Lord Jim

Chapitre 13

 

– « Sur quoi, sans le moindre changement d’attitude,il s’abandonna passivement, pour ainsi dire, au silence. Je restaisassis près de lui, quand tout à coup mais sans brusquerie, comme sil’heure eût été venue, pour sa voix calme et un peu sourde desortir de son inertie, il soupira : – « Mon Dieu !Comme le temps passe ! » Rien ne pouvait être plus banalque cette remarque, mais elle coïncidait pour moi avec une visionsoudaine. C’est extraordinaire, comme nous marchons dans la vieavec des yeux à demi clos, des oreilles bouchées et des penséesassoupies. Cela vaut mieux, peut-être, et c’est sans doute cetengourdissement qui rend à une incalculable proportion d’êtresl’existence si tolérable et si douce. Rares pourtant doivent êtreceux qui n’ont jamais connu un de ces brefs moments de réveil où,en un clin d’œil, nous voyons, nous entendons, nous comprenons unmonde de choses, où nous sentons tout, avant de retomber à notreaimable somnolence. Je levai les yeux, en entendant la voix dulieutenant, et je le vis alors comme si je ne l’eusse pas encorevu. Je détaillai le menton baissé sur la poitrine, les plis raidesde la vareuse, les mains jointes, et cette pose passive qui luidonnait, de si singulière façon, l’aspect d’un être simplementabandonné là. Le temps avait passé, en effet ; il l’avaitrejoint et l’avait devancé. Il l’avait pour toujours laissé enarrière avec quelques pauvres attributs : des cheveuxgrisonnants, une lassitude pesante sur le visage tanné, deuxcicatrices, une paire d’épaulettes ternies ; le temps avaitfait de lui un de ces hommes calmes et solides avec quoi l’onconstruit les grandes renommées, un de ces êtres innombrables quel’on enterre, sans tambours ni trompettes, sous les fondations desarcs de triomphe. – « Je suis maintenant troisième lieutenantde la Victorieuse (c’était le vaisseau-amiral de l’escadredu Pacifique à l’époque), fit-il, en écartant ses épaules de deuxpouces du mur, pour se présenter. Je m’inclinai légèrement sur monbord de table, et lui dis que je commandais un bateau de commercemouillé dans la baie des Coupeurs de Joncs. Il avait remarqué monbateau, un joli petit bâtiment. Sans se départir de sonimpassibilité, il fit montre, à ce propos, d’une parfaitecourtoisie. Je crois qu’il alla même jusqu’à pencher la tête, enmanière de compliment, tout en répétant, avec de largesinspirations : « Ah ! oui ; joli petit bâtimentnoir : très joli, très coquet ! » Après un instant,il tourna lentement les épaules pour regarder la porte vitréepercée à notre droite. « Triste ville », observa-t-il, enjetant les yeux dans la rue. C’était pourtant un jourradieux : un coup de vent du sud s’était levé, et nous voyionsles passants, hommes et femmes, bousculés sur les trottoirs, tandisque de hauts tourbillons de poussière estompaient à demi de l’autrecôté de l’avenue, les façades ensoleillées des maisons. « Jesuis descendu à terre », reprit-il, « pour me dégourdirun peu les jambes, mais… » Il n’acheva pas sa phrase, etsombra dans les profondeurs de sa méditation. « Dites-moidonc, je vous prie », commença-t-il, en se reprenantpéniblement, « ce qu’il y avait au juste au fond de cetteaffaire-là ? C’était bien curieux… Ce mort, par exemple, ettout cela… »

– « Il y avait aussi des vivants », hasardai-je,« ce qui était bien plus curieux encore… »

