Louis Lambert

Chapitre 5

 

« Comment, coeur chéri, plus d’obstacles ! Nous seronslibres d’être l’un à l’autre, chaque jour, à chaque heure, chaquemoment, toujours. Nous pourrons rester, pendant toutes les journéesde notre vie, heureux comme nous le sommes furtivement en de raresinstants ! Quoi ! nos sentiments si purs, si profonds,prendront les formes délicieuses des mille caresses que j’airêvées. Ton petit pied se déchaussera pour moi, tu seras toute àmoi ! Ce bonheur me tue, il m’accable. Ma tête est tropfaible, elle éclate sous la violence de mes pensées. Je pleure etje ris, j’extravague. Chaque plaisir est comme une flèche ardente,il me perce et me brûle ! Mon imagination te fait passerdevant mes yeux ravis, éblouis, sous les innombrables etcapricieuses figures qu’affecte la volupté. Enfin, toute notre vieest là, devant moi, avec ses torrents, ses repos, ses joies ;elle bouillonne, elle s’étale, elle dort ; puis elle seréveille jeune, fraîche. Je nous vois tous deux unis, marchant dumême pas, vivant de la même pensée ; toujours au coeur l’un del’autre, nous comprenant, nous entendant comme l’écho reçoit etredit les sons à travers les espaces ! Peut-on vivrelong-temps en dévorant ainsi sa vie à toute heure ? Nemourrons-nous pas dans le premier embrassement ? Et quesera-ce donc, si déjà nos âmes se confondaient dans ce doux baiserdu soir, qui nous enlevait nos

forces ; ce baiser sans durée, dénouement de tous mesdésirs, interprète impuissant de tant de prières échappées à monâme pendant nos heures de séparation, et cachées au fond de moncoeur comme des remords ? Moi, qui revenais me coucher dans labaie pour entendre le bruit de tes pas quand tu retournais auchâteau, je vais donc pouvoir t’admirer à mon aise, agissant,riant, jouant, causant, allant. Joies sans fin ! Tu ne saispas tout ce que je sens de jouissances à te voir allant et venant :il faut être homme pour éprouver ces sensations profondes. Chacunde tes mouvements me donne plus de plaisir que n’en peut prendreune mère à voir son enfant joyeux ou endormi. Je t’aime de tous lesamours ensemble. La grâce de ton moindre geste est toujoursnouvelle pour moi. Il me semble que je passerais les nuits àrespirer ton souffle, je voudrais me glisser dans tous les actes deta vie, être la substance même de tes pensées, je voudrais êtretoi-même. Enfin, je ne te quitterai donc plus ! Aucunsentiment humain ne troublera plus notre amour, infini dans sestransformations et pur comme tout ce qui est un ; notre amourvaste comme la mer, vaste comme le ciel ! Tu es à moi !toute à moi ! Je pourrai donc regarder au fond de tes yeuxpour y deviner la chère âme qui s’y cache et s’y révèle ; tourà tour, pour y épier tes désirs ! Ma bien-aimée, écoutecertaines choses que je n’osais te dire encore, mais que je puist’avouer aujourd’hui. Je sentais en moi je ne sais quelle pudeurd’âme qui s’opposait à l’entière expression de mes sentiments, etje tâchais de les revêtir des formes de la pensée. Mais,maintenant, je voudrais mettre mon coeur à nu, te dire toutel’ardeur de mes rêves, te dévoiler la bouillante ambition de messens irrités par la solitude où j’ai vécu, toujours enflammés parl’attente du bonheur, et réveillés par toi, par toi si douce deformes, si attrayante en tes manières ! Mais est-il possibled’exprimer combien je suis altéré de ces félicités inconnues quedonne la possession d’une femme aimée, et auxquelles deux âmesétroitement unies par l’amour doivent prêter une force de cohésioneffrénée ! Sache-le, ma Pauline, je suis resté pendant desheures entières dans une stupeur causée par la violence de messouhaits passionnés, restant perdu dans le sentiment d’une caressecomme dans un gouffre sans fond. En ces moments, ma vie entière,mes pensées, mes forces, se fondent, s’unissent dans ce que jenomme un désir, faute de mots pour exprimer un délire sansnom ! Et maintenant, je puis t’avouer que

