Lord Jim

Chapitre 14

 

– « Je dormis peu, dépêchai mon déjeuner, et renonçai,après une courte hésitation, à ma visite matinale au bateau.Véritable négligence de ma part, car si mon second était, à touspoints de vue, un excellent homme, il était aussi victimed’imaginations si noires que, faute de recevoir à point nommé unelettre de sa femme, il devenait fou de rage et de jalousie, perdaitgoût au travail, cherchait querelle à tous les hommes et s’enallait pleurer dans sa cabine, lorsqu’il ne faisait pas montred’une férocité qui risquait de pousser l’équipage à la révolte. Untel état de choses m’avait toujours paru inexplicable ; ilsétaient mariés depuis treize ans ; j’avais un jour aperçu safemme, et honnêtement, je ne pouvais m’imaginer homme assezabandonné pour se plonger dans le péché pour l’amour d’une créatureaussi dénuée de charmes. Peut-être avais-je eu tort d’hésiter àfaire voir les choses sous ce jour au pauvre Selvin ; lemalheureux se faisait un véritable enfer sur la terre : etmoi, je souffrais aussi de ses lubies, mais c’est sans doute unesorte de fausse délicatesse qui m’avait retenu. Les relationsconjugales des marins fourniraient un sujet bien intéressant, et jepourrais vous citer des exemples… Mais ce n’est ni le lieu ni lemoment voulus pour aborder pareil sujet, et nous nous occupons deJim… qui n’était pas marié. Si sa conscience ou son orgueild’imaginatif, si tous les fantômes extravagants ou les ombresaustères, familiers désastreux de sa jeunesse, ne voulaient pas lelaisser fuir devant l’échafaud, moi qui ne puis évidemment êtresoupçonné d’héberger de tels hôtes, je me sentais irrésistiblementpoussé à aller voir rouler sa tête. Je me dirigeai vers letribunal. Je ne m’attendais guère à être fort impressionné ou fortédifié, à ressentir un gros intérêt ou un effroi quelconque, bienque pour ceux qui sentent la vie devant eux, une bonne frousse soitparfois une discipline salutaire. Mais je croyais moins encore mesentir aussi affreusement déprimé. L’amertume du châtiment tenaitici à l’atmosphère mesquine et glaciale. Ce qui fait la véritablegravité du crime, c’est qu’il constitue un abus de confiance àl’égard de la communauté, et à ce point de vue, Jim n’était pas untraître de médiocre envergure, mais son exécution était une affairemisérable. Elle n’avait demandé ni vaste échafaud ni drap rouge(posait-on un drap rouge à Tower Hill ? On aurait dû lefaire), n’avait attiré nulle foule atterrée, pleine d’horreur pourle criminel et prête à pleurer sur sa fin, ne prenait nul aspect desombre rétribution. Il y avait, dans les rues où je marchais, unclair soleil, un éclat trop passionné pour être consolateur, destaches de couleur partout semées comme dans un vieux kaléidoscopebrisé, des jaunes, des verts, des bleus, des blancs aveuglants, lanudité brune d’une épaule découverte, une compagnie d’infanterieindigène formant un groupe brunâtre, surmonté de têtes sombres, etchaussé de bottes lacées et poussiéreuses, un agent de police enuniforme sombre, étriqué et ceinturé de cuir, qui me regardait avecdes yeux pleins de douleur orientale, comme si son esprit migrateureût rudement souffert de ce… comment dites-vous cela ?… de cetavatar… de cette incarnation imprévue. Dans la cour à l’ombre d’unarbre solitaire, les villageois impliqués dans l’affaire de coupset blessures restaient assis en groupes pittoresques et évoquaientla chromolithographie d’un campement dans un récit de voyage enOrient. On cherchait l’obligatoire filet de fumée au premier plan,et les bêtes de somme au pâturage. Un mur jaune et nu qui s’élevaitpar derrière, dépassait l’arbre et réfléchissait le soleil. Trèssombre, la salle du tribunal paraissait agrandie. Haut dans lapénombre, les punkahs se balançaient à droite et à gauche. Çà etlà, une silhouette drapée, rapetissée par la nudité des murs, setenait immobile entre les rangées de bancs vides, comme absorbéedans une méditation pieuse. Le plaignant, l’indigène qui avait reçules coups, un gros homme chocolat à tête rasée, à la grassepoitrine dénudée, à la racine du nez marquée d’une tache d’un jaunebrillant, indicatrice de caste, restait assis dans une imposanteimmobilité ; seuls ses yeux luisaient, roulant dans l’ombre,et ses narines se dilataient et s’affaissaient brusquement, au gréde sa respiration. Brierly se laissa tomber sur son fauteuil, avecun air épuisé, comme s’il eût passé la nuit à courir sur une pisteen cendrée. Le pieux capitaine de voilier paraissait agité et avaitdes mouvements nerveux, comme s’il eût contenu avec peine uneimpulsion à se lever, pour nous exhorter chaleureusement à laprière et à la pénitence. D’une pâleur délicate sous la cheveluretrès soignée, le visage du magistrat faisait songer à celui d’unmalade condamné que l’on vient de laver, de peigner, et de biencaler dans son lit. Il déplaça le vase de fleurs, un bouquet defleurs rouges semées de quelques points roses et montées sur delongues tiges, puis saisit à deux main une grande feuille de papierbleuté ; il la parcourut des yeux, posa ses bras sur le borddu bureau et se mit à lire tout haut, d’une voix égale, nette etindifférente.

