Micah Clarke – Tome III – La Bataille de Sedgemoor

VI – La Bataille de Sedgemoor.

Si pressants que fussent nos chagrins et nosbesoins personnels, nous n’avions guère de loisir de nous yarrêter, car le moment approchait où allait se décider nonseulement notre destinée à nous, mais encore celle de la causeprotestante en Angleterre.

Aucun de nous ne traitait le danger à lalégère.

Il n’eut fallu rien moins qu’un miracle pournous éviter une défaite et la plupart d’entre nous étaientconvaincus que le temps des miracles était passé.

D’aucuns néanmoins pensaient autrement.

Je crois que bon nombre de Puritains, s’ilsavaient vu le ciel s’ouvrir cette nuit-là et les armées desSéraphins et des Chérubins en descendre à notre aide, auraientregardé cela comme un événement qui n’avait rien de merveilleux,rien d’inattendu.

Toute la ville retentissait de prêches.

Chaque escadron, chaque compagnie avait sonprédicant de prédilection, parfois plus d’un, pour lui faire desharangues, des commentaires.

Montés sur des tonneaux, sur des chars, ou parles fenêtres, et même du haut des toits, ils exhortaient la fouleau dessous d’eux.

Et leur éloquence ne se dépensait point envain. Des clameurs, rauques, sauvages, s’élevaient des rues, mêléesde prières et d’exclamations désordonnées.

Les hommes étaient ivres de religion, comme devin.

Ils avaient la figure échauffée, la languepâteuse, les gestes fous.

Sir Stephen et Saxon échangeaient des souriresà ce spectacle, car en vieux soldats qu’ils étaient, ils savaientque parmi les causes qui rendent un homme vaillant en prouesses etinsouciant de la vie, il n’en est point qui soit plus énergique etplus persistante que cet accès religieux.

Le soir, je trouvai le temps de rendre visiteà mon ami blessé et le vis adossé à des oreillers, étendu sur sonlit, respirant avec quelque difficulté, mais aussi en train, aussigai que d’ordinaire.

Notre prisonnier, le Major Ogilvy, qui s’étaitpris d’une vive affection pour nous, était assis près de son lit etlui lisait un vieux recueil de pièces de théâtre.

– Cette blessure est survenue à un fâcheuxmoment, disait Ruben avec impatience. N’est-ce pas trop fort qu’unelégère piqûre comme celle-là envoie mes hommes au combat sans leurchef, après tant de marches et d’exercices ? J’ai été là quandon disait les grâces et je n’aurai pas à dîner.

– Votre compagnie a été réunie à la mienne,répondis-je. Ce qui n’empêche pas que ces braves gens soient fortabattus de n’avoir point leur capitaine. Le médecin est-il venuvous voir ?

– Il vient de sortir, dit le Major Ogilvy, etil déclare que l’état de notre ami s’améliore, mais il m’aconseillé de ne point le laisser causer.

– Vous entendez, mon garçon ? dis-je enle menaçant du doigt. Si je vous entends dire un seul mot, je m’envais. Vous allez échapper à un rude réveil cette nuit, major. Quepensez-vous de nos chances ?

– Je n’en ai jamais auguré rien de bon dès ledébut, répondit-il avec franchise, Monmouth agit comme un joueurruiné, qui risque sa dernière pièce de monnaie sur le tapis vert.Il ne peut gagner beaucoup, mais il peut perdre tout.

– Ah ! voilà une affirmation bientranchante, dis-je. Un succès ferait peut-être prendre les armes àtous les comtés de l’intérieur.

– L’Angleterre n’est pas mûre pour cela,répondit le Major, en hochant la tête. Sans doute elle n’est pasenchantée soit du Papisme, soit d’un Roi papiste, mais nous savonsque ce n’est là qu’un fléau passager, puisque l’héritier du trône,le Prince d’Orange, est protestant. Dès lors pourquoi s’exposer àtant de maux pour arriver à un résultat que le temps, uni à lapatience, amènera sûrement ? En outre, l’homme que voussoutenez a prouvé qu’il est indigne de confiance. N’a-t-il pointpromis dans sa Déclaration de laisser aux Communes le choix dumonarque ? Et pourtant, moins de huit jours après, ne s’est-ilpas proclamé Roi devant la Croix du Marché, à Taunton ?Comment croire un homme qui a aussi peu d’égards pour lavérité ?

– Trahison, Major, trahison scandaleuse !répondis-je en riant. Sans doute si nous pouvions commander un chefcomme on commande un habit, nous aurions peut-être choisi un chefd’un tissu plus solide. Ce n’est point lui que nous soutenons parles armes, ce sont les libertés et les droits antiques des Anglais.Avez-vous vu Sir Gervas ?

Le Major Ogilvy et Ruben lui-même éclatèrentde rire.

– Vous le trouverez dans la chambre au-dessus.Jamais homme à la mode ne se prépara pour un bal à la Cour avecautant de soin qu’il en prend pour le combat. Si les troupes du Roile font prisonnier, elles s’imagineront certainement qu’ellestiennent le Duc. Il est venu ici nous demander notre avis au sujetde ses mouches, de ses culottes, et je ne sais quoi encore. Vousferez mieux d’y aller.

– Alors, adieu, Ruben, dis-je en lui serrantla main.

– Adieu, Micah ! et que Dieu vous gardede tout mal ! dit-il.

– Puis-je vous dire un mot à part,major ? fis-je tout bas…

Et je repris :

– Vous ne direz pas, je pense, qu’on vous arendu votre captivité bien pénible. Dès lors, puis-je vous demanderde veiller sur mon ami, dans le cas où nous serions défaits cettenuit ? À n’en pas douter, si Feversham a le dessus, il se feraici une sanglante besogne. Ceux qui seront sains et saufs, s’entireront comme ils pourront mais lui, il est réduit àl’impuissance, et il aura besoin d’un ami.

Le Major me serra la main.

– J’en prends Dieu à témoin, dit-il. Il ne luiarrivera rien de fâcheux.

– Vous m’avez soulagé le cœur d’un grandpoids, répondis-je, car je sais que je le laisse en sûreté. Je puismaintenant monter à cheval pour aller au combat l’espritdispos.

Le soldat me répondit par un sourire amical etretourna dans la chambre du malade, pendant que je montaisl’escalier et entrais dans le logis de Sir Gervas Jérôme.

Il était debout devant une table encombrée depots, de brosses, de boites, d’une vingtaine d’autres menus objetsachetés ou empruntés pour la circonstance.

Un grand miroir à main était posé contre lemur, entre deux chandelles allumées.

Devant lui, le baronnet, dont la belle et pâlefigure avait une expression des plus sérieuses, des plussolennelles, arrangeait une cravate blanche deberdash.

Ses bottes de cheval reluisaient du plus beléclat et la couture rompue avait été refaite.

Son baudrier, sa cuirasse, ses courroies, toutétait propre et brillant.

Il avait revêtu son costume le plus pimpant,le plus neuf, et avant tout il avait arboré une très noble et trèsimposante perruque entière, dont les boucles retombaient sur sesépaules.

Depuis son coquet chapeau de cavalier jusqu’àses éperons brillants, il n’avait pas sur lui un atome depoussière, pas une tache, ce qui contrastait fâcheusement avec monaspect, car j’étais encore tout couvert d’une croûte épaisselaissée par la vase des marais de Sedgemoor, et les courses àcheval et la besogne faite, pendant ces deux jours sans trêve nirepos, avaient complété le désordre de ma toilette.

– Qu’on me coupe en deux, si vous n’êtes pasvenu au bon moment ! s’écria-t-il dès mon entrée. Je viensd’envoyer en bas l’ordre de me monter un flacon de vin desCanaries. Ah ! le voilà arrivé.

À ce moment-là, une servante de l’hôtellerieentrait d’un pas menu avec la bouteille et les verres.

– Voici une pièce d’or, ma belle enfant. C’estbien la dernière qui me reste au monde, la seule survivante d’uneassez belle famille. Payez le vin à l’hôtelier, ma petite, etgardez la monnaie. Vous vous en achèterez des rubans pour la fêteprochaine. Que le diable m’emporte, je n’arrive pas à arrangercette cravate sans qu’elle fasse des plis !

– Il n’y a rien qui aille de travers,répondis-je. Comment peut-on s’occuper de pareilles bagatelles enun moment comme celui-ci ?

– Bagatelles ! cria-t-il d’un ton fâché.Bagatelles ! Bah, après tout, ce n’est pas la peined’argumenter avec vous, votre intelligence bucolique ne s’élèveraitjamais à concevoir les fines conséquences qu’il peut y avoir dansde pareilles affaires, le repos d’esprit que l’on éprouve quanttout est bien ordonné, et le malaise cruel quand quelque chose estde travers. Cela vient sans doute de l’éducation, et il peut sefaire que j’en aie plus que d’autres personnes de ma condition. Jesuis comme un chat qui passerait toute la journée à se lécher pourenlever jusqu’à la dernière parcelle de poussière. Cette moucheau-dessus du sourcil n’est-elle pas heureusement placée ? Non,vous n’êtes pas même capable d’exprimer une opinion. Je préféreraisdemander l’avis de l’ami Marot, le chevalier du pistolet.Remplissez votre verre.

– Votre compagnie vous attend près del’église, répondis-je. Je l’ai aperçue sur mon passage.

