Lord Jim

Chapitre 5

 

– « Mais oui », disait-il, « j’assistais àl’enquête, et je n’ai jamais cessé de me demander depuis ce qui m’yavait conduit. Je veux bien croire que nous avons tous un angegardien, si vous m’accordez que chacun de nous possède aussi sondémon familier. Je vous prie d’en convenir parce que je n’aime mesentir exceptionnel en rien, et que je suis certain d’en avoir un,– un démon, s’entend. Je ne l’ai jamais vu, évidemment, mais toutesles circonstances de la vie me démontrent son existence. Il setient près de moi, et c’est sa malignité foncière qui me lance dansce genre d’aventures. Quelles aventures, me demandez-vous ?Mais celle de l’enquête, cette espèce d’histoire de chien jaune, –(voyez-vous un roquet galeux du pays qu’on laisse se lancer dansvos jambes, sous la véranda d’un tribunal ?) – cette espèce dehasard qui, par des voies détournées, inattendues et vraimentdiaboliques, place sur mon chemin des hommes tarés de pointsfaibles, affligés de rudes misères et de plaies secrètes, parJupiter ! et qui leur délie la langue en ma présence, et lespousse à leurs infernales confidences, – comme si vraiment jen’avais déjà pas assez de confidences à me faire à moi-même, commesi, – Dieu me pardonne, – je n’avais pas assez de pensées secrètesdans mon sac pour me ronger le cœur jusqu’au dernier de mesjours ! Et ce que j’ai pu faire pour m’attirer une tellefaveur, je voudrais le savoir ! Je vous assure que je suisaussi préoccupé de mes propres soucis que mes voisins, et que j’aiautant de mémoire que la moyenne des pèlerins de notre vallée delarmes ; alors, vous voyez que je ne suis pas spécialementdésigné comme réceptacle de confessions ! Alors,pourquoi ? Je ne saurais le dire,… à moins que ce ne soit pourm’aider à tuer le temps après dîner. Charles, mon ami, votre tableétait excellente, et de nature à faire considérer par ces Messieursun robre paisible comme une occupation tumultueuse. Ils se vautrentdans vos bons fauteuils, en se disant : « Au diable touteffort ! Laissons parler ce Marlow ! »

« Parler ! Soit ! Il n’est pas bien difficile deparler de Maître Jim, au sortir d’un bon repas, à deux cents piedsau-dessus de la mer, avec une boîte de cigares convenables sous lamain. C’est une de ces soirées bénies de fraîcheur et d’étoiles,propres à faire oublier aux meilleurs d’entre nous que nous nesommes ici-bas que par tolérance, et devons chercher notre chemindans l’ombre, avec l’éternelle inquiétude de faire à chaque minuteun pas irrémédiable, avec l’appréhension de nous dire que, si nousgardons encore l’espoir de nous tirer d’affaire en définitive, nousn’en avons aucune certitude, et ne pouvons attendre aucune aidesérieuse des gens qui nous coudoient à droite et à gauche. Il y ades hommes, évidemment, pour qui la vie ressemble à cette fin dedîner, agrémentée d’un bon cigare, pour qui elle est facile, douce,vide, tout au plus animée parfois par quelque lutte imaginaire,oubliée avant que l’histoire en soit achevée, avant que la fin ensoit connue… s’il y a jamais une fin à connaître.

« C’est au cours de l’enquête que mes yeux rencontrèrentles siens pour la première fois. Vous saurez que tout ce qui tenaitde près ou de loin à la mer était à l’audience, parce que l’affaireétait notoire depuis des jours, depuis ce mystérieux message câbléd’Aden qui avait soulevé tous les caquetages. Je dis mystérieuxparce qu’il comportait une part de mystère, bien qu’il affirmât unfait tout nu, aussi nu et aussi vilain qu’un fait puisse l’être.Personne ne parlait plus que de cela. Le matin quand je m’habillaisdans ma cabine, le premier bruit qui me frappait les oreilles,c’était la voix de mon Parsi Dubash, jacassant avec le steward surl’affaire du Patna, devant une tasse de thé que, parfaveur spéciale, on lui donnait à l’office. À peine descendu àterre, je rencontrais une connaissance qui m’abordait endisant :

« Avez-vous jamais rien vu pour enfoncercela ? », et, selon sa nature, l’homme souriaitcyniquement, prenait une mine contrite, ou lâchait quelques jurons.Des gens totalement étrangers l’un à l’autre s’accostaientfamilièrement, dans le simple but de se soulager l’esprit sur lesujet, et l’affaire était prétexte pour les maudits badauds de laville à des beuveries copieuses ; on vous en rebattait lesoreilles dans les bureaux du port, chez tous les courtiersmaritimes et chez les affréteurs ; les blancs, les métis, lesindigènes, jusqu’aux bateliers à demi nus, accroupis sur lesmarches de pierre que vous montiez, tout le monde en parlait, parJupiter ! L’affaire soulevait quelque indignation, beaucoup deplaisanteries, mais surtout des discussions sans fin sur leur sort,vous comprenez. Ceci pendant deux semaines ou plus, et l’opinioncommençait à prévaloir que le mystère pourrait bien, en définitive,se corser de tragédie, lorsque me trouvant un beau matin, devant leperron et dans l’ombre des bureaux du port, j’aperçus quatre hommesqui s’avançaient vers moi le long du quai. Je me demandai uninstant d’où sortait ce singulier groupe, lorsque, tout à coup, jeme criai véritablement à moi-même : – « Lesvoilà ! »