« Par Jupiter ! toutes mes inepties sur l’échafaud etla chute d’une tête ne m’avaient préparé à rien de pareil. C’étaitbien pis qu’une décollation ! Un lourd sentimentd’irrémédiable planait sur toute la scène, sans l’espoirconsolateur de repos et de paix qui suit la chute de la hache.Cette lecture avait la froideur vengeresse d’une sentence de mort,et l’a cruauté d’une sentence d’exil. Voilà au moins l’effetqu’elle me fit ce matin-là, et, aujourd’hui encore, il me sembleque cette appréciation excessive d’un événement banal comportait unindéniable élément de vérité. Vous pouvez vous imaginer l’intensitéavec laquelle je sentais tout, ce jour-là. Peut-être est-ce cetteraison même qui m’empêchait d’admettre l’irrémédiable de cettesentence. L’histoire continuait à me tourmenter et je restaisharcelé par le désir de connaître l’opinion des gens à son sujet,comme si elle n’eût pas été pratiquement réglée par l’opinionindividuelle et internationale, par Jupiter !… Celle duFrançais, par exemple !… Il avait énoncé le sentiment de sonpays, avec la phraséologie froide et précise dont userait unemachine, si une machine pouvait parler. La tête du magistratrestait à demi cachée par son papier. Son front était couleurd’albâtre.

« La Cour devait répondre à plusieurs questions.D’abord : le navire était-il paré à tous égards, et en état detenir la mer ? La Cour répondit non. Second point :jusqu’au moment de l’accident, le navire avait-il été commandé avectoute la diligence nécessaire et propre à un marin ? Les jugesrépondirent oui, Dieu sait pourquoi ? et reconnurent ensuitequ’aucun témoignage ne permettait d’assigner à l’accident une causecertaine. Il s’agissait sans doute d’une épave flottante. Je mesouviens qu’à cette même époque, un trois-mâts norvégien chargé depitchpin avait été porté comme perdu ; c’était bien le genrede bateau à chavirer dans une tempête et à flotter pendant des moisla quille en l’air, comme une goule errante sur la mer, à l’affûtde navires à tuer dans la nuit. De tels cadavres à la dérive sontassez fréquents dans l’Atlantique du nord, qui est le repaire detoutes les terreurs de la mer : brouillards, icebergs,cadavres de bateaux à intentions sinistres et longues tempêtesaffreuses qui s’acharnent après vous comme des vampires, jusqu’à ceque vous n’ayez plus ni force, ni courage, ni espoir ; jusqu’àce que vous ne soyez plus qu’une coquille d’homme vidée. Mais là,dans ces parages, de tels accidents sont assez rares, pour quecelui-là parût machiné par quelque malveillant démon ; etd’ailleurs, s’il avait eu une autre intention que de tuer unchauffeur auxiliaire et de faire peser sur Jim une sentence pireque la mort, il apparaissait comme une diablerie parfaitementinepte. Cette idée qui m’assaillait détourna un instant monattention. Pendant quelques minutes, je ne perçus la voix dumagistrat que sous forme d’un murmure confus, mais tout à coup,elle se fit distincte et détacha des paroles nettes : –« … au mépris absolu du plus évident des devoirs… »disait-elle. La phrase suivante m’échappa, puis : « …abandonnant, à l’heure du danger, les existences et les biensconfiés à leur charge… » poursuivait la voix monotone ;elle s’arrêta. Sous le front pâle, deux yeux lancèrent un regardfroid par-dessus le bord du papier. Je tournai vivement la têtevers Jim, comme si je me fusse attendu à le voir disparaître sousterre. Il était parfaitement immobile, mais il restait toujoursassis là, rose et blond, avec un air d’attention profonde. « …Pour ces raisons… » reprit la voix avec une emphase nouvelle.Jim regardait, les lèvres entrouvertes, tendu vers la sentencequ’allait prononcer cet homme à demi caché derrière son bureau. Lesparoles, tombées dans le parfait silence, s’envolaient