Lord Jim

Chapitre 10

 

– « Il noua ses doigts, puis les sépara. Rien n’étaitplus exact : c’est bien dans un trou sans fond qu’il avaitsauté ; il était tombé d’une hauteur qu’il ne pourrait plusjamais escalader. Cependant le canot avait dérivé en avant del’étrave du Patna. Ses occupants ne pouvaient pas se voirentre eux dans l’obscurité profonde ; ils étaient, au surplus,aveuglés et noyés à demi par la pluie. Ils auraient pu,m’expliquait Jim, se croire emportés par un torrent à travers unecaverne. Ils tournaient le dos à la bourrasque ; le capitaineavait passé un aviron sur l’arrière pour maintenir l’embarcationsous le vent, et pendant deux ou trois minutes, la fin du mondeavait paru toute proche, sous un nouveau déluge, dans une nuit depoix. La mer sifflait « comme vingt millebouillottes » ; c’est la comparaison de Jim, pas lamienne. Je me figure qu’il n’y eut plus guère de vent, après lapremière rafale, et à l’enquête, Jim lui-même avoua que la mern’avait jamais été bien forte, cette nuit-là. Accroupi à l’avant ducanot, il jeta par-dessus son épaule un regard furtif. Il aperçuttout en haut du Patna, à la tête du mât, une lueur jaunebrumeuse comme celle de la dernière étoile qui va s’éteindre auciel. – « Je fus terrifié de la voir encore là »,m’expliqua-t-il. Ce sont ses propres paroles. Ce qui le terrifiait,c’est la pensée que tout n’était pas fini encore. Évidemment, ilaurait voulu que toute cette abomination fût terminée aussi viteque possible. Personne ne faisait le plus petit bruit dans lecanot. Il paraissait filer très vite dans la nuit, mais en fait, ilne devait pas avoir fait beaucoup de chemin. L’averse s’éloignait,et suivant la pluie, le grand sifflement affolant mourut dans lelointain. On n’entendait plus que le clapotis menu de la mer sur lefond du canot. Dans une bouche, des dents claquaientviolemment ; une main toucha le dos de Jim, tandis qu’unepauvre voix soupirait : – « Vous êtes là ? » etqu’une autre s’écriait, toute tremblante : – « Il estparti ! » Ils se retournèrent tous, pour regarderderrière eux ; ils ne virent plus de lumières. Une pluie fineet glacée leur fouettait le visage. Le canot roulait doucement. Lesdents claquèrent plus fort, s’arrêtèrent, puis repartirent par deuxfois, sans que l’homme pût assez maîtriser son frisson pourdire : – « Ju… u… us… uste… à… tem… em… emps…Brrrrrr… ! » Jim reconnut la voix du chef mécanicien, quidéclarait d’un ton bourru : – « Je l’ai vu sombrer ;je tournais justement la tête ! » Le vent était presquecomplètement tombé.

« Ils scrutaient l’ombre, le visage à demi tourné vers labrise, comme s’ils eussent écouté des cris. Jim avait été heureuxd’abord que la nuit eût masqué la scène à ses yeux, mais bientôt,l’idée que tout s’était passé sans qu’il eût rien vu ou entendu,lui apparut comme le couronnement de l’atroce aventure. –« C’est bizarre, n’est-ce pas ? » murmura-t-il eninterrompant son récit décousu.

