Micah Clarke – Tome III – La Bataille de Sedgemoor

VII – Ma périlleuse aventure aumoulin.

Au pied du moulin, il y avait un hangar,évidemment destiné à loger les chevaux qui apportaient le grain dufermier.

Il y restait de l’herbe.

Je détachai donc les sangles de Covenant, etle laissai se régaler copieusement.

Quant au moulin, il semblait silencieux etvide.

Je gravis la raide échelle de bois.

J’ouvris la porte d’une poussée et entrai dansune chambre ronde, dallée en pierre, d’où une autre échelleaboutissait au grenier situé au-dessus.

Sur un des côtés de la chambre se trouvait unelongue caisse carrée, et tout autour des murs étaient dresséesplusieurs rangées de sacs pleins de farine.

Dans le foyer, il y avait un tas de fagotsqu’il ne restait plus qu’à allumer.

Aussi à l’aide de ma boîte à briquet, j’eusbientôt une réjouissante flambée.

Je pris dans le sac le plus proche une grossepoignée de farine.

Je la pétris avec l’eau d’une cruche, je laroulai, puis j’en fis une galette plate, et je me mis en devoir dela faire cuire, souriant à l’idée que se ferait ma mère, si elleassistait à une aussi grossière cuisine.

J’en suis très sur, Patrick Lamb, l’auteur dece livre intitulé le Parfait cuisinier de la Cour, que lachère créature tenait toujours de la main gauche, tandis qu’elleremuait et tournait la sauce de la main droite, n’a jamaisassaisonné un plat qui fût plus à mon gré en ce moment là.

Je n’eus pas même la patience d’attendre quela galette eût pris une teinte rousse, je la saisis et l’avalai àmoitié cuite.

J’en roulai alors une seconde que je plaçaidevant le feu, puis tirant ma pipe de ma poche, je me mis à fumer,jusqu’à ce qu’elle fût prête, avec toute la philosophie que je pusappeler à mon aide.

J’étais perdu dans mes réflexions et jesongeais avec tristesse au coup que ces nouvelles porteraient à monpère, quand j’en fus tiré soudain par un sonore éternuement, qui mefit l’effet d’avoir retenti à mon oreille.

Je me dressai d’un bond et jetai les yeuxautour de moi, mais je ne vis rien que le mur massif derrière moi,et devant moi, la chambre vide.

J’avais fini par me persuader que j’avais étéle jouet de quelque illusion, quand soudain un éternuement sonore,plus bruyant et plus prolongé que le premier, rompit lesilence.

Y avait-il quelqu’un de caché dans un dessacs ?

Je tirai mon épée et je fis le tour de lachambre, en tâtant de la pointe les grands sacs de farine, sansréussir à découvrir la cause de ce bruit.

J’étais encore à m’étonner de la chose, quandun concert tout à fait extraordinaire, où se mêlaient desaspirations violentes, des renâclements, des sifflets éclata, suivide cris « Sainte Mère ! Béni Rédempteur ! » etautres exclamations analogues.

Cette fois, il n’y avait pas à se méprendresur l’endroit d’où venait le vacarme.

Je courus à la grande caisse sur laquelle jem’étais assis.

J’en rejetai le couvercle et je regardai àl’intérieur.

Elle était plus qu’à moitié pleine de farine,au milieu de laquelle était perdu un être vivant, sur lequel lapoudre blanche s’était si bien attachée et plaquée que, sans lescris lamentables qu’il poussait, il eût été difficile de savoir sic’était une créature humaine.

Je me baissai.

Je retirai l’homme de sa cachette.

Aussitôt il tomba à genoux sur le sol et semit à hurler merci, tout en soulevant à chacune de ses contorsionsun tel nuage de poudres que je me mis à tousser et à éternuer.

Lorsque enfin ce revêtement de farine eutcommencé à se détacher, je ne fus pas peu surpris de voir que cen’était ni un meunier ni un paysan, mais un homme armé de toutespièces, avec un énorme sabre pendu à sa ceinture et qui pour lemoment ne ressemblait pas mal à un glaçon, portant une vastecuirasse.

Son casque était resté dans le pétrin et sachevelure d’un rouge vif, la seule partie de sa personne dont onvit la couleur, se dressait en l’air sous l’influence de laterreur, pendant qu’il me suppliait d’épargner sa vie.

Je trouvai que cette voix ne m’était pasinconnue et je promenai ma main sur sa figure, ce qui le fit hurlercomme si je l’égorgeais.