avec le ventdes punkahs, mais j’étais si bien absorbé par leur effet sur Jimque je saisis seulement au passage des fragments du jargonjuridique. « La Cour… Gustave Un Tel, capitaine, sujetallemand ;… James Un Tel, second, licences retirées… » Unsilence pesa. Le magistrat reposa sa feuille et se pencha de côté,sur le bras de son siège, pour causer d’un ton dégagé avec Brierly.Des gens se levaient pour sortir, d’autres cherchaient à pénétrerdans la salle ; je me dirigeai vers la porte. Une fois dehors,je restai immobile, et quand Jim passa devant moi, pour sortir dela cour, je le saisis par le bras et l’arrêtai. Le regard qu’il melança me laissa interdit, comme si j’eusse été responsable de sonétat ; on aurait dit une statue vivante de la douleur humaine.– « C’est fini », balbutiai-je. – « Oui »,répondit-il, à voix rauque, « et maintenant, quepersonne… ! » Il m’arracha son bras, d’une secousse. Jele regardai s’éloigner ; la rue était longue, et il restaquelque temps en vue. Il s’en allait lentement, les jambes un peuécartées, comme s’il eût éprouvé quelque peine à marcher en lignedroite. Au moment où il allait disparaître, je crus le voirchanceler légèrement.

– « Un homme à la mer ! » fit une voixprofonde, derrière mon dos. Je me retournai, et j’aperçus un hommeque je connaissais vaguement, un nommé Chester, d’AustralieOccidentale. Lui aussi avait regardé Jim s’éloigner. Il possédaitun coffre formidable, et un dur visage rasé de couleur acajou, avecdeux épaisses touffes de poils gris et rudes sur la lèvresupérieure. Il avait été marchand de perles et trafiquant d’épaves,caboteur et baleinier ; il avait, selon sa propre expression,exercé tous les métiers qu’un homme peut exercer sur mer, saufcelui de pirate. Le Pacifique, du nord au sud, constituait sonterrain de chasse habituel, mais il s’était, cette fois, écarté deson champ d’action pour chercher un vapeur d’occasion à acheter. Ilavait, à l’en croire, récemment découvert une île à guano quelquepart ; mais les atterrages en étaient dangereux et lemouillage y paraissait rien moins que sûr, pour ne pas dire plus. –« Cela vaut une mine d’or, une île comme celle-là »,clamait-il. « En plein milieu des Récifs de Walpole !Vous me direz qu’on ne trouve nulle part à mouiller l’ancre à moinsde quarante brasses, mais qu’est-ce que cela peut me faire ?Les ouragans aussi… Mais c’est une affaire hors ligne ! Ellevaut une mine d’or… et bien plus encore… Ce qui n’empêche pas queje ne puisse trouver un seul de ces imbéciles pour se risquer dansl’affaire ! Impossible de décider un capitaine ou un armateurà venir voir mon île ! Alors je me suis résolu à transporterma sacrée marchandise moi-même… » Voilà dans quel but ilcherchait un vapeur, et je le savais en pourparlers enthousiastesavec une maison Parsie pour l’achat d’un vieux brick, unanachronisme nautique de quatre-vingt-dix chevaux. Nous nous étionsrencontrés et nous avions causé plusieurs fois. Il fixait sur Jimun regard critique. – « Il prend la chose à cœur ! »fit-il, avec un accent de mépris. – « Très àcœur ! » approuvai-je. – « Alors il n’est bon àrien » opina-t-il. « À quoi rime toute cetteaffaire-là ? À lui retirer un bout de peau d’âne ? Cen’est jamais cela qui a fait un homme ! Il faut voir leschoses comme elles sont, ou sinon, ce n’est pas la peined’insister : c’est que l’on ne fera jamais rien dans lemonde ! Regardez-moi : je me suis fait une règle de nejamais rien prendre à cœur. » – « Oui »,commentai-je ; « vous voyez les choses comme ellessont ! » – « Je voudrais bien voir arriver monassocié, voilà ce que je voudrais voir », reprit-il.