« Non, cela ne me paraissait pas bizarre. Il devait avoireu l’inconsciente conviction que la réalité ne pouvait pas être demoitié aussi affreuse, aussi angoissante, aussi douloureuse, aussihallucinante que la terreur enfantée par son imagination. En cepremier moment, son cœur dut être torturé par toute la souffrance,son âme dut savourer l’accumulation de toutes les terreurs, detoute l’horreur, de tout le désespoir de huit cents êtres humainsassaillis dans la nuit par une mort brutale et soudaine ;pourquoi eût-il dit, sans cela : – « Quelque chose mepoussait à sauter de ce maudit canot, pour retourner jusqu’à eux,pour nager un demi-mille, plus peut-être, pour aller, aussi loinqu’il faudrait, à l’endroit précis… » Pourquoi cetteimpulsion ? En comprenez-vous la signification ? Pourquoiretourner à l’endroit même, au lieu de se laisser couler sur place,s’il voulait se noyer ? Pourquoi fût-il retourné sur leslieux, pour voir,… comme si son imagination eût dû retrouver lecalme dans la certitude que tout était fini, avant de demander à lamort son apaisement. Je vous mets tous au défi de me fournir uneautre explication. Je venais d’avoir un de ces aperçus singulierset émouvants que l’on découvre à travers des trous de brume.C’était une révélation extraordinaire, et ce garçon-là s’exprimaittout naturellement ! Il avait chassé son impulsion, cependant,et s’était tout à coup rendu compte du silence. Il me fit part decette impression subite, devant le silence du ciel et de la merfondus, autour de ces vies sauvées et palpitantes, dans uneimmensité infinie et muette comme la mort ! – « On auraitentendu tomber une épingle dans ce canot ! » me dit-il,avec une contraction singulière des lèvres, comme un homme quis’efforce de maîtriser sa sensibilité pour raconter une histoireextrêmement émouvante. Un silence ! Dieu seul, qui avait vouluce Jim tel qu’il était, savait l’effet d’un tel silence sur soncœur. « Je ne croyais pas », reprit-il, « qu’il pûty avoir sur terre un endroit aussi mort ! On ne distinguaitpas la mer du ciel ; on ne voyait rien, on n’entendaitrien ! Il n’y avait pas une lueur, pas une forme, pas un son.On eût dit que le dernier lopin de terre avait été englouti, queles derniers humains, en dehors de moi-même et de ces gredins ducanot, avaient été noyés ! » Il se pencha sur la table,la main parmi les tasses à café, les verres à liqueur, et les boutsde cigares. « Je me le serais volontiers imaginé. Tout avaitdisparu… et… tout était fini… » ; il poussa un profondsoupir, « … pour moi ! »

Marlow se redressa brusquement, et jeta avec force son cigarequi dessina une traînée rouge, comme une minuscule fusée, lancée àtravers le rideau de plantes grimpantes. Personne ne bougea.

– « Ah ! Qu’est-ce que vous dites decela ? » s’écria-t-il, avec une animation soudaine.« Était-il assez logique avec lui-même ? À l’heure mêmedu salut, perdu faute d’un sol sous ses pieds, faute de visionsdevant ses yeux, faute de cris à ses oreilles !L’annihilation, n’est-ce pas ? Et tout cela pour un cielchargé de nuages, pour une mer sans lames, pour un airimmobile ! Rien que pour la nuit : rien que pour lesilence !

« Cet état persista quelque temps, puis tout à coup, ettous à la fois, les fuyards se mirent à se féliciter bruyamment deleur chance : – « J’avais bien vu, du premier coup, quetout était perdu ! – Pas une minute trop tôt ! – Nousl’avons échappé belle, sacré nom… » Jim ne disait rien, maisla brise qui était tombée se remit à souffler, une brise douce, peuà peu fraîchie, et la mer joignit son murmure au bruit de cebavardage déchaîné, en réaction contre les minutes de muetteterreur. Le Patna avait disparu… La chose étaitincontestable… Personne n’y pouvait rien !… Ils répétaientindéfiniment les mêmes paroles, comme s’ils n’eussent pu s’arrêter.Il n’y avait pas de doute que le bateau ne dût sombrer. Il n’yavait plus de feux, d’ailleurs. Pas d’erreur : il n’y avaitplus de feux. On ne pouvait avoir aucun espoir : c’étaitfatal. Jim s’aperçut que ces hommes parlaient comme s’ils n’eussentlaissé derrière eux qu’une coque vide. Ils savaient bien que lachose devait aller vite, une fois commencée, et cette penséesemblait leur valoir une sorte de satisfaction. Ils s’affirmaientl’un à l’autre que le plongeon ne pouvait guère durer. – « Ila coulé comme un fer à repasser ! » Le chef mécaniciendéclara qu’il avait vu, au dernier moment, le feu du grand mâts’abîmer, « comme une allumette que l’on jette àl’eau ! » Sur quoi son second se mit à rireconvulsivement : – « Je suis heur… eu… reux !… Jesuis heu… eu… eu… reux !… » – « Ses dents claquaientcomme un timbre électrique, me dit Jim. Et tout à coup il se mit àpleurer. Il pleurnichait et hoquetait comme un enfant, avec dessanglots et de grandes aspirations. – « Oh mon Dieu ! Oh,mon Dieu ! mon Dieu ! » Il se tenait un instanttranquille pour éclater tout à coup à nouveau : « Oh, monpauvre bras ! mon pau… au… vre bras ! » J’aurais euenvie de l’abattre à coups de poing. Je distinguais confusément desombres dans la chambre d’arrière où ces gredins étaient assis, etun bourdonnement grondeur de voix me parvenait aux oreilles. Toutcela était très dur à supporter. Et j’étais glacé, au surplus. Maisje ne pouvais rien faire. Je me disais que si je bougeais, ilfaudrait que je saute par-dessus bord, pour… »