le jour où j’ai refusé la main que tu me tendais par un si jolimouvement, triste sagesse qui t’a fait douter de mon amour, j’étaisdans un de ces moments de folie où l’on médite un meurtre pourposséder une femme. Oui, si j’avais senti la délicieuse pressionque tu m’offrais, aussi vivement que ta voix retentissait dans moncoeur, je ne sais où m’aurait conduit la violence de mes désirs.Mais je puis me taire et souffrir beaucoup. Pourquoi parler de cesdouleurs quand mes contemplations vont devenir des réalités ?Il me sera donc maintenant permis de faire de toute notre vie uneseule caresse ! Chérie aimée, il se rencontre tel effet delumière sur tes cheveux noirs qui me ferait rester, les larmes dansles yeux, pendant de longues heures occupé à voir ta chèrepersonne, si tu ne me disais pas en te retournant : « Finis, tu merends honteuse. » Demain, notre amour se saura donc !Ah ! Pauline, ces regards des autres à supporter, cettecuriosité publique me serre le coeur. Allons à Villenoix, restons-yloin de tout. Je voudrais qu’aucune créature ayant face humainen’entrât dans le sanctuaire où tu seras à moi ; je voudraismême qu’après nous il n’existât plus, qu’il fût détruit. Oui, jevoudrais dérober à la nature entière un bonheur que nous sommesseuls à comprendre, seuls à sentir, et qui est tellement immenseque je m’y jette pour y mourir : c’est un abîme. Ne t’effraie pasdes larmes qui ont mouillé cette lettre, c’est des larmes de joie.Mon seul bonheur, nous ne nous quitterons donc plus ! »

En 1823, j’allais de Paris en Touraine par la diligence. A Mer,le conducteur prit un voyageur pour Blois. En le faisant entrerdans la partie de la voiture où je me trouvais, il lui dit enplaisantant : — Vous ne serez pas gêné là, monsieur Lefebvre !En effet, j’étais seul. En entendant ce nom, en voyant un vieillardà cheveux blancs qui paraissait au moins octogénaire, je pensaitout naturellement à l’oncle de Lambert. Après quelques questionsinsidieuses, j’appris que je ne me trompais pas. Le bonhomme venaitde faire ses vendanges à Mer, il retournait à Blois. Aussitôt jelui demandai des nouvelles de mon ancien faisant. Au premier mot,la physionomie du vieil Oratorien, déjà grave et sévère comme celled’un soldat qui aurait beaucoup souffert, devint triste et

brune ; les rides de son front se contractèrent légèrement,il serra ses lèvres, me jeta un regard équivoque et me dit : — Vousne l’avez pas revu depuis le collége ?

— Non, ma foi, répondis-je. Mais nous sommes aussi coupablesl’un que l’autre, s’il y a oubli. Vous le savez, les jeunes gensmènent une vie si aventureuse et si passionnée en quittant lesbancs de l’école, qu’il faut se retrouver pour savoir combien l’ons’aime encore. Cependant, parfois, un souvenir de jeunesse arrive,et il est impossible de s’oublier tout à fait, surtout lorsqu’on aété aussi amis que nous l’étions Lambert et moi. On nous avaitappelés le Poète-et-Pythagore !

Je lui dis mon nom, mais en l’entendant la figure du bonhomme serembrunit encore.

— Vous ne connaissez donc pas son histoire, reprit-il. Monpauvre neveu devait épouser la plus riche héritière de Blois, maisla veille de son mariage il est devenu fou.

— Lambert, fou ! m’écriai-je frappé de stupeur. Et par quelévénement ? C’était la plus riche mémoire, la tête la plusfortement organisée, le jugement le plus sagace que j’aierencontrés ! Beau génie, un peu trop passionné peut-être pourla mysticité ; mais le meilleur coeur du monde ! Il luiest donc arrivé quelque chose de bien extraordinaire ?