« Vous connaissez mon associé ? Le vieux Robinson. Oui,Robinson lui-même ! Vous ne le connaissez pas ? Le marinqui a, dans son temps, passé plus d’opium en fraude et récolté plusde peaux de phoques qu’homme au monde. On raconte qu’il abordaitles pêcheurs de phoques, au large de l’Alaska, par des brouillardssi épais que le Seigneur Dieu seul eût pu y distinguer un hommed’un autre. Robinson, la Sainte Terreur ! Voilà l’homme. Ils’est associé avec moi dans cette affaire de guano, la plus bellequ’il ait rencontrée de sa vie ! » Chester approcha seslèvres de mon oreille : « Le cannibale ?… Oui, c’estbien ainsi qu’on l’appelait, voici des années. Vous vous rappelezl’histoire ? Un naufrage sur la rive ouest de l’île Stewart,oui, c’est cela… ; ils étaient descendus sept à terre, et ilfaut croire qu’ils ne s’entendaient pas très bien. Il y a des genséternellement grincheux qui ne savent pas faire contre fortune boncœur, qui ne savent pas voir les choses comme elles sont, commeelles sont, mon ami !… Alors, la conséquence ? Elle esttrop évidente ! Du grabuge, du grabuge,… et sans doute aussiun bon coup sur la tête, ce qui est bien fait pour eux, d’ailleurs…Ces gens-là ne sont jamais aussi utiles que quand ils sont morts.On raconte donc qu’une embarcation du Wolverenne, unvaisseau de la flotte, le trouva, un beau jour, à genoux sur lesgoémons, nu comme à l’heure de sa naissance, et chantant un air depsaume, ou quelque chose d’approchant ; une neige fine tombaitsur son dos. Il attendit de voir le canot à une longueur de rame durivage, puis il bondit et se sauva. On lui fit la chasse sur lagrève pendant une heure, et il fallut qu’un galet, lancé par unmatelot, l’atteignît providentiellement derrière l’oreille, etl’étendît à terre, évanoui. Seul ? Évidemment ! Maisc’est comme l’histoire des pêcheurs de phoques ; le SeigneurDieu sait ce qu’il y a de vrai ou de faux dedans. Les marins ducanot ne perdirent pas grand temps en vaines recherches. Ilsl’enveloppèrent dans un manteau de mer, et l’emportèrent au plusvite ; la nuit sombre descendait déjà ; le temps étaitmenaçant et le vaisseau tirait des coups de canon d’appel toutesles cinq minutes. Trois semaines plus tard, mon Robinson étaitaussi frais que jamais. Il ne se laissa pas troubler par tout lebruit que l’on put faire autour de l’histoire ; il serrait leslèvres et laissait les gens crier. C’était déjà un assez gros ennuique d’avoir perdu son bateau et tout ce qu’il possédait, sanss’attarder aux injures qu’on pouvait lui décocher. Voilà un hommecomme je les aime » ! Il fit un geste d’appel vers lebout de la rue. « Il a encore un peu d’argent, et j’ai dûl’intéresser à mon affaire. Il l’a bien fallu ! C’eût été uncrime de laisser tomber pareille trouvaille, mais j’étais biennettoyé moi-même… Cela m’a fait mal au cœur, mais moi, je vois leschoses comme elles sont, et s’il faut partager avec quelqu’un, medisais-je, alors que ce soit au moins avec Robinson. Je l’ai laissédéjeuner à l’hôtel, pour venir à l’enquête, parce que j’ai uneidée… Ah ! Bonjour, capitaine Robinson ! Un de mes amis,capitaine Robinson. »

« Un patriarche émacié en complet de toile blanche, et dontle chef tremblant sous le poids des années s’ornait d’un casque àvisière doublée de vert, était venu se joindre à nous après avoirtraversé la rue d’un pas court et traînant ; il s’appuyait desdeux mains au manche de son parapluie ; une barbe blanchestriée d’ambre tombait en masse jusqu’à sa ceinture. Il clignaitses paupières ridées en me regardant d’un air ahuri. « Commentallez-vous ? Comment allez-vous ? » fit-il avecamabilité, en trébuchant. – « Un peu sourd », m’avertit àmi-voix Chester. – « Est-ce pour acheter un vieux vapeur quevous l’avez traîné pendant deux mille lieues ? »demandai-je. – « Je lui aurais fait faire deux fois le tour dumonde sur un simple mot », répondit Chester avec une énergiefarouche. « Ce vapeur-là fera notre fortune, mon garçon.Est-ce ma faute si armateurs et capitaines sont de mauditsimbéciles dans votre sacrée Australasie ? Un jour, à Auckland,j’ai causé trois heures avec un bonhomme. – « Envoyez unbateau », lui disais-je, « envoyez un bateau ! Jevous donne la moitié de la première cargaison pour rien,… gratis…pour faire un bon début ! » Il me répond : –« Je ne vous donnerais pas de navire, quand même je n’auraispas d’autre endroit au monde pour en envoyer un ! » Voyezl’imbécile !