« Et c’étaient bien eux, en effet, trois d’entre eux grandscomme nature, et le quatrième plus gros qu’aucun être humain n’aitle droit de l’être ; ils venaient de débarquer, avec un bondéjeuner dans le ventre, d’un vapeur de la ligne Dale, entré auport, en route pour l’Orient, une heure après le lever du soleil.Il n’y avait pas d’erreur possible, et du premier coup d’œil,j’avais reconnu le jovial patron du Patna, l’homme le plusgros de toute la région tropicale, sur tout le tour de notre bonnevieille planète. Je l’avais d’ailleurs rencontré déjà à Samarang,neuf ou dix mois auparavant. On chargeait son vapeur en rade, et dumatin au soir, jour après l’autre, il sacrait sur les institutionstyranniques de l’Empire allemand, en s’abreuvant de bière dansl’arrière-boutique de de Jongh ; de Jongh, qui faisait sanssourciller payer un guilder la bouteille, m’attirait à part, d’unsigne de tête, et me disait, sur un ton de confidence, en plissantsa petite figure couleur de cuir : « Les affaires sontles affaires, capitaine, mais un homme comme cela, ça fait mal aucœur ! Pfui… ! »

« De l’ombre, je le regardais ; il marchait un peu enavant de ses compagnons, et le soleil qui le frappait, faisaitd’étrange façon ressortir son énormité. Il me faisait songer à unjeune éléphant dressé, qui aurait marché sur les pattes dederrière. Il était vêtu de façon ridiculement voyante aussi, attiféd’un pyjama sali à raies verticales vert pomme et orange, avec auxpieds une paire de savates déchirées, et sur le crâne un casque deliège de rebut, trop étroit de deux pointures, très crasseux etattaché au sommet de sa grosse tête par un cordon de carêt deManille. Vous comprenez qu’un homme pareil n’a pas l’ombre d’unechance quand il s’agit d’emprunter des vêtements. Très bien. Ilcourait à grands pas, sans un regard à droite ou à gauche, passa àtrois pieds de moi, et, dans l’innocence de son cœur, gravit augalop l’escalier du bureau du port, pour faire sa déposition, sonrapport, ou ce qu’il vous plaira de l’appeler.

« Il s’adressa d’abord, paraît-il, au premier maître de lanavigation. Archie Ruthwell venait d’arriver, et commençait sa rudejournée, comme il le raconte lui-même, en lavant la tête à sonpremier commis. Certains d’entre vous ont peut-être connu ce petitmétis portugais au pauvre cou décharné, un garçon très obligeant ettoujours prêt à tirer quelque chose, en fait de victuailles, despatrons de navires : morceau de porc salé, sac de biscuits,pommes de terre, que sais-je ? À l’un de mes voyages, je m’ensouviens, je lui avais refilé un mouton vivant qui me restait àbord, non que je voulusse rien lui demander, – il ne pouvait rienpour moi, vous pensez, – mais parce que sa foi puérile dans sondroit sacré aux gratifications me touchait le cœur. Une telleconviction devenait belle à force d’être profonde. La race… lesdeux races plutôt,… et le climat… Mais passons ! Je sais oùtrouver un ami pour le reste de mes jours.

« Ruthwell raconte donc qu’il lui administrait une bonnesemonce, – sur la moralité du fonctionnaire, sans doute, –lorsqu’il sentit, dans son dos, une sorte de secousse amortie, et,selon ses propres termes, vit en tournant la tête quelque chose derond et d’énorme, une sorte de demi-muid de huit cents, vêtu deflanelle rayée, et planté au milieu du plancher du bureau. À l’encroire, la stupeur l’empêcha, pendant un temps appréciable, deréaliser que la chose fût vivante. Il restait figé, se demandantdans quel but et par quel moyen cet objet avait été apporté dansson bureau. La porte de l’antichambre était obstruée par lestireurs de punkah, les balayeurs, les péons de police, le patron etles hommes de la vedette du port, tous allongeant le cou et segrimpant sur le dos les uns des autres. Une vraie manifestation.Cependant l’individu avait fini par enlever son chapeau de sa tête,et il s’avançait avec de petits saluts vers Ruthwell pour qui lespectacle était si déconcertant, qu’il écouta d’abord sans pouvoircomprendre ce qu’on lui voulait. La grosse masse parlait d’une voixdure et morne, mais intrépide, et le jour se fit peu à peu dans latête d’Archie ; il comprit que c’était une suite à l’affairedu Patna. Il prétend s’être senti fort mal à l’aise dèsqu’il eut reconnu l’homme (Archie est très impressionnable et sedémonte facilement) – ; mais il se redressa vivement encriant : – « Arrêtez ; je ne puis vousentendre : il faut que vous alliez à la Chefferie ; c’estau capitaine Elliott que vous raconterez votre histoire ; parici, par ici ! » Il bondit et fit en courant le tour dela longue table ; il tirait et poussait l’homme qui, malgré sasurprise, se laissa d’abord faire docilement mais, à la porte dubureau de la Chefferie, une sorte d’instinct animal le redressa,renâclant comme un taureau effarouché. – « Allons, qu’est-ceque c’est ? Laissez donc ! Voyons ! » Archiepoussa violemment la porte sans frapper. – « Le patron duPatna, Monsieur ! », cria-t-il. « Entrez,capitaine. » Il vit le vieillard lever la tête au-dessus deson travail avec une telle vivacité que son pince-nez sauta ;sans en attendre davantage, il repoussa la porte, et courut à sonbureau, où des papiers attendaient sa signature ; mais à l’encroire, le vacarme qui éclata était si affreux, qu’il ne put assezreprendre ses esprits pour retrouver l’orthographe de son nom.Archie est le plus sensible des maîtres de la navigation des deuxhémisphères. Il affirme qu’il avait l’impression d’avoir jeté unhomme à un lion affamé. Il faut avouer que le bruit étaitviolent ; je l’entendais d’en bas, et j’ai tout lieu de croirequ’on l’entendait d’un bout à l’autre de l’esplanade, jusqu’aukiosque à musique. Le vieux père Elliott avait un beau choix demots et savait crier, sans trop chercher, d’ailleurs, après qui ilcriait. Il aurait aussi bien crié après le Vice-Roi. Comme il medisait : – « J’ai mon bâton de maréchal, et ma pensionest assurée ; j’ai mis quelques livres de côté, et si on n’estpas content de ma notion du devoir, j’aime autant retourner chezmoi. Je suis un vieillard, et je n’ai jamais mâché mon opinion.Tout mon désir, maintenant, c’est de voir mes filles mariées avantma mort. » Sur ce point-là, il était un peu toqué. Ses troisfilles étaient charmantes, tout en lui ressemblant d’extraordinairefaçon, et les matins où il s’éveillait avec des inquiétudes surleurs perspectives matrimoniales, le bureau lisait la chose dansses yeux et tremblait, « parce que », disaient ces jeunesgens, « on était sûr qu’il allait manger quelqu’un pour sondéjeuner ». Pourtant, ce matin-là, il ne mangea pas lerenégat, mais, si vous me permettez de poursuivre la métaphore, ille mâchonna en tous petits morceaux, et… il le recracha…

