Lord Jim

Chapitre 31

 

– « Vous pouvez juger de l’intérêt avec lequel j’écoutai cerécit. Tous ces incidents s’expliquèrent vingt-quatre heures plustard. Le matin, Cornélius ne fit nulle allusion aux événements dela nuit. – « Je suppose que vous reviendrez à ma pauvredemeure ? » grommela-t-il d’un ton hargneux, au moment oùJim prenait place dans son canot, pour gagner le campongde Doramin. Le jeune homme se contenta de faire un signe de têtesans le regarder. « Cela vous amuse, apparemment ? »gronda l’autre, d’un ton aigre. Jim passa la journée chez le vieuxnakhoda, à prêcher la nécessité d’une action vigoureuseaux notables de la communauté Bugi, qui avaient été convoqués pourune grande discussion. Il se souvenait avec plaisir de l’éloquenceet de la persuasion dont il avait fait montre en cettecirconstance. – « J’ai su leur donner du nerf, ce jour-là, pasd’erreur ! » disait-il. Dans leur dernière sortie, lesséides du Chérif Ali avaient dévasté les abords de la ville, etemmené dans leur redoute quelques femmes de Patusan ; laveille même, on avait vu des émissaires du Chérif se pavaner aumarché en manteau blanc, et proclamer l’amitié du Rajah pour leurmaître ; l’un d’eux même, posté à l’ombre d’un arbre et appuyéau long canon de son fusil, exhortait le peuple à la prière et à lapénitence, et lui conseillait de massacrer tous les étrangers de laville, dont certains, disait-il, étaient des Infidèles, etd’autres, pires encore, des enfants de Satan, sous un masque deMusulmans. Et l’on racontait que plusieurs partisans du Rajah,disséminés dans la foule, avaient à haute voix exprimé leurapprobation. La terreur était à son comble, parmi la populace. Fortsatisfait de sa journée, Jim repassa la rivière avant le coucher dusoleil.

« La joie de sentir les Bugis irrévocablement engagés dansune action, dont il avait sur sa tête affirmé le succès, etl’enthousiasme de son cœur étaient tels qu’il fit tout son possiblepour se montrer aimable à l’endroit de Cornélius. Mais le métis fitmontre, en retour, d’une si sauvage jovialité, que Jim eutgrand-peine à supporter ses petits ricanements cauteleux, à le voirfrétiller et clignoter, et se prendre tout à coup le menton, en secouchant sur la table, avec des yeux hagards. La jeune fille neprit pas part au repas, et Jim se retira de bonne heure. Au momentoù il se levait, Cornélius bondit en renversant sa chaise, plongeaet disparut, comme s’il eût voulu ramasser un objet qu’il eûtlaissé tomber. Son « bonsoir » enroué sortit de dessousla table. Jim fut stupéfait de l’en voir émerger, la mâchoiretombante et les yeux égarés par une terreur stupide. Il secramponnait au bord de la table. – « Qu’y a-t-il donc ?Vous êtes souffrant ? » demanda le jeune homme. –« Oui, oui, oui ! Une grosse colique dans leventre ! » répondit l’autre, et Jim est d’avis qu’ildisait vrai. Si le fait était exact, il faudrait y voir, enprésence de l’acte qu’il préméditait, le symptôme d’unendurcissement incomplet, dont il y aurait lieu de lui tenircompte.

« Quoi qu’il en fût, le sommeil de Jim fut troublé ;il voyait en rêve un ciel de cuivre vibrant, et une voix formidablelui criait si fort : – « Debout !Debout ! » que malgré son désir éperdu de rester endormi,il finit par s’éveiller. Un éclat dansant de flammes rouges etpétillantes frappa ses yeux. Des tourbillons de fumée noirevoltigeaient autour de la tête d’une apparition, d’un êtresurnaturel, tout en blanc, avec un visage sévère, contracté,inquiet. Après une seconde d’hésitation, Jim reconnut la jeunefille. Elle tenait en l’air, à bout de bras, une torche de dammaraet répétait avec une insistance monotone et anxieuse : –« Levez-vous ! levez-vous !levez-vous ! »

« Il bondit brusquement sur ses pieds et elle lui plaçaaussitôt dans la main un revolver, son propre revolver, qu’ilgardait en général pendu à un clou, tout chargé cette fois.Interloqué, les yeux clignotants dans la lumière, il le saisitmachinalement, en se demandant ce que la jeune fille attendait delui.