– Quel air avait-elle ? demanda-t-il. Leshommes étaient-ils poudrés, propres ?

– Ah ! pour cela, je n’ai pas eu le tempsde le remarquer. J’ai vu qu’ils coupaient leurs mèches etpréparaient leurs amorces.

– J’aimerais mieux qu’ils eussent des fusils àpierre, répondit-il en s’aspergeant d’eau de senteur. Les fusils àmèche sont lents à charger et encombrants. Avez-vous assez devin ?

– Je n’en prendrai pas davantage, dis-je.

– Alors peut-être le Major se chargera de lefinir, il ne m’arrive pas souvent de demander qu’on m’aide à boireune bouteille, mais je veux avoir toute ma tête à moi cette nuit.Descendons et allons voir nos hommes.

Il était dix heures quand nous fûmes dans larue.

Le bourdonnement des prêcheurs et les cris dupeuple s’étaient éteints, car les régiments s’étaient formés et setenaient silencieux, résolus.

La faible lueur des lampes et des fenêtres sejouait sur leurs rangs noirs et serrés.

Une lune froide et claire brillait sur nousentre des nuages laineux, qui de temps à autre passaient surelle.

Bien loin vers le nord, de tremblants rayonsde lumière papillotaient au ciel, allaient et venaient comme delongs doigts fiévreux.

C’était une aurore boréale, un spectacle quise voit rarement dans les comtés du Sud.

Il n’est donc guère étonnant qu’en un momentpareil les fanatiques le fissent remarquer en l’interprétant commeun signe venu de l’autre monde, en le comparant à la colonne de feuqui guidait Israël à travers les périls du désert. Les trottoirs etles fenêtres étaient encombrés de femmes et d’enfants qui jetaientdes exclamations aiguës de crainte ou d’étonnement, selon quel’étrange lueur croissait ou s’effaçait.

– C’est pour dix heures et demie sonnant àl’horloge de Saint-Marc, dit Saxon, pendant que nous rejoignions àcheval le régiment. N’avons-nous rien à donner auxhommes ?

– Il y a un tonneau de cidre de Zoyland dansla cour de cette hôtellerie, dit Sir Gervas. Ohé ! Dawson.prenez-moi ces agrafes de manche en or et donnez-les en échange àmonsieur l’hôtelier. Je veux être pendu, s’ils vont au combat avecde l’eau claire dans le corps.

– Ils en sentiront le besoin avant que lematin se lève, dit Saxon, pendant qu’une vingtaine de piquierscouraient à l’hôtellerie. L’air des marais a pour effet de glacerle sang.

– J’ai déjà froid, et Covenant bat des piedspour la même raison, dis-je. Ne pourrions-nous pas, si nous enavons le temps promener nos chevaux au trot le long deslignes ?

– Certainement, répondit Saxon avec joie, nousne pouvons rien faire de mieux.

Aussi donc, agitant les rênes, nous partîmes,les fers des chevaux tirant des étincelles des pavés en silex, surnotre route.

Derrière la cavalerie, et formant une longueligne, qui s’étendait de la porte d’Eastover, en passant par laGrande Rue, jusqu’au Cornill, puis longeait l’église et finissait àla Croix du Porc, notre infanterie était rangée, silencieuse etfarouche, excepté quand une voix de femme partant d’une fenêtre,était suivie d’une grave et courte réponse dans les rangs.

La lumière capricieuse se reflétait sur leslames des faux ou les canons des fusils et montrait les lignes defigures taillées à la hache, contractées.

Les unes étaient celles de vrais enfants sansun poil aux joues ; les autres, celles de vieillards dont lesbarbes grises descendaient jusqu’à leurs buffleteriesentrecroisées, mais toutes portaient l’empreinte du courageobstiné, de la résolution farouche qui se concentre surelle-même.

Il y avait encore ici des pêcheurs du Sud, lesrudes hommes venus des Mendips, les sauvages chasseurs de PorlokQuay et de Minehead, les braconniers d’Exmoor, les habitants velusdes marais d’Axbridge, les montagnards des Quantocks, les ouvriersen laine et en serge du Comté de Devon, les marchands de bestiauxde Bampton, les habits rouges de la milice, les solides bourgeoisde Taunton, puis ceux qui en formaient l’élite, la véritable force,les braves paysans des plaines, en blouses.

Ils avaient relevé les manches de leursjaquettes, et montraient leurs bras brunis et musculeux, ainsi quec’était leur habitude, quand il y avait de bonne besogne àfaire.

Pendant que je vous parle, chers enfants,cinquante ans s’effacent comme un brouillard matinal, et je merevois chevauchant par la rue tortueuse, je revois les rangscompacts de mes braves compagnons.

Braves cœurs ! Ils montrèrent à tous lestemps combien il faut peu d’entraînement pour faire de l’Anglais unsoldat, et quelle race d’hommes se forme dans ces tranquilles, cespaisibles hameaux qui sont parsemés sur les pentes ensoleillées desdunes dans les Comtés de Somerset et de Devon.

Si jamais l’Angleterre tombait à genoux sousun coup, si ceux qui se battent pour elle l’abandonnaient etqu’elle se vît désarmée en face de son ennemi, qu’elle reprennecœur, qu’elle se rappelle que tout village du royaume est unecaserne, que sa véritable armée permanente consiste dans lecourage, l’endurance et la vertu simple toujours présents dans lecœur du plus humble des paysans.

Pendant que nous passions à cheval devant lalongue ligne, un lourd murmure de salutations et de bienvenuemontait par intervalles des rangs, quand ils voyaient passer lasombre silhouette de Saxon, avec sa grande taille et samaigreur.

L’horloge commençait à sonner onze heureslorsque nous revînmes près de nos hommes.

À ce moment même, le Roi Monmouth sortit del’hôtellerie, qui lui servait de quartier général, et descendit autrot la Grande Rue, suivi de son état-major.

Les acclamations avaient été interdites, maisles bonnets qu’on y agitait, les armes qu’on brandissait,témoignaient de l’ardeur de ses dévoués partisans.

Le clairon ne devait pas commander la marche,mais à mesure que chacun recevait l’ordre, celui qui le suivaitfaisait la même manœuvre.

Le vacarme et le bruit sourd de centaines depieds en mouvement se faisaient entendre de plus en plus près,jusqu’au moment où les gens de Frome, qui nous précédaient, semirent en route, et nous commençâmes enfin le voyage qui devaitêtre le dernier de ce monde pour beaucoup d’entre nous.

Nous devions traverser la Parrot, passer parEastover et suivre ensuite le chemin tortueux jusqu’au delà dupoint où Derrick avait trouvé la mort et du cottage isolé où nousavions vu la fillette.

À partir de là, la route devient un simplesentier tracé à travers la plaine.

Une brume dense s’étendait sur la lande,s’épaississait encore dans les creux et cachait à la fois la ville,que nous avions quittée, et les villages vers lesquels nousmarchions.

De temps à autre, elle se dissipait uninstant, et alors je voyais sans peine, grâce au clair de lune, lalongue ligne noire et serpentine de l’armée, piquée des éclairs querenvoyait l’acier et les grossiers étendards blancs qu’agitait labrise de la nuit.

Bien loin vers la droite montait une grandeflamme.

Sans doute c’était une ferme devenue la proiedes diables de Tanger.

Nous avancions avec une grande lenteur, avecde grandes précautions, car, ainsi que nous l’avait appris SirStephen Timevell, la plaine était sillonnée de tranchées profondes,les rhines, que nous ne pouvions franchir qu’en certainsendroits.

Ces fossés avaient été creusés dans le but dedrainer des terres marécageuses.

Ils étaient remplis d’eau et de vase à laprofondeur de plusieurs pieds, en sorte que la cavalerie elle-mêmene pouvait les traverser. Les ponts étaient étroits, et il fallutassez longtemps à l’armée pour y défiler.

Enfin, les deux derniers, et les principaux,le Fossé Noir et le Rhin de Langmoor, furent franchis sansaccident.

On commanda une halte pour mettre l’infanterieen ligne, car nous avions lieu de croire qu’il ne se trouvait pasd’autres troupes entre le camp royal et nous.

Jusqu’à ce moment, notre entreprise avaitadmirablement réussi.

Nous étions arrivés à un demi-mille du campsans qu’il y eût eu de méprise ou d’accident.

Les éclaireurs de l’ennemi n’avaient pas donnéle moindre signe de leur présence.

Évidemment il éprouvait à notre égard tant dedédain, qu’il ne lui était pas même venu à l’esprit que nouspourrions commencer l’attaque.

Si jamais un général mérita d’être défait, cefut Feversham, cette nuit-là !

Comme nous avancions sur la lande, l’horlogede Chedzoy sonna une heure.

– N’est-ce pas magnifique ? dit àdemi-voix Sir Gervas, quand nous repartîmes sur l’autre bord duRhin de Langmoor. Est-il rien au monde qui se puisse comparer àl’émotion présente.

– Vous parlez comme s’il s’agissait d’uncombat de coq ou d’une course de taureau, répondis-je avec quelquefroideur. C’est un moment solennel et triste, quel que soit levainqueur, c’est du sang anglais qui va détremper le sol del’Angleterre.