« La main qu’il laissait errer à l’aventure entra encontact avec un verre à liqueur ; il la retira brusquement,comme s’il eût touché un charbon ardent. Je poussai légèrement labouteille : – « Encore un peu ? » demandai-je.Il me lança un regard de colère. – « Croyez-vous donc quej’aie besoin de me remonter le moral pour vous raconter tout ce quej’ai à dire ? » s’écria-t-il. La bande des voyageursavait regagné ses chambres et nous restions seuls sous la véranda,à l’exception d’une vague forme blanche, confusément dressée dansl’ombre, et qui, sous nos regards, se pencha, hésita un moment,puis se retira. Il se faisait tard, mais je ne pressais pas moninvité.

« Il entendit tout à coup, du fond de son désespoir, sescompagnons se mettre à vomir des injures. – « Qu’est-ce quivous empêchait donc de sauter, espèce de toqué ? »grondait une voix bourrue. Le chef mécanicien quitta sa place pourgrimper sur l’avant, comme s’il eût été animé d’intentionshostiles, à l’endroit « du plus parfait idiot que l’on puissevoir ! » Le capitaine lançait à grands cris rauques, dubanc où il se tenait avec son aviron, des épithètes insultantes. Levacarme fit lever la tête à Jim, qui entendit appeler : –« Georges ! » tandis que, dans l’ombre, une main luifrappait la poitrine. – « Qu’est-ce que vous avez à dire pourvous expliquer, imbécile ? » cria une voix, avec unaccent de vertueuse colère. – « C’est à moi qu’ils enavaient », expliqua Jim : « c’est moi qu’ilsinjuriaient, sous le nom de Georges ! »

« Il s’arrêta ; il me regarda fixement, en s’efforçantde sourire, détourna les yeux, et reprit : – « Voilà lepetit mécanicien qui fourre sa tête juste sous mon nez : –« Mon Dieu ! c’est ce maudit second ! »s’écrie-t-il. – « Comment ? » braille le capitaine,à l’autre bout de la barque. – « Non ! » hurle lechef. Et lui aussi se penche pour me regarder sous le nez.