— Je vois que vous l’avez bien connu, me dit le bonhomme.

Depuis Mer jusqu’à Blois, nous parlâmes alors de mon pauvrecamarade, en faisant de longues digressions par lesquelles jem’instruisis des particularités que j’ai déjà rapportées pourprésenter les faits dans un ordre qui les rendit intéressants.J’appris à son oncle le secret de nos études, la nature desoccupations de son neveu ; puis le vieillard me raconta lesévénements survenus dans la vie de Lambert depuis que je l’avaisquitté. A entendre monsieur Lefebvre, Lambert aurait donné quelquesmarques de folie avant son mariage ; mais ces symptômes luiétant communs avec tous ceux qui aiment passionnément, ils meparurent moins caractéristiques lorsque je connus et la violence deson amour et mademoiselle de Villenoix. En province, où les idéesse raréfient, un homme plein de pensées neuves et dominé par unsystème, comme l’était Louis, pouvait passer au moins pour unoriginal. Son langage devait surprendre d’autant plus qu’il parlaitplus rarement. Il disait : Cet homme n’est pas de mon ciel, là oùles autres di-

saient : Nous ne mangerons pas un minot de sel ensemble. Chaquehomme de talent a ses idiotismes particuliers. Plus large est legénie, plus tranchées sont les bizarreries qui constituent lesdivers degrés d’originalité. En province, un original passe pour unhomme à moitié fou. Les premières paroles de monsieur Lefebvre mefirent donc douter de la folie de mon camarade. Tout en écoutant levieillard, je critiquais intérieurement son récit. Le fait le plusgrave était survenu quelques jours avant le mariage des deuxamants. Louis avait eu quelques accès de catalepsie biencaractérisés. Il était resté pendant cinquante-neuf heuresimmobile, les yeux fixes, sans manger ni parler ; étatpurement nerveux dans lequel tombent quelques personnes en proie àde violentes passions ; phénomène rare, mais dont les effetssont bien parfaitement connus des médecins. S’il y avait quelquechose d’extraordinaire, c’est que Louis n’eût pas eu déjà plusieursaccès de cette maladie, à laquelle le prédisposaient son habitudede l’extase et la nature de ses idées. Mais sa constitutionextérieure et intérieure était si parfaite qu’elle avait sans douterésisté jusqu’alors à l’abus de ses forces. L’exaltation à laquelledut le faire arriver l’attente du plus grand plaisir physique,encore agrandie chez lui par la chasteté du corps et par lapuissance de l’âme, avait bien pu déterminer cette crise dont lesrésultats ne sont pas plus connus que la cause. Les lettres que lehasard a conservées accusent d’ailleurs assez bien sa transition del’idéalisme pur dans lequel il vivait au sensualisme le plus aigu.Jadis, nous avions qualifié d’admirable ce phénomène humain danslequel Lambert voyait la séparation fortuite de nos deux natures,et les symptômes d’une absence complète de l’être intérieur usantde ses facultés inconnues sous l’empire d’une cause inobservée.Cette maladie, abîme tout aussi profond que le sommeil, serattachait au système de preuves que Lambert avait données dans sonTraité de la Volonté. Au moment où monsieur Lefebvre me parla dupremier accès de Louis, je me souvins tout à coup d’uneconversation que nous eûmes à ce sujet, après la lecture d’un livrede médecine.

— Une méditation profonde, une belle extase sont peut-être,dit-il en terminant, des catalepsies en herbe.