Impossible de se méprendre à ces jouesrebondies, à ces petits yeux avides.

Ce n’était rien moins que Maître Tetheridge,l’encombrant secrétaire municipal de Taunton.

Mais quel changement s’était accompli chez lesecrétaire que nous avions vu se pavaner dans toute la pompe et lamagnificence de son emploi devant le brave Maire le jour de notrearrivée dans le Comté de Somerset !

Qu’étaient devenus son assurance et son airguerrier ?

Pendant qu’il était à genoux, ses grandesbottes s’entrechoquaient d’appréhension, et il éjaculait d’une voixde fausset, comme celle d’un mendiant de Lincoln’s Inn, enfilaitdes excuses, des explications, comme si j’étais Feversham enpersonne et que je fusse sur le point d’ordonner son exécution.

– Je ne suis qu’un pauvre diable de scribe,Votre Altesse Sérénissime, braillait-il. Vrai, je suis unmalheureux employé, Votre Honneur, qui a été entraîné dans cesaffaires par la tyrannie de ses supérieurs. Jamais, Votre Grâce, unhomme plus loyal ne porta le cuir de bœuf. Mais quand le Maire ditoui, l’employé peut-il dire non. Épargnez-moi, Votre Seigneurie,épargnez le plus repentant des misérables, qui demande seulementdans ses prières à servir le Roi Jacques jusqu’à la dernière gouttede son sang.

– Renoncez-vous au duc de Monmouth ?demandai-je d’un ton rude.

– Oui, … de tout mon cœur, dit-il avecardeur.

– Alors préparez-vous à mourir, criai-je, ontirant mon épée, car je suis un de ses officiers.

À la vue de l’acier, le misérable secrétairejeta un véritable hurlement de terreur.

Tombant la figure contre terre, il se tordit,se roula, jusqu’à ce que, levant les yeux, il s’aperçut que jeriais.

À cette vue, il se remit d’abord à genoux,puis se leva, en me regardant obliquement, comme s’il ne devinaitrien de mes intentions.

– Vous devez vous souvenir de moi, MaîtreTetheridge, dis-je. Je suis le Capitaine Clarke, du régimentd’infanterie du Comté de Wilts, que commande Saxon. Je suisvraiment surpris que vous ayez adjuré votre fidélité, alors que nonseulement vous avez juré de la maintenir, mais que de plus vousavez fait prêter le même serment aux autres.

– Pas du tout, capitaine, pas du tout,répondit-il en reprenant ses allures habituelles de coq de combataussitôt qu’il s’aperçut que le danger avait disparu, en fait deserment je suis aussi sincère, aussi loyal que je le fusjamais.

– Pour cela, je vous crois entièrement,dis-je.

– Je n’ai fait que dissimuler, reprit-il ensecouant la farine qui le couvrait. Je me suis borné à mettre enpratique cette ruse du serpent qui dans tout guerrier doit êtrejointe au courage du lion. Vous avez lu Homère sans doute.Eh ! moi aussi je suis quoique peu frotté d’études classiques.Je ne suis pas seulement un grossier soldat, bien que je puissemanier l’épée d’une main vigoureuse. Maître Ulysse, voilà monidéal, de même qu’Ajax est le vôtre, je suppose.

– M’est avis que le type du diable qui sort dela boite vous irait bien mieux, dis-je. Voulez-vous accepter lamoitié de cette galette ? Comment vous êtes-vous trouvé dansce pétrin ?

– Eh ! par Sainte Marie ! voicicomment, répondit-il, la bouche pleine de pâte. C’était unstratagème, une ruse, telle qu’en conçoivent les plus grandsgénéraux, qui ont toujours été fameux pour leur art à dérober leursmanœuvres et se dissimuler là où on les attendait le moins. Eneffet, lorsque la bataille fut perdue, lorsque je me fus escriméd’estoc et de taille jusqu’à ce que mon bras fut engourdi et malame émoussée, je m’aperçus que de tous les gens de Taunton j’étaisseul resté vivant. Si nous étions sur le champ de bataille, vouspourriez reconnaître l’endroit où je me trouvais par le cercle descadavres de ceux qui se sont, trouvés à portée de mon épée. Voyantque tout était perdu, et que nos coquins avaient fui, je montai lecheval de notre digne Maire, vu que ce valeureux gentleman n’enavait plus besoin, et je m’éloignai lentement du champ de bataille.Je vous réponds qu’il y avait dans mon regard et dans mon portquelque chose qui empêcha leur cavalerie de me suivre de trop près.Un soldat, il est vrai, me barra la route, mais mon coup habituelde tranchant de sabre en vint aisément à bout. Hélas ! j’ai ungros poids sur la conscience : j’ai fait à la fois des veuveset des orphelins. Pourquoi venir me braver, quand… Dieu demiséricorde ! qu’est-ce que cela ?