– « Sans doute ; sans doute »,acquiesça-t-il, d’un ton à peine perceptible, puis il murmura,comme s’il eût longuement réfléchi :« Évidemment ! » Je ne fis aucune difficulté pourlui raconter ce qui m’avait le plus intéressé dans l’affaire. Il mesemblait qu’il avait le droit de connaître des détails ;n’avait-il pas passé trente heures à bord du Patna !n’y avait-il pas, pour ainsi dire, pris une succession ?n’avait-il pas fait « son possible » ? Ilm’écoutait, plus sacerdotal que jamais, avec une mine deconcentration dévote, due sans doute à ses yeux baissés. Une oudeux fois, il haussa les sourcils, mais sans lever pour cela lespaupières, comme s’il eût voulu dire : – « Ledémon. » Une fois, il fit, d’un ton calme, et à mi-voix :« Ah bah ! » puis, lorsque j’eus achevé mon récit,il plissa délibérément les lèvres, et laissa échapper une sorte desifflotement attristé.

« Chez tout autre, on aurait pu prendre cette moue pour unemarque d’ennui, un signe d’indifférence, mais cet homme-là avaitune façon mystérieuse de donner à son immobilité un aspect desympathie profonde et de la faire sentir aussi pleine de penséesolide qu’un œuf peut l’être de substance nutritive. Il finit parapprouver d’un : – « Très intéressant ! »prononcé d’un accent courtois, à voix basse. Sans me laisser letemps de revenir de mon désappointement, il ajoutait, comme s’il sefût parlé à lui-même : « C’est cela, oui, c’est biencela ! » Son menton parut s’enfoncer plus avant dans sapoitrine et son corps peser plus lourdement sur son siège. J’allaislui demander ce qu’il voulait dire, lorsqu’une sorte de tremblementprémonitoire passa sur toute sa personne, comme passe unfrémissement à la surface d’une mare stagnante, avant même que l’onne sente le vent. – « Et alors ce pauvre jeune homme s’estenfui avec les autres ? » me demanda-t-il, avec une gravetranquillité.

« Je ne sais ce qui me fit sourire ; c’est bien leseul sourire spontané que l’histoire de Jim ait jamais, à monsouvenir, provoqué chez moi. Mais cette conclusion de l’affaireprenait, ainsi énoncée, une allure amusante. « … S’est enfuiavec les autres… » avait-il dit, et tout à coup, je me sentispénétré d’admiration pour la subtilité de cet homme. Il avait, dupremier coup, démêlé le cas ; il avait mis le doigt sur leseul point qui m’intéressât. Il me semblait que je venais luidemander un avis professionnel. Sa placidité mûrie et imperturbableétait celle de l’expert en possession des faits, pour qui nosperplexités ne sont plus que jeux d’enfants. – « Ah ! lajeunesse, la jeunesse ! » fit-il avec indulgence.« Mais, après tout, on n’en meurt pas ! » –« On ne meurt pas de quoi ? » demandai-je vivement.– « D’avoir eu peur ! » Il but une gorgée, enprononçant ces paroles.

« Je m’aperçus que les trois derniers doigts de sa mainblessée étaient raides et ne pouvaient se mouvoir indépendammentles uns des autres, ce qui lui occasionnait une certaine maladressede gestes, pour saisir son verre. – « La frousse, la frousse,tenez… elle est toujours là ! » Il se touchait lapoitrine, près de l’un de ses boutons de cuivre, à l’endroit mêmeoù Jim avait frappé la sienne, en protestant de la validité de soncœur. Je dus faire un signe de dénégation, car il insista :« Si, si… On parle, on parle… C’est très joli, mais, au boutdu compte on n’est pas plus malin que le voisin, ni plus brave…Brave ! C’est toujours à voir !… J’ai roulé mabosse… » poursuivit-il, en proférant l’expression trivialeavec un sérieux imperturbable, « j’ai roulé ma bosse danstoutes les parties du monde… J’en ai connu des braves, et defameux, allez !… Brave !… Vous comprenez, au service, ilfaut bien l’être ;… c’est le métier qui veut ça, n’est-cepas ? » me fit-il remarquer avec calme. « Ehbien ! tous ces braves – et je parle de tous ceux qui sontsincères, bien entendu, – avoueraient qu’il y a un moment, un pointpour les meilleurs d’entre nous, un point quelque part où on lâchetout ! Et c’est avec cette certitude-là qu’on est obligé devivre, voyez-vous ? En face de certaines combinaisons decirconstances, le trac est forcé de venir, un trac épouvantable… Etpour ceux mêmes qui n’admettent pas cette vérité-là, il y a unecrainte encore, la crainte d’eux-mêmes. Parfaitement !…Croyez-moi… Oui… Oui… À mon âge, on sait ce dont on parle, quediable ! » Il avait dit tout cela sans plus d’émotion ques’il eût été l’interprète d’une sagesse théorique, mais, à cemoment précis, il ajouta encore un poids à l’effet de sondétachement en se mettant à tourner lentement ses pouces.« C’est évident, parbleu ! » continua-t-il,« on a beau se monter le coup autant qu’on veut, un simple malde tête ou un dérangement d’estomac suffit à… Tenez, moi, parexemple, j’ai fait mes preuves. Eh bien, moi qui vous parle, unjour… »

