Lord Jim

Chapitre 17

 

– « Il finit par rentrer, mais je crois que c’estsurtout la pluie qui l’y contraignit ; elle tombait avec uneviolence forcenée, qui s’apaisa graduellement au cours de notreconversation. L’attitude de Jim était calme et ferme ; ilavait la mine d’un homme naturellement taciturne en proie à uneidée fixe. Moi, je lui parlais du côté matériel de sasituation ; je ne visais qu’à le sauver de la dégradation, dela ruine et du désespoir, si prêts à accabler un homme sans amis etsans foyer. Je le priai d’accepter mon aide ; je parlais avecmodération, et chaque fois que je levais les yeux vers le visageabsorbé et doux, si grave et si juvénile, j’avais la convictiontroublante de n’être point pour lui une aide, mais plutôt unobstacle à quelque tentative mystérieuse, inexplicable, impalpable,de son âme blessée.

– « Je suppose que vous voulez manger, boire etcoucher à l’abri comme tout le monde », disais-je avec humeur.« Vous prétendez ne pas vouloir toucher l’argent qui vous estdû… » Il fut aussi près que peuvent l’être les hommes de sonespèce d’ébaucher un geste d’horreur. (On lui devait trois semaineset cinq jours d’appointements comme second du Patna.)« Oh ! en tout cas, ce serait trop peu de chose pourimporter beaucoup… Mais demain, qu’allez-vous faire ? Il fautbien vivre… » – « La question n’est pas là… »,laissa-t-il échapper, à mi-voix. Je négligeai cette interruption etcontinuai à combattre ce que je prenais pour les scrupules d’unedélicatesse excessive. – « À tous les points de vue »,conclus-je, « il faut que vous me laissiez vous aider. »– « Vous ne le pouvez pas », répondit-il, trèssimplement, très doucement, en s’accrochant à une pensée profondedont je pouvais déceler la lueur confuse, comme on distinguevaguement une mare dans la nuit, mais dont je désespérais de jamaisassez approcher pour la pénétrer. Je contemplais sa silhouetterobuste. – « Au moins », fis-je, « je puis venir enaide à ce que je vois de vous ; je ne prétends pas faireplus ! » Il hocha la tête, d’un air sceptique, sans meregarder. Je commençais à avoir très chaud. – « Mais si, je lepuis », insistai-je, « je puis même fairedavantage ; je fais davantage en ce moment… Je voustémoigne une confiance… » – « L’argent »,commença-t-il… – « Ma parole ! vous mériteriez que l’onvous envoie au diable ! » m’écriai-je en forçant la notede mon indignation. Il fut surpris et sourit ; je poussai monattaque : « Ce n’est pas du tout une question d’argent.Vous êtes trop superficiel ! » déclarai-je, et je medisais en même temps : « Attrape… ! » Mais,après tout, ne l’est-il pas, en effet ? « … Tenez !…Regardez cette lettre dont je voudrais que vous vous chargiez. Elleest adressée à un homme à qui je n’ai jamais demandé de faveur, etj’y parle de vous en termes dont on n’use qu’à l’égard d’un amiintime. Je réponds de vous sans réserve. Voilà ce que je fais… Etvraiment, si vous voulez bien réfléchir un peu à ce que celaimplique… »

« Il leva la tête. La pluie avait cessé ; seul, letuyau persistait à verser des larmes avec un bruit absurde :drip… drip… drip… juste contre la fenêtre. Tout était paisible dansla pièce ; les ombres se groupaient dans les coins, loin de laflamme immobile de la bougie qui montait tout droit, en forme depoignard ; le visage de Jim me parut tout à coup baigné d’unelumière douce, comme si l’aurore se fût déjà levée.

