ne menaçaient que Maximede Chalandrey.

Mieux valait qu’il ne leur en dît mot et qu’iltînt tête tout seul à des ennemis qui en définitive luttaient lesuns contre les autres, puisque la police ne pourchassait encore queles assassins et que les assassins cherchaient avant tout à ladépister.

–&|160;Tu es le meilleur et le plus généreuxdes amis, murmura Lucien, qui avait les larmes aux yeux.

–&|160;Nous nous verrons donc ici tous lesjours, reprit Maxime, si mademoiselle Odette le permet. Ne faut-ilpas qu’elle achève mon portrait&|160;?

–&|160;Ce sera trop vite fait, dit en souriantla jeune fille.

–&|160;Me défendrez-vous de venir quand ilsera terminé&|160;?

–&|160;Vous savez bien que non.

–&|160;Oh&|160;! alors, je vous donnerai desséances de quatre heures. Lucien y assistera et nous emploierons lereste de nos journées à préparer nos moyens de défense. Jecommencerai par me renseigner à fond sur ce coquin de Tévenec. Jesaurai d’où lui vient l’influence qu’il a sur M.&|160;Maubert qui arenvoyé votre frère sans motif et que je soupçonne d’avoir été mêléà de très vilaines affaires, car son conseiller Tévenec m’est trèssuspect.

–&|160;À quoi bon&|160;? murmura la jeunefille. Le mal est fait maintenant et, au lieu de guerroyer contreces gens-là, mieux vaut, je crois, que Lucien cherche uneplace.

C’était la raison même qui parlait par labouche de mademoiselle Croze, et Maxime comprit un peu tard que lemoment était mal choisi pour lui exposer des projets dont le succèsproblématique la touchait beaucoup moins que la situation présentede son frère.

Ce frère était sur le pavé et il fallait avanttout qu’il retrouvât l’équivalent de ce qu’il venait de perdre,c’est-à-dire une occupation productive.

Il n’y avait pas encore péril en la demeure,puisque Lucien et Odette avaient hérité de leur père un petitcapital, mais les économies qu’ils avaient pu faire sur leursmodestes revenus ne les mèneraient pas bien loin.

Les braves enfants étaient trop fiers pouraccepter les avances que Chalandrey leur aurait offertes de boncœur et même pour compter sur le double mariage qui les auraittirés d’embarras. Et Chalandrey, sous peine de les froisser, nepouvait pas faire allusion à ses espérances matrimoniales et auxintentions de madame de Pommeuse, toute disposée à épouserLucien.

–&|160;C’est vrai, mademoiselle, dit-il, etcette place, je la chercherai pour lui.

L’entretien ne roula plus que sur ce sujetpratique et quand il prit fin, Maxime, qui emportait l’assuranced’être reçu tous les jours à l’atelier de la rue des Dames, partitplein de joie, mais non pas délivré d’inquiétude, car il se disaitencore&|160;:

–&|160;Pourvu, mon Dieu&|160;! que je n’attirepas sur eux la haine de mes ennemis&|160;!

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