« Le vent s’était à nouveau apaisé, brusquement. La pluierecommençait à tomber, et de tous côtés s’élevait dans la nuit, lebruit doux, ininterrompu et un peu mystérieux que fait une averseen tombant sur la mer. – « Ils furent trop déconcertés, sur lecoup, pour en dire plus ! » reprit Jim, d’un ton posé.« Et moi, qu’aurais-je eu à leur dire ? » Il hésitaun moment et fit un effort pour continuer. « Ils me lancèrentdes injures ignobles ! » Sa voix basse comme un souffles’élevait brusquement, durcie de temps à autre par le mépris et lacolère, comme s’il eût avoué des hontes secrètes. « Maisqu’importaient leurs injures ? » poursuivit-il,sèchement. « Je percevais la haine dans leurs accents, et cen’était point à tort ; ils ne me pardonnaient pas d’être dansce canot ; cette idée leur était odieuse, et les rendaitfous… » Il eut un rire bref. « Mais leur colère mêmem’empêchait de… Tenez !… j’étais assis sur le bord… commececi !… » Il se percha sur le bord de la table, encroisant ses bras. « Un simple mouvement en arrière, etj’étais parti… vers les autres… Une petite secousse… Toute petite…toute minime. » Il fronça les sourcils, et, se frappant lefront du bout du médius : « Elle était là, tout le temps,cette idée… » fit-il, d’un air concentré, « … tout letemps… Et la pluie froide, drue, froide comme de la neige fondue,plus froide même, sur mes minces vêtements de coton… Je n’auraiplus jamais aussi froid de ma vie, je le sais… Et le ciel étaitnoir, tout noir ; pas une étoile, pas une lueur, nulle part…Rien que ce maudit canot, et ces deux gredins qui jappaient devantmoi, comme une paire de sales roquets, excités contre un voleurperché sur un arbre. – « Yap, yap ! Qu’est-ce que vousfaites ici ? Vous êtes un beau type ! Un Monsieur tropélégant pour donner un coup de main ! Vous avez fini parsortir de votre léthargie, hein ? Pour faire le mouchard, sansdoute ? Yap, yap ! Vous n’êtes pas digne de vivre !Yap, yap ! » Ils étaient deux à aboyer plus fort l’un quel’autre. Le troisième braillait de l’arrière, sous la pluie. Je nele distinguais pas ; je pouvais à peine saisir au volquelques-unes de ses ignobles menaces. – « Yap, yap !Brou… ou… ou… ou… Yap, yap ! » C’était bon de lesentendre : cela me retenait à la vie, je vous le dis. C’estcela qui m’a sauvé. Ils continuaient, comme s’ils eussent voulu mepousser à l’eau, à force de vacarme. – « … Bien étonnant qu’ilait eu le courage de sauter !… On n’avait pas besoin de vousici !… Si j’avais su que c’était vous, je vous aurais flanquépar-dessus bord, espèce de poltron ! Qu’est-ce que vous avezfait de l’autre ? Où avez-vous trouvé le cœur de sauter,maudit couard ?… Qu’est-ce qui nous empêcherait, tous lestrois, de vous jeter à l’eau, d’un coup de revolver ?… »Ils étaient hors d’haleine. L’averse s’éloignait sur la mer. Puisil n’y eut plus rien ; il n’y avait rien autour du bateau, pasun bruit… Ils voulaient me jeter à l’eau, ah vraiment ? Surmon âme, je crois que leur désir eût été satisfait, s’ils s’étaientseulement tenus tranquilles !… Me jeter à l’eau ?… Ahoui ! – « Essayez donc !… » dis-je. – « Jele ferais pour quatre sous ! Ce serait encore trop bon pourvous ! » crièrent-ils, tous ensemble. L’obscurité étaittelle, que c’est seulement lorsque l’un ou l’autre d’entre euxbougeait que j’étais certain de le voir… Ah Dieu ! s’ilsavaient seulement essayé !… »

– « Quelle extraordinaire aventure ! » nepus-je m’empêcher de crier.

– « Oui, ce n’était pas banal, n’est-cepas ? » répondit-il, comme si mon interruption l’eûtstupéfié. « Ils faisaient semblant de croire que je m’étais,pour une raison quelconque, débarrassé de notre auxiliaire. Maispourquoi l’aurais-je fait ? Et comment diable pouvais-je mêmesavoir… ? J’étais arrivé dans ce canot… dans ce canot…Je… » Les muscles de ses lèvres se contractèrent en uneinconsciente grimace, dessinée sous le masque de son expressionhabituelle ; ce fut quelque chose de violent, de bref et derévélateur, comme un éclair qui laisse un instant pénétrer lesregards dans les profondeurs d’un nuage. « Oui, j’yétais… ; j’étais bien certainement avec ces hommes !N’est-il pas affreux que l’on puisse être poussé à faire une chosepareille… et que l’on en soit responsable ! Qu’est-ce que jesavais, moi, de leur Georges, après qui ils braillaient sifort ? Je me souvenais de l’avoir vu, plié en deux sur lapasserelle. – « Sale assassin ! » me criait le chefmécanicien. On aurait dit qu’il ne savait plus d’autre mot !Cela m’était égal, mais leur vacarme commençait à m’agacer. –« Fermez ça ! » ordonnai-je. Sur quoi il se tut uninstant, pour reprendre avec un cri exaspérant : – « Vousl’avez tué ! Vous l’avez tué ! » –« Non ! » hurlai-je, « mais c’est vous que jevais tuer ! » Je bondis sur mes pieds et il tomba à larenverse, par-dessus un banc, avec un bruit affreux. Je ne saiscomment la chose se fit ; la nuit était trop sombre. Il avaitvoulu reculer, probablement. Je continuais à regarder, à l’arrière,où le misérable petit mécanicien se mit à pleurnicher : –« Vous n’allez pas taper sur un homme qui a un bras cassé,vous qui vous dites un gentleman… » J’entendis un paslourd :… un… deux… un… deux…, et un grognement poussif.C’était l’autre brute qui venait vers moi, en raclant son avironsur le bordage. Je le voyais s’avancer, énorme… énorme…, comme onvoit une silhouette, dans le brouillard ou dans les rêves. –« Venez donc ! » criai-je. Je l’aurais flanqué à bascomme un ballot de chiffons. Il s’arrêta, grommela à mi-voix, puisretourna à l’arrière. Peut-être avait-il entendu le vent. Moi pas.Ce fut la dernière grosse rafale qui nous tomba dessus. Il retournaà son aviron, à mon grand regret… J’aurais voulu le… le… »

