Micah Clarke – Tome III – La Bataille de Sedgemoor

V – La fillette de la lande et la bulled’eau qui monta à la surface de la fondrière.

Tout Bridgewater fut en révolution lorsquenous y fîmes notre entrée à cheval.

Les troupes du Roi étaient à moins de quatremilles, sur la Plaine de Sedgemoor.

Il était très probable qu’elles s’avanceraientencore et qu’elles donneraient l’assaut à la ville.

Quelques ouvrages grossiers avaient été élevésdu côté de Eastover.

Derrière eux étaient déployées en armes deuxbrigades, pendant que le reste de l’armée était gardé en réservesur la place du marché et la pelouse du château.

Mais dans l’après-midi, des patrouilles denotre cavalerie et des paysans de la région des landes vinrent nousavertir que nous ne courions aucun danger d’un assaut.

Les troupes royales s’étaient installéesconfortablement dans les petits villages du pays, et quand elleseurent réquisitionné du cidre et de la bière chez les fermiers,elles ne manifestèrent aucune intention de marcher en avant.

La ville était pleine de femmes, les épouses,les mères et les sœurs de nos paysans. Elles étaient venues de loinet de près pour voir encore une fois ceux qu’elles aimaient.

Fleet Street ou Cheapside ne sont pas plusencombrés en un jour d’affaires que ne l’étaient les rues etruelles étroites de cette ville du comté de Somerset.

Soldats en hautes bottes, en justaucorps debuffle, miliciens en habits rouges, gens de Taunton aux figuresbrunes et graves, piqueurs vêtus de serge, mineurs en guenilles,aux traits sauvages, paysans en houppelandes, gens de mertéméraires, aux faces hâlées par les intempéries, montagnardsdégingandés de la côte du nord, tout ce monde se poussait, sebousculait en une cohue compacte, bariolée.

Partout dans cette foule se voyaient lespaysannes, coiffées de chapeaux de paille, au parler sonore,prodiguant les pleurs, les embrassades, les exhortations.

Çà et là, parmi les bigarrures des costumes etles reflets des armes circulait la sombre et austère silhouette dequelque ministre puritain à l’ample manteau noir, au chapeau àvisière, distribuant tout autour de lui de courtes et ardentesimprovisations, des textes farouches, substantiels, du répertoirebelliqueux de la Bible qui chauffaient le sang aux hommes commel’eût fait une liqueur forte.

De temps à autre, une clameur sauvage montaitde la foule.

On eût dit le long hurlement d’un mâtin, pleind’ardeur, qui tire sur sa laisse et ne demande qu’à sauter à lagorge de l’ennemi.

Notre régiment avait été dispensé de service,maintenant qu’il était clair que Feversham ne voulait pas marcheren avant et il s’occupait de dépêcher les vivres qu’avait rapportésnotre expédition nocturne.

C’était un dimanche, une belle et chaudejournée, avec un ciel clair, sans nuages, où soufflait une doucebrise chargée des parfums de la campagne.

Pendant tout le jour, les cloches des villagesenvironnants sonnèrent l’alarme, répandant par la campagneensoleillée leur carillon musical.

Les fenêtres supérieures et les toits detuiles rouges des maisons étaient encombrés de femmes et d’enfantsaux figures pâles, qui fouillaient du regard la direction de l’est,où des éclaboussures rouges sur la teinte brune de la landeindiquaient la position de nos ennemis.

À quatre heures, Monmouth réunit un dernierconseil de guerre sur la tour carrée, qui sert de base au clocherde l’église paroissiale de Bridgewater et d’où l’on voyait fortbien tout le pays environnant.

Depuis mon voyage auprès de Beaufort, j’avaistoujours eu l’honneur de recevoir l’ordre d’y assister, en dépit del’humble rang que j’occupais dans l’armée.

Il y avait là une trentaine de conseillers entout, autant qu’il pouvait en tenir en cet endroit, soldats etcourtisans, Cavaliers et Puritains, tous unis maintenant par lelien d’un commun danger.

À vrai dire, l’approche d’un dénouement dansleur fortune avait fait disparaître en grande partie lesdifférences de manières qui avaient contribué à les séparer.

Le sectaire avait perdu un peu de sonaustérité, et il se montrait échauffé, plein d’ardeur à laperspective d’une bataille, en même temps que l’homme à la mode, siétourdi, était contraint à une gravité inaccoutumée en considérantle danger de sa position.

Leurs vieilles querelles furent oubliéeslorsqu’ils se groupèrent près du parapet et contemplèrent d’un airrenfrogné les épaisses colonnes de fumée qui montaient àl’horizon.