… Les rochers, les courants, l’absence demouillage, la falaise accore… aucune compagnie ne voudrait courirles risques d’assurance ; il ne voyait pas comment onarriverait à compléter une cargaison en moins de trois ans !Idiot ! J’étais presque à genoux devant lui. – « Maisvoyez donc les choses comme elles sont ! » lui criais-je.« Ne vous occupez pas des rochers et des tempêtes ;regardez seulement ce qu’il y a là-bas ! C’est du guano queles planteurs de canne du Queensland se disputeraient sur le quai,je vous l’affirme… » Mais qu’est-ce que vous voulez faire avecun imbécile ?… – « C’est une de vos bonnes farces,Chester », me dit-il. « Une farce. J’en auraispleuré !… Demandez donc au capitaine Robinson… Et à Wellingtonencore, un autre armateur, un gros type à gilet blanc… Ilparaissait croire que je voulais tenter une escroquerie. –« Je ne sais à quelle espèce de crétin vous croyez avoiraffaire », me disait-il, « mais je suis occupé pourl’instant. Au revoir… » J’aurais voulu l’empoigner à deuxmains et le faire passer par la fenêtre de son bureau. Mais je meretenais ; je me faisais mielleux comme un pasteur. –« Pensez à mon affaire », insistai-je, « repensez-yseulement ; je reviendrai vous voir demain. » Il grommelaquelques mots où je distinguai qu’il serait absent pour la journée.Dans l’escalier, je me serais, pour un peu, jeté la tête contre lemur, de vexation. Le capitaine Robinson peut vous le certifier.C’était odieux de penser à toute cette bonne marchandise perdue ausoleil, à cet engrais qui ferait pousser la canne à sucre jusqu’auciel ! L’avenir du Queensland, l’avenir du Queensland vousdis-je ! Et à Brisbane, après cela, où j’étais allé risquerune dernière tentative, on m’a fait une réputation de fou.Abrutis ! Le seul homme sensé que j’aie rencontré là-bas,c’est le cocher qui me menait de porte en porte. Un type de lahaute tombé dans la misère, sans doute. Hein ? CapitaineRobinson ? Vous vous souvenez de ce cocher de Brisbane dont jevous ai parlé ? Ce garçon-là avait un flair prodigieux pourcomprendre les choses. Il avait saisi la situation en un clind’œil. C’était un vrai plaisir de causer avec lui. Un soir, aprèsune misérable journée perdue chez les armateurs, je me sentais simal en point que je dis : – « Il faut que je mesaoule ! Tenez, il faut que je me saoule, ou je deviendraifou ! » – « Je suis votre homme ! » merépondit-il. « Allons-y ! » Je ne sais ce quej’aurais fait, sans ce gaillard-là ? Hein ? CapitaineRobinson ? »

« Il allongeait une bourrade dans les côtes de son associé.– « Hi ! Hi ! Hi ! » rit l’ancêtre enjetant un regard morne sur la perspective de la rue, puis en levantavec doute sur moi des pupilles tristes et embrumées…« Hi ! hi ! hi ! » Il pesa plus lourdementsur son parapluie, puis laissa tomber ses yeux sur le sol. Inutilede vous dire que j’avais, à diverses reprises, essayé dem’esquiver, mais Chester avait déjoué mes tentatives, en empoignantun revers de ma veste. – « Une minute… J’ai une idée… » –« Dites-la donc, votre infernale idée ! » finis-jepar éclater. « Si vous croyez que je vais m’associer avecvous ! » – « Non, non, mon vieux ! Il seraittrop tard, si vous en aviez envie… Nous avons notre vapeur… »– « Vous avez une ombre de vapeur », ripostai-je.– « C’est assez pour commencer. Nous ne nous montons pasla tête, nous autres, n’est-ce pas, capitaineRobinson ? » – « Non, non, non », croassa levieillard sans lever les yeux. La résolution de son accentexagérait d’excessive façon le tremblement sénile de sa tête. –« Je crois que vous connaissez ce jeune homme ? »fit Chester avec un geste de la tête vers la rue où Jim avaitdepuis longtemps disparu. « Il a mangé avec vous hier soir auMalabar, à ce que l’on m’a dit. »