Le jour où il formula si brièvement cette pensée, il avait tâchéde lier les phénomènes moraux entre eux par une chaîne d’effets, ensuivant pas à pas tous les actes de l’intelligence, commençant

par les simples mouvements de l’instinct purement animal quisuffit à tant d’êtres, surtout à certains hommes dont les forcespassent toutes dans un travail purement mécanique ; puis,allant à l’agrégation des pensées, arrivant à la comparaison, à laréflexion, à la méditation, enfin à l’extase et à la catalepsie.Certes, Lambert crut avec la naïve conscience du jeune âge avoirfait le plan d’un beau livre en échelonnant ainsi ces divers degrésdes puissances intérieures de l’homme. Je me rappelle que, par unede ces fatalités qui font croire à la prédestination, nousattrapâmes le grand Martyrologe où sont contenus les faits les pluscurieux sur l’abolition complète de la vie corporelle à laquellel’homme peut arriver dans les paroxysmes de ses facultésintérieures. En réfléchissant aux effets du fanatisme, Lambert futalors conduit à penser que les collections d’idées auxquelles nousdonnons le nom de sentiments pouvaient bien être le jet matériel dequelque fluide que produisent les hommes plus ou moins abondamment,suivant la manière dont leurs organes en absorbent les substancesgénératrices dans les milieux où ils vivent. Nous nous passionnâmespour la catalepsie, et, avec l’ardeur que les enfants mettent dansleurs entreprises, nous essayâmes de supporter la douleur enpensant à autre chose. Nous nous fatiguâmes beaucoup à fairequelques expériences assez analogues à celles dues auxconvulsionnaires dans le siècle dernier, fanatisme religieux quiservira quelque jour à la science humaine. Je montais sur l’estomacde Lambert, et m’y tenais plusieurs minutes sans lui causer la pluslégère douleur ; mais, malgré ces folles tentatives, nousn’eûmes aucun accès de catalepsie. Cette digression m’a parunécessaire pour expliquer mes premiers doutes, que monsieurLefebvre dissipa complétement.

— Lorsque son accès fut passé, me dit-il, mon neveu tomba dansune terreur profonde, dans une mélancolie que rien ne put dissiper.Il se crut impuissant. Je me mis à le surveiller avec l’attentiond’une mère pour son enfant, et le surpris heureusement au moment oùil allait pratiquer sur lui-même l’opération à laquelle Origènecrut devoir son talent. Je l’emmenai promptement à Paris pour leconfier aux soins de M. Esquirol. Pendant le voyage, Louis restaplongé dans une somnolence presque continuelle, et ne me reconnutplus. A Paris, les médecins le regardèrent comme incurable, etconseillèrent unanimement de le laisser dans la plus profondesolitude, en évitant de troubler le silence nécessaire à sa

guérison improbable, et de le mettre dans une salle fraîche oùle jour serait constamment adouci. — Mademoiselle de Villenoix, àqui j’avais caché l’état de Louis, reprit-il en clignant les yeux,mais dont le mariage passait pour être rompu, vint à Paris, etapprit la décision des médecins. Aussitôt elle désira voir monneveu qui la reconnut à peine ; puis elle voulut, d’après lacoutume des belles âmes, se consacrer à lui donner les soinsnécessaires à sa guérison. « Elle y aurait été obligée,disait-elle, s’il eût été son mari ; devait-elle faire moinspour son amant ? » Aussi a-t-elle emmené Louis à Villenoix, oùils demeurent depuis deux ans.

Au lieu de continuer mon voyage, je m’arrêtai donc à Blois dansle dessein d’aller voir Louis. Le bonhomme Lefebvre ne me permitpas de descendre ailleurs que dans sa maison, où il me montra lachambre de son neveu, les livres et tous les objets qui lui avaientappartenu. A chaque chose, il échappait au vieillard uneexclamation douloureuse par laquelle il accusait les espérances quele génie précoce de Lambert lui avait fait concevoir, et le deuilaffreux où le plongeait cette perte irréparable.

— Ce jeune homme savait tout, mon cher monsieur ! dit-il enposant sur une table le volume où sont contenues les oeuvres deSpinosa. Comment une tête si bien organisée a-t-elle pu sedétraquer ?