« Elle lui demanda très vite, dans un souffle : –« Pouvez-vous affronter quatre hommes, avec cettearme ? » Il riait, en me faisant son récit, au souvenirde son ardeur empressée. – « Mais certainement !… Commentdonc… Certainement ! Dites-moi ce qu’il fautfaire ! » Mal éveillé encore, il avait pourtantl’impression de se montrer très aimable en des circonstancesextraordinaires, et de faire montre d’une bonne grâce certaine etd’un aveugle dévouement. La jeune fille quitta la pièce et il lasuivit ; ils dérangèrent dans le couloir une vieille sorcière,préposée dans la maison à la confection des repas de fortune,malgré un état de décrépitude qui l’empêchait presque de comprendrele langage humain. Elle se leva et clopina derrière eux, enmarmonnant entre ses gencives édentées. Sur la véranda, un hamac detoile appartenant à Cornélius se balança doucement au contact ducoude de Jim. Il était vide.

« Comme tous les postes de la Compagnie commerciale Stein,l’établissement de Patusan comportait primitivement quatrebâtiments. Deux d’entre eux étaient représentés par deux tas dedécombres, de bambous brisés et de chaume pourri, sur lesquels lesquatre poteaux d’angle en bois dur s’inclinaient tristement l’unvers l’autre. Mais le principal magasin subsistait, en face de lamaison du représentant : c’était une hutte oblongue faite deboue et d’argile ; une de ses extrémités comportait une largeporte de planches épaisses, et dans un des murs latéraux s’ouvraitune baie carrée, sorte de fenêtre à trois barreaux de bois. Avantde descendre les marches de la véranda, la jeune fille tourna latête par-dessus son épaule, pour souffler rapidement : –« On devait vous attaquer pendant votre sommeil. » Jim, àl’en croire, éprouva une sorte de déception, c’était donc encore lavieille histoire. Il était las de ces attentats à sa vie ; ilen avait assez ; il était excédé de semblables alertes. Iléprouva une véritable irritation contre la jeune fille, comme sielle l’eût trompé : il l’avait suivie avec la conviction quec’était elle qui avait besoin de son aide, et maintenant il sesentait presque envie de faire demi-tour, pour retourner avecdégoût sur ses pas. – « Savez-vous », me dit-il, d’un tonpénétré, « je crois n’avoir pas été moi-même, pendant dessemaines, à ce moment-là ! » – « Oh si !c’était bien vous ! » ne pus-je m’empêcher decontredire.

« Cependant la jeune fille marchait à pas pressés, et il lasuivit dans la cour. Toutes les barrières étaient depuis longtempstombées, et les buffles des voisins venaient paisiblement sepromener le matin en ronflant profondément dans l’espace ouvert,que la jungle envahissait déjà. Jim et la jeune fille s’arrêtèrentsur un carré d’herbe drue. La lumière qui les éclairaitépaississait les ombres d’alentour, et au-dessus de leurs têtes,seulement, scintillait un abondant semis d’étoiles. C’était, medisait Jim, une belle nuit, bien fraîche, avec une légère brisevenue de la rivière. Il en avait remarqué la beauté amicale.Souvenez-vous que c’est une histoire d’amour que je vous raconte,pour l’instant. Une nuit adorable, qui faisait passer sur eux sadouce caresse. La flamme de la torche s’allongeait de temps entemps, avec un bruit frémissant comme un drapeau flottant, etpendant quelques minutes, on n’entendit rien d’autre. – « Ilssont dans le magasin », murmura la jeune fille ;« ils attendent le signal. » – « Qui doit donc ledonner ? » s’enquit-il. Elle agita sa torche qui flambade plus belle, après avoir semé, une pluie d’étincelles. –« Seulement, votre sommeil était trop agité »,poursuivit-elle dans un souffle. « Je veillais sur vous, moiaussi. » – « Vous ? » s’écria-t-il, en tendantle cou pour regarder autour de lui. – « Vous croyez que jen’ai veillé que cette nuit ? » s’écria-t-elle avec unesorte de sombre indignation.