« Il vida son verre et se remit à tourner ses pouces. –« Non, non ! On n’en meurt pas ! »affirma-t-il, résolument, et je ressentis une déception extrême envoyant qu’il n’allait pas me conter l’épisode personnel quej’attendais, d’autant que c’était une de ces histoires que l’on nepouvait guère le presser de raconter, vous comprenez ? Nousrestions tous deux silencieux ; on aurait dit que rien ne luiplaisait davantage. Ses pouces même restaient immobiles,maintenant. Tout à coup, ses lèvres se mirent à bouger :« C’est bien cela », reprit-il avec placidité,« l’homme est né poltron. C’est une difficulté, parbleu !Ce serait trop facile, autrement. Mais l’habitude,… l’habitude, lanécessité, voyez-vous, les regards des autres, voilà… On s’yfait ! Et puis, l’exemple de ceux qui ne valent pas mieux quenous et qui font pourtant bonne contenance. »

« Sa voix se tut.

– « Ce jeune homme, remarquez-le », plaidai-je,« n’a eu aucun de ces stimulants, au moins au momentprécis ! »

« Il leva les sourcils avec indulgence. – « Je ne dispas, je ne dis pas ;… le jeune homme en question pouvait avoirles meilleures dispositions ;… les meilleuresdispositions », répéta-t-il, en soufflant un peu.

– « Je suis heureux de vous trouver aussiindulgent », fis-je. « Il était lui-même très porté àl’espoir, pour cette triste affaire, et… »

« Je fus interrompu par un raclement de pieds sous latable. Le lieutenant soulevait ses lourdes paupières ; je disbien : « soulevait », aucune autre expression netraduirait la ferme décision de ce mouvement de physionomie qui mele révéla enfin tout entier. Je voyais devant moi, autour del’ombre profonde des prunelles, deux cercles gris, étroits commedeux minces anneaux d’acier. Le regard perçant sorti de ce corpsmassif donnait une impression de véritable puissance, comme untranchant de rasoir sur la lame d’une hache de combat. –« Pardon », fit-il avec netteté, en levant la main droiteet en se penchant en avant. « Permettez… Je soutenais que l’onpeut rester convaincu que le courage ne vient pas tout seul. Il n’ya pourtant pas là de quoi se démonter. Une vérité de plus n’est pasfaite pour rendre la vie impossible… Mais l’honneur…, l’honneur,Monsieur !… L’honneur, c’est une réalité, à coup sûr… Et ceque peut valoir la vie, quand… » Il sauta sur ses pieds avecune lourde impétuosité, comme un bœuf effaré se dresse dans unherbage ; « … quand l’honneur est parti… ah ! ça,par exemple… je ne puis pas vous donner mon opinion !… Je nepuis pas vous la donner, Monsieur, parce que je n’en saisrien ! »