– Ce n’est que mon cheval, dans l’écurieau-dessous, répondis-je.

– Je croyais que c’étaient les dragons, dit lesecrétaire en essuyant les gouttes de sueur qui avaient tout à coupperlé sur son front. Vous et moi, nous aurions fait une sortie etles aurions assaillis.

– Ou bien vous vous seriez remis dans lepétrin, dis-je.

– Je ne vous ai pas encore expliqué comment jesuis venu ici, reprit-il, après m’être éloigné de quelques millesdu champ de bataille, je remarquai ce moulin et il me vint àl’esprit qu’un homme énergique pouvait à lui seul y tenir tête à unescadron de cavalerie. Nous ne sommes guère disposés à fuir, nousautres, Tetheridge. C’est peut-être un vain amour-propre, mais cesentiment-là est très fort dans la famille. Nous avons du sang devaillants en nous dès le temps où mon ancêtre suivit Ireton enqualité de vivandier. Je m’arrêtai donc, et j’avais mis pied àterre pour faire mes observations quand ma brute de cheval donnaune brusque secousse à la bride, et ainsi devenu libre, disparut enun instant franchissant les haies, les fossés. Il ne me restaitdonc plus qu’à compter sur ma bonne épée. Je gravis l’échelle, etm’occupais à combiner un plan en vue de faire bonne défense, quandj’entendis le pas d’un cheval, et aussitôt après vous êtes montéd’en bas. Je me suis à l’instant mis en embuscade, et je n’auraispas été long à en sortir soudainement pour une attaque, si lafarine ne m’avait pas étouffé, au point qu’il me semblait avoir unpain de deux livres arrêté dans le gosier. Pour ma part, je suiscontent que la chose soit arrivée, car dans mon aveugle colère, jevous aurais peut-être fait du mal. En entendant le tintement devotre sabre, pendant que vous montiez l’échelle, j’ai pensé quevous étiez sans doute un des suppôts du Roi Jacques, peut-être mêmele capitaine d’un de ces escadrons qui battent la plaine.

– Voilà qui est fort clair, fort intelligible,Maître Tetheridge, dis-je, en rallumant ma pipe. Sans doute votreattitude lorsque je vous ai tiré de votre cachette n’avait d’autrebut que de masquer votre valeur. Mais en voilà assez. Quelles sontvos intentions ?

– C’est de rester avec vous, capitaine,dit-il.

– Non, pour cela, vous ne le ferez pas,répondis-je. Je ne tiens guère à votre compagnie. Votre bravouredébordante peut m’entraîner dans des mêlées que j’aimerais toutautant éviter.

– Non, non, je modérerai ma valeur,s’écria-t-il. En des temps aussi troublés, vous ne vous entrouverez pas plus mal d’avoir la compagnie d’un combattant qui afait ses preuves.

– Appelé à faire ses preuves a fait défaut,dis-je, agacé des propos fanfarons de mon homme. Je vous le dis,j’entends rester seul.

– Non, vous n’avez pas besoin de vouséchauffer pour cela, s’écria-t-il, en s’écartant de moi. En toutcas, nous n’avions rien de mieux à faire que de rester ici jusqu’àla nuit tombante, où nous pourrons gagner la côte.

– C’est la première fois que vous faitespreuve de bon sens, dis-je. La cavalerie royale trouvera assez às’occuper avec le cidre de Zoyland et la bière de Bridgewater. Sinous pouvons nous faufiler à travers, j’ai sur les côtesseptentrionales des amis qui nous prendraient à bord de leur lougrepour gagner la Hollande. Pour cela, je ne refuserai pas de vousaider, puisque vous êtes mon compagnon d’infortune. Je voudraisbien que Saxon fût resté avec moi. Je crains que nous ne soyonspris.

– Si vous voulez parler du Colonel Saxon, ditle Secrétaire je crois que lui aussi est un homme qui joint la ruseà la valeur. C’était un rude et farouche soldat, je le sais bien,ayant combattu dos à dos avec lui pendant quarante minutesd’horloge contre un escadron de la cavalerie de Sarsfield. Il étaitsimple dans son langage, et peut-être que parfois il traitait avectrop peu d’égards l’honneur d’un cavalier, mais il eût été bon que,sur le champ de bataille, l’armée eût eu plus de chefs pareils.