« Il ouvrit et ferma ses doigts recourbés en crochets, etses mains eurent un frémissement ardent et cruel. – « Ducalme ! Du calme ! » murmurai-je.

– « Hein ? Comment ? Mais je ne suis pasagité ! » protesta-t-il, avec une émotion douloureuse, etavec un geste convulsif du coude qui renversa la bouteille decognac. Je m’élançai, en faisant grincer les pieds de mon siège.Lui s’écarta, d’un bond, de la table, comme si une mine eût faitexplosion derrière son dos ; puis il se retourna à demi en memontrant des yeux éperdus et un visage blême, autour des narines,avant de se laisser tomber à terre, accroupi sur les talons. Ilavait une mine d’intense vexation. – « Bien fâché !Quelle maladresse ! » grommelait-il avec confusion,tandis que, dans l’ombre pure et fraîche de la nuit, se répandaitune pénétrante odeur d’alcool, qui nous enveloppait d’uneatmosphère de café de bas étage. Les lumières étaient éteintes dansla salle à manger ; notre bougie brillait seule d’un bout àl’autre de la longue galerie, et du pied au chapiteau, les colonnesse dressaient toutes noires. De l’autre côté de l’Esplanade, lesommet des Bureaux du Port se profilait distinctement sur le champdes étoiles, et l’on aurait dit que le sombre édifice avait glissésur sa base pour s’approcher de nous et mieux nous écouter.

« Jim prit un air d’indifférence.

– « Il faut croire que je suis moins calme aujourd’huiqu’à ce moment-là. Je me sentais prêt à tout. Et quant à cesbêtises… »

– « Vous avez dû passer de joyeux moments dans cecanot », interrompis-je.

– « J’étais décidé », répéta-t-il. « Unefois disparus les feux du navire, tout aurait pu arriver dans notreembarcation, tout, sans que le monde en sût rien. Je le sentais, etcette pensée me faisait du bien. Il faisait juste assez sombre,aussi. Nous étions comme des emmurés vivants, dans une vaste tombe.Nous n’avions plus rien de commun avec quoi que ce fût au monde, etpersonne ne pouvait rien soupçonner de nos gestes. Rien n’importaitplus ! » Pour la troisième fois, depuis le début de notreconversation, il eut un rire sec, mais il n’y avait plus personne,près de nous, pour le soupçonner d’être seulement ivre. « Nicraintes ni lois », reprit-il, « ni bruits ni regards…,pas même les nôtres… jusqu’au lever du soleil, au moins… »

Je fus frappé par ce que ces paroles comportaient de véritésuggestive. Il y a quelque chose de particulier dans le sort d’unepetite embarcation perdue au milieu de la mer. Sur les vies quifuient l’ombre de la mort, semble planer l’ombre de la folie. Quandvotre navire vous a abandonné, c’est le monde entier qui sembledisparaître avec lui, le monde qui vous a fait, qui contenait vosélans, qui vous surveillait. On dirait que les âmes des hommesperdus sur un abîme et en contact avec l’immensité, sontabandonnées à tous les excès de l’héroïsme, de la folie ou del’horreur. Évidemment, il en est des naufrages comme des croyances,de la pensée, de l’amour, de la haine, des convictions, ou del’aspect même des choses matérielles ; il y a autant desinistres qu’il y a d’hommes, et dans celui-là, il y avait quelquechose d’abject qui faisait l’isolement plus complet ; il yavait, dans les circonstances, une vilenie qui retranchait plusnettement ces hommes d’une humanité dont l’idéal de conduiten’avait jamais été soumis à l’épreuve d’une farce diabolique ethideuse. Ils étaient enragés contre Jim, de n’être qu’undemi-lâche, et lui concentrait sur eux une haine exaspérée par lesévénements ; il aurait aimé se venger, d’éclatante façon, del’odieuse tentation qu’ils avaient placée sur sa route. Fiez-vous àun canot en pleine mer pour faire ressortir tout ce qui se tapitd’instinctif au fond de toute pensée, de tout sentiment, de toutesensation, de toute émotion. C’est la mesquinerie même, lamesquinerie burlesque de cette triste aventure qui empêcha ceshommes d’en venir aux mains. Tout se passa en menaces, tout seréduisit à une farce terriblement effective, à une duperie d’unbout à l’autre, à une comédie montée par le redoutable dédain desSombres Puissances, dont les terreurs réelles, toujours sur lepoint de triompher, sont toujours déjouées aussi par la fermeté deshommes. Je demandai, après un instant de silence : – « Ehbien, qu’est-il arrivé ? » Question oiseuse. J’en savaistrop déjà, pour espérer la grâce d’un trait rédempteur, la faveurd’un soupçon de folie, ou d’une ébauche de délire. –« Rien », fit-il. « Moi, je parlaissérieusement ; mais eux, ils ne songeaient qu’à faire dutapage. Il n’est rien arrivé du tout ! »