— Mais, monsieur, lui répondis-je, ne serait-ce pas un effet desa vigoureuse organisation ? S’il est réellement en proie àcette crise encore inobservée dans tous ses modes et que nousappelons folie, je suis tenté d’en attribuer la cause à sa passion.Ses études, son genre de vie avaient porté ses forces et sesfacultés à un degré de puissance au delà duquel la plus légèresurexcitation devait faire céder la nature ; l’amour les auradonc brisées ou élevées à une nouvelle expression que peut-êtrecalomnions-nous en la qualifiant sans la connaître. Enfin,peut-être a-t-il vu dans les plaisirs de son mariage un obstacle àla perfection de ses sens intérieurs et à son vol à travers lesMondes Spirituels.

— Mon cher monsieur, répliqua le vieillard après m’avoirattentivement écouté, votre raisonnement est sans doute fortlogique ; mais quand je le comprendrais, ce triste savoir meconsolerait-il de la perte de mon neveu ?

L’oncle de Lambert était un de ces hommes qui ne vivent que parle coeur.

Le lendemain, je partis pour Villenoix. Le bonhomme m’accompagnajusqu’à la porte de Blois. Quand nous fûmes dans le chemin qui mèneà Villenoix, il s’arrêta pour me dire : — Vous pensez bien que jen’y vais point. Mais, vous, n’oubliez pas ce que je vous ai dit. Enprésence de mademoiselle de Villenoix, n’ayez pas l’air de vousapercevoir que Louis est fou.

Il resta sans bouger à la place où je venais de le quitter, etd’où il me regarda jusqu’à ce qu’il m’eût perdu de vue. Je necheminai pas sans de profondes émotions vers le château deVillenoix. Mes réflexions croissaient à chaque pas dans celte routeque Louis avait tant de fois faite, le coeur plein d’espérance,l’âme exaltée par tous les aiguillons de l’amour. Les buissons, lesarbres, les caprices de cette route tortueuse dont les bordsétaient déchirés par de petits ravins, acquirent un intérêtprodigieux pour moi. J’y voulais retrouver les impressions et lespensées de mon pauvre camarade. Sans doute ces conversations dusoir, au bord de cette brèche où sa maîtresse venait le retrouver,avaient initié mademoiselle de Villenoix aux secrets de cette âmeet si noble et si vaste, comme je le fus moi-même quelques annéesauparavant. Mais le fait qui me préoccupait le plus, et donnait àmon pèlerinage un immense intérêt de curiosité parmi les sentimentspresque religieux qui me guidaient, était cette magnifique croyancede mademoiselle de Villenoix que le bonhomme m’avait expliquée :avait-elle, à la longue, contracté la folie de son amant, ouétait-elle entrée si avant dans son âme, qu’elle en pût comprendretoutes les pensées, même les plus confuses ? Je me perdaisdans cet admirable problème de sentiment qui dépassait les plusbelles inspirations de l’amour et ses dévouements les plus beaux.Mourir l’un pour l’autre est un sacrifice presque vulgaire. Vivrefidèle à un seul amour est un héroïsme qui a rendu mademoiselleDupuis immortelle. Lorsque Napoléon-le-Grand et lord Byron ont eudes successeurs là où ils avaient aimé, il est permis d’admirercette veuve de Bolingbroke ; mais mademoiselle Dupuis pouvaitvivre par les souvenirs de plusieurs années de bonheur, tandis quemademoiselle de Villenoix, n’ayant connu de l’amour que sespremières émotions, m’offrait le type du dévouement dans sa pluslarge expression. Devenue presque folle, elle était sublime ;mais comprenant, expliquant la folie, elle ajoutait aux beautésd’un grand coeur un chef-d’oeuvre de passion digne d’être étudié.Lorsque j’aperçus les hautes tourelles du château,

dont l’aspect avait dû faire si souvent tressaillir le pauvreLambert, mon coeur palpita vivement. Je m’étais associé, pour ainsidire, à sa vie et à sa situation en me rappelant tous lesévénements de notre jeunesse. Enfin, j’arrivai dans une grande courdéserte, et pénétrai jusque dans le vestibule du château sans avoirrencontré personne. Le bruit de mes pas fit venir une femme âgée, àlaquelle je remis la lettre que monsieur Lefebvre avait écrite àmademoiselle de Villenoix. Bientôt la même femme revint mechercher, et m’introduisit dans une salle basse, dallée en marbreblanc et noir, dont les persiennes étaient fermées, et au fond delaquelle je vis indistinctement Louis Lambert.