– Vous avez raison, répondis-je, maismaintenant que nous nous sommes restaurés, il est temps de songer àprendre un peu de repos, car nous aurons peut-être un long trajet àfaire cette nuit. Je voudrais bien pouvoir mettre la main sur unebouteille d’ale.

Je ne demanderais pas mieux que d’en boire uncoup pour faire plus ample connaissance, dit mon compagnon, maispour ce qui regarde le sommeil, il est facile de s’arranger. Montezcette échelle, vous trouverez dans le grenier une quantité de sacsvides sur lesquels vous pourrez vous reposer. Pour moi je resteraiquelques instants ici, en bas, et je me ferai cuire une autregalette.

– Restez de garde pendant deux heures, etalors réveillez-moi, répondis-je, puis je veillerai pendant quevous dormirez.

Il toucha la poignée de son sabre pour donnerà entendre qu’il serait fidèle à son poste.

Alors, non sans quelques fâcheuxpressentiments, je montai au grenier.

Je me jetai sur cette rude couche et ne tardaipas à tomber dans un sommeil profond, sans rêves, bercé par lagrave et mélancolique plainte des ailes qui tournaient engrinçant.

Je fus réveillé par des pas à coté de moi etm’aperçus que le petit secrétaire avait gravi l’échelle et sepenchait sur moi.

Je lui demandai si le moment était venu pourmoi de me lever.

Il me répondit d’une voix étrange, fêlée, quej’avais encore une heure et qu’il était venu voir s’il ne pourraitpas m’être utile.

J’étais trop fatigué pour remarquer ce qu’il yavait de sournois dans ses façons et la pâleur de ses joues.

Je le remerciai donc de son attention.

Je me retournai et fus bientôt endormi.

Mon second réveil fut plus brutal, plusterrible aussi.

Il y eut une invasion soudaine par l’échelle,craquant sous des pas lourds, et une douzaine d’habits rougesemplirent la pièce.

Je me redressai brusquement.

J’étendis la main pour saisir l’épée quej’avais posée à côté de moi, à portée de ma main.

L’arme fidèle avait disparu ; elle avaitété dérobée pendant mon sommeil.

Désarmé, et assailli à l’improviste, je fusjeté à terre et ligoté en un instant.

Un homme tenait un pistolet près de ma tête etjurait qu’il me brûlerait la cervelle si je faisais unmouvement.

Les autres roulaient des tours de corde autourde mon corps et de mes bras.

Samson lui-même aurait eu bien de la peine àse délivrer.

Je compris que mes efforts seraientinutiles.

Je restai silencieux, attendant tout ce quipourrait arriver.

Alors, pas plus qu’en aucun autre moment, meschers enfants, je n’ai fait grand cas de la vie, mais enfin j’ytenais moins qu’aujourd’hui, car chacun de vous est comme unepetite vrille de lierre qui m’attache à ce monde.

Et pourtant, quand je songe aux autres êtreschéris qui m’attendent sur l’autre rive, je crois que maintenantmême la mort ne me paraîtrait point un mal.

Sans cela, comme la vie serait chosedésespérante et vide !

Après m’avoir lié les bras, les soldats metraînèrent sur l’échelle, comme si j’avais été une botte de foin,dans la chambre de dessous, également pleine de soldats.

Dans un coin, le misérable scribe, véritablepeinture de l’Épouvante abjecte, grelottant, les genouxs’entrechoquant, se serait affaissé s’il n’avait été maintenu parla poigne d’un vigoureux caporal.

Devant lui étaient deux officiers, l’un d’euxun petit homme dur, brun, aux yeux pétillants, aux mouvements vifs,l’autre grand, mince, avec une longue moustache blonde, qui allaità moitié chemin de ses épaules.

Le premier tenait mon sabre à la main et tousdeux en examinaient la lame avec curiosité.

– C’est un fin morceau d’acier, Dick, dit l’unen appuyant la pointe sur le sol de pierre et exerçant une pressionde l’autre côté jusqu’à ce que la poignée le touchât. Voyez avecquelle force elle se redresse. Pas de nom de fabricant, mais ladate, 1638, est marquée sur la poignée. Où vous-êtes-vous procurécela, hé, l’homme ?

– C’était l’épée de mon père, répondis-je.