– Il n’y en aura que plus de place pour ceuxqui resteront, dit-il d’un ton léger. Regardez-moi, par là-bas, cesfeux de leur bivouac, qui brillent à travers le brouillard. Quelleétait donc la recommandation que vous faisait votre ami lemarin ? Prenez bien leur côté sous le vent, puis… àl’abordage ! Hé, en avez-vous parlé au colonel ?

– Ab ! non, ce n’est pas le moment defaire des plaisanteries, des jeux de mots, répondis-je d’un tongrave. Il y a des chances pour que bien peu d’entre nous voient lesoleil se lever demain.

– Je ne suis pas très curieux de le voir,fit-il en riant. Il sera quelque chose de fort semblable à celuid’hier. Par ma foi i bien que je ne me sois jamais levé pour envoir un en ma vie, il m’est arrivé d’en voir des centaines avant deme mettre au lit.

– J’ai dit à l’ami Ruben les quelques chosesque je désire dans le cas où je succomberais, dis-je. J’ai éprouvéun grand soulagement d’esprit, en songeant que je laisse derrièremoi quelques mots d’adieu, et un petit souvenir à tous ceux quej’ai connus. Puis-je vous offrir un service de ce genre ?

– Hum ! fit-il d’un air distrait, si jesuis sous terre, vous pouvez en avertir Araminte… Non !laissons tranquille cette pauvre donzelle. Pourquoi lui envoyer desnouvelles qui l’ennuieraient ?… Si par hasard vous allez à laVille, le petit Tommy Chichester serait content d’apprendre lesfarces que nous avons faites dans le Somerset. Vous le trouverez« au Cocotier » tous les jours de la semaine de deux àquatre heures sonnant. Il y a aussi la mère Butterworth, que jerecommanderais à votre attention. Elle fut la reine des nourrices,mais hélas, la cruauté du temps a tari la source de son métier, etelle a besoin qu’on s’occupe un peu de la nourrir elle-même.

– Si je vis et que vous mourriez, je feraitout ce qui sera possible pour elle, répondis-je. Avez-vous autrechose à me dire ?

– Seulement que Hacker, de la Cour Saint-Paul,n’a pas son pareil pour les vestes, répondit-il. C’est unrenseignement de peu de valeur, mais il a été acheté et payé, commetout ce qu’on apprend. Encore une chose. Il me reste un ou deuxbijoux qui pourraient servir à faire un présent à la joliePuritaine, si notre ami la conduisait à l’autel. Ah sur ma vie,elle lui fera lire de singuliers livres. Où en sommes-nousmaintenant, colonel ? Pourquoi restons-nous là plantés sur lalande, comme une rangée de hérons parmi les roseaux ?

– On met l’armée en ligne pour l’attaque, ditSaxon, qui était arrivé à cheval pendant notre entretien. Éclair ettonnerre ! A-t-on jamais vu un camp aussi exposé à un assaut.Ah ! si j’avais douze cents bons cavaliers, les Pandours deWessemburg pour une heure seulement ! Comme je vous lesfoulerais aux pieds, jusqu’à ce que leur camp ait l’air d’un champde blé vert après la grêle.

– Notre cavalerie ne peut-elle pasavancer ? Le vieux soldat eut un profond reniflement dedédain.

– Si cette bataille peut être gagnée, il fautqu’elle le soit par notre infanterie. Qu’attendre d’une pareillecavalerie ? Tenez vos hommes bien en main, car nous auronspeut-être à soutenir le choc des dragons du Roi. On pourrait nousattaquer de flanc, car nous sommes au poste d’honneur.

– Il y a des troupes à notre droite,répondis-je, en sondant les ténèbres du regard.

– Oui, les bourgeois de Taunton et les paysansde Frame. Notre brigade couvre le flanc gauche. À côté de nous setrouvent les mineurs de Mendip, et je ne pouvais désirer demeilleurs camarades, si leur ardeur ne l’emporte pas sur laprudence. En ce moment, ils sont agenouillés dans la boue.

– Ils ne s’en battront pas plus mal pour cela,remarquai-je, mais voici que les troupes se mettent en marche.

– Oui, oui, dit Saxon, d’un ton joyeux, entirant son épée et roulant son mouchoir autour de la poignée pourla tenir plus ferme. L’heure est venue ! En avant !

Nous partîmes avec grande lenteur et sansbruit à travers l’épais brouillard, nos pieds écrasant la vase dusol détrempé et y glissant.

Malgré toutes les précautions possibles, lamarche d’un aussi grand nombre d’hommes ne pouvait se faire sansproduire un son sourd et accentué, sous des milliers de pieds enmouvement.

En avant de nous, des taches d’une lumièrerougeâtre papillotant à travers le brouillard indiquaient les feuxdes postes avancés du Roi.

Juste en avant de nous, marchait notrecavalerie formée en une colonne compacte.

Tout à coup, du fond de l’obscurité partit unqui vive retentissant, suivi d’une détonation de carabine,et d’un bruit de galop.

Et sur toute la ligne nous entendîmes crépiterune vive fusillade.

Nous avions atteint la première ligne desavant-postes.

À cette alarme, notre cavalerie chargea enjetant un grand cri et nous la suivîmes aussi vite que nos hommespouvaient courir.

Nous avions avancé de deux ou trois centsyards sur la lande, et nous entendions très distinctement les coupsde clairon du Roi tout près de nous, quand notre cavalerie s’arrêtacourt, et notre marche en avant fut suspendue.

– Sancta Maria ! cria Saxon se portant enavant avec nous pour reconnaître la cause de cet arrêt… Il fautmarcher coûte que coûte. Une halte en ce moment, c’est l’échec denotre camisade.

– En avant, en avant, criai-je en même tempsque Sir Gervas et en brandissant nos sabres.

– C’est inutile, messieurs ! cria uncornette de cavalerie en se tordant les mains. Nous sommes perdus,trahis. Il y a devant nous un fossé large d’au moins vingt pieds,sans un passage à gué.

– Qu’on me fasse de la place pour mon chevalet je vais vous faire voir comment on franchit, s’écria le baronneten faisant reculer son cheval. Maintenant, mes gars, qui veutsauter ?

– Non, monsieur, au nom de Dieu, dit unsoldat, en mettant la main sur la bride. Le sergent Sexton vient defaire le saut. Tout est allé au fond, homme et cheval.

– Dans ce cas allons-y voir, dit Saxon en sefrayant un passage à travers la foule des cavaliers.

Nous le suivîmes de tout près et nous nousvîmes enfin au bord de la vaste tranchée qui arrêtait notreélan.

Jusqu’à ce jour, il m’a été impossible derésoudre la question qui se présentait à mon esprit.

Était-ce par hasard ou par suite d’unetrahison de la part de nos guides, que nous avions ignorél’existence de ce fossé jusqu’au moment où nous nous trouvâmes prèsde son bord dans l’obscurité.

Certains disent que le Rhin de Bussex, ainsiqu’on le nomme, n’était ni profond ni large, et que pour cetteraison les gens des marais n’en avaient point fait mention, maisque les pluies récentes et continuelles lui avaient donné unedimension inconnue jusqu’alors.

D’autres disent que les guides avaient ététrompés par le brouillard et que par suite ils avaient pris unefausse direction, alors que nous eussions pu suivre un autre trajetet tomber ainsi sur le camp du roi sans traverser le fossé.

Quoi qu’il en soit, il était certain que nousl’avions en face de nous, large, noir, menaçant, mesurant bienvingt pieds d’un bord à l’autre, et que le bonnet du malchanceuxsergent se voyait encore au milieu, comme un silencieuxavertissement à quiconque voudrait tenter un passage à gué.

– Il doit y avoir un passage quelque part,criait Saxon avec emportement. Chaque moment vaut un escadron decavalerie pour eux. Où est Mylord Grey ? Le guide a-t-il ététraité comme il le mérite ?

– Le Major Hollis a précipité le guide dans latranchée, répondit le jeune cornette. Mylord Grey a suivi les bordsà cheval pour trouver un endroit guéable.

Je pris la pique d’un fantassin et la plongeaidans la vase noire et épaisse, au milieu de laquelle j’entraijusqu’à la ceinture, en tenant de la main gauche la bride deCovenant.

Nulle part je ne trouvai le fond, nulle partun endroit où le pied pût se poser solidement.

– Holà ! mon garçon, cria Saxon, enprenant un soldat par le bras, courez à l’arrière-garde, galopezcomme si vous aviez le diable à vos trousses. Amenez deuxcharrettes à vivres, nous allons voir s’il ne nous est pas possiblede faire un pont sur cette infernale bouillie.

– Si quelques-uns de nous pouvaient s’établirà l’autre bord, nous tiendrions ferme jusqu’à ce qu’il vienne del’aide, dit Sir Gervas, dès que le cavalier fut parti pouraccomplir sa mission.

Tout le long de la ligne des rebelles courutun sauvage et sourd grondement de rage, qui prouvait que l’arméeentière avait rencontré le même obstacle qui s’opposait à notreattaque.

De l’autre côté du fossé, les tamboursbattaient.

Les clairons lançaient des sons aigus et l’onentendait distinctement les appels et les jurons des officiers quirangeaient leurs hommes.

Des lumières mobiles, à Chedzoy, àWeston-zoyland, dans les autres hameaux, à droite et à gauche,montraient avec quelle rapidité l’alarme s’étendait.