— Asseyez-vous, monsieur, me dit une voix douce qui allait aucoeur.

Mademoiselle de Villenoix se trouvait à côté de moi sans que jel’eusse aperçue, et m’avait apporté sans bruit une chaise que je nepris pas d’abord. L’obscurité était si forte que, dans le premiermoment, mademoiselle de Villenoix et Louis me firent l’effet dedeux masses noires qui tranchaient sur le fond de cette atmosphèreténébreuse. Je m’assis, en proie à ce sentiment qui nous saisitpresque malgré nous sous les sombres arcades d’une église. Mesyeux, encore frappés par l’éclat du soleil, ne s’accoutumèrent quegraduellement à cette nuit factice.

— Monsieur, lui dit-elle, est ton ami de collége.

Lambert ne répondit pas. Je pus enfin le voir, et il m’offrit unde ces spectacles qui se gravent à jamais dans la mémoire. Il setenait debout, les deux coudes appuyés sur la saillie formée par laboiserie, en sorte que son buste paraissait fléchir sous le poidsde sa tête inclinée. Ses cheveux, aussi longs que ceux d’une femme,tombaient sur ses épaules, et entouraient sa figure de manière àlui donner de la ressemblance avec les bustes qui représentent lesgrands hommes du siècle de Louis XIV. Son visage était d’uneblancheur parfaite. Il frottait habituellement une de ses jambessur l’autre par un mouvement machinal que rien n’avait pu réprimer,et le frottement continuel des deux os produisait un bruit affreux.Auprès de lui se trouvait un sommier de mousse posé sur uneplanche.

— Il lui arrive très-rarement de se coucher, me dit mademoisellede Villenoix, quoique chaque fois il dorme pendant plusieursjours.

Louis se tenait debout comme je le voyais, jour et nuit, lesyeux fixes, sans jamais baisser et relever les paupières comme nousen avons l’habitude. Après avoir demandé à mademoiselle Villenoixsi un peu plus de jour ne causerait aucune douleur à Lambert, sursa réponse, j’ouvris légèrement la persienne, et pus voir alorsl’expression de la physionomie de mon ami. Hélas ! déjà ridé,déjà blanchi, enfin déjà plus de lumière dans ses yeux, devenusvitreux comme ceux d’un aveugle. Tous ses traits semblaient tiréspar une convulsion vers le haut de sa tête. J’essayai de lui parlerà plusieurs reprises ; mais il ne m’entendit pas. C’était undébris arraché à la tombe, une espèce de conquête faite par la viesur la mort, ou par la mort sur la vie. J’étais là depuis une heureenviron, plongé dans une indéfinissable rêverie, en proie à milleidées affligeantes. J’écoutais mademoiselle de Villenoix qui meracontait dans tous ses détails cette vie d’enfant au berceau. Toutà coup Louis cessa de frotter ses jambes l’une contre l’autre, etdit d’une voix lente : — Les anges sont blancs !