– Alors j’espère qu’il l’aura tiré pourdéfendre une cause meilleure que celle qu’a soutenue le fils, ditl’officier, d’un ton narquois.

– Une cause tout aussi juste mais non plusjuste, répondis-je ; Cette épée a toujours été tirée pour lesdroits et les libertés des Anglais, et contre la tyrannie des roiset la bigoterie des prêtres.

– Quel clou pour un théâtre ! Dicks’écria l’officier. Comme cela sonne bien : la bigoterie desrois et la tyrannie des prêtres. Eh ! si cela était débité parBetterton tout près de la rampe, une main sur le cœur, l’autrelevée au ciel, je parie que tout le parterre se lèverait.

– C’est très probable, dit l’autre entortillant sa moustache, mais ce n’est pas le moment des beauxdiscours. Qu’allons-nous faire du petit ?

– Le pendre, répondit l’officier d’un toninsouciant.

– Non, non, très gracieux gentlemen, hurlaTetheridge, s’arrachant brusquement à la poigne du caporal et sejetant à terre devant eux. Ne vous ai-je pas informé où vouspourriez trouver un des plus vigoureux soldats de l’arméerebelle ? Ne vous ai je pas conduits jusqu’à lui ? Nesuis-je pas monté tout doucement pour lui dérober son épée, de peurqu’un des sujets du Roi ne périt en le faisant prisonnier ?Sûrement, sûrement, vous n’allez pas me traiter avec autant deméchanceté, moi qui vous ai rendu de tels services. N’ai-je pastenu parole ? N’est-il pas tel que je l’ai décrit, un géantpar la taille et par sa force extraordinaire ? Toute l’arméeme rendra témoignage sur ce point qu’il en vaut deux comme lui encombat singulier ? Je vous l’ai livré. Assurément vous merelâcherez.

– Voilà, qui est fort bien débité,terriblement bien, dit le petit officier en tapant doucement d’unemain dans le creux de l’autre main. L’emphase était juste, laprononciation nette. Un peu plus du côté des coulisses, caporal,s’il vous plaît. Merci ! Maintenant, Dick, c’est votre tourd’entrer en scène.

– Non, John, vous êtes par trop absurde,s’écria l’autre, impatienté. Le masque et les brodequins sont fortbons à leur place, mais vous regardez la pièce comme une réalité,au lieu de regarder la réalité comme une pièce. Ce qu’a dit cereptile est vrai. Nous devons lui tenir parole, si nous tenons à ceque d’autres gens du pays livrent les fugitifs. Il n’y a pas moyende faire autrement.

– Pour moi, je crois à la Justice de Jeddard,répondit son compagnon. Je commencerais par pendre l’homme etensuite je discuterais sur la question de notre promesse.Cependant, qu’on me tue si jamais j’impose mon opinion à qui que cesoit !

–Non, c’est impossible, dit l’officier dehaute taille. Caporal, emmenez-le. Henderson vous accompagnera.Enlevez-lui cette cuirasse et ce sabre, que sa mère porterait demeilleure grâce. Puis, entendez bien, caporal, quelques bons coupsde la courroie à étriers sur ses épaules dodues ne seraient pasdéplacés pour le faire souvenir des dragons du Roi.

Mon perfide compagnon fut entraîné malgré sarésistance, et bientôt une succession de hurlements aigus, quidevinrent de plus en plus lointains, à mesure qu’il fuyait devantses bourreaux, annonça que l’indication avait été comprise.

Les deux officiers coururent à la petitefenêtre du moulin et rirent à gorge déployée, pendant que lessoldats, regardant furtivement pardessus leurs épaules, nepouvaient s’empêcher de prendre part à leur hilarité.

Je devinai ainsi que Maître Tetheridge, ainsiéperonné par la crainte, qui le lançait, malgré son gros ventre, àtravers les haies, dans les fossés, présentait un coup d’œil assezrisible.

– Et maintenant à l’autre, dit le petitofficier en se détournant de la fenêtre et essuyant les larmes, quele rire avait amenées sur sa figure, cette poutre que voici feraitnotre affaire. Où est le pendeur Broderick, le Jack Ketch desRoyaux ?

– Me voici, monsieur, répondit un soldat à lafigure bourrue et grossière, j’ai là une corde avec un nœudcoulant.

– Jetez-la par-dessus la poutre, alors.Qu’avez-vous donc à la main, maladroit coquin, pour l’envelopperainsi ?