« Je m’étais levé aussi, et nous nous efforcions de mettreune politesse infinie dans nos attitudes, en nous regardant enface, comme deux magots de porcelaine sur une cheminée. Mauditindividu ! Il avait crevé la bulle ! La misérablefutilité qui guette toutes les paroles des hommes était tombée dansnotre conversation et la réduisait à l’état de bruits creux. –« Très bien », acquiesçai-je, avec un sourire déconfit,« mais ne peut-on se résigner à laisser les chosescachées ? » Le lieutenant parut prêt à une vive riposte,mais quand il ouvrit la bouche, il avait changé d’idée. –« C’est trop de subtilité pour moi », dit-il ;« de pareilles questions me dépassent, et je n’y pense pas,Monsieur. » Il s’inclina lourdement au-dessus de la casquettequ’il tenait devant lui par la visière, entre le pouce et l’indexde sa main blessée, et j’en fis autant de mon côté. Nous noussaluâmes en même temps, frottant cérémonieusement nos pieds l’undevant l’autre, sous l’œil critique d’une espèce de garçon crasseuxqui nous regardait comme s’il eût payé pour voir le spectacle. –« Serviteur ! » fit le Français avec un nouveaufrottement. « Monsieur ! » –« Monsieur ! » La porte vitrée battit derrière sonlarge dos. Je vis la bourrasque fondre sur lui et le pousser devantelle, la main sur la tête, les épaules raidies et les basques de satunique collées aux jambes.

« Je restais à ma place, seul à nouveau et découragé,découragé sur le cas de Jim. Ne vous étonnez pas que l’affaire eûtgardé pour moi son actualité au bout de trois ans ; je venaistout récemment d’en revoir le triste héros. J’arrivais droit deSamarang, où j’avais chargé une cargaison pour Sydney, besognetotalement dénuée d’intérêt, ce que Charley appellerait une de mestransactions raisonnables, – et à Samarang, j’avais un peu vu Jim.Il était à ce moment-là, sur ma recommandation, employé chez deJongh comme commis maritime. – « Mon représentant surl’eau ! » disait de Jongh. Vous ne sauriez vous figurerexistence plus dépourvue de consolation, plus impossible à parerd’un semblant de splendeur que celle-là, si ce n’est celle decourtier d’assurances. Le petit Bob Stanton, – Charley l’a bienconnu, – en avait fait l’expérience. Celui qui s’est noyé plustard, en voulant sauver une femme de chambre, lors du sinistre duSéphora. Une collision, par matinée de brume, au large dela côte d’Espagne, vous devez vous en souvenir ? Tous lespassagers, dans les embarcations, étaient déjà loin du navire,lorsque Bob revint au Séphora et grimpa sur le pont pourrechercher cette jeune personne. Je ne sais comment on avait pu lalaisser en arrière, mais en tout cas, elle était complètementaffolée, refusait de quitter le navire, et se cramponnait de toutesses forces au bastingage. Des canots, on voyait nettementl’empoignade, mais le pauvre Bob était le plus petit des seconds dela marine marchande, et la femme, avec ses cinq pieds dix poucesétait forte comme un cheval, à ce que l’on m’a dit. Ils tiraientdonc à hue et à dia ; la malheureuse hurlait sans arrêt et Boblâchait de temps à autre un cri d’alarme, pour avertir son canot dese tenir bien à l’écart. Un des hommes m’a dit, en dissimulant lesourire qu’un tel souvenir amenait sur ses lèvres : –« Pour nous tous, Monsieur, c’était comme un mauvais garnementqui se serait battu avec sa mère ! » et le vieux bonhommepoursuivait : « Nous avons vu enfin que M. Stantonrenonçait à lutter ; il restait près de la jeune femme, lesyeux fixés sur elle, comme aux aguets. Nous avons pensé plus tardqu’il comptait sur l’arrivée du flot pour faire lâcher prise à lamalheureuse, et espérait ainsi la sauver malgré elle. Nous n’osionspas approcher, et brusquement, le navire s’engloutit, d’un seulcoup, après une embardée à tribord… plop !… L’aspiration futterrible. Nous ne vîmes jamais rien remonter, vivant oucadavre. » Les tentatives du pauvre Bob, dans le métier decommis maritime, étaient, si je ne m’abuse, le résultat d’unehistoire d’amour. Il caressait l’espoir d’en avoir pour toujoursfini avec la mer et restait pénétré de la certitude d’avoir conquistout le bonheur terrestre ; c’est ce bonheur même qui l’avaitamené en définitive à exercer ces nobles fonctions et un métier oùl’avait intronisé un cousin quelconque de Liverpool. Il nousracontait ses aventures professionnelles et nous faisait rire auxlarmes, sans être autrement fâché de l’effet de seshistoires ; petit et nanti d’une barbe de gnome qui luidescendait à la ceinture, il se dressait au milieu de nous sur lebout des pieds en criant : – « C’est très joli à vous,bandits que vous êtes, de rire comme cela, mais je vous dis qu’unesemaine de ce travail-là suffit à ratatiner une âme immortelle, età en faire une pauvre chose, grosse comme un poischiche ! » Je ne sais comment l’âme de Jim s’accommodaitde ses nouvelles conditions d’existence – j’avais eu déjà assez àfaire pour lui procurer un emploi qui lui permît de vivre, – maisje suis bien certain que son imagination aventureuse souffraittoutes les affres de la faim. Sûrement elle ne trouvait nul alimentdans ce nouveau métier. Il était douloureux de voir le pauvregarçon attelé à une telle besogne, dont il s’acquittait pourtant, –c’est une justice à lui rendre, – avec une sérénité obstinée. Je leregardais s’acharner à son ingrat labeur, avec une confuse notionque c’était une rançon pour les fantaisies héroïques de sonimagination, une expiation pour tout ce qu’il avait souhaité d’unegloire que ses épaules étaient impuissantes à porter. Pour s’êtretrop complaisamment comparé à un cheval de course magnifique, il sevoyait maintenant condamné à une tâche sans gloire, comme un baudetde colporteur. Il s’en tirait bien, d’ailleurs. Il serrait lesdents, baissait la tête, et ne disait pas un mot. Oui, c’étaitbien, très bien même, en dehors de certaines explosions brutales etfantastiques, dans des circonstances déplorables, où la fatalehistoire du Patna revenait sur l’eau. Ce malheureuxscandale des mers d’Orient ne voulait pas mourir ! Et voilà laraison qui m’empêchait toujours de croire que j’en eusse fini pourde bon avec Jim.