Le Roi Monmouth se tenait au milieu de seschefs, pâle et hagard, la chevelure en désordre, de l’air d’unhomme à qui le désarroi de son esprit a fait oublier le soin de sapersonne.

Il tenait une lunette double en ivoire, etquand il la portait à ses yeux, un tremblement, des secoussesnerveuses, agitaient ses fines et blanches mains, au point que celafaisait peine à voir.

Lord Grey tendit sa lunette à Saxon qui étaitaccoudé sur la grossière bordure de maçonnerie et qui regardalongtemps l’ennemi d’un air grave.

– Ce sont les mêmes hommes que j’ai commandés,dit enfin Monmouth, à demi-voix, comme s’il pensait tout haut.Là-bas, par la droite, je vois le régiment d’infanterie deDumbarton. Je connais bien ces hommes-là ; ils se battront. Sinous les avions de notre côté, tout irait bien.

– Non, Majesté, répondit avec vivacité LordGrey, vous ne rendez pas justice à vos braves partisans. Eux aussiverseront jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour votrecause.

– Regardez-les, là en bas, dit Monmouth avectristesse, en montrant le fourmillement des rues au dessous denous. Jamais cœurs plus braves ne battirent dans des poitrinesanglaises, mais remarquez ces vociférations, cette clameur depaysans un samedi soir. Comparez-y le déploiement rigide etrégulier des bataillons exercés. Hélas ! pourquoi ai-jearraché ces honnêtes créatures à leurs modestes foyers pour livrerune lutte aussi désespérée ?

– Écoutez cela, s’écria Wade, ils ne trouventpas la situation désespérée ; et nous pas davantage.

Comme il parlait encore, une clameur furieuses’éleva de la foule compacte écoutant un prédicant qui laharanguait par une fenêtre.

– C’est le digne Docteur Ferguson, dit SirStephen Timewell, qui venait de monter. Il est comme un hommeinspiré qu’un souffle puissant emporte là-haut dans ses paroles.Vraiment on dirait un des anciens prophètes. Il a pris pourtexte : « Le Seigneur Dieu des Dieux, il sait, et Israëlil le saura. S’il est en rébellion, ou s’il est en état de péchécontre le Seigneur, sauve-nous en ce jour. »

– Amen ! Amen ! crièrent pieusementplusieurs des soldats puritains, pendant qu’une autre acclamationrauque, accompagnée du bruit des faux et des armes entrechoquées,montrait combien ce peuple était profondément remué par les parolesardentes du fanatique.

– Ils ont vraiment l’air d’avoir soif ducombat, dit Monmouth d’un air plus dégagé. Il est bien possibleque, quand on a commandé des troupes régulières, comme je l’aifait, on se sente porté à attacher une importance exagérée à ladifférence qui résulte de la discipline et de l’entraînement. Lesbraves garçons paraissent avoir le cœur haut. Que pensez-vous desdispositions de l’ennemi, Colonel Saxon ?

– Par ma foi, Majesté, j’en pense fort peu debien, répondit Saxon avec rudesse. J’ai vu des armées disposées enligne de bataille dans maints pays du monde et sous bien desgénéraux. J’ai également lu la section qui traite de ce sujet dansle De re militari de Petrinus Bellus, ainsi que dans lesouvrages d’un Flamand renommé, mais je n’ai rien vu ni entendu quipuisse recommander les dispositions que nous avons sous lesyeux.

– Comment appelez-vous le hameau qui est surla gauche, celui qui a ce clocher carré couvert de lierre ?demanda Monmouth au Maire de Brigwater, petit homme à la figureanxieuse, qui paraissait évidemment fort embarrassé du relief oùl’avait mis son office.

– Westonzoyland, Votre Honneur… Votre Grâce,non, c’est : Votre Majesté, que je voulais dire. L’autre, àdeux milles plus loin, est Middlezoy, et enfin à gauche, c’estChedzoy, juste de l’autre côté du Rhin.

– Du Rhin, monsieur, que voulez-vous dire,demanda le Roi, sursautant brusquement et interpellant le timidebourgeois d’un ton si violent que celui-ci perdit le peu d’aplombqui lui restait.

– Mais… le Rhin… Votre Grâce… Votre Majesté…dit-il en bégayant, le Rhin. La Grâce de Votre Majesté ne peut pasl’ignorer, c’est ce que les gens du pays appellent le Rhin.

– C’est un terme courant, Sire, par lequel ondésigne de larges et profondes tranchées destinées au drainage desgrandes mares de Sedgemoor, dit Sir Stephen Timewell.

La pâleur de Monmouth s’étendit jusqu’à seslèvres.