« Il prétendait avoir eu l’impression d’un coup reçu enpleine poitrine, et qui lui eût coupé le souffle. Il s’accusaitd’avoir été une brute épaisse, et se sentait plein de remords,touché, heureux, transporté. Laissez-moi vous rappeler encore unefois, que je vous raconte, en ce moment, une histoired’amour ; vous pouvez en juger à l’imbécillité, non pas àl’imbécillité odieuse, mais à l’imbécillité exaltée de cette scèneet de cette station en pleine lumière de la torche, comme s’ilsfussent venus là tous deux mettre à nu leur cœur, pourl’édification des assassins cachés. Si les émissaires du Chérifavaient eu pour un sou de courage, ils auraient profité de cemoment-là, comme me le faisait remarquer Jim, pour se précipitersur lui. Son cœur battait, mais sans terreur, et croyant entendreun frémissement dans l’herbe, il sortit vivement du cercle delumière. Une ombre noire et confuse disparut dans l’obscurité. Ilappela à voix haute : – « Cornélius ! Oh !Cornélius ! » Un profond silence lui répondit seul :sa voix ne semblait pas avoir porté à plus de vingt pieds. La jeunefille se trouvait à nouveau près de lui. –« Fuyez ! » cria-t-elle. La vieille femme s’avançaitvers eux ; sa silhouette cassée abordait à petits bondsmaladroits le cercle de lumière. Ils entendirent un marmonnement etun faible soupir gémissant. « Fuyez ! » repritimpérieusement la jeune fille. « Ils sont effrayés pourl’instant… ; cette lumière… ; ces voix… Ils vous saventéveillé, et vous connaissent pour grand, fort, intrépide… » –« Eh bien ! Si je suis tout cela… », commença-t-il…,mais elle l’interrompit : – « Oui, ce soir… ! Maisdemain soir ? Ou le lendemain, le surlendemain, une de cesnuits sans nombre ? Est-ce que je puis toujours être auxaguets ? » Un sanglot haletant de la jeune fille étranglad’émotion les paroles dans la gorge de Jim.

« Il me disait ne s’être jamais senti si petit, siimpuissant ; et quant au courage, à quoi lui servait-il ?Il se trouvait si désarmé que la fuite même lui paraissaitillusoire, et bien que la jeune fille continuât à lui souffler avecune insistance fiévreuse : – « Allez chez Doramin !Allez chez Doramin ! » il comprenait qu’il n’y avait pourlui nul refuge contre cet isolement qui centuplait tous lesdangers, nul refuge qu’auprès d’elle. – « Je sentais »,me disait-il, « que m’éloigner d’elle serait la fin detout ! » Seulement, comme ils ne pouvaient pas resterindéfiniment au milieu de la cour, il se décida à aller jeter uncoup d’œil dans le magasin. Il ne protesta pas en voyant sacompagne le suivre, comme s’ils eussent été indissolublement unis.– « Je suis intrépide,… ah vraiment ?… »grommelait-il entre ses dents. Elle le retint par le bras. –« Attendez jusqu’à ce que vous entendiez ma voix »,fit-elle, et torche en main, elle contourna légèrement le coin dubâtiment. Jim restait seul dans l’ombre, les yeux tournés vers laporte ; nul bruit, nul souffle ne venait de l’intérieur.Derrière son dos, la vieille sorcière poussa un grognement lugubre.Il entendit un appel strident, un cri de la jeune fille : –« En avant, maintenant ! » Il donna une pousséeviolente ; la porte céda avec un craquement sec, endécouvrant, à sa profonde surprise, l’intérieur de la pièce, bassecomme une salle de donjon, tout illuminée par une flamme dansanteet claire. Un tourbillon de fumée tombait sur une caisse de boisvide, abandonnée au milieu du plancher ; mais ne fit ques’agiter doucement sous le courant d’air. La jeune fille avaitpassé sa torche à travers les barreaux de la fenêtre. Jim vit sonbras nu et rond tout raide et soutenant la torche avec la fermetéd’une applique de fer. Dans un coin éloigné, un tas de vieillesnattes en loques s’empilaient presque jusqu’au plafond ; iln’y avait rien de plus.