« Aussi ne fus-je pas long à revoir la masse monstrueusedescendre en hâte et s’arrêter sur les degrés extérieurs du perron.Plongé dans une méditation profonde, l’homme se tenait tout près demoi ; ses grosses joues violettes tremblaient. Il se mordaitle pouce, et finit par s’apercevoir de ma présence ; il mejeta de côté un regard hargneux. Les trois hommes débarqués aveclui formaient un petit groupe à quelque distance. Il y avait unpetit bonhomme maigriot, à figure blême, avec le bras en écharpe,et un grand diable en flanelle bleue, sec comme un copeau et groscomme un manche à balai, qui regardait autour de lui par-dessus samoustache grise tombante, avec un air d’imbécillité insouciante. Letroisième était un jeune homme aux épaules larges ; trèsdroit, les mains dans les poches, il tournait le dos aux autres,qui paraissaient plongés dans une discussion animée. Il regardaitl’Esplanade vide. Une guimbarde délabrée, aux stores vénitienspoussiéreux, s’arrêta tout près du groupe, et le cocher, plaçantson pied droit sur son genou gauche, s’absorba dans l’examencritique de ses orteils. Le jeune homme ne faisait pas unmouvement, ne bougeait pas la tête ; il regardait la lumière.Telle fut ma première vision de Jim. Il avait cette insouciancehautaine dont peuvent seuls faire montre les jeunes gens. Il setenait là, net de lignes et de visage, solide sur ses pieds, aussiriche de promesses que pouvait l’être sous le soleil aucun garçonde son âge, et à le regarder, moi qui savais tout ce qu’il savaitlui-même, et un peu plus encore, je me sentais irrité comme si jel’eusse surpris à tenter de m’extorquer quelque chose sous defallacieux prétextes. Il n’avait pas le droit d’avoir une tellemine ! – « Eh bien, me disais-je, si un homme peut agirde la sorte… », et je me sentais envie de jeter mon chapeau àterre, et de le piétiner de mortification, comme j’avais vu lefaire un jour le patron d’une goélette italienne, parce que sonidiot de second s’était empêtré dans ses ancres, en voulantmouiller dans une rade encombrée. Devant cet air dégagé, je medemandais : – « Est-ce de la bêtise ou del’endurcissement ? » Il paraissait tout prêt àsiffloter ! Et, remarquez-le bien, je me souciais comme del’an quarante de ce que pouvaient faire les deux autres. Leuraspect convenait bien à l’histoire qui faisait les frais de toutesles discussions et allait être l’objet d’une enquêteofficielle.

– « Ce vieux fou, là-haut, ce vieux scélérat m’atraité de chien ! », grommelait le capitaine duPatna. Je ne saurais dire s’il me reconnut ;j’incline à le croire, mais, en tout cas, nos regards secroisèrent. Il ouvrit de grands yeux ; moi je souris, car ceterme de chien était la plus anodine des épithètes qui me fussentparvenues par la fenêtre ouverte. – « Ahvraiment ? », m’écriai-je, mû par une étrange impuissanceà retenir ma langue. Il fit un signe de tête, se mordit de nouveaule pouce, et jura à mi-voix ; puis redressant le front et meregardant avec une impudence morose et rageuse : –« Pah ! Le Pacifique est grand, mon ami ! Fouspoufez faire tout ce que fous foudrez, sacré Anclais que fousêtes !… Che sais pien où il y a te la place pour un hommecomme moi ! Che suis pien connu à Apia, à Honolulu, à… »Il fit une pause méditative, tandis que je me figurais sans peinel’espèce de gens dont il pouvait être connu dans ces endroits-là.Il y a des moments où un homme doit faire comme si la vie étaitaussi agréable dans une compagnie qu’en toute autre ; j’aiconnu des moments semblables, et le mieux c’est que je neprétendais pas faire la grimace devant de telles nécessités :dans une compagnie péchant par défaut de – comment dire ? – detenue morale, les gens étaient dix fois plus instructifs et vingtfois plus amusants que les respectables bandits de commerce quevous invitez à votre table sans nécessité réelle, par habitude, parlâcheté, par bon garçonnisme, pour cent raisons misérables etinopérantes.