Décimus Saxon allait et venait le long dufossé, mâchonnant des jurons étrangers, grinçant des dents en safureur, se dressant parfois sur ses étriers pour tendre son poingganté de fer à l’ennemi.

– Pour qui êtes-vous ? cria une voixrauque à travers le brouillard.

– Pour le Roi, hurlèrent les paysans en guisede réponse.

– Pour quel Roi ? cria la voix.

– Pour le Roi Monmouth.

– Alors feu sur eux, garçons !

Et aussitôt une pluie de balles sifflèrent,chantèrent à nos oreilles.

À la vue de la nappe de flamme qui jaillissaitde l’obscurité, les chevaux affolés, imparfaitement dressés,s’emportèrent, s’élancèrent à toute vitesse à travers la plaine,indociles aux efforts que faisaient leurs cavaliers pour lesarrêter.

Certains prétendent, il est vrai, que cesefforts ne furent pas très sérieux, et que nos cavaliers,découragés par l’échec qu’avait causé le fossé, ne furent pasfâchés de tourner les talons à l’ennemi.

Quand à Mylord Grey, je puis dire avec vérité,je le vis à la faible clarté au milieu des escadrons en fuite, etfaisant tout ce que peut faire un brave cavalier pour les forcer às’arrêter.

Mais ils passèrent, ils disparurent, entraversant comme la foudre les rangs de l’infanterie, puis sedispersèrent sur la lande, laissant leurs compagnies subir tout lechoc de la bataille.

– Faces contre terre, les hommes ! criaSaxon d’une voix qui domina le fracas de la mousqueterie et lescris des blessés.

Les piquiers et les faucheurs se jetèrentégalement à terre à son commandement ! pendant que lesmousquetaires, un genou sur le sol en avant d’eux, chargeaient ettiraient sans avoir d’autre point de mire que les mèches alluméesdes armes de l’ennemi, qu’on voyait scintiller dans lesténèbres.

Sur toute la ligne, de la droite à la gauche,avait éclaté une fusillade continue, par salves courtes et rapidesdu côté des soldats, par un tir continuel, irrégulier du côté despaysans.

À l’autre aile, nos quatre canons avaient étémis en position, et nous entendions leur sourd et lointaingrondement.

– Chantez, frères, chantez, cria notreintrépide chapelain, Maître Josué Pettigrue, courant fort affairé,en tous sens, par les rangs couchés. Invoquez le Seigneur en notrejour d’épreuve !

Les hommes entonnèrent un hymne sonore delouanges qui devint bientôt un chœur unanime, quand s’y ajoutèrentles voix des bourgeois de Taunton à notre droite et des mineurs ànotre gauche.

À ce chant, les soldats de l’autre bordrépondirent par des cris farouches et l’air s’emplit declameurs.

Nos mousquetaires avaient été amenés au bordmême du Rhin de Bussex.

Les troupes royales s’étaient rapprochées deleur côté autant qu’elles avaient pu le faire, si bien qu’il n’yavait pas cinq longueurs de pique entre les deux lignes.

Et pourtant si infranchissable était cetteétroite séparation qu’un quart de mille ne nous eut pas tenus plusà l’écart, excepté que le feu était plus meurtrier.

Nous étions si rapprochés que les bourresenflammées des mousquets de l’ennemi volaient en langues de feupar-dessus nos têtes et que nous sentions sur nos figures uncourant d’air chaud passer rapidement à chacune de leursdécharges.

Mais bien que l’atmosphère fût traversée parune véritable pluie de balles, les soldats visant trop haut pardessus nos rangs agenouillés, nous n’eûmes que peu d’hommesd’atteints.

De notre côté, nous faisions de notre mieuxpour empêcher les hommes de relever trop haut les canons desmousquets.

Saxon, Sir Gervas et moi, nous passions àcheval sans interruption devant la ligne, allant et venant,abaissant les canons avec nos sabres, exhortant les hommes à viserposément, lentement.

Les gémissements et les cris qui partaient del’autre bord nous prouvèrent que du moins quelques-unes de nosballes n’avaient pas été tirées en vain.

– Nous tenons ferme par ici, dis-je à Saxon.Il me semble que leur feu se ralentit.

– C’est leur cavalerie que je crains,répondit-il, car ils peuvent éviter le fossé, puisqu’ils viennentdes hameaux situés sur nos flancs. Ils peuvent tomber sur nous àn’importe quel moment.

– Hallo ! monsieur, cria Sir Gervas, enarrêtant son cheval sur l’extrême bord du fossé, et se découvrantpour saluer un officier monté qui était de l’autre côté,pouvez-vous nous dire si nous avons l’honneur de combattre la gardeà pied ?

– Nous sommes le régiment de Dumbarton,monsieur, cria l’autre. Nous allons vous envoyer de quoi voussouvenir de votre rencontre avec nous.

– Nous allons traverser bientôt pour faireplus ample connaissance répondit Sir Gervas.

Mais au même instant, cheval et cavalierroulèrent dans le fossé, aux cris triomphants des soldats.

Une demi-douzaine de ses mousquetairess’élancèrent aussitôt dans la vase jusqu’à la taille et tirèrent dedanger notre ami, mais sa monture atteinte d’une balle en pleincœur s’effondra sans se débattre.

– Il n’y a pas de mal, s’écria le baronnet, ense relevant. J’aime autant combattre à pied, comme mes bravesmousquetaires.

À ces mots les hommes lancèrent une sonoreacclamation et de part et d’autre la fusillade redoublad’activité.

Ce fut un sujet d’admiration pour moi, etaussi pour bien d’autres, que la vue de ces braves paysans qui, labouche pleine de balles, chargeaient, amorçaient, faisaient feuavec autant de sang-froid que s’ils n’avaient fait autre chose deleur vie, et tenaient tête à un régiment de vétérans qui avaientdonné sur d’autres champs de bataille la preuve qu’il n’étaitinférieur à aucun des régiments anglais.

La lueur grise de l’aube se glissait sur lalande, et la lutte était encore indécise.

Le brouillard était suspendu au-dessus de nousen lambeaux effilochés, et la fumée de nos mousquets s’en allait ennuage brun, à travers lequel les longues lignes d’habits rouges sedessinaient de l’autre côté du Rhin pareilles à un bataillon degéants.

J’avais les yeux cuisants, les lèvresdesséchées par la saveur de la poudre.

De tous côtés, mes hommes tombaient plusnombreux, car le surplus de lumière avait rendu le tir des soldatsplus précis.

Notre bon chapelain interrompit son psaume aubeau milieu pour lancer à tue-tête une phrase de louanges etd’action de grâces, et ce fut ainsi qu’il trépassa, en compagnie deses paroissiens qui gisaient autour de lui sur la lande.

Williams Mon-Espoir-est-au-Ciel et legarde-chasse Wilson, parmi les sous-officiers et les plus vaillantsdes hommes de la compagnie, étaient tous deux à terre, l’un mort,l’autre grièvement blessé, ce qui ne l’empêchait pas d’enfoncer labaguette du fusil et de cracher des balles dans le canon.

Les deux Stukeley, de Somerton, jumeaux d’unbel avenir, étaient étendus muets, leurs figures livides tournéesvers le ciel, unis dans la mort comme à leur naissance.

Partout les morts s’entassaient parmi lesvivants.

Et pourtant pas un ne cédait la place et Saxoncontinuait toujours sa promenade à cheval au milieu d’eux, avec desparoles d’espoir et d’éloge.

Sa figure résolue, aux traits profondémentmarqués, sa haute taille pleine de vigueur musculaire étaient unvéritable phare d’espérance, aux yeux de ces simplescampagnards.

Ceux de mes faucheurs, qui pouvaient manier unmousquet, étaient mêlés à la ligne des tireurs, après avoir prisles armes et les munitions des hommes tombés.

La lumière croissait graduellement.

À travers les intervalles dans la fumée et lebrouillard, je pus voir quelle tournure prenait la lutte surd’autres points du champ de bataille.

À droite, la lande avait pris une teintebrune, celle des hommes de Taunton et de Frome, qui s’étaientcouchés comme nous, pour éviter le feu.

Le long des bords du Rhin de Bussex, une ligneépaisse de leurs mousquetaires échangeaient des salves meurtrières,presque à bout portant avec l’aile gauche des régiments même quenous combattions.

Celui-ci était soutenu par un second régimentaux larges revers blancs, qui, je crois, faisait partie de lamilice du Comté de Wilts.

Sur chacun des deux bords de la noiretranchée, une dense rangée de cadavres, bruns d’un côté, vêtusd’écarlate de l’autre servait de rideau à leurs camarades, quis’abritaient derrière elle, et appuyaient les canons de leursmousquets sur les corps étendus.

À gauche, parmi les osiers, étaient postéscinq cents mineurs de Mendip et de Bagworthy.

Ils chantaient à tue-tête, mais si mal armésqu’ils avaient à peine un mousquet à dix hommes pour répondre autir qui les assaillait.

Ne pouvant avancer, se refusant à reculer, ilsse couvraient du mieux qu’ils pouvaient, et attendaient patiemmentque leurs chefs prissent un parti sur ce qu’il y avait à faire.

Plus loin, sur une étendue d’un demi-mille oudavantage, le long nuage flottant de fumée, d’où jaillissaientcapricieusement des éclairs, prouvait que nos régiments de recruesfaisaient tous bravement leur part de la tâche.