« Je pensais à lui après le départ du lieutenantfrançais ; je ne le revoyais pas, dans la fraîche et sombrearrière-boutique de de Jongh, où nous nous étions naguère quittéssur une poignée de mains hâtive, mais tel qu’il m’était apparu auxdernières lueurs de la bougie, bien des années auparavant, seul enface de moi, sous la longue galerie de l’Hôtel Malabar, avec lefroid et l’obscurité de la nuit dans son dos. La respectable épéede la loi de son pays était suspendue au-dessus de sa tête. Demain,ou aujourd’hui peut-être (minuit avait sonné bien avant notreséparation), le magistrat à visage de marbre, après distributionpréalable d’amendes et mois de prison aux fauteurs de coups etblessures, prendrait en main l’arme terrible pour en frapper soncou incliné. Notre entretien de la nuit ressemblait fort à laveille suprême du condamné. Et il était bien coupable, je me lerépétais avec insistance ; coupable et justementanéanti ; ce qui ne m’empêchait pas de chercher à lui épargnerles détails douloureux d’une exécution formelle. Je ne tenterai pasd’expliquer les raisons d’un tel désir ; je ne sais si je lepourrais, mais si vous ne les devinez pas plus ou moins maintenant,c’est que mon récit a été bien obscur, ou que vous aviez tropsommeil pour saisir le sens de mes paroles. Je ne plaide pas pourma moralité ; il n’y avait aucune moralité dans l’impulsionqui m’amena à lui soumettre le plan d’évasion Brierly, – si je puisainsi dire, – dans toute son ingénuité primitive. Les roupiesétaient là, toutes prêtes dans ma poche, et entièrement à sonservice. Oh ! il s’agissait d’un prêt, d’un simple prêt, bienentendu, et si un mot d’introduction pour un négociant de Rangoon,qui pourrait avoir quelque travail à lui procurer… Commentdonc ! Mais avec le plus grand plaisir ! J’avais plume,encre et papier dans ma chambre du premier. Et tout en parlant, jeme sentais déjà impatient de commencer la lettre : le jour, lemois, l’année, 2 h 30 du matin… – « Au nom de notrevieille amitié, je vous serais obligé de fournir un emploi àM. James Un Tel, en qui, etc., etc.… » J’étais tout prêtà écrire dans ce sens. S’il n’avait pas absolument conquis masympathie, Jim avait su mieux faire ; il était remonté à lasource même et à l’origine de ce sentiment ; il avait touchéle point sensible, le point secret de mon égoïsme. Je ne vous cacherien, parce que, sans cela, ma décision vous paraîtrait plusinexplicable qu’aucun geste humain n’a le droit de l’être, et ensecond lieu parce que demain vous aurez oublié cet accès desincérité au même titre que les autres. Pour parler franc et net,dans cette affaire-là, je restai homme irréprochable : maisles intentions subtiles de mon immoralité furent déjouées par lasimplicité morale du criminel. Nul doute qu’il ne fût égoïste, luiaussi, mais son égoïsme avait une origine plus haute et des viséesplus nobles. Je pouvais dire tout ce que je voulais, je m’enaperçus bien vite ; il entendait affronter la cérémonie del’exécution. Je n’insistai guère, car je sentais, en discutant,tout l’avantage que lui apportait sa jeunesse : il croyaitencore quand j’avais cessé déjà de douter. Il y avait quelque chosede généreux dans la folie de son espoir inexprimé et à peineformulé. – « M’enfuir ? Je ne puis y songer ! »protestait-il en hochant la tête. – « Oh ! Je vous faisune offre pour laquelle je ne demande ni