– « Fous autres, Anclais, fous êtes tous tescoquins ! » reprit mon patriote Australien de Flensborgou de Stettin ; je ne me rappelle plus maintenant quel gentilpetit port de la Baltique avait eu la honte de servir de nid à ceprécieux oiseau. « Qu’est-ce que fous êtes tous pour criercomme cela ? Eh ! Tites-le-moi ?… Fous ne falez pasmieux que les autres, et ce fieux coquin a fait un bruit tu tiapleafec moi ! » Son épaisse carcasse tremblait sur sesjambes qui ressemblaient à une paire de piliers ; elletremblait de la tête aux pieds. « Foilà comment fous faitestouchours, fous autres Anclais ; tes sacrées histoires pour laplus petite chose, parce que che ne suis pas né tans fotre sacrépays ! M’enlefer mon certificat ? Prenez-le, che n’enfeux plus te fotre certificat ! Un homme comme moi n’a paspesoin de fotre verfluckte certificat ! Che crachetessus ! » Il cracha. « Che me ferai citoyenAméricain ! », criait-il, en jetant feu et flamme, et enfrottant ses pieds sur le sol comme pour libérer ses chevillesd’une mystérieuse et invisible étreinte qui aurait voulu le river àcet endroit. Il avait si chaud, à force de s’agiter, que le sommetde sa tête ronde en fumait, positivement. Moi, ce n’est point unepuissance mystérieuse qui m’empêchait de m’éloigner ; de tousles sentiments, la curiosité est celui qui se manifeste avec leplus d’évidence, et c’est elle qui me tenait là, dans l’attente del’effet des nouvelles sur ce jeune homme, qui, les mains dans lespoches et le dos tourné au trottoir regardait, par-dessus lespelouses de l’Esplanade, le portique jaune de l’Hôtel Malabar, avecla mine d’un garçon tout prêt à partir se promener dès que son amisera prêt. Voilà l’air qu’il avait, et c’était odieux. Jem’attendais à le voir écrasé, confondu, transpercé, agité comme unhanneton empalé, et j’avais redouté un tel spectacle, si vouspouvez le comprendre. Rien n’est plus affreux que de regarderl’homme convaincu, non pas d’un crime, mais d’une faiblesse plusque criminelle. C’est la forme la plus commune du courage qui nousempêche de devenir des criminels au sens légal du mot ; maisdes faiblesses inconnues, des faiblesses vaguement soupçonnées, –comme on soupçonne, en certains points du monde, le moindre buissonde recéler un serpent mortel, – des faiblesses qui se cachent, quel’on guette ou que l’on ignore, que l’on implore ou que l’ondédaigne virilement, que l’on refoule ou que l’on méconnaît,pendant plus de la moitié de sa vie, de ces faiblesses-là, aucun denous n’est à l’abri. Nous nous laissons attirer vers des pièges,nous nous laissons pousser à des actes qui nous valent des injures,à des crimes qui nous mènent au gibet, ce qui n’empêche pas notreintégrité morale de survivre parfois, de survivre à lacondamnation, de survivre à la pendaison, par Jupiter ! Cesont souvent des choses bien insignifiantes qui causent notre pertedéfinitive et irrémédiable. Je regardais donc le jeune homme, dontla mine me plaisait ; je connaissais ce genre d’hommes ;il sortait du bon moule : c’était l’un des nôtres. Ilreprésentait là toute sa race, une race d’hommes et de femmes quin’ont rien de fin ni de plaisant, mais dont toute l’existence estbasée sur une foi droite et sur l’instinct du courage. Je ne parlepas du courage militaire, du courage civil, ou d’aucune espèceparticulière de courage ; je parle de cette aptitude innée àregarder les tentations en face, – aptitude assez peuintellectuelle, évidemment, mais sans pose, – capacité derésistance médiocrement gracieuse, si vous voulez, maisinappréciable, raideur spontanée et bénie devant les terreurs dudedans et du dehors, devant les forces de la nature et laséduisante corruption des hommes, doublée d’une indéfectible foidans la puissance des faits, la contagion de l’exemple, lasollicitation des idées. Au diable les idées ! Ce sont desrôdeuses, des vagabondes, qui viennent frapper à la porte dérobéede votre esprit, dont chacune enlève une parcelle de votresubstance, et emporte une miette de cette foi en quelques notionstrès simples, auxquelles il faut s’accrocher si l’on veut vivrehonnêtement et si l’on souhaite une mort facile.

« Tout cela n’a rien à faire directement avec Jim ;seulement, il était le représentant typique de cette bonne racestupide dont nous aimons sentir les coudes dans la vie ; decette race qui ne se laisse pas troubler par les fantaisies del’intelligence ou par les perversions des… disons des nerfs.C’était un de ces hommes à qui l’on confierait sur sa mine, – aufiguré comme au sens professionnel du terme, – la surveillance d’unpont de navire. Je dis que je le ferais, au moins, et je crois m’yconnaître. J’en ai assez dégrossi de ces jeunes gens, à qui j’aiappris, pour le service du drapeau rouge, le métier de marin, cemétier dont tout le secret pourrait tenir en une phrase brève, etqu’il faut pourtant implanter à nouveau chaque jour dans de jeunescervelles, jusqu’à ce qu’il devienne partie intégrante de leurpremière pensée du réveil, et qu’il se présente dans chaque rêve deleur jeune sommeil. La mer a été bonne pour moi, mais quand jerevois tous ces enfants qui m’ont passé par les mains, certainshommes faits maintenant, d’autres passés par-dessus bord, mais tousde bonne étoffe pour le métier, je ne crois pas lui avoir rendu nonplus mauvais service. Si je retournais demain au pays, je pariequ’avant deux jours, quelque jeune second, tout brûlé de soleil,viendrait à ma rencontre sur un quai de bassin, et qu’une voixfraîche et profonde demanderait par-dessus mon chapeau : –« Vous ne vous souvenez plus de moi, Monsieur ?Comment ? Le jeune Un Tel, embarqué sur tel bateau ?C’était mon premier voyage ! » Et je reverrais un jeuneblanc-bec éberlué, pas plus haut que ce dossier de chaise, avec unemère et peut-être une grande sœur restées sur le quai, toutessilencieuses et trop émues pour agiter leur mouchoir devant lebateau qui glisse doucement entre les musoirs des jetées ; oupeut-être un brave homme de père sorti à la première heure pouraccompagner son fils, qui passe toute la matinée sur le pont, enfeignant de s’intéresser à la manœuvre du guindeau, et qui,finissant par s’attarder trop longtemps, doit, à la dernièreminute, se précipiter à terre, sans même trouver le temps d’unadieu. J’entends le pilote crier de la poupe :