« Je répondis que le fait était exact, et après avoir faitobserver qu’il aimait, lui aussi, vivre de façon aisée et avec untrain convenable, mais qu’il devait, pour l’instant, se montrerménager du moindre de ses sous, – « car nous n’en avons pastrop pour notre affaire, n’est-ce pas, capitaineRobinson ? » il élargit ses épaules et caressa sa grossemoustache, tandis que le fameux Robinson toussotait près de lui, secramponnait plus convulsivement que jamais au manche de sonparapluie, et paraissait tout prêt à se résoudre passivement en untas d’os desséchés. – « Vous comprenez, c’est le vieux qui atoute la galette », me souffla mystérieusement Chester.« Je me suis fait nettoyer en voulant exploiter moi-même cettemaudite affaire. Mais attendez un peu… Attendez un peu ! Notreheure va arriver. » Il parut s’étonner tout à coup des signesd’impatience que je manifestais : « Oh ! c’estprodigieux ! » s’écria-t-il. « Je lui parle de laplus grosse affaire que l’on puisse voir, et il… » –« J’ai un rendez-vous », expliquai-je, timidement. –« Et après ? » s’étonna-t-il, avec une stupeursincère. « Vous pouvez bien patienter un peu ! » –« C’est bien ce que je fais déjà », observai-je,« et vous feriez peut-être mieux de m’expliquer ce que vousdésirez. » – « De quoi acheter vingt hôtels commecelui-là ! », grommelait-il entre ses dents… « avectous les farceurs qui y logent… Vingt fois ! » Il leva latête : « J’ai besoin de ce garçon-là », fit-ilnettement. – « Je ne vous comprends pas », avouai-je.– « Il n’est plus bon à rien, n’est-ce pas ? »trancha Chester. – « Je n’en sais rien du tout »,protestai-je. – « Comment ! Vous venez de m’avouervous-même qu’il prenait la chose à cœur ! » insista-t-il.« Eh bien, à mon sens, un homme qui… En tout cas, il ne peutpas faire grand-chose… Or moi, voyez-vous, je cherche quelqu’un, etj’ai justement une situation qui pourrait lui convenir : jelui donnerais un poste sur mon île ! » Il eut unhochement de tête significatif : « J’ai besoin dequarante coolies là-bas… Quand même je devrais les enlever… Il fautbien quelqu’un pour travailler. Oh ! je ferai les chosesconvenablement : on établira un hangar de bois, à toit de tôleondulée ; je connais un fournisseur de Hobart qui acceptera uneffet à six mois pour les matériaux. C’est vrai, surl’honneur ! Il y a aussi la question de l’eau ; il faudraque je cherche quelqu’un pour me fournir d’occasion unedemi-douzaine de réservoirs en fer-blanc, à crédit. On capteral’eau de pluie, n’est-ce pas ? Je veux donner la direction àce garçon-là, en faire le grand chef des coolies. Bonne idée,n’est-ce pas ? Qu’en dites-vous ? » – « Mais ilse passe des années entières sans qu’une goutte d’eau tombe sur lesWalpole ! » protestai-je, trop stupéfait pour rire. Il semordit les lèvres et parut embarrassé : – « Oh,j’arrangerai quelque chose, ou bien j’emporterai une provisiond’eau. Au diable l’eau ! La question n’est paslà ! »