À la gauche, l’artillerie avait cessé sonfeu.

Les canonniers hollandais avaient laissé lesinsulaires arranger leurs affaires entre eux.

Ils s’enfuirent jusqu’à Bridgewater,abandonnant leurs pièces à la cavalerie royale.

Tel était l’aspect de la bataille quand un crise fit entendre :

– Le Roi, le Roi !

Et Monmouth passa à cheval dans nos rangs, latête nue, les yeux hagards, accompagné de Buyse, de Wade et d’unedemi-douzaine d’autres.

Ils s’arrêtèrent à une longueur de pique demoi, et Saxon, jouant de l’éperon pour les rejoindre, leva son épéepour saluer.

Je ne pus m’empêcher de remarquer le contrasteque faisait la mine calme et grave du vétéran, réfléchi en mêmetemps que plein de vivacité, avec l’air à moitié égaré de l’hommeque nous étions contraints de considérer comme notre chef.

– Qu’en pensez-vous, Colonel Saxon ?cria-t-il d’une voix éperdue. Comment marche la bataille ?Tout va-t-il bien de votre côté ? Quelle erreur, hélas !quelle erreur I Allons-nous battre en retraite ? Qu’endites-vous ?

– Nous tenons ferme ici, Majesté, réponditSaxon. M’est avis que si nous avions quelque chose dans le genredes palissades, des chevaux de frise, à l’espagnole, nous pourrionstenir tête même à la cavalerie.

– Oh ! la cavalerie ! s’écrial’infortuné Monmouth. Si nous nous tirons d’ici, Lord Grey aura descomptes à rendre. Elle s’est sauvée comme un troupeau de mouton.Quel chef pourrait tirer un parti quelconque de pareillestroupes ? Ah ! malheur ! malheur ! Nemarcherons-nous pas en avant ?

– Il n’y a aucune raison pour avancer,Majesté, maintenant que la surprise a échoué, dit Saxon. J’aienvoyé chercher des charrettes pour faire un pont sur la tranchée,conformément au plan qui est recommandé dans le traité DeVallis et fossis, mais elles sont inutiles pour le moment.Nous ne pouvons que combattre dans la position où nous sommes.

– Jeter des troupes de l’autre côté, ce seraitles sacrifier, dit Wade. Nous avons fait de grosses pertes, maisd’après le coup d’œil que présente le bord opposé, je trouve quevous avez arrangé proprement les habits rouges.

– Tenez ferme, au nom de Dieu, tenezferme ! cria Monmouth, d’un ton d’affolement. La cavalerie afui, l’artillerie aussi. Oh ! que faire avec de pareillesgens ? Que dois-je faire, hélas ! hélas !

Il éperonna son cheval et partit au galop lelong de la ligne continuant à se tordre les mains et à pousser seslugubres lamentations.

Oh ! mes enfants, c’est peu de chose,bien peu de chose que la mort, mise en balance contre ledéshonneur.

Si cet homme s’était résigné silencieusement àson sort, comme le fit le moindre des fantassins qui avait suivison drapeau, combien nous aurions été fiers et contents de parlerde lui, de notre chef de sang princier.

Mais laissons-le de côté.

Les craintes, les agitations, les menuesmarques d’émotion bienveillante qui se produisaient à sa vue commela brise sur l’eau, sont maintenant dissipées pour bien desannées.

Ne songeons qu’à son bon cœur et oublions safaiblesse de caractère.

Pendant que son escorte se formait pour lerejoindre, le grand Allemand se sépara d’elle et revint auprès denous.

– J’en ai assez d’aller et de venir au trotcomme un cheval de manège dans une fête foraine, dit-il. Si jereste avec vous, j’entends avoir une part de tous les combats quise livreront. Tout doux, ma chérie ! Cette balle lui a écorchéla queue, mais elle est trop vieux soldat pour faire la grimacepour des bagatelles. Hallo ! l’ami, où est votrecheval ?

– Au fond du fossé, dit Sir Gervas en raclantavec la lame de son sabre la boue qui couvrait ses habits. Il estmaintenant deux heures passées, et voici une bonne heure, que nousnous amusons à ce jeu d’enfants. Et avec un régiment de ligne,encore ! Ce n’est pas ce que j’attendais.

– Vous allez avoir bientôt de quoi vousconsoler, s’écria l’Allemand, dont les yeux brillèrent. MeinGott ! N’est-ce pas splendide ! Regardez-moi cela,ami Saxon, regardez-moi cela.

Ce n’était point un menu détail, ce qui avaitéveillé l’admiration du soldat.

Dans la buée épaisse, qui s’étendait sur notredroite, apparurent d’abord quelques rayons de lumière argentée, enmême temps qu’un bruit sourd comme un roulement de tonnerre arrivaà nos oreilles, comme celui du flot qui assaillit une côterocheuse.

Les éclairs capricieux de l’acier se firent deplus en plus nombreux.

Le bruit rauque prit une ampleurcroissante.

Enfin, tout à coup, ce brouillards’entr’ouvrit, et on en vit sortir toutes les longues lignes de lacavalerie royale, en vagues successives, richement teintesd’écarlate, de bleu, et d’or, un spectacle aussi grandiose qu’onn’en vit jamais.

Il y avait, dans cette marche mesurée,régulière d’un si nombreux corps de cavalerie, je ne sais quoi quidonnait l’idée d’une puissance irrésistible.

Les rangs succédant aux rangs, les lignes auxlignes, drapeaux flottants, crinières au vent, brillants d’acier,ils se déversaient en avant, formant à eux seuls une armée, dontles ailes étaient encore masquées par le brouillard.

Comme ils s’avançaient avec ce bruit defoudre, se touchant du genou, bride, contre bride, on entenditvenir de leur côté une telle bordée de jurons sonores mêlée aubruissement des harnais, au froissement de l’acier, au battementrythmé d’un nombre infini de sabots, qu’à moins d’avoir tenu bon,une simple pique de sept pieds à la main, contre un pareil ouragan,nul ne saurait comprendre combien il est difficile d’y faire face,les lèvres serrées et la main bien ferme.

Mais si merveilleux que fût ce spectacle, nousn’eûmes guère le loisir de le contempler, comme vous le devinezbien, mes chers enfants.

Saxon et l’Allemand se lancèrent parmi lespiquiers et firent tout ce que des hommes peuvent faire pour serrerleurs rangs.

Sir Gervas et moi, nous en fîmes autant pourles hommes armés de faux, qui avaient été exercés à se former surtrois rangs, l’un à genoux, le second le corps penché, le troisièmedebout, les armes en avant.

Près de nous, les gens de Taunton s’étaientrangés en un cercle sombre, farouche, tout hérissé d’acier, aucentre duquel on pouvait voir et entendre leur vénérable maire,dont la longue barbe flottait au vent, dont la voix perçanteretentissait sur le champ de bataille.

Le grondement de la cavalerie devenait de plusen plus fort.

– Tenez ferme, mes braves garçons, cria Saxond’une voix claironnante. Plantez en terre le bout de la pique.Appuyez-la sur le genou droit. Ne cédez pas d’un pouce.Ferme !

Une grande clameur partit des deux côtés, etalors la vague vivante s’abattit sur nous.

Comment espérer de décrire une pareillescène ?

Le craquement du bois, les cris brefs,haletants, le renâclement des chevaux, le choc du sabre lancé àtour de bras sur la pique.

Comment espérer qu’on pourra faire voir àautrui ce dont on n’emporte soi-même qu’une impression aussi vagueet aussi confuse ?

Quiconque a joué ce rôle dans une scènepareille ne se fait aucune idée générale de tout le combat, ainsique le pourrait un simple spectateur, mais en sa mémoire se graventles quelques détails que le hasard lui met directement sous lesyeux.

C’est ainsi qu’il n’est resté en mes souvenirsqu’un tourbillon de fumée, où se montrent brusquement des casquesd’acier, des faces farouches, expressives, des naseaux rouges etbéants de chevaux dont les pieds de devant battent l’air, commepour éviter le tranchant des armes.

Je vois aussi un jeune homme imberbe, unofficier de dragons, rampant sûr les mains et les genoux jusquesous les faux, et j’entends le gémissement qu’il jette quand un despaysans le cloue à terre.

Je vois un soldat barbu à grosse figure, montésur un cheval gris et courant le long de la rangée de piques, ycherchant une brèche, et poussant des cris de rage.

Dans de telles circonstances, ce sont lesmenus détails qui s’impriment dans l’esprit.

Je remarquai même les grosses dents blancheset les gencives rouges de ces hommes.

En même temps, je vis un homme à figure pâle,aux lèvres minces, qui se penchait sur la crinière de son cheval etme lançait un coup de pointe, en jurant comme un dragon seul saitle faire.

Toutes ces images se mettent en mouvement, dèsque je songe à cette charge furieuse, pendant laquelle jem’escrimai d’estoc et de taille sur les hommes, sur les chevauxsans songer à parer, ni à me tenir en garde.

De tous côtés s’entendait un vacarme babéliquede clameurs, de cris brefs, de pieuses exclamations parmi lespaysans, de jurons parmi les cavaliers, mais par-dessus tout celaon discernait la voix de Saxon suppliant ses piquiers de tenirferme.

Puis, le nuage de cavaliers recula et pivota àtravers la plaine.