Je ne puis expliquer l’effet produit sur moi par cette parole,par le son de cette voix tant aimée, dont les accents attenduspéniblement me paraissaient à jamais perdus pour moi. Malgré moimes yeux se remplirent de larmes. Un pressentiment involontairepassa rapidement dans mon âme et me fit douter que Louis eût perdula raison. J’étais cependant bien certain qu’il ne me voyait ni nem’entendait ; mais les harmonies de sa voix, qui semblaientaccuser un bonheur divin, communiquèrent à ces mots d’irrésistiblespouvoirs. Incomplète révélation d’un monde inconnu, sa phraseretentit dans nos âmes comme quelque magnifique sonnerie d’égliseau milieu d’une nuit profonde. Je ne m’étonnai plus quemademoiselle de Villenoix crût Louis parfaitement saind’entendement. Peut-être la vie de l’âme avait-elle anéanti la viedu corps. Peut-être sa compagne avait-elle, comme je l’eus alors,de vagues intuitions de cette nature mélodieuse et fleurie que nousnommons dans sa plus large expression : le CIEL. Cette femme, cetange restait toujours là, assise devant un métier à tapisserie, etchaque fois qu’elle tirait son aiguille elle regardait Lambert enexprimant un sentiment triste et doux. Hors d’état de supporter cetaffreux spectacle, car je ne savais pas, comme mademoiselle deVillenoix, en deviner tous les secrets ; je sortis, et nousallâmes nous promener ensemble pendant quelques moments pour parlerd’elle et de Lambert.

— Sans doute, me dit-elle, Louis doit paraître fou ; maisil ne l’est pas, si le nom de fou doit appartenir seulement à ceuxdont, par des causes inconnues, le cerveau se vicie, et quin’offrent aucune raison de leurs actes. Tout est parfaitementcoordonné chez mon mari. S’il ne vous a pas reconnu physiquement,ne croyez pas qu’il ne vous ait point vu. Il a réussi à se dégagerde son corps, et nous aperçoit sous une autre forme, je se saislaquelle. Quand il parle, il exprime des choses merveilleuses.Seulement, assez souvent, il achève par la parole une idéecommencée dans son esprit, ou commence une proposition qu’il achèvementalement. Aux autres hommes, il paraîtrait aliéné ; pourmoi, qui vis dans sa pensée, toutes ses idées sont lucides. Jeparcours le chemin fait par son esprit, et, quoique je n’enconnaisse pas tous les détours, je sais me trouver néanmoins au butavec lui. A qui n’est-il pas, maintes fois, arrivé de penser à unechose futile et d’être entraîné vers une pensée grave par des idéesou par des souvenirs qui s’enroulent ? Souvent, après avoirparlé d’un objet frivole, innocent point de départ de quelquerapide méditation, un penseur oublie ou tait les liaisonsabstraites qui l’ont conduit à sa conclusion, et reprend la paroleen ne montrant que le dernier anneau de cette chaîne de réflexions.Les gens vulgaires à qui cette vélocité de vision mentale estinconnue, ignorant le travail intérieur de l’âme, se mettent à riredu rêveur, et le traitent de fou s’il est coutumier de ces sortesd’oublis. Louis est toujours ainsi : sans cesse il voltige àtravers les espaces de la pensée, et s’y promène avec une vivacitéd’hirondelle, je sais le suivre dans ses détours. Voilà l’histoirede sa folie. Peut-être un jour Louis reviendra-t-il à cette viedans laquelle nous végétons ; mais s’il respire l’air descieux avant le temps où il nous sera permis d’y exister, pourquoisouhaiterions-nous de le revoir parmi nous ? Contented’entendre battre son coeur, tout mon bonheur est d’être auprès delui. N’est-il pas tout à moi ? Depuis trois ans, à deuxreprises, je l’ai possédé pendant quelques jours : en Suisse où jel’ai conduit, et au fond de la Bretagne dans une île où je l’aimené prendre des bains de mer. J’ai été deux fois bienheureuse ! Je puis vivre par mes souvenirs.

— Mais, lui dis-je, écrirez-vous les paroles qui luiéchappent ?

— Pourquoi ? me répondit-elle.

Je gardai le silence, les sciences humaines étaient bien petitesdevant celte femme.

— Dans le temps où il se mit à parler, reprit-elle, je croisavoir recueilli ses premières phrases, mais j’ai cessé de lefaire ; je n’y entendais rien alors.

Je les lui demandai par un regard ; elle me comprit, etvoici ce que je pus sauver de l’oubli.

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