– S’il vous plaît de le savoir, monsieur,répondit l’homme, cela vient d’un ingrat de Presbytérien auxoreilles redressées, que j’ai pendu à Gommatch. J’ai fait pour luitout ce qui pouvait se faire. Il aurait été à Tyburn qu’il n’auraitpas été traité avec plus d’égards, et pourtant, quand j’ai mis lamain sur son cou pour m’assurer que tout allait bien, il m’a saisià pleines dents et m’a emporté un bon morceau de pouce.

– J’en suis fâché pour vous, dit l’officier.Vous savez sans doute qu’en pareille circonstance la morsurehumaine est aussi fatale que celle d’un chien enragé, en sortequ’un de ces beaux matins on vous verra peut-être donner des coupsde dents et aboyer. Mais ne pâlissez donc pas. Je vous ai entenduprêcher la patience et le courage à vos victimes. Vous n’avez paspeur de la mort, n’est-ce pas ?

– Non, pas d’une mort chrétienne, VotreHonneur, mais dix shillings par semaine, ce n’est pas trop bienpayé pour finir comme cela.

– Bah ! C’est une loterie, comme lereste ! remarqua le capitaine, d’un ton encourageant. J’aientendu dire que dans cette circonstance, le malade est tellementcontracté qu’il ne fait que battre le rappel avec ses piedsderrière sa tête, mais ce n’est peut-être pas aussi douloureux quecela le paraît. Pour le moment, occupez-vous de votre office.

Deux ou trois soldats me saisirent par lesbras.

Je m’en débarrassai de mon mieux par unesecousse et je m’avançai, je crois, d’un pas ferme, la figurejoyeuse, sous la poutre.

C’était une grande solive noircie par la fuméeet qui passait d’un côté à l’autre de la chambre.

La corde fut lancée par-dessus, et lebourreau, de ses doigts tremblants, passa à mon cou le nœudcoulant, en faisant grande attention à ne pas se tenir à portée demes dents.

Une demi-douzaine de dragons prirent l’autrebout de la corde et se tinrent prêts à me lancer dansl’éternité.

Pendant toute ma vie aventureuse, jamais je neme suis vu aussi près de franchir le seuil de la mort qu’à cemoment-là, et pourtant, je l’affirme, si terrible que fût maposition, il me fut impossible de penser à autre chose qu’auxtatouages que portait au bras le vieux Salomon Sprent, et àl’habileté avec laquelle il y avait marié le rouge et le bleu.

Et cependant je ne perdais pas le plus légerdétail de ce qui se passait autour de moi.

La scène, cette chambre nue, dallée, l’uniqueet étroite fenêtre, les deux officiers flâneurs, élégants, lesarmes entassées dans le coin, et même le tissu de la grossièreserge rouge, et les dessins des larges boutons de cuivre sur lamanche de l’homme qui me tenait, tout cela est resté nettementgravé en mon esprit.

– Il faut faire notre besogne avec méthode,fit remarquer le capitaine de haute taille, en tirant de sa pocheun calepin. Le colonel Sarsfield demandera peut-être quelquesdétails. Voyons… celui-ci est le dix-septième, n’est-cepas ?

– Quatre à la ferme, et cinq à la croisée desroutes, répondit l’autre on comptant sur ses doigts. Puis, celuique nous avons tué d’un coup de feu dans la haie, et le blessé quis’est presque sauvé en mourant, et les deux dans le petit boisauprès de la colline. Je ne puis m’en rappeler d’autres, si cen’est ceux qui ont été accrochés à Bridgewater aussitôt après lecombat.

Il est bon de faire la chose avec un soinattentif, dit l’autre en griffonnant dans son calepin. C’estaffaire à Kirke et à ses hommes, qui sont, eux aussi, à moitié desMaures, de pendre et d’égorger sans distinction, ni cérémonie, maisil nous convient de donner un meilleur exemple. Comment vousnommez-vous, l’homme ?

– Je me nomme le capitaine Micah Clarke,répondis-je.

Les deux officiers échangèrent un regard et leplus petit siffla longuement.

– C’est bien l’homme en question, dit-il.Voilà ce que c’est que de faire des questions. Je veux être pendusi je n’avais pas déjà des pressentiments que cela tourneraitainsi. On disait qu’il était d’une forte carrure.

– Dites-moi, mon homme, avez-vous jamais connuun Major Ogilvy, des gardes à cheval, des Bleus ?