n’attends aucune espèce degratitude », ripostai-je ; « vous me rendrez cetargent à votre convenance, quand… » – « C’est trop bon àvous », murmura-t-il, sans lever les yeux. Je l’observaisattentivement ; l’avenir devait lui paraître affreusementincertain, mais il ne bronchait pas, comme si, en effet, son cœureût été parfaitement valide. Je ressentais une certaine irritation,que j’avais éprouvée déjà, à plusieurs reprises dans la soirée. –« Toute cette misérable affaire », m’écriai-je,« doit être assez amère pour un homme de votre espèce… »– « Oh ! oui ! oh ! oui ! »soupira-t-il, à deux reprises, en gardant les yeux fixés sur lesol. C’était déchirant ! Il s’élevait tout droit au-dessus dela lumière tremblotante, et je voyais le duvet de ses joues, jevoyais la chaude rougeur qui passait sous la peau unie de sonvisage. Croyez-moi ou non, je vous affirme que c’était affreusementdéchirant. Je me sentis poussé à la brutalité : –« Oui », dis-je, « et je suis parfaitementincapable, permettez-moi de l’avouer, d’imaginer ce que vous pouvezattendre de cette obstination à vider la coupe jusqu’à lalie. » – « Ce que je peux… ? » murmura-t-il,sans sortir de sa torpeur. – « Je veux être pendu si jecomprends ! » lançai-je avec colère. – « J’ai essayéde vous expliquer le fond de ma pensée », reprit-il lentement,comme s’il eût cherché un argument irréfutable. « Mais aprèstout, c’est moi qui souffre ! » J’ouvrais labouche pour riposter, lorsque je m’aperçus soudain que j’avaisperdu toute confiance en moi-même ; le jeune homme devaitéprouver à mon endroit le même sentiment, car il se mit à grommelercomme un homme qui se parle à lui-même : – « Alors, ilsse sont cachés dans un hôpital !… Ils ont filé !… Il n’yen a pas un qui ait voulu affronter les conséquences… Ohles !… » Il fit un geste léger de la main, pour signifierson dédain, « Mais moi, il faut que je supporte l’épreuvejusqu’au bout, et je n’y manquerai pas… Non, je n’y manqueraipas ! » Il restait silencieux, les yeux fixes, comme unhomme halluciné. Son visage reflétait inconsciemment desexpressions fugitives de mépris, de désespoir, de résolution, lesreflétait tour à tour comme un miroir magique refléterait lepassage furtif de formes supraterrestres. Il vivait dans un mondede fantômes décevants et d’ombres austères. – « Mais c’estabsurde, mon cher ami… » commençai-je. Il esquissa un gested’impatience : – « Je crois que vous me comprenezmal ! » fit-il, d’un ton tranchant ; « j’aisauté, c’est possible, mais je ne me sauve pas. » – « Jene voulais pas vous blesser », m’excusai-je, enajoutant gauchement : « Des hommes qui vous valaientbien, ont jugé opportun de se sauver, quelquefois. » Il rougitjusqu’à la racine des cheveux, tandis que, de confusion, jem’étouffais à moitié avec ma langue. – « C’estpossible », fit-il enfin. « Je ne vaux pas grand-chose,je n’y puis rien, il faut que je lutte jusqu’au bout contre cettehistoire… et c’est ce que je fais maintenant ! » Je melevai de mon siège, tout engourdi. Le silence était embarrassant,et je ne trouvai rien de mieux, pour le rompre, que cette remarquelancée d’un ton dégagé : – « Je n’imaginais pas qu’il fûtsi tard… » – « Vous avez assez de tout ceci, sansdoute », gronda-t-il, brusquement, « et pour vous dire lavérité… » il jetait les yeux autour de lui pour chercher sonchapeau, « j’en ai assez, moi aussi. »