– « Bossez le câble un instant, capitaine ; il y a ungentleman qui veut retourner à terre… Allons, Monsieur ; vousavez failli partir pour Talcahuano, n’est-ce pas ? Maintenant,allez-y… C’est fait ; en avant… doucement… » Lesremorqueurs vomissent leur fumée comme des abîmes infernaux etbattent furieusement la vieille rivière ; sur le quai le vieuxmonsieur secoue la poussière de ses genoux et le steward obligeantlui a lancé son parapluie. Tout est pour le mieux. Il a offert sonsacrifice à la mer, et peut retourner chez lui maintenant, enfaisant mine de n’attacher aucune importance à son geste. La petitevictime volontaire sera très malade avant le lendemain. Bientôt,quand l’enfant aura appris tous les petits mystères et le seulgrand secret du métier, il sera bon pour vivre ou pour mourir,selon ce que la mer en décidera ; et l’homme qui a joué unrôle dans cette partie absurde où la mer gagne à tout coup, seraheureux de sentir une jeune main pesante lui frapper sur l’épaule,et d’entendre la voix joyeuse d’un louveteau de mer luicrier : – « Vous vous souvenez bien, Monsieur, le petitUn tel ? »

« Je vous dis que cela fait du bien ; vous sentezqu’une fois au moins dans votre vie, vous avez travaillé dans lebon sens. J’ai reçu des tapes de ce genre, et j’ai fait la grimace,car elles étaient lourdes, mais je m’en suis trouvé réchauffé toutle jour, et je suis allé me coucher en me sentant moins seul aumonde, au souvenir de cette bourrade cordiale. Si je me rappelleles jeunes Un Tel ! Je vous dis que je devrais m’y connaîtreen bonne mine, et ce garçon-là, je lui aurais confié le pont dupremier coup ; j’aurais dormi après sur les deux oreilles, etvoyez, j’aurais eu tort ! Il y a des abîmes d’horreur dans unepensée pareille ! Il paraissait net comme un souverain neuf,mais il y avait un alliage infernal dans son métal. En quelleproportion ? Une quantité minime, une goutte minuscule d’unmétal rare et maudit,… une goutte imperceptible… mais à le voir là,avec son air de s’en moquer, on se demandait s’il n’était pas faitpar hasard du bronze le plus vil !

« Je ne pouvais pas le croire pourtant. Je vous dis que jevoulais le voir regimber, pour l’honneur du métier. Les deux autrespersonnages insignifiants avaient aperçu leur capitaine ets’avançaient lentement vers lui. Ils bavardaient en marchant, et jene me souciais pas plus d’eux que s’ils eussent été invisibles àl’œil nu ; ils ricanaient ; ils échangeaient peut-êtredes plaisanteries, que sais-je ? Je vis que l’un d’eux avaitle bras cassé ; quant au grand individu à moustache grise,c’était le premier mécanicien, qui jouissait déjà, en plus d’unefaçon, d’une assez belle notoriété. Deux zéros ! Ilsapprochaient. Le capitaine regardait entre ses pieds d’un airabruti ; il paraissait gonflé d’anormale façon par quelquemaladie terrible, ou par l’action d’un poison inconnu. Il leva latête, vit les deux hommes debout devant lui, ouvrit la bouche avecune contraction extraordinaire et grimaçante de son visageboursouflé, pour leur parler sans doute, lorsqu’une pensée parut lefrapper. Ses grosses lèvres violettes se refermèrent sans uneparole ; il se dirigea d’un pas résolu vers la voiture, et semit à secouer la poignée de la portière avec une impatience sibrutale et si aveugle, que je m’attendais à voir la guimbarderenversée avec le poney. Arraché à la méditation qui le tenaitpenché sur la plante de son pied, le cocher donna tous les signesd’une intense terreur, et se cramponna des deux mains à son siège,en se retournant pour regarder l’énorme carcasse s’engouffrer dansla voiture. La petite machine roulait et tanguait tumultueusement,et la nuque cramoisie, le cou abaissé, les formidables cuissesarc-boutées, la voussure énorme de ce dos sale rayé d’orange et devert, tout l’effort de cette masse voyante et sordide pour secacher, troublaient le sentiment des choses normales, produisaientun effet ridicule et terrible, comme ces visions grotesques etdistinctes qui fascinent et épouvantent dans la fièvre. Ildisparut ; je m’attendais un peu à voir le toit se fendre endeux et la petite boîte éclater sur ses roues comme une gousse decotonnier, mais elle s’affaissa seulement avec un gémissement desressorts aplatis, et tout à coup, un des stores vénitiens s’abaissaviolemment. Encastrées dans l’étroite ouverture, je visréapparaître les épaules du capitaine ; sa tête se penchait,gonflée et agitée comme un ballon captif, suante, furieuse,bredouillante. Il faisait vers le cocher, des gestes brusques, avecun poing aussi mastoc et aussi rouge qu’un morceau de viande crue.Il lui criait de partir, de filer. Où ? Dans le Pacifique,peut-être. Le cocher fouetta son poney qui s’ébroua, recula d’unpas, puis partit au galop. Pour où ? Pour Apia ? PourHonolulu ? Il avait trois mille lieues de Pacifique à sadisposition, et je n’avais pas entendu l’adresse exacte. En un clind’œil, un poney renâcleur l’emporta dans l’ewigkeit[4] , et je ne le revis plus ; bienplus, je ne connais personne qui l’ait jamais revu, depuis lemoment où il disparut à mes yeux dans cette guimbarde délabrée, quitournait le coin de la rue en soulevant un nuage de poussièreblanche. Il partit, il disparut, s’évanouit, s’éclipsa, et l’on eûtpu croire, absurdement, qu’il avait emporté la voiture avec lui,car jamais plus je n’aperçus poney alezan à l’oreille fendue, oucocher Tamil mélancolique, affligé d’un pied endolori. Certes, lePacifique est vaste, mais qu’il ait ou non trouvé un endroit pourexercer ses talents, le fait subsiste qu’il disparut dans l’espacecomme une sorcière sur un manche à balai. Le petit homme au bras enécharpe se mit à courir derrière la voiture, en criant :– « Capitaine ! Eh, dites donc, Capitaine !…Eh, eh !… » mais après un instant, il s’arrêta court,baissa la tête et revint lentement sur ses pas. Au bruit des rouesle jeune homme avait fait une volte brusque. Il n’eut pas d’autremouvement, pas un geste, pas un signe, et resta tourné dans ladirection où l’autre venait de disparaître.