« Jim éprouva un désappointement cruel. Sa force derésistance avait subi tant d’assauts ; il s’était sentientouré, depuis des semaines, par tant d’obscures menaces, qu’ilsouhaitait le soulagement d’une réalité palpable, de quelque dangertangible à affronter. – « L’atmosphère en eût été purifiéepour deux heures au moins, si vous me comprenez »,m’expliquait-il. « Par Jupiter ! Depuis des jours jevivais avec un pavé sur la poitrine ! » Et maintenant, àl’heure où il avait espéré trouver quelque chose, il n’y avait rienni personne…, pas un signe, pas une trace quelconques ! Ilavait levé son arme devant la porte ouverte, mais son bras retomba.– « Tirez ! Défendez-vous ! » cria la jeunefille, avec un accent déchirant. L’ombre où elle était plongée audehors, et son bras passé jusqu’à l’épaule dans la baie,l’empêchaient de voir ce qui se passait, et elle n’osait pasretirer sa torche pour courir à la porte. – « Il n’y apersonne ! » lança Jim avec mépris, mais le rired’exaspération irritée auquel il allait s’abandonner mourut sur seslèvres : au moment même où il tournait le dos, il s’étaitaperçu que son regard croisait celui d’une paire d’yeux cachés dansle tas de nattes. Il vit leur éclat blanc mobile. –« Sortez ! » cria-t-il furieusement et avec unecertaine indécision aussi ; il vit se dessiner, parmi lesloques, une tête sombre, une tête sans corps, une tête bizarrementdétachée qui le regardait d’un air farouche. Presque aussitôt, letas sordide s’effondrait, et avec un grondement rauque, un homme sedégageait rapidement pour bondir sur Jim. Les nattes parurentsauter et voler derrière lui ; son bras droit était levé, lecoude plié, et la lame mousse d’un kris[16] sortaitdu poignet qu’il tenait un peu au-dessus de sa tête. Un linge serréautour de ses reins prenait un éclat éblouissant sur le bronze dela peau ; le corps nu luisait comme s’il eût été mouillé.

« Jim observa tout cela ; il éprouvait un sentimentd’inexprimable soulagement, de joie vengeresse. Délibérément ilattendit pour presser la détente ; il attendit un dixième deseconde, trois bonds de l’assaillant, un temps infini ; ilattendit pour avoir plus longtemps la joie de se dire :« Voilà un homme mort ! » Il en était parfaitementcertain, tranquillement persuadé ; il laissait venir l’hommeparce que cela n’avait pas d’importance. Un homme mort, à coupsûr ! Il regarda les narines dilatées, les yeux élargis,l’immobilité tendue, ardente du visage ; puis il tira.

« Dans l’espace confiné, la détonation fut assourdissante.Jim recula d’un pas. Il vit l’homme rejeter la tête en arrière,lancer le bras devant lui et lâcher son kris. Il sut plus tardqu’il l’avait atteint à la bouche, et que le coup, légèrementoblique, était sorti très haut en arrière du crâne. La force del’élan précipita l’homme tout droit, le visage soudain défiguré etles mains tâtonnantes, comme celles d’un aveugle ; il vint,avec une violence terrible, tomber sur le front, juste devant lespieds nus de Jim. Le jeune homme n’avait pas perdu les mincesdétails de la scène. Il se sentait calme, apaisé, sans colère etsans inquiétude, comme si la mort de ce misérable eût tout expié.La pièce se remplissait d’une fumée fuligineuse, et la flamme rougesang de la torche brûlait tout droit, sans un vacillement. Jims’avança résolument, en enjambant le cadavre et braqua son revolversur une seconde silhouette nue qui se dessinait vaguement au fondde la salle. Au moment où il se préparait à presser la détente,l’homme jeta vivement un court et lourd épieu et s’accroupithumblement sur les jarrets, le dos au mur, et les mains croiséesentre les jambes. – « Tu veux ta vie ? » demandaJim. L’autre ne disait pas mot. « Combien y en a-t-ild’autres ? » s’enquit à nouveau Jim. – « Deux,Tuan ! » répondit très doucement le Malais, en fixant degrands yeux fascinés sur le canon du revolver. Et aussitôt, deuxautres hommes sortirent en rampant de l’amoncellement de nattes, ettendirent ostensiblement des mains vides. »

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