Plusieurs des conseillers échangèrent desregards significatifs.

Ils se rappelaient l’étrange et prophétiquejeu de mots qui était arrivé de l’atelier du faiseur d’or dulaboratoire au camp par mon intermédiaire.

Mais le silence fut interrompu par le MajorHollis, vétéran qui avait servi sous Cromwell.

Il venait de marquer sur un papier lasituation des villages où était établi l’ennemi.

– S’il plaît à Votre Majesté, il y a dans leurdisposition quelque chose qui me rappelle celle de l’arméeécossaise lors de la bataille de Dunbar. Cromwell occupait Dunbar,tout comme nous occupons Bridgewater.

Le terrain environnant, de même marécageux etperfide, était occupé par l’ennemi.

Il n’y avait pas dans toute l’armée un hommequi n’admît que si le vieux Leslie défendait jusqu’au bout saposition, il ne nous restait plus d’autre parti de prendre que denous rembarquer, en abandonnant nos approvisionnements et notreartillerie, et à faire de notre mieux pour gagner Newcastle.

Mais grâce à la bienveillante Providence, ilmanœuvra de telle sorte qu’il trouva une fondrière entre son ailegauche et le reste de son armée.

Aussi Cromwell tomba-t-il sur cette aile dèsl’aube et la tailla en pièces, avec tant de succès, que l’arméeennemie tout entière prit la fuite, et que nous la poursuivîmes, enla sabrant, jusqu’aux portes même de Leith.

Sept mille Écossais perdirent la vie, mais ilne périt qu’une centaine d’hommes au plus du côté des honnêtesgens.

Or, Votre Majesté peut voir, grâce à seslunettes, qu’il y a un mille de terrain marécageux entre cesvillages, et que le plus rapproché, qui est Chedzoy – c’est sonnom, je crois – pourrait être abordé sans que nous ayons àtraverser le marais.

Je suis très convaincu que si le Lord Généralétait avec nous, il nous engagerait à risquer une attaque de cegenre.

– C’est bien hardi de faire attaquer de vieuxsoldats par des paysans qui ne sont pas formés, dit Sir StephenTimewell. Mais, s’il faut le faire, je ne crois pas qu’aucun deshommes qui ont vécu au son des cloches de Sainte Marie-Madeleine,recule devant cette tache.

– Voilà qui est bien parlé, Sir Stephen, ditMonmouth. À Dunbar, Cromwell avait derrière lui des vétérans, et enface de lui des gens qui n’avaient qu’une faible expérience de laguerre.

– Cependant il y a beaucoup de bon sens dansce qu’a dit le Major Hollis, remarqua Lord Grey. Il nous fautattaquer ou nous laisser corner peu à peu, puis affamer.

Cela étant ainsi, pourquoi neprofiterions-nous pas tout de suite de la chance que nous offrel’ignorance ou l’insouciance de Feversham ?

Demain, si Churchill réussit à se faireentendre de son chef, je ne doute guère que nous ne trouvions leurcamp disposé autrement et qu’ainsi nous n’ayons lieu de regretternotre occasion manquée.

– Leur cavalerie est postée à Westonzoyland,dit Wade. Maintenant le soleil est si ardent que son éclat et labuée, qui monte des marais, nous empêche presque de voir. Mais iln’y a qu’un instant, j’ai pu, à l’aide de mes lunettes, distinguerdeux longues lignes de chevaux au piquet sur la lande au delà duvillage.

En arrière, à Middlezoy, il y a deux millehommes de milice et à Chedzoy, où se ferait notre attaque, cinqrégiments d’infanterie régulière.

– Si nous pouvions rompre ces derniers, toutirait bien, s’écria Monmouth. Quel est votre avis, ColonelBuyse ?

– Mon avis est toujours le même, réponditl’Allemand. Nous sommes ici pour nous battre, et plus tôt nous nousmettrons à la besogne, mieux cela vaudra.

– Et le vôtre, Colonel Saxon ? Êtes-vousdu même avis que votre ami ?

– Je crois, comme le Major Hollis, Sire, queFeversham, par ses dispositions, s’est exposé à une attaque et quenous devons en profiter sans retard.

Toutefois, considérant que des soldats exercéset une nombreuse cavalerie ont une grande supériorité en pleinjour, je serais porté à conseiller une camisade ou attaque denuit.

– La même pensée m’est venue à l’esprit, ditGrey. Nos amis d’ici connaissent chaque pouce du terrain, et ilsnous guideraient à Chedzoy dans les ténèbres aussi bien qu’en pleinjour.

– J’ai entendu dire, ajouta Saxon, qu’il estarrivé à leur camp des quantités de bière et de cidre, ainsi que duvin et des liqueurs fortes.