« Tout cela se passa en beaucoup moins de temps qu’il n’enfaut pour le dire, car je m’efforce d’interpréter en lentesparoles, à votre intention, les faits instantanés d’impressionsvisuelles. Une minute plus tard entrait en scène le commis métisenvoyé par Archie, pour s’occuper un peu des pauvres naufragés duPatna. Agité et tête nue, il courait à droite et à gauche.Plein de sa mission, vouée pourtant à l’insuccès en ce quiconcernait le principal personnage, il abordait les autres avec uneimportance brouillonne, et se trouva tout de suite engagé dans uneviolente altercation avec l’individu au bras en écharpe, quiparaissait très porté à faire du tapage. Il n’allait pas se laissermener comme cela, que diable ! ah non ! Il ne selaisserait pas terrifier par un tas de mensonges, ni par un petitfreluquet de gratte-papier métis. On ne le ferait pas marcher« avec des trucs comme cela ! » même s’il y avaitquelque chose de vrai dans l’histoire. Il braillait, il vociférait,affirmant son désir, sa ferme résolution d’aller se coucher. –« Si vous n’étiez pas un maudit Portugais », criait-il,« vous sauriez que ma vraie place est à l’hôpital. » Ilfourrait son poing valide sous le nez du commis ; la foulecommençait à s’amasser ; le métis ahuri s’efforçait de resterdigne et tentait une explication. Je m’éloignai sans attendre lafin de la scène.