« Je ne répondis rien ; je venais, en une visionrapide, de me figurer Jim perché sur un rocher sans ombre, plongéjusqu’aux genoux dans le guano, avec le cri des oiseaux de mer dansles oreilles et le globe incandescent du soleil au-dessus de latête ; devant lui le ciel vide et l’océan vide n’étaient qu’unvaste frémissement, qu’une seule vibration de chaleur, aussi loinque le regard pût porter. – « Je ne conseillerais pas à monpire ennemi… », commençai-je. – « Quelle mouche vouspique ? » s’écria Chester. « Je lui donnerai debeaux gages, une fois l’affaire bien partie, s’entend. Pas plusdifficile que de filer un loch. Exactement rien à faire qu’à sepromener avec deux revolvers à six coups à la ceinture. Sûrement,il n’aura pas peur de ce que pourraient faire quarante coolies,avec douze pruneaux tout prêts, et en se trouvant seul armé. C’estbeaucoup plus beau que cela ne paraît. Je voudrais que vousm’aidiez à le décider… » – « Non !… »éclatai-je. Le vieux Robinson leva vers moi ses yeux troubles, d’unair effaré, tandis que Chester me considérait avec un méprisécrasant. – « Alors vous ne voulez pas lui parler en mafaveur ? » demanda-t-il lentement. – « Certainementnon ! » protestai-je avec autant d’indignation que s’ileût réclamé mon aide pour tuer quelqu’un. « Et, d’ailleurs, jesuis sûr qu’il n’y consentirait pas ; il est bien mal enpoint, mais il n’est pas encore tout à fait fou, à mon avis. »– « Il n’est plus bon à rien », grommela Chester, d’unton méditatif, « et il ferait bien mon affaire. Si vousvouliez seulement voir les choses comme elles sont, vouscomprendriez que c’est juste ce qu’il lui faut !… Et puis…Mais c’est l’occasion la plus magnifique, la plus certaine… »Et, tout à coup furieux : « J’ai besoin de cethomme-là ! » Il tapa du pied avec un sourire inquiétant.« En tout cas, je puis garantir que mon île ne s’enfoncera passous ses pieds, et je crois qu’il serait sensible à cetteconsidération-là ! » – « Au revoir », fis-jesèchement. Il me regarda comme si j’eusse été un incompréhensibleimbécile. – « … Il faut nous en aller, capitaineRobinson », cria-t-il, tout à coup dans l’oreille duvieillard. « Ces idiots de Parsis nous attendent pour conclurenotre affaire. » Et saisissant solidement son associé sous lebras, il le fit pivoter, et jeta par-dessus son épaule un brusquecoup d’œil : « C’est par bonté que je pensais à cegarçon-là ! » affirma-t-il avec un air et un accent quifirent bouillir mon sang. – « Je ne vous remercie pas,… en sonnom », ripostai-je. – « Oh, vous avez beau êtremalin », ricana-t-il, « vous êtes encore comme lesautres, toujours dans les nuages. On verra ce que vous en ferez devotre jeune homme ! » – « Je ne prétends pas vouloiren faire quelque chose ! » – « Ah !vraiment ? » bredouilla-t-il. Sa moustache grise sehérissait de colère, et à côté de lui, le fameux Robinson, étayésur son parapluie me tournait le dos, avec la patience etl’immobilité d’un vieux cheval de fiacre. – « Moi, je n’ai pastrouvé d’île à guano », dis-je. – « Je crois que vousn’en reconnaîtriez pas une si l’on vous y menait par lamain », riposta-t-il vivement, « et dans ce monde, ilfaut d’abord voir une chose avant de s’en servir. Il faut en voirle fond et comprendre ce qu’elle vaut, ni plus ni moins. » –« Et trouver des gens qui comprennent aussi »,insinuai-je, avec un regard sur la tête penchée de son associé.Chester renâcla : – « Il a de bons yeux, soyeztranquille. Ce n’est pas un freluquet. » – « Oh !non », approuvai-je. – « Allons, venez, capitaineRobinson », cria-t-il avec une sorte de déférence brutale,sous la visière du vieillard. La Sainte Terreur fit un petit bondd’obéissance. Un fantôme de bateau à vapeur les attendait, et lafortune leur souriait sur ce bel îlot. Ils faisaient un singuliercouple d’Argonautes. Bien bâti, vigoureux et la mine conquérante,Chester s’avançait posément, tandis que long, décharné, affaissé,cramponné à son bras, l’autre agitait ses jambes desséchées avecune hâte fébrile. »

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