S’il en est ainsi, nous pouvons leur donner leréveil pendant que leur tête sera encore toute troublée par laboisson et qu’ils ne sauront guère si c’est nous qui tombons sureux ou si ce sont les diables bleus.

Un chœur unanime d’approbations de tout leConseil prouva qu’on accueillait avec empressement la perspectived’en venir enfin aux mains, après les marches et les retardsénervants des dernières semaines qui s’étaient écoulées.

– Y a-t-il quelque cavalier qui ait desobjections contre ce plan ? demanda le Roi.

Nous échangeâmes tous un coup d’œil, mais bienque maintes physionomies exprimassent le doute ou le découragement,aucune voix ne s’éleva contre l’attaque de nuit.

En effet, il était, évident que dans tous lescas il fallait hasarder notre action et que celle-là avait au moinsle mérite d’offrir plus de chances de succès que l’autre.

Et pourtant, mes chers enfants, je puis ledire, les plus hardis d’entre nous se sentaient le cœur défaillir àla vue de notre chef, de son air abattu, mélancolique, et nous nousdemandions si c’était bien là l’homme fait pour amener à un heureuxdénouement une entreprise aussi hasardeuse.

– Si nous sommes d’accord, prenons pour mot depasse « Soho » et attaquons-les le plus tôt possibleaprès minuit.

Ce qui reste à décider pour l’ordre debataille pourra être réglé d’ici à ce moment-là.

Maintenant, gentilshommes, vous allezrejoindre vos régiments, et vous vous souviendrez que, quoiqu’ilarrive de ceci, soit que Monmouth mette sur sa tête la couronned’Angleterre, soit qu’il devienne un fugitif en tous lieuxpourchassé, tant que son cœur battra, il gardera toujours lamémoire des braves amis qui lui sont restés fidèles en cette heurede peine.

Cette allocution simple et cordiale fit passersur tous les fronts la flamme du dévouement.

Au moins, il en fut ainsi pour moi, en mêmetemps que j’éprouvais une pitié profonde pour ce pauvre faiblegentilhomme.

Nous nous serrâmes autour de lui, la main surla poignée de nos épées, en lui jurant que nous lui resterionsfidèles, dût l’univers entier se dresser entre lui et sesdroits.

Il n’y eut pas jusqu’aux rigides etimpassibles Puritains, qui ne fussent émus, qui ne laissassententrevoir un sentiment de loyauté, pendant que les gens de cour,transportés de zèle, tiraient leurs rapières et lançaient desappels à la foule, qui fut envahie par cet enthousiasme et emplitl’air de ses acclamations.

Les yeux de Monmouth reprirent leur éclat, sesjoues leur couleur, pendant qu’il prêtait l’oreille à ses cris.

Pendant un instant, il parut ce qu’il aspiraità être, un Roi.

– Je vous remercie, chers amis et sujets,cria-t-il. L’issue est aux mains du Tout-Puissant, mais ce quel’homme peut faire, j’en suis convaincu, vous le ferez cette nuit.Si Monmouth ne peut posséder l’Angleterre, il aura au moins sixpieds de son sol. En attendant, retournez à vos régiments et queDieu défende la juste cause.

– Que Dieu défende la juste cause !répéta le conseil, d’une voix solennelle.

Puis, il se sépara et laissa le Roi prendreavec Grey les dernières dispositions en vue de l’attaque.

– Les mirliflors de la Cour sont assezdisposés à brandir leurs rapières et à crier quand il y a quatregrands milles entre eux et l’ennemi, dit Saxon, pendant que nousnous faisions passage à travers la foule.

Je crains qu’ils ne soient moins prompts à semettre en avant, quand ils sont face à face avec une ligne demousquetaires, et peut-être avec une brigade de cavalerie qui leschargera par le flanc.

Mais voici l’ami Lockarby, qui apporte desnouvelles, à en juger par sa physionomie.

– J’ai un rapport à faire, Colonel, dit Rubenaccourant à nous tout essoufflé. Vous vous rappelez sans doute quemoi et ma compagnie nous étions de garde aujourd’hui à la porte del’Est ?

Saxon acquiesça dans un mouvement de tête.

– Comme je désirais en savoir aussi long quepossible sur l’ennemi, je grimpai sur un grand arbre qui se trouvejuste à la sortie de la ville.

De cet endroit, avec l’aide d’une lunette, jepus distinguer leurs lignes et leur camp.

Pendant cet examen, le hasard me fitapercevoir un homme qui marchait furtivement à l’abri des bouleaux,et qui se trouvait à moitié chemin de leurs lignes et de laville.