« Et voilà ! Il avait refusé cette offre unique ;il avait repoussé le secours de ma main. Il était prêt maintenant,et derrière la balustrade, la nuit silencieuse paraissait se tapirpour l’attendre, comme s’il eût été pour elle une proie désignée.J’entendis sa voix : – « Ah ! le voici ! »Il avait trouvé son chapeau. Nous restâmes quelques secondes ensuspens : – « Que comptez-vous faire, après…après… », demandai-je, à voix très basse. – « Aller audiable, probablement ! » répondit-il, avec un grognementbourru. J’avais, dans une certaine mesure, recouvré mon calme, etje jugeai bon d’affecter un ton dégagé. – « Souvenez-vous, jevous en prie », dis-je, « que j’aimerais fort vous revoiravant votre départ. » – « Je ne sais pas ce qui vous enempêcherait. Leur maudite enquête ne va pas me rendreinvisible ! » lança-t-il, avec une affreuse amertume…« je n’ai pas cette chance-là ! » Puis, au moment oùnous nous quittions, il se livra à une douloureuse mimique degestes confus, coupés de balbutiements, et manifesta une odieusehésitation. Dieu nous pardonne tous les deux ! Il avait misdans sa tête folle l’idée que j’allais peut-être faire quelquedifficulté pour lui serrer la main. C’était trop affreux pours’exprimer en paroles. Je crois que je l’interpellai violemment,comme on hélerait un homme que l’on verrait près de tomber du hautd’une falaise ; je me souviens de nos voix haussées, d’unfurtif et lamentable sourire sur son visage, d’une étreinte quim’écrasait la main, d’un rire nerveux. La bougie vacilla, et c’enfut fini ce soir-là ; un soupir rauque monta vers moi, dans lanuit, puis le malheureux disparut je ne sais comment ; la nuitdévora sa silhouette. C’était un affreux maladroit, affreux !J’entendis le cri du gravier sous la semelle de ses souliers. Ilcourait !… il courait, ce garçon qui n’avait nul endroit oùaller. Et il n’avait pas encore vingt-quatre ans.

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