Le cri de triomphe de mes camarades, et unetabatière, qui me fut présentée ouverte, annoncèrent que nousavions fait tourner le dos aux escadrons les plus solides qui aientjamais suivi un timbalier.

Mais si nous pouvions compter cela comme unsuccès, l’armée, dans son ensemble n’était guère en mesure d’endire autant.

L’élite des troupes avait seul pu résister auflot de grosse cavalerie des cuirassiers.

Les paysans de Frome avaient été entièrementbalayés du champ de bataille.

Un grand nombre, cédant par le seul effet dupoids et de la pression, avaient été jetés dans la vase fatale quiavait arrêté notre marche en avant.

Beaucoup d’autres, cruellement sabrés,entaillés, gisaient en monceaux affreux à voir sur tout le terrainqu’ils avaient gardé.

Un petit nombre avait échappé au sort de leurscompagnons en se joignant à nous.

Plus loin, les gens de Taunton résistaienttoujours, mais bien affaiblis en nombre.

Un long entassement de chevaux et de cavaliersen avant de nous témoignaient de la vivacité de l’attaque et del’obstination dans la résistance.

À notre gauche, les sauvages mineurs avaientété rompus par le premier choc, mais ils s’étaient battus avec tantde fureur, en se jetant à terre et éventrant les chevaux, par descoups de couteau dirigés en haut, qu’ils avaient enfin fait reculerles dragons.

Mais les miliciens du Comté de Devon avaientété dispersés et avaient subi le sort des gens de Frome.

Pendant toute l’attaque, l’infanterie, postéesur l’autre bord du Rhin de Bussex, n’avait cessé de faire pleuvoirsur nous les balles, et nos mousquetaires, obligés de se défendrecontre la cavalerie, n’étaient pas en mesure de riposter.

Il ne fallait pas une grande expériencemilitaire pour voir que la bataille était perdue et la cause deMonmouth condamnée.

Il faisait déjà grand jour, bien que le soleilne fût pas encore levé.

Notre cavalerie avait disparu, notreartillerie était muette, notre ligne percée en mains endroits, etplus d’un de nos régiments détruit.

Sur le flanc droit, la cavalerie bleue de laGarde, la cavalerie de Tanger, et deux régiments de dragons seformaient pour une nouvelle attaque.

Sur le flanc gauche, les gardes à pied avaientjeté un pont sur le fossé et se battaient corps à corps avec leshommes du Somerset septentrional.

En face de nous, on entretenait une fusilladecontinue, à laquelle nous ripostions d’une façon faible etindécise, car les chariots de poudre s’étaient égarés dansl’obscurité, et bien des hommes s’égosillaient à demander desmunitions.

D’autres chargeaient avec de petits cailloux,faute de balles.

Ajoutez à cela que les régiments, qui avaientconservé leur terrain, avaient été fortement entamés par la charge,et avaient perdu un tiers de leur effectif.

Cependant les braves paysans persistaient àfaire succéder les acclamations aux acclamations, à s’encouragermutuellement par de grosses plaisanteries, comme si une bataillen’était qu’un jeu un peu rude où l’on trouve tout naturel decontinuer la partie tant qu’il reste quelqu’un pour y jouer sonrôle.

– Le Capitaine Clarke est-il ici ? criaDécimus Saxon, arrivant, le bras droit taché de sang. Courez auprèsde Sir Stephen Timewell, et dites-lui de réunir ses hommes auxnôtres. Séparément, nous serons rompus. Ensemble nous pourronsrepousser une autre charge.

J’éperonnai Covenant et je me dirigeai versnos compagnons, pour leur transmettre l’ordre.

Sir Stephen, qui avait été atteint par laballe d’un pétrinal et avait un mouchoir tout rougi sur sa têteblanche comme la neige, comprit la sagesse de cet avis et fitmarcher ses compatriotes du côté indiqué.

Ses mousquetaires, mieux pourvus de poudre queles nôtres, firent de bonne besogne en arrêtant quelque temps lafusillade meurtrière qui partait de l’autre bord.

– Qui l’aurait cru capable de cela ?s’écria Sir Stephen, les yeux flamboyants, lorsque Buyse et Saxonarrivèrent à sa rencontre. Qu’est-ce que vous pensez maintenant denotre noble monarque, de notre champion de la causeprotestante.

– Ce n’est pas un très grand homme de guerre,dit Buyse, mais peut-être que cela vient du défaut d’habitudeplutôt que du manque de courage.

– Courage ? cria le vieux Maire, d’un tonde dédain. Regardez par là-bas, regardez-le votre Roi.

Et il montra la lande, d’un geste de sa mainque la colère plus encore que l’âge faisait trembler.

Là-bas bien loin, mais fort visible sur leterrain qui avait la teinte foncée de la tourbe, fuyait un cavalierau costume pimpant, suivi d’une troupe d’autres cavaliers, lancé augalop le plus rapide qui pût l’éloigner du champ de bataille.

Impossible de s’y tromper : c’était lelâche Monmouth.

– Chut, s’écria Saxon, entendant notre criunanime d’horreur et de malédiction, ne décourageons pas nos bravesjeunes gens ! La lâcheté est contagieuse. Elle gagnera touteune armée aussi vite que la fièvre putride.

– Le lâche ! cria Buyse en grinçant desdents. Et ces braves campagnards ! C’en est trop.

– Tenez bien vos piques, mes hommes, criaSaxon d’une voix tonnante.

Nous eûmes à peine le temps de former notrecarré et de nous jeter à l’intérieur que le tourbillon de cavaleriebondit de nouveau sur nous.

Au moment où les gens de Taunton s’étaientréunis à nous, il s’était produit un point faible dans nos rangs,et ce fut par cette ouverture qu’en un instant les gardes bleus sefrayèrent passage en écrasant tout, en frappant avec fureur àdroite et à gauche.

D’un côté les bourgeois, et nous de l’autre,nous ripostâmes par de violents coups de piques et de faux quifirent vider les arçons à plus d’un homme, mais au plus fort de lamêlée, l’artillerie royale ouvrit le feu pour la première fois avecun bruit de tonnerre, sur l’autre bord du Rhin, et un ouragan deboulets laboura nos rangs compacts, en traçant des sillons de mortset de blessés.

En même temps un grand cri : « De lapoudre ! au nom du Christ, de la poudre ! » partitdes rangs des mousquetaires, qui avaient brûlé leur dernièrecharge.

Le canon gronda de nouveau, et nos hommesfurent de nouveau moissonnés.

On eût dit que la mort en personne promenaitsa faux parmi nous.

À la fin, nos rangs se rompaient.

Au milieu même des piqueurs, brillaient descasques d’acier.

Les sabres se levaient et retombaient.

Toute la troupe fut obligée de reculer, d’aumoins deux cents pas, sans cesser de lutter furieusement, et alorselle se mêla à d’autres corps auxquels le choc avait fait perdretoute apparence d’ordre militaire.

Pourtant on se refusait à fuir.

Les gens du Devon, du Dorset, du Comté deWills, et quelques-uns du Somerset, piétinés par les chevaux,sabrés par les dragons, tombant par vingtaines sous l’averse desboulets, continuaient à se battre avec un courage obstiné,désespéré pour une cause perdue et pour un homme qui les avaitabandonnés.

De quelque côté que tombât mon regard, jevoyais des figures contractées, les dents serrées.

On jetait des hurlements de rage et de défi,mais aucun cri n’annonçait la crainte ni le désir de se rendre.

Quelques-uns se hissèrent sur les croupes deschevaux et arrachaient les cavaliers de leur selle.

D’autres, étendus la face contre terre,coupaient les jarrets aux chevaux avec le tranchant de leurs fauxet poignardaient les hommes avant qu’ils eussent le temps de sedégager.

Les gardes se lançaient en tout sens, sansrelâche à travers eux, et cependant les rangs rompus se refermaientsur eux et reprenaient la lutte avec entêtement.

La chose devenait si désespérée et siémouvante que j’aurais presque désiré qu’ils se débandassent pourfuir, mais sur cette vaste lande, il n’y avait point d’endroit oùils pussent courir et trouver un refuge.

Et pendant tout le temps qu’ils luttèrent,combattirent, noircis par la poudre, desséchés par la soif, versantleur sang comme s’il eût été de l’eau, l’homme qui s’appelait leurRoi, éperonnait son cheval, traversait la campagne, la bride sur lecou de sa monture, le cœur palpitant, n’ayant plus que l’uniquepensée de sauver son cou, sans se demander ce qu’il adviendrait deses vaillants partisans.

Un grand nombre de fantassins se battirentjusqu’à la mort, sans donner ni recevoir quartier, mais enfin,dispersés, rompus, sans munitions, le gros des paysans se débandaet s’enfuit à travers la lande, poursuivi de près par lacavalerie.

Saxon, Buyse et moi, nous avions fait tout ceque nous pouvions pour les rallier, nous avions tué quelques-uns deceux qui étaient au premier rang de la poursuite, lorsque soudainj’aperçus Sir Gervas, debout, sans chapeau, entouré d’un petitnombre de ses mousquetaires, et au milieu d’une cohue dedragons.

Donnant de l’éperon à nos chevaux, nous nousouvrîmes passage pour aller à son secours, et nous jouâmes de nossabres de façon à le délivrer un instant de ses assaillants.