« Et le soleil levant le trouva à l’endroit même où ilavait sauté à l’avant du canot. Quelle obstination dansl’attente ! Toute la nuit, il avait tenu à la main la barre dugouvernail. Les gueux avaient laissé tomber le gouvernail à l’eau,en essayant de le monter, et la barre avait dû être brisée d’uncoup de pied, pendant qu’ils couraient de l’avant à l’arrière, ens’efforçant de faire dix choses à la fois, pour s’éloigner dunavire. C’était un long manche de bois dur et pesant, et Jim avaitdû le tenir serré pendant six heures ou plus. Si vous n’appelez pascela être prêt ! Vous le représentez-vous debout et muet, lamoitié de la nuit, le visage exposé aux rafales de pluie, guettantdes formes confuses, attentif à de vagues mouvements, tendantl’oreille pour saisir des murmures rares et étouffés sortis de lachambre ? Ferme courage ou effort de la crainte ? Qu’enpensez-vous ? Mais, en tout cas, son endurance estindiscutable : six heures plus ou moins sur ladéfensive ; six heures de station vigilante, pendant que lecanot avançait doucement ou restait immobile, selon les caprices duvent ; tandis que la mer apaisée retombait à sonsommeil ; tandis que les nuages passaient au-dessus de satête ; tandis que l’immensité du ciel, d’abord noire etopaque, se rétrécissait en une voûte luisante et sombre, toutétincelante de splendeur nouvelle, puis s’éteignait vers l’orientet pâlissait au zénith ; tandis que les formes obscures quimasquaient à l’arrière les étoiles les plus basses, prenaientdessin et relief, devenaient des têtes, des épaules, des visages,des traits, se dressaient devant lui avec des yeux hagards et descheveux en désordre, avec des vêtements déchirés, avec despaupières rouges et clignotantes, sous l’aube blême. – « Onaurait dit qu’ils s’étaient roulés dans des ruisseaux pendant unesemaine d’ivresse », m’expliqua pittoresquement Jim ;puis il grommela quelques mots sur le soleil levant, dont l’aspectprésageait un beau jour ; vous connaissez cette habitude desmarins d’en revenir au temps, à propos de tout. Il me suffisait, àmoi, de ses paroles confuses pour voir le bord inférieur du disquesolaire couper la ligne d’horizon, pour évoquer le frémissement quipassait sur toute la surface de la mer, comme si l’enfantement duglobe de lumière eût fait frissonner les eaux, tandis que ladernière bouffée de brise mettait dans l’air un soupir desoulagement.

– « Ils étaient assis à l’arrière, épaule contreépaule, comme trois vilains hiboux, et ils tenaient les yeux fixéssur moi. » Jim prononça ces paroles avec un accent de hainequi mettait une vertu corrosive dans la phrase banale, comme onlaisse tomber dans un verre d’eau une goutte d’un poisonredoutable. Mais ma pensée s’attachait à ce lever de soleil ;je voyais, sous la vide transparence du ciel, ces quatre hommesemprisonnés dans le désert de la mer ; je voyais, solitaire etdédaigneux de cet atome de vie, l’astre escalader la voûte claire,comme pour contempler d’une hauteur plus grande sa propre splendeurreflétée dans une mer immobile. – « Ils me parlèrent »,reprit Jim, « comme si nous eussions été bons amis ! Jeles entendais : ils me suppliaient d’être raisonnable, et delâcher « cette sacrée barre de bois ». Pourquoim’obstinais-je dans mon attitude ? Ils ne m’avaient rien fait,n’est-ce pas ?… Aucun mal… Aucun mal ! »

« Son visage s’empourpra comme s’il n’eût pu chasser l’airde ses poumons.