« Mais il se trouva qu’ayant à ce moment-là un de meshommes à l’hôpital, et allant le voir la veille de l’enquête,j’aperçus dans la salle des blancs le petit bonhomme délirant surun lit, le bras dans des attelles. Et à ma grande surprise,l’autre, le grand individu à moustache grise tombante, se trouvaitaussi dans la salle. Je me souvenais de l’avoir vu filer pendant laquerelle, moitié arrogant, moitié sournois, mais s’efforçantsurtout de ne pas laisser paraître de terreur. Il devait connaîtrele port, et sut, dans sa détresse, gagner tout droit lecafé-billard de Mariani, près du bazar. Cet innommable vagabond deMariani l’avait rencontré autrefois, et avait déjà pourvu à sesvices en d’autres circonstances ; il baisa presque le soldevant ses pieds, et l’enferma avec une provision de bouteilles,dans une chambre du haut de son ignoble bouge. L’homme devaitconcevoir quelque appréhension vague sur sa sécurité personnelle,et chercher à se cacher. Bien longtemps après, un jour qu’il venaità bord réclamer à mon steward le prix de quelques cigares, Marianiraconta qu’il eût fait bien davantage pour cet homme-là, sans luiposer la moindre question, en mémoire de quelque faveur impie qu’ilen avait reçue, de longues années auparavant, si j’ai bien compris.Il frappait sa poitrine musclée, en roulant ses énormes yeux blancset noirs tout brillants de larmes : « Antonio n’oubliejamais ! Antonio n’oublie jamais ! » La natureprécise de ces obligations immorales, je ne l’ai jamais connue,mais quelle qu’elle fût, elle valut à l’homme toutes facilités pourrester à l’abri derrière une porte close, avec une table, unechaise, un matelas dans un coin, et une couche de plâtras sur leplancher ; en proie à une frousse irraisonnée, il se remontaitle moral avec les toniques que lui envoyait Mariani. Cetteréclusion dura jusqu’au soir du troisième jour, où, après avoirpoussé quelques cris horribles, le vieux bandit se trouva obligé dechercher le salut dans la fuite devant une légion de mille-pattes.Il ouvrit violemment la porte, sauta dans le petit escaliervermoulu, tomba sur la poitrine de Mariani, se remit sur ses piedset bondit dans la rue comme un lapin. La police le ramassa au petitjour sur un tas d’ordures. Il se figurait tout d’abord qu’on lemenait pendre, et combattit comme un héros pour sa liberté ;mais lorsque je m’assis à son chevet, il était très tranquilledepuis deux jours. Sur l’oreiller, son visage maigre et bronzéaurait paru calme et beau sous la moustache grise, comme une têtede vieux guerrier usé par les combats, et gardant une âme d’enfant,sans la terreur fantastique que l’on devinait sous l’éclat fébrilede son regard, comme une sorte d’épouvante mystérieusesilencieusement tapie derrière un carreau. Il gardait un tel calmeque je me flattais déjà de l’absurde espoir de recueillir de sabouche une explication sur la fameuse affaire. Je ne sauraisexpliquer d’ailleurs la raison qui me poussait à élucider lesdétails d’un incident déplorable ; somme toute, l’histoire nem’atteignait que comme membre d’une obscure confrérie d’hommes,réunis par le partage de peines sans gloire et par la fidélité àcertaine ligne de conduite. Libre à vous de dire que c’était unecuriosité malsaine, mais moi, j’ai la nette impression quej’espérais trouver quelque chose. Peut-être souhaitais-jeinconsciemment trouver ce quelque chose, la cause profonde etpropre à tout faire oublier, l’explication miséricordieuse, l’ombred’une excuse convaincante. Je vois bien, maintenant, quej’attendais l’impossible, que j’affrontais le fantôme le plusobstiné de l’imagination humaine, le doute inquiet qui monte commeun brouillard, ronge en secret comme un ver, qui est plus glaçantqu’une certitude de mort, – le doute de la puissance souveraine quecomporte une ligne fixe de conduite. C’est la plus redoutable despierres d’achoppement ; c’est ce doute-là qui suscite lespaniques hurlantes et les bonnes petites vilenies paisibles ;c’est l’ombre véritable des calamités. Croyais-je donc au miracle,et avais-je une raison de le souhaiter si ardemment ? Etait-cepar amour-propre que je désirais trouver une ombre d’excuse à unjeune homme inconnu jusqu’à ce jour, mais dont le seul aspectcolorait d’une nuance d’intérêt personnel les pensées suggérées parla certitude de sa faiblesse, en faisant de cette défaillance unechose de mystère et de terreur, une obscure menace de destruction,suspendue sur notre tête à tous, à nous dont la jeunesse avait, enson temps, si bien ressemblé à la sienne ? Je crains fort quele motif secret de ma curiosité fût bien là. C’est un miracle quej’attendais, sans aucun doute. Maintenant, à distance, la seulechose qui me paraisse miraculeuse, c’est l’étendue de ma naïveté.J’espérais vraiment trouver chez ce vieil invalide délabré etobscur un exorcisme contre le fantôme du doute. Il fallait que jefusse bien imprudent aussi, car sans perdre de temps, aprèsquelques banalités aimables auxquelles il répondait avec une bonnevolonté nonchalante, je hasardai le nom du Patna, enl’enveloppant dans une question adroite, comme dans une touffe debourre de soie. Mon égoïsme usait de délicatesse ; je nevoulais pas le troubler ; je ne ressentais pourtant aucunesollicitude pour lui, et n’éprouvais à son endroit ni colère nipeine ; ses sensations étaient sans conséquence, et je ne mesouciais nullement de sa réhabilitation. Il avait vieilli dans demesquines iniquités, et ne pouvait plus inspirer aversion ni pitié.Il répéta : – « le Patna ? », d’un airinterrogateur, parut faire un bref effort de mémoire et dit :« Ah oui,… Vieux routier dans ces parages… Je l’ai vusombrer. » J’allais donner libre cours à mon indignationdevant un mensonge aussi stupide, lorsqu’il ajouta doucement :« Il était plein de reptiles. »

« Ces paroles me firent tenir coi. Que voulait-ildire ? Le fantôme vacillant de la terreur tapi derrière sesyeux vitreux parut s’immobiliser pour me regarder fixement. –« Ils m’ont tiré de ma couchette, pendant le second quart,pour le voir sombrer », poursuivait-il d’un ton plaintif. Savoix prenait tout à coup une sonorité, redoutable. Je regrettaismon imprudence. Nulle cornette neigeuse de sœur infirmièren’agitait ses ailes d’un bout à l’autre de la salle ; seul, aumilieu d’une longue rangée de lits de fer vides, un blessé venud’un bateau ancré en rade dressait sur sa paillasse sa silhouettebrune et maigre et son front entouré de bandages blancs. Tout àcoup, mon intéressant malade lança un bras mince comme un tentaculevers mon épaule, et l’agrippa violemment : –« Seulement », disait-il, « j’avais d’assez bonsyeux pour tout voir ; on sait que j’ai une fameuse vue, etc’est sans doute pour cela qu’ils m’ont appelé… Ils n’étaient pasassez dégourdis, eux, pour le voir sombrer, mais ils se sont bienvite aperçus qu’il avait disparu, et ils se sont mis à chanter tousensemble, comme cela… » Un hurlement de loup vint me secouerjusqu’au fond de l’âme. – « Oh ! faites-letaire ! » criait le blessé avec colère. – « Vous neme croyez pas, sans doute », reprenait l’autre, sur un tond’ineffable suffisance. « Je vous dis que vous pouvez chercherdes yeux comme les miens de ce côté-ci du Golfe Persique… Regardezsous le lit… »