– Sautez en croupe derrière moi, lui criai-je.Nous pourrons encore nous sauver.

Il me regarda en souriant, et hocha latête.

– Je reste avec ma compagnie, dit-il.

– Votre compagnie ! cria Saxon, mais, mongarçon, vous êtes fou, votre compagnie est balayée jusqu’au dernierhomme.

– C’est ainsi que je l’entends, répondit-il,en faisant tomber un peu de boue attachée à sa cravate. Ne voustourmentez pas ! Ne songez qu’à vous-même. Adieu. Clarke.Présentez mes compliments à…

Les dragons nous chargèrent de nouveau.

Nous fûmes tous entraînés en arrière, encombattant avec désespoir, et lorsque nous pûmes regarder autour denous, le baronnet avait disparu pour toujours.

Nous apprîmes plus tard que les troupesroyales avaient trouvé sur le terrain un corps qu’elles prirentpour celui de Monmouth, à cause de la grâce efféminée des traits etde la richesse du costume.

Sans nul doute, c’était celui de notreinfortuné ami, Sir Gervas Jérôme, dont le nom restera toujours cherà mon cœur.

Dix ans après, lorsque nous entendîmes parlerlongtemps de la bravoure dont firent preuve les jeunes courtisansde la Maison du Roi de France et de la légèreté courageuse aveclaquelle ils combattirent contre nous dans les Pays Bas àSteinkerque et ailleurs, j’ai toujours pensé, d’après le souvenirlaissé en moi par Sir Gervas, que je savais quelle sorte de gensc’était-là.

Désormais c’était le moment du sauve quipeut.

En aucun endroit du champ de bataille, lesinsurgés ne prolongeaient la résistance.

Les premiers rayons du soleil tombantobliquement sur la vaste et morne plaine éclairaient en plein lalongue ligne des bataillons rouges et faisaient scintiller lessabres cruels qui se levaient et s’abattaient parmi le troupeauconfus des fugitifs impuissants.

L’Allemand avait été séparé de nous dans lamêlée et nous ne sûmes point d’abord s’il était vivant ou s’ilavait péri, mais longtemps après, nous apprîmes qu’il était parvenuà s’échapper, bien que ce ne fût que pour être fait prisonnier avecle malchanceux Duc de Monmouth.

Grey, Wade, Ferguson et d’autres trouvèrentaussi le moyen de s’esquiver, pendant que Stephen Timewell gisaitau centre du cercle de ses bourgeois aux visages farouches.

Il était mort comme il avait vécu, en vaillantPuritain anglais.

Tout cela, nous le sûmes plus tard.

Pour le moment, nous nous sauvions à traversla lande, pour conserver la vie, poursuivis par quelques pelotonsde cavalerie qui nous abandonnèrent bientôt pour s’attacher à uneproie plus facile.

Nous passions près d’un petit fourré d’arbres,lorsqu’une voix forte et mâle, qui disait des prières, attira notreattention.

Écartant les branches, nous vîmes un hommeassis, adossé à un gros bloc de pierre et occupé à se couper lebras avec un couteau à large lame, tout en récitant l’oraisondominicale, sans un arrêt, sans un tremblement dans sa parole.

Il détourna les yeux de sa terrible besogne,et nous reconnûmes tous deux en lui un certain Hollis, dont j’aiparlé comme s’étant trouvé avec Cromwell à Dunbar.

Son bras avait été à moitié coupé par unboulet et il achevait tranquillement la séparation, pour sedébarrasser du membre qui pendait inutile.

Saxon lui-même si habitué qu’il fût à tous lesaspects, à tous les incidents de la guerre, ouvrait de grands yeuxeffarés à la vue de cette étrange chirurgie, mais l’homme, aprèsavoir indiqué d’un bref signe de tête, qu’il le reconnaissait, seremit à sa besogne d’un air farouche, et enfin pendant que nousregardions, il trancha le dernier lambeau qui tenait encore, et secoucha, les lèvres pâles murmurant toujours sa prière[1].

Nous ne pouvions pas faire grand’chose pour lesecourir. D’ailleurs notre halte aurait peut-être attiré vers saretraite les gens lancés à la poursuite.

Nous lui jetâmes donc un flacon à moitié pleind’eau et nous reprîmes notre course rapide.

Oh ! la guerre, mes enfants, comme c’estchose terrible ! Comment des hommes se laissent-ils séduire,prendre au piège par des costumes recherchés, par des coursiersbondissants, par les vains mots d’honneur et de gloire, au pointd’oublier, grâce à l’éclat extérieur, au clinquant, à l’apparat, laréelle, l’effrayante horreur de cette chose maudite ?

Qu’on ne songe point aux escadronséblouissants, aux fanfares des trompettes qui réveillent lescourages, qu’on songe plutôt à cet homme perdu sous l’ombre desaulnes et à l’acte qu’il accomplissait en un siècle, en un payschrétien.

Amèrement, moi qui ai grisonné sous leharnais, et vu autant de champ de bataille que je compte d’annéesdans ma vie, je devrais être le dernier à prêcher sur ce sujet, etpourtant, il m’est aisé de bien voir que s’ils sont honnêtes, leshommes doivent ou bien renoncer à la guerre ou bien avouer que lesparoles du Rédempteur sont trop sublimes pour eux et qu’il estinutile de prétendre encore que son enseignement peut être mis enpratique.

J’ai vu un ministre chrétien bénir un canonqu’on venait de fondre, un autre bénir un navire de guerre aumoment où il glissait sur ses étais.

Eux, les soi-disant représentants du Christ,ils bénissaient ces engins de destruction que l’homme, en sacruauté, avait inventés pour détruire et mettre en pièces d’autresvers de terre comme lui.

Que dirions-nous si nous lisions dans laSainte Écriture que notre Seigneur bénit les béliers et lescatapultes des légions ?

Trouverions-nous cela d’accord avec sonenseignement ?

Mais voilà. Tant que les chefs de l’Églises’écarteront de l’esprit de son enseignement jusqu’au pointd’habiter des palais et de se promener en voiture, est-il étonnantque, devant de tels exemples, le clergé inférieur enfreigne parfoisles règles posées par leur souverain maître ?

En regardant derrière nous du haut descollines peu élevées qui s’élèvent à l’ouest de la lande, nouspûmes voir la nuée de cavaliers franchir le pont sur la Parret etpénétrer dans la ville de Bridgewater, poussant devant eux latroupe impuissante des fugitifs.

Nous avions arrêté nos chevaux et nousregardions dans un silence attristé la fatale plaine, quand unbruit de pas de chevaux arriva à nos oreilles.

Faisant demi-tour, nous aperçûmes deuxcavaliers portant l’uniforme des gardes qui se dirigeaient versnous.

Ils avaient fait un détour pour nous couper laroute, car ils allaient droit à nous l’épée haute et faisant desgestes animés.

– Encore du carnage ! dis-je avec ennui.Pourquoi veulent-ils nous y contraindre ?

Saxon regarda attentivement par-dessous sespaupières tombantes les cavaliers qui se rapprochaient, et unsourire farouche fit apparaître sur sa figure des milliers de pliset de rides.

– C’est notre ami qui a lancé les chiens surnotre piste à Salisbury, dit-il. Voilà qui tombe bien ! j’aiun compte à régler avec lui.

C’était en effet ce jeune cornette à têtechaude que nous avions rencontré au début de nos aventures.

Une chance fâcheuse lui avait fait reconnaîtremon compagnon avec sa haute stature, pendant que nous quittions lechamp de bataille, et l’avait porté à le poursuivre dans l’espoirde prendre sa revanche de l’affront qu’il avait reçu de lui.

L’autre était un caporal porte-lance, hommebâti solidement, en vrai soldat, montant un lourd cheval noir quiavait une marque blanche sur le front.

Saxon se dirigea lentement vers l’officier,pendant que le soldat et moi nous nous regardions les yeux dans lesyeux.

– Eh bien, mon garçon, entendis-je dire parmon compagnon, j’espère que vous avez appris l’escrime depuis notredernière rencontre.

Le jeune garde poussa un grognement de rage àcette raillerie, et aussitôt après, le bruit des épées annonçaitqu’ils étaient aux prises.

De mon côté, je n’osais pas tourner les yeuxsur eux, car mon adversaire m’attaquait avec tant de furie que jene pouvais faire autre chose que de l’écarter.

On ne recourut point au pistolet d’un côté nide l’autre : ce fut une franche lutte épée contre épée.

Le caporal me lançait sans trêve des coups depointe, tantôt à la figure, tantôt au corps, en sorte que jen’avais point l’occasion de donner un de ces vigoureux coups detaille qui eussent terminé l’affaire.

Nos chevaux tournaient autour l’un de l’autremordaient, battaient des pieds pendant que nous nous donnions, quenous parions les coups.

Enfin nous nous trouvâmes côte à côte, à unelongueur d’épée d’intervalle, et nous nous prîmes mutuellement à lagorge. Il tira un poignard de sa ceinture et m’en frappa au brasgauche, mais je lui lançai de mon poignet ganté de fer un coup quile fit tomber de cheval et l’étendit sans mouvement sur le sol.

Presque en même temps le cornette, blessé enmaints endroits, vida les arçons.

Saxon mit vivement pied à terre, ramassa lepoignard que le soldat avait lâché et se disposait à les acheverl’un et l’autre, quand je mis aussi pied à terre et l’enempêchai.