– « Pas de mal ! » éclata-t-il. « Jevous demande un peu ! Vous comprenez, n’est-ce pas ? Vousvoyez, n’est-ce pas ? Pas de mal ? Bon Dieu !Qu’est-ce qu’ils auraient pu faire de pis ? Ah ! oui, jesais bien… J’ai sauté… Certainement j’ai sauté ! Je vous l’aiavoué ! Mais je vous dis aussi que ces gens-là étaient tropforts. C’était leur faute, aussi nettement leur faute que s’ilsm’eussent harponné avec une gaffe pour me tirer ! Vous necomprenez pas cela ? Il faut que vous lecompreniez ! Allons, voyons… Franchement… »

« Ses yeux inquiets rivés sur les miens, questionnaient,mendiaient, défiaient, imploraient. Au péril de ma vie, je n’auraispu m’empêcher de murmurer : – « Vous avez été bienéprouvé ! » – « Plus qu’il n’estjuste ! » riposta-t-il vivement. « On n’a pasl’ombre d’une chance, avec une clique pareille. Et maintenant, nousétions amis… oh si odieusement amis ! Camarades ;copains !… Tous dans le même bateau… Il n’y avait plus qu’às’en tirer de son mieux. Ils n’avaient rien dit ; ils sesouciaient de Georges comme d’une vieille pantoufle ! Georgesétait retourné à sa cabine, au dernier moment, et s’était faitpincer. Cet homme-là était un imbécile, cela se voyait bien…Affaire regrettable, évidemment… Leurs yeux me regardaient ;leurs lèvres bougeaient ; ils hochaient la tête, à l’autrebout du bateau… tous les trois. Ils me faisaient des signes, à moi…Pourquoi pas, après tout ? Est-ce que je n’avais passauté ? Je ne disais rien. Il n’y a pas de paroles pourexprimer les choses que j’aurais voulu dire ! Si j’avaisouvert la bouche, à ce moment-là, je me serais mis à hurler commeune bête. Je me demandais quand j’allais m’éveiller. Ils mepressaient, à grands cris, de venir à l’arrière et d’écoutertranquillement ce que le capitaine avait à nous dire. Nous étionscertains d’être recueillis avant le soir ; nous nous trouvionsen plein sur la route du canal : on voyait déjà de la fumée aunord-ouest.

– « Ce fut pour moi une secousse affreuse qued’apercevoir cette tache claire, claire, cette traînée basse debrouillard brun, à travers laquelle on distinguait la limite duciel et de la mer. Je leur criai que j’entendais très bien de maplace. Le capitaine éclata en jurons lancés d’une voix rauque,comme celle d’un corbeau. Il n’allait pas brailler à tue-tête, pourma commodité !

– « Auriez-vous peur qu’on vous entende de laterre ? » demandai-je. Il me regarda comme s’il eût voulume déchirer. Le chef mécanicien lui conseilla de se plier à mafantaisie. Il affirmait que je n’avais pas encore retrouvé toute matête. L’autre se dressa sur l’arrière, comme un énorme pilier dechair, et se mit à parler,… à parler… »