« Naturellement je me penchai sans hésiter ; j’auraisdéfié quiconque de n’en pas faire autant. – « Qu’est-ce quevous voyez ? » me demanda-t-il. –« Rien ! », répondis-je, tout honteux de moi-même.Il me regarda avec un mépris écrasant, un mépris mortel. –« Naturellement ! » fit-il, « mais si jeregardais, moi,… je verrais… Il n’y a pas d’yeux comme les miens,vous dis-je. » Il me saisit à nouveau l’épaule, et se soulevavers moi, dans son désir de soulager son cœur par une communicationconfidentielle. « Des millions de crapauds roses. Il n’y a pasd’yeux comme les miens… Des millions de crapauds roses… Pis que devoir sombrer un navire… Je regarderais sombrer des navires toute lajournée sans cesser de fumer ma pipe… Pourquoi ne me la rend-onpas, ma pipe ? Je fumerais un peu en surveillant cescrapauds-là… Le bateau en était plein… Il faut les tenir à l’œil,vous savez ! » Il eut un clignement de paupièresfacétieux. La sueur me coulait sur le front ; ma veste detoile collait à mon dos humide. La brise du soir passaitimpétueusement sur la rangée des lits, en soulevant tout droit lesplis raides des rideaux qui faisaient grincer les tringles decuivre ; d’un bout à l’autre de la salle, les couvertures deslits vides se gonflaient sans bruit au-dessus du sol nu, et jefrissonnais jusqu’à la moelle des os. La brise molle des tropiquessoufflait aussi lugubrement dans cette salle vide qu’une tempêted’hiver dans une grange d’Angleterre. – « Ne le laissez paspartir dans cette voie-là, Monsieur », me cria de loin leblessé, sur un ton de colère inquiète, qui sonnait entre les murscomme un appel tremblant dans un tunnel. La main me harponnaitl’épaule, et l’homme me regardait d’un air entendu : –« Le bateau en était plein, vous savez, et nous avons dû filerau plus vite », murmurait-il avec volubilité. « Toutroses, tout roses ; gros comme des dogues, avec un œil ausommet de la tête, et des crocs tout autour de leur vilaine gueule.Oh, oh !… » Des soubresauts brefs comme des secoussesgalvaniques révélaient sous la mince couverture les formes desjambes minces et trépidantes ; il lâcha mon épaule pouratteindre quelque chose dans l’air ; son corps tendu tremblaitcomme une corde de harpe, et tandis que je le regardais, l’horreurspectrale se déchaîna et sortit par ses yeux vitreux. Le visage auxlignes nobles et calmes de vieux soldat se déforma sous mes yeux,instantanément décomposé par la corruption d’une ruse sournoise,d’une honteuse circonspection et d’une terreur abjecte. –« Ah ! Qu’est-ce qu’ils viennent faire ici,maintenant ? » demandait-il, en montrant le sol avec defantastiques précautions de voix et de gestes, dont le sensillumina soudain mon esprit avec une lucidité écœurante. –« Ils sont endormis », répondis-je, en le regardant deprès. J’avais trouvé, c’était ce qu’il voulait savoir ;c’étaient les paroles mêmes nécessaires pour le calmer. Il poussaun long soupir : – « Sssh !… Tout doux… Rien… Jesuis un vieux routier par ici… Je les connais ces animaux-là…Pan ! sur la tête du premier qui bouge !… Il y en atrop ; le bateau ne tiendra pas dix minutes !… » Ilhaletait à nouveau. « Vite ! », reprit-il tout àcoup ; puis, dans un long cri : « Les voilàréveillés !… Des millions… Ils viennent sur moi !Attendez !… Oh… Je vais les écraser comme des mouches…Attendez-moi… Au secours… Au secou… ou… rs ! » Unhurlement soutenu, interminable, activait ma déroute. Je voyais, aubout de la salle, le blessé lever avec désespoir les deux mainsau-dessus de sa tête bandée ; un infirmier vêtu de blancjusqu’au menton apparut dans la perspective de la porte comme augros bout d’une lorgnette. J’avouai ma défaite, et sans plusattendre, sortis par une des hautes fenêtres sur la galerieextérieure. Le hurlement me poursuivait comme une vengeance. Jedébouchai sur un palier désert, et soudain, il n’y eut plus quepaix et calme autour de moi ; je descendis l’escalier nu etluisant, dans un silence qui me permit de recouvrer mes espritségarés. En bas, je rencontrai l’un des médecins de garde quitraversait la cour ; il m’arrêta : – « Vous venez devoir votre homme, capitaine ; je crois que nous pourrons vousle rendre demain. Mais ces imbéciles-là n’ont pas la moindre notiondes soins qui leur sont nécessaires… Dites donc : nous avonsici le chef mécanicien de ce bateau pèlerin. C’est un cas biencurieux, un delirium tremens des plus graves. Il a bu sec,pendant trois jours, dans le café de cet Italien ou de ce Grec.Comment s’attendre à autre chose ? Quatre bouteilles par jourde leur espèce d’eau-de-vie, m’a-t-on dit… Prodigieux, si c’estvrai ! Il faut qu’il ait l’estomac blindé en tôles dechaudière ! La tête, ah, la tête, elle est partienaturellement, mais le plus singulier, c’est qu’il y a une sorte deméthode dans sa folie. J’essaye de débrouiller le cas. C’est tout àfait remarquable, ce semblant de logique dans un pareil délire.Normalement, il devrait voir des serpents, mais il n’en voit pas.Les bonnes vieilles traditions se perdent, de nos jours. Eh ?…Ses… visions ont trait à des batraciens. Ha ! ha ! Non,sérieusement, je ne me rappelle pas avoir été aussi intéresséjamais par un cas de démence. Il devrait y être resté, après unetelle cuite ! Oh, c’est un vieux dur-à-cuire. Vingt-quatre ansde tropiques, ou plus. Vous devriez bien jeter un coup d’œil surlui. Il a bel air, le vieil ivrogne ! L’homme le plusextraordinaire que j’aie jamais rencontré, au point de vue médical,s’entend. Vous ne montez pas ? »

« J’avais donné les signes ordinaires d’un intérêt poli,mais je pris un air de regret, et arguant du manque de temps,serrai en hâte la main du médecin. – « Ditesdonc ! » me cria-t-il de loin, « il ne pourra pasassister à l’enquête. Croyez-vous que son témoignage soit bienimportant ? »

– « Pas du tout ! » répondis-je, de laporte.

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