Il se tourna vers moi avec la promptitude del’éclair, d’un air si féroce que je ne pus voir la bête sauvage quiétait en lui entièrement réveillée.

– De quoi te mêles-tu ? gronda-t-il.Laisse-moi faire.

– Non, non, assez de sang versé, dis-je.Laissez-les à terre.

– Est-ce qu’ils auraient eu quelque pitié pournous, cria-t-il avec emportement et se débattant pour dégager sonpoignet. Ils ont perdu la partie. Il faut qu’ils paient.

– Non, pas cela de sang-froid, dis-je d’un tonferme. Je ne le permettrai pas.

– Vraiment, monseigneur ? railla-t-il,avec, une expression démoniaque dans le regard.

D’une violente secousse, il se dégagea de monétreinte, fit un bond en arrière et ramassa l’épée qu’il avaitlaissé tomber.

– Eh bien ! après ? demandai-je enme mettant en garde, un pied de chaque côté du blessé.

Il resta immobile une ou deux minutes, meregardant par-dessous ses sourcils contractés, sa figure toutebouleversée par la colère.

À chaque instant, je m’attendais à le voirbondir sur moi, mais enfin, avec un serrement de gorge, il remitson épée au fourreau si brusquement qu’elle résonna.

Puis d’un bond, il se remit en selle.

– Nous nous séparons ici, dit-il avecfroideur. J’ai été deux fois sur le point de vous tuer, et unetroisième fois ce serait peut-être trop pour ma patience. Vousn’êtes pas le compagnon qu’il faut à un soldat de fortune. Entrezdans les ordres, mon garçon. C’est là votre vocation.

– Est-ce Décimus Saxon qui parle où est-ceWill Spotterbridge ? demandai-je, rappelant sa plaisanterie ausujet de son ancêtre. Mais son âpre figure ne se détendit point enun sourire pour me répondre.

Il rassembla les rênes dans sa main gauche,lança un dernier regard de travers sur l’officier couvert de sanget partit au galop sur un des sentiers qui se dirigeaient vers lesud.

Je restai un instant à le suivre du regard,mais il ne m’envoya pas même un adieu de la main.

Il s’éloigna sans tourner la tête et finit pardisparaître derrière une inégalité dans le sol de la lande.

– Un ami qui s’en va ! dis-je tristement,et tout cela, peut-être parce que je ne veux pas assister en simplespectateur à l’égorgement d’un homme sans défense. Un autre ami apéri sur le champ de bataille. Le troisième, le plus ancien, leplus cher, est étendu, blessé, à Bridgewater, à la merci d’unebrutale soldatesque. Si je retourne à la maison, ce ne sera quepour apporter l’inquiétude et le danger à ceux que j’aime. De quelcôté me diriger ?

Je m’attardai en quelques minutesd’irrésolution près du garde étendu à terre, pendant que Covenantse promenait tout doucement en broutant l’herbe rare, et tournaitde temps à autre vers moi ses grands yeux noirs, comme pourm’affirmer qu’il me restait au moins un ami plein de constance.

Je regardai dans la direction du nord leshauteurs de Polden, au sud les Dunes Noires, à l’ouest la longuechaîne bleue des Quantocks, à l’est la vaste région des landes, etnulle part je ne vis rien qui me fît espérer le salut.

À dire vrai, je me sentais le cœur las et ence moment, je me souciais fort peu de me sauver de là ou non.

Un juron, proféré à demi-voix, suivi d’uneplainte, me tira de mes réflexions.

Le caporal était assis, se frottait la têted’un air d’étonnement, de stupeur, comme s’il ne savait pas aujuste où il était, ni comment il se trouvait là.

L’officier avait aussi ouvert les yeux etdonné d’autres indices de son retour à la conscience.

Évidemment les blessures n’étaient pas d’uncaractère bien grave.

Je ne courais aucun danger d’être poursuivipar eux, car lors même qu’ils auraient voulu le faire, leurschevaux étaient partis au trot pour rejoindre les nombreusesmontures sans cavaliers qui erraient de tous cotés sur laLande.

Je me mis donc en selle, et m’éloignai d’uneallure lente, afin d’épargner autant que possible mon brave cheval,car la besogne du matin l’avait quelque peu fatigué.

Il y avait de nombreux escadrons qui battaientséparément la plaine marécageuse, mais je pus les éviter et jecontinuai ma route au trot, jusqu’à ce que je fusse à huit ou dixmilles du champ de bataille.

Les quelques cottages ou maisons, devantlesquels je passai, étaient abandonnés, et un grand nombre d’entreelles portaient les traces du pillage.

On ne voyait pas un seul paysan.

La mauvaise renommée des agneaux de Kirkeavait chassé tous ceux qui n’avaient pas pris les armes.

Enfin, après trois heures de chevauchée, je medis que j’étais assez loin de la direction principale de lapoursuite pour ne craindre aucun danger.

Je fis donc choix d’un endroit abrité, où unegrosse touffe de broussailles était suspendue au-dessus d’un petitruisseau.

Je m’y assis sur un banc de mousse veloutée,j’y reposai mes membres las et je m’efforçai de faire disparaîtrede ma personne les traces du combat.

Ce fut seulement quand je pus jeter un regardtranquille sur mon accoutrement que je reconnus combien avait dûêtre terrible la lutte à laquelle j’avais pris part, et combienaussi il était surprenant que je m’en fusse tiré presque sans uneégratignure.

Je ne me souvenais que vaguement des coups quej’avais donnés dans la bataille, mais ils avaient dû être nombreuxet terribles, car le tranchant de mon sabre était aussi dentelé,aussi émoussé, que si j’avais passé une heure à frapper sur unebarre de fer.

De la tête aux pieds, j’étais éclaboussé deboue et couvert de sang, en partie le mien, mais surtout celui desautres.

Mon casque était tout bosselé par leschocs.

Une balle de pétrinal avait ricoché sur macuirasse, en la frappant obliquement et y laissant une rainureprofonde.

Deux ou trois autres fêlures ou étoilesprouvaient que l’excellente qualité de la plaque d’acier m’avaitsauvé la vie.

Mon bras gauche était raide, presque inertepar suite du coup de poignard donné par le caporal, mais aprèsavoir enlevé mon doublet et examiné l’endroit, je trouvai que si lablessure avait beaucoup saigné, du moins elle n’intéressait que lecôté extérieur de l’os et dès lors ne signifiait pasgrand’chose.

Un mouchoir trempé dans l’eau et noué serrétout autour adoucit la douleur et arrêta le sang.

En dehors de cette égratignure, je n’avais pasété atteint, mais mes efforts avaient produit une raideurdouloureuse et générale, comme si on m’avait infligé unebastonnade.

La petite blessure, reçue dans la cathédralede Wells, s’était rouverte et saignait. Mais avec un peu depatience et de l’eau froide, je vins à bout de la nettoyer et de labander aussi bien que l’eût fait n’importe quel chirurgien duroyaume.

Après avoir passé en revue mes plaies, il mefallait maintenant m’occuper de ma tenue, car, à dire vrai, j’avaisl’air d’un de ces géants couverts de sang qu’étaient accoutumés àcombattre Don Bellianis de Grèce et autres vaillants paladins.

Pas de femme, pas d’enfant qui n’eussent prisla fuite à ma vue, car j’étais aussi rouge que le boucher de laparoisse à l’approche de la Saint-Martin.

Toutefois un bon lavage dans le ruisseau eutbientôt fait disparaître ces traces de la guerre, et j’arrivai àeffacer les marques de ma cuirasse et de mes bottes.

Mais en ce qui concernait mes habits, c’étaitpeine perdue que de vouloir les rendre plus propres et j’y renonçaide désespoir.

Mon bon vieux cheval n’avait pas même étéeffleuré par les armes et les balles, en sorte que quand il futbien arrosé, bien frictionné, il était en aussi bon état quejamais ; et quand nous tournâmes le dos au petit ruisseau,nous formions un couple plus présentable qu’à notre arrivée sur sesbords…

Il était près de midi, et je commençais àavoir grand’faim, car je n’avais rien mangé depuis la veille ausoir.

Il y avait bien sur la lande un groupe de deuxou trois maisons, mais les murs noircis et le chaume roussiindiquaient qu’il ne fallait pas espérer d’y trouver quoi que cefut.

Une ou deux fois, j’aperçus des gens dans leschamps ou sur la route ; mais à la vue d’un cavalier armé, ilscouraient comme si leur vie était menacée et plongeaient dans lesfourrés comme des animaux sauvages.

À un certain endroit, où un grand chênemarquait la rencontre de trois routes, deux cadavres se balançant àune branche prouvaient que les craintes des villageois étaientfondées sur l’expérience.

Selon toute vraisemblance, ces pauvres gensavaient été pendus parce que la valeur de leurs économies s’étaittrouvée au-dessous de ce qu’attendaient leurs pillards, ou bienparce qu’ayant tout donné à une bande de pillards, ils n’avaientplus de quoi contenter la bande suivante.

Enfin, comme j’en avais vraiment assez dechercher vainement de la nourriture, je découvris un moulin à ventqui se dressait sur un tertre vert, au bout de quelques champs.

Jugeant à son apparence qu’il avait échappé aupillage général, je pris le sentier qui partait de la grande routepour y conduire[2].

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