« Jim restait rêveur. – « Eh bien ? »insistai-je. – « Que m’importait le récit qu’il leur plaisaitd’imaginer ? » s’écria-t-il violemment. « Ilspouvaient bien raconter ce qu’ils voulaient ; c’était leuraffaire. Je connaissais la vraie histoire, moi, et tout ce qu’ilspourraient raconter aux autres n’y changerait rien pour moi !Je les laissai pérorer, discuter… pérorer, discuter encore. Lecapitaine bavardait sans trêve. Tout à coup, je sentis mes jambess’effondrer sous moi ; j’étais brisé de fatigue, épuisé àmourir ! Je lâchai ma barre, tournai le dos aux autres, etm’assis sur le premier banc. Ils m’appelèrent pour me demander sij’avais compris ; n’était-ce pas vrai, du premier au derniermot, tout ce qu’ils racontaient ? Mon Dieu ! à leurfaçon, c’était vrai ! Je ne tournai pas la tête, mais je lesentendis palabrer. – « L’imbécile ne veut rien dire. » –« Oh ! il comprend parfaitement ! Laissez-le donctranquille ; il saura bien se débrouiller ; qu’est-cequ’il pourrait faire ? » Et que pouvais-je faire, eneffet ? N’étions-nous pas tous dans le même bateau ? Jem’efforçais de rester sourd. La fumée avait disparu vers le nord.Nous étions pris dans un calme plat. Ils durent se désaltérer aubaril d’eau, et moi je bus aussi. Après quoi ils se donnèrentbeaucoup de peine pour étendre la voile sur le plat bord. Jevoulais bien me charger de faire le guet. Ils se glissèrent sous latoile, loin de mes regards, grâce à Dieu. Je me sentais las, las, àbout de force, comme si je n’eusse pas goûté une heure de sommeildepuis le jour de ma naissance. L’éclat du soleil m’empêchait devoir la mer. De temps en temps, l’un des gredins faisait uneapparition, pour inspecter du regard le tour de l’horizon, puis seglissait à nouveau sous la toile, d’où sortaient des bouffées deronflements. Ils pouvaient dormir, là-dedans ; l’un d’euxdormait, au moins. Moi, je ne pouvais pas ! Tout n’était quelumière, que lumière, et dans cette lumière, le canot semblaittomber. De temps à autre j’étais tout surpris de me trouver sur unbanc… »

« Jim se mit à marcher à pas comptés, de long en largedevant ma chaise, une main dans la poche de son pantalon, et latête rêveusement penchée ; il levait parfois le bras droit, enun geste qui semblait destiné à repousser un invisible intrus.

– « Vous allez croire que j’étais fou », fit-il,plus posément, « et vous seriez en droit de le croire, si vousvous rappeliez que j’avais perdu ma casquette. Tout le long de sacourse, de l’est à l’ouest, le soleil tapa sur ma tête nue, mais cejour-là, rien ne pouvait me faire de mal, sans doute. Le soleil nepouvait pas me rendre fou ! » son bras droit écartaitl’idée de folie, « … et il ne pouvait pas me tuer nonplus… ! » son bras repoussait une ombre nouvelle.« … Cela, c’était mon affaire ! »

– « Ah vraiment ? » fis-je, avec uneinexprimable stupeur, devant cette volte inattendue ; je leregardais avec l’étonnement que j’aurais pu éprouver si, après unepirouette sur les talons, il m’eût présenté un visage entièrementnouveau.

– « Je n’ai pas attrapé de fièvre cérébrale ; jene suis pas tombé mort », poursuivait-il. « Je nem’inquiétais nullement du soleil sur ma tête. Je réfléchissaisaussi froidement que réfléchit jamais un homme assis à l’ombre.Cette brute graisseuse de capitaine sortit de la toile sa grosseboule tondue, et grommela, en fixant sur moi ses yeuxlouches : – « Donnerwetter[6] ! fous allez fous tuer ! » puis il rentra bien vitesa tête, comme une tortue. Je l’avais vu ; je l’avais entendu,mais le cours de mes réflexions n’en fut pas interrompu. Je medisais, à ce moment précis, que je n’allais pas mourir… »

« Il laissa tomber sur moi, en passant, un regard attentif,qui s’efforçait de lire mes pensées. – « Voulez-vous dire quevous agitiez en vous-même l’idée de vous tuer ? »demandai-je, avec l’accent le plus impénétrable que je pus trouver.Il fit un signe de tête, sans s’arrêter. – « Oui, j’en étaisarrivé là, au cours de ma veillée solitaire », avoua-t-il. Ilfit quelques pas, jusqu’à la limite imaginaire de sa ronde, etlorsqu’il revint vers moi, il avait enfoncé ses deux mains dans sespoches. Il s’arrêta net devant ma chaise, et baissa les yeux surmoi. « Est-ce que vous ne me croiriez pas ? »demanda-t-il, avec une curiosité douloureuse. Je me sentis ému, etlui affirmai solennellement que j’étais prêt à ajouter une foiimplicite à tout ce qu’il jugerait bon de me raconter. »

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