– Comme j’ai eu l’honneur de le faireprisonnier, répondis-je, et comme depuis ce jour-là il a toujourspartagé avec moi l’ordinaire du soldat, je crois que j’ai le droitde dire que je le connais.

– Enlevez la corde, dit l’officier.

Et le pendeur, de fort mauvaise grâce fitpasser de nouveau le nœud coulant par-dessus ma tête.

– Jeune homme, vous êtes certainement appelé àquelque chose de grand, car jamais vous ne serez plus près de latombe, excepté le jour où vous y mettrez le pied pour tout de bon.Le major Ogilvy a fait les plus actives démarches en votre faveuret en celle d’un de vos camarades blessé qui est couché àBridgewater. Votre nom a été transmis à tous les chefs de cavalerieavec l’ordre de vous amener intact si vous êtes pris. Mais il n’estque juste de vous informer que si le langage bienveillant du Majorpeut vous éviter la cour martiale, elle vous servira fort peuauprès d’un juge civil, devant lequel il vous faudra comparaître,en définitive.

– Je désire partager le même sort, les mêmeshasards que mes compagnons d’armes, répondis-je.

– Eh bien, voilà une façon maussaded’accueillir votre délivrance ! s’écria le plus petit desofficiers. La situation est aussi plate que de la bière decantinier. Ottway en eût tiré meilleur parti. Ne sauriez-vous doncvous hausser à la hauteur qu’elle comporte ? Oùest-elle ?

– Elle ? Qui ? demandai-je.

–Elle ! Elle, parbleu, la femme. Votrefemme, votre amoureuse, votre fiancée, – comme vous voudrez.

– Je n’en ai d’aucune sorte, répondis-je.

– Ah bien ! Que faire en pareillecirconstance ? s’écria-t-il d’un ton désappointé. Elle auraitdû sortir des coulisses en courant, se jeter entre vos bras. J’aivu une situation pareille tirer du parterre trois salvesd’applaudissements. Que voilà un beau sujet gâté, faute dequelqu’un pour en profiter !

– Nous avons encore d’autre besogne, Jack,s’écria son compagnon avec impatience. Sergent Gredder, prenez deuxhommes et conduisez le prisonnier dans l’église de Gommatch. Iln’est que temps de nous remettre en route, car dans quelques heuresl’obscurité empêchera la poursuite.

En entendant ces ordres, les soldatsdescendirent dans le champ, où leurs chevaux étaient au piquet, etse remirent promptement en marche, sous la conduite du capitaine dehaute taille, le cornette amateur de théâtre dirigeantl’arrière-garde.

Le sergent, aux soins duquel j’avais étéconfié, grand gaillard aux larges épaules, aux sourcils noirs, fitamener mon propre cheval et m’aida à le monter, mais il enleva desfontes les pistolets et les suspendit avec mon épée au pommeau desa selle.

– Lui attacherai-je les jambes sous le ventredu cheval ? demanda un des dragons.

– Non, le jeune homme a une honnête figure,répondit le sergent. S’il promet de se tenir tranquille, nous luidélierons les bras.

–Je n’ai point l’intention de m’échapper,dis-je.

– Alors, défaites la corde. Un brave dans lemalheur a toujours ma sympathie. Autrement que je devienne muet. Jeme nomme le sergent Gredder, servant auparavant sous Mackay etprésentement dans la cavalerie royale, un homme qui travaille aussidur, et qui est aussi mal payé que pas un au service de Sa Majesté.Par le flanc droit, et qu’on descende le sentier ! En file surchaque côté et moi derrière ! Nos carabines sont amorcées,l’ami. Aussi tenez votre promesse.

– Oh ! vous pouvez y compter,répondis-je.

– Votre petit camarade vous a joué un vilaintour, dit le sergent, car en nous voyant arriver par la route, il acoupé court à travers champs pour nous joindre, et il a fait unmarché avec le capitaine, pour qu’on l’épargnât, à la conditionqu’il livrerait entre nos mains un homme qu’il décrivait comme undes plus vigoureux soldats de l’armée rebelle. El vraiment, vous nemanquez pas de nerfs et de muscles, quoique vous soyez certainementtrop jeune pour avoir beaucoup servi.

– Cette campagne a été ma première,répondis-je.