– « Par Jupiter ! » soupira-t-il,« voilà qui est chic, de votre part ! »

« Je n’aurais pas ressenti humiliation plus profonde, s’ilm’eût tout à coup tiré la langue, en signe de dérision. Je medis : « Cela t’apprendra à faire le bonapôtre ! » Ses yeux me regardaient en face, mais je visque leur lueur n’était pas celle de la moquerie. Il céda tout àcoup à son agitation désordonnée, comme un de ces pantins de boisdont on tire la ficelle. Ses bras se levèrent, puis retombèrentbruyamment. C’était un homme nouveau. – « Et je n’avais pascompris », cria-t-il, mais il se mordit les lèvres en fronçantles sourcils. « Quel âne bâté j’ai été ! » fit-iltrès lentement, avec un accent d’épouvante. « Vous êtes unas ! » reprit-il ensuite d’une voix sourde. Il saisit mamain, comme s’il venait de la voir pour la première fois, mais lalaissa aussitôt retomber. « Écoutez ! C’est exactement ceque je… Vous… Je… » balbutiait-il, puis avec un retour à sonattitude obstinée, je puis même dire entêtée, il commençapéniblement : « Je serais une brute, maintenant… »et sa voix parut se briser. – « Ne parlez plus de cela »,fis-je, presque alarmé de ce déploiement d’émotion sous lequelperçait une exaltation étrange. J’avais imprudemment tiré laficelle du pantin dont je ne connaissais pas tout à fait lemécanisme. – « Il faut que je m’en aille, maintenant »,déclara-t-il. « Par Jupiter, vous m’avez bien aidé. Je ne puisrester en place… La chose même dont j’avais besoin !… »Il me regarda avec une surprise admirative. « La chosemême !… »

« Évidemment, c’était le geste nécessaire. Il y avait dixcontre un à parier que je venais de le sauver de la misèremortelle, de cette sorte de misère et de mort qui vont toujours depair avec l’ivrognerie. C’est tout. D’illusion, à cet égard, jen’en avais aucune, mais je me demandais, en le regardant, quellepouvait être la nature de l’illusion qu’il avait si évidemment,depuis trois minutes, accueillie dans son cœur. Je lui avais misdans la main le moyen de mener convenablement la besogne sérieusede la vie, de se procurer, selon la méthode habituelle, nourriture,boisson et abri, à l’heure où son esprit blessé risquait de seretirer clopin-clopant dans un trou, pour y mourir d’inanition,comme un oiseau à l’aile brisée. Voilà ce que je lui donnais :une chose bien petite et bien nette, et voici que la façon dont ilaccueillait mon geste faisait grandir cette petite chose, à lalueur confuse de la bougie, pour en faire une ombre énorme,indistincte, et peut-être redoutable. – « Vous ne m’en voulezpas de ne pas trouver des paroles nécessaires ? »éclata-t-il enfin. « Que pourrait-on dire ? Hier soirdéjà, vous m’avez fait un bien infini. En m’écoutant, vous savez…Je vous donne ma parole que j’ai senti plus d’une fois le sommet demon crâne prêt à sauter… » Il bondit, bondit positivement decôté et d’autre, fourra ses mains dans ses poches, les en retira,jeta sa casquette sur sa tête. Je ne m’imaginais pas trouver chezlui vivacité aussi allègre. Je pensais, en le voyant, à une feuillemorte prise dans un tourbillon, cependant qu’une appréhensionmystérieuse, le poids d’un doute obscur me clouaient sur ma chaise.Il resta un instant figé, comme un homme pétrifié par unerévélation soudaine : – « Vous m’avez rendu laconfiance ! » déclara-t-il lentement. – « Oh !pour l’amour de Dieu, ne dites pas cela, mon ami ! »suppliai-je, comme s’il m’eût fait mal. – « Très bien !…Je vais me taire… et à l’avenir… Vous ne pouvez pas m’empêcher,cependant… Allons, tant pis… Je vous prouverai… » Il courut àla porte, hésita un instant, la tête basse, puis revint d’un pasferme. « J’ai toujours pensé que si l’on pouvait recommencersur une page blanche… Et voilà que vous… jusqu’à un certain point…Oui, une page blanche… » Je fis un geste de la main et ilsortit sans se retourner ; le son de ses pas s’éteignitbientôt derrière la porte close ; c’était le pas ferme d’unhomme qui marche en plein jour.

« Quant à moi, seul en face de la bougie solitaire, jerestais étrangement dans la nuit. Je n’étais plus assez jeune pourvoir, à chaque détour du chemin, la splendeur qui accompagne, pourle bien ou le mal, chacun de nos pas. Je souriais en songeantqu’après tout, c’était lui encore qui, de nous deux, possédait lalumière. Une page blanche, avait-il dit. Comme si le mot initial detoutes nos destinées n’était pas tracé en caractères indélébilessur un pan de rocher… »

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