– Et selon toute vraisemblance, elle seravotre dernière, remarqua-t-il avec une franchise militaire. à ceque j’ai entendu dire, le Conseil Privé se propose de faire unexemple tel qu’il découragera les Whigs pour une vingtaine d’annéesau moins. On fait venir de Londres un homme de loi dont la perruqueest plus à craindre que nos casques. Il fera périr plus d’hommes enun jour qu’un escadron de cavalerie en dix milles de poursuite. Parma foi, j’aime mieux qu’ils se chargent eux-mêmes de cette besognede bouchers. Voyez ces arbres là-bas. C’est une bien mauvaisesaison quand de tels glands poussent sur les chênes anglais.

– C’est une mauvaise saison, dis-je, quand desgens qui se prétendent chrétiens exercent une telle vengeance surde pauvres et simples paysans, qui n’ont fait autre chose que ceque leur commandait leur conscience. Que les chefs et les officierspâtissent, ce n’est que juste. Ils ont joué pour gagner en cas desuccès et ils ont à payer l’amende maintenant qu’ils ont perdu.Mais cela me fend le cœur de voir ainsi traité ces pauvres et pieuxcampagnards.

– Oui, il y a du vrai dans cela, dit lesergent. Maintenant, si ces pécheurs au langage nasillard, auxlongues tignasses, béliers qui mènent le troupeau au son de leurclochette, étaient ceux qui ont mené leurs ouailles au diable, ceserait une autre affaire. Pourquoi ne veulent-ils pas se conformerà l’Église, pour son tourment ? Le Roi s’en contente bien.N’est-ce pas assez bon pour eux ? Ou bien ont-ils l’âme sidélicate qu’ils ne sauraient l’accommoder de ce qui engraisse toutbrave Anglais. La grande route pour aller au ciel, c’est tropcommun pour eux. Il leur faut leur chemin à eux et ils crientcontre tous ceux qui ne veulent pas le suivre.

– Mais, dis-je, il y a des gens pieux danstoutes les religions. Quand on vit honnêtement, Qu’importe ce qu’oncroit.

– On doit garder sa vertu dans son cœur, fitle sergent Gredder, on doit la tenir emballée au fin fond de sonhavresac. Je me méfie de la sainteté qui s’étale à la surface, dulangage nasillard, des roulements d’yeux, des gémissements, desboniments. C’est comme la fausse monnaie. On la reconnaît à cequ’elle a plus d’éclat, plus d’apparence que la vraie.

– La comparaison est juste, dis-je. Mais,sergent, comment se fait-il que vous ayez tourné votre attentionsur ces sujets ? à moins qu’on ne les décrive tous de faussescouleurs, les dragons du Roi ont autre chose en tête.

– J’ai servi dans l’infanterie de Mackay,répondit-il brièvement.

– J’ai entendu parler de lui, dis-je. C’est,je crois, un homme qui a à la fois des capacités et de lareligion.

– Oh ! pour cela c’est vrai, s’écria lesergent Gredder avec chaleur. C’est un homme sévère, un vraisoldat, au premier coup d’œil, mais de plus près il a l’âme d’unsaint. Je vous réponds qu’on n’avait guère besoin de l’estrapadedans son régiment, car il n’y avait pas un homme qui ne craignit devoir la figure attristée de son colonel, plus qu’il ne craignait leprévôt-maréchal.

Pendant toute notre longue chevauchée, jereconnus que le digne sergent était un vrai disciple de l’excellentcolonel Mackay, car il fit preuve d’une intelligence plusqu’ordinaire et il laissa voir des habitudes sérieuses etréfléchies.

Quant aux deux soldats qui marchaient dechaque côté de moi, ils étaient aussi muets que des statues, carles simples dragons de ce temps-là savaient parler vin et femmes,mais perdaient leur aplomb et leur loquacité quand il étaitquestion d’autre chose.

Lorsque enfin nous arrivâmes dans le petitvillage de Gommatch, qui domine la plaine de Sedgemoor, ce fut avecdes regrets réciproques que nous nous séparâmes, mon gardien etmoi.

Comme dernière faveur, je lui demandai de secharger de mon Covenant, en lui promettant de lui payer unecertaine somme par mois pour son entretien et lui donnant le droitde garder le cheval pour son propre usage, si je manquais de leréclamer avant la fin de l’année.

Ce fut un soulagement pour mon esprit de voiremmener mon fidèle compagnon, qui se retournait pour me regarderavec de grands yeux interrogateurs, comme s’il n’arrivait pas àcomprendre cette séparation.

Quoi qu’il pût m’advenir, j’étais sûrdésormais qu’il était confié à la garde d’un brave homme quiveillerait à ce qu’il ne lui arrivât rien de fâcheux.

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