Je le suivis des yeux et je m’aperçus qu’il sedirigeait de notre côté.

Bientôt il fut si proche que je pusreconnaître qui il était, je connais bien cet homme-là, mais aulieu d’entrer dans la ville, il fit un détour en profitant desfossés à tourbe et sans doute trouva le moyen d’entrer par un autreendroit.

Mais j’ai des motifs pour croire que cet hommen’est pas sincèrement affectionné à la cause.

Je suis convaincu qu’il est allé au Camp Royaldonner avis de ce que nous faisons et qu’il est revenu chercher denouvelles informations.

– Ha ! Ha ! fît Saxon, en levant lessourcils. Et comment se nomme cet homme-là ?

– Il s’appelle Derrick. Il était auparavantpremier apprenti de Maître Timewell à Taunton. Maintenant il a ungrade dans l’infanterie de Taunton.

– Quoi, c’est ce jeune godelureau qui a levéles yeux sur Mistress Ruth. Et maintenant voici que l’amour fait delui un traître ?

Et moi qui le prenais pour un des Élus !Je l’ai entendu sermonner les piquiers.

Comment se fait-il qu’un individu de sa façonapporte son concours à la cause de l’Épiscopat ?

– Toujours l’amour, fis-je. Le dit amour estune jolie fleur, quand il pousse sans être contrarié, mais s’ilrencontre des obstacles, c’est une bien mauvaise herbe.

– Il y a dans le camp bien des gens auxquelsil veut du mal, dit Ruben, et il perdrait l’armée pour se vengersur eux, de même qu’un gredin ferait couler à pic un navire rienque pour noyer un ennemi.

Sir Stephen s’est attiré sa haine en refusantde contraindre sa fille à accepter ses hommages.

Maintenant il est retourné au camp et je suisvenu vous faire mon rapport à ce sujet afin que vous décidiez s’ily a lieu d’envoyer un peloton de piquiers le prendre par les talonspour l’empêcher de faire de l’espionnage une fois de plus.

– Cela vaudrait peut-être mieux, dit Saxon,après avoir bien réfléchi, mais sans doute notre homme a unehistoire toute prête, et qui aurait plus d’apparence que nossimples soupçons. Ne pourrions-nous pas le prendre sur lefait ?

Une idée me vint à l’esprit.

J’avais remarqué du haut du clocher un cottageentièrement isolé à environ un tiers du chemin qui allait au campennemi.

Il s’élevait au bord de la route dans unendroit situé entre deux marais.

Quand on traversait le pays, on était obligéde passer par là.

Si Derrick tentait de porter nos plans àFeversham, on pourrait lui couper la route à cet endroit-là, aumoyen d’un poste mis à l’affût pour l’attendre.

– Excellent, parfait ! s’écria Saxonquand je lui eus fait connaître ce projet. Mon érudit Flamandlui-même n’eût point inventé une pareille ruse de guerre. Emmenezautant de pelotons que vous le croirez nécessaire sur ce point, etje ferai en sorte que Maître Derrick soit convenablement amorcé enfait de nouvelles pour Mylord Feversham.

– Non, dit Ruben, une troupe qui sortiraitmettrait toutes les langues en mouvement. Pourquoi n’irions-nouspas, Micah et moi ?

– En effet, cela vaudrait mieux, réponditSaxon, mais il faut engager votre parole que, quoi qu’il arrive,vous serez de retour avant le coucher du soleil, car vos hommesdoivent être sous les armes une heure avant l’ordre de marcher.

Nous nous empressâmes de faire la promessedemandée.

Puis, nous étant assurés que Derrick étaitbien revenu au camp, Saxon s’arrangea de façon à laisser échapperdevant lui quelques mots relativement à nos plans pour la nuit,pendant que nous nous rendions en hâte à notre poste.

Quant à nos chevaux, nous les laissâmesderrière nous.

Puis, nous franchîmes à la dérobée la porte del’est, nous cachant de notre mieux, jusqu’au moment où nous fûmessur la route déserte et nous nous trouvâmes devant la maison.

C’était un cottage simple, blanchi à la chaux,à toiture de chaume.

Au-dessus de la porte, un petit écriteauinformait que la fermière vendait du lait et du beurre.

Le toit ne laissait point échapper de fumée etles volets de la fenêtre étaient clos ; d’où nous conclûmesque les habitants avaient fui loin de cet emplacementpérilleux.

Des deux côtés s’étendait le marécage, couvertde joncs et peu profond sur ses bords, mais plus profond à quelquedistance, avec une écume verte qui en dissimulait la surfacetraîtresse.

Nous frappâmes à la porte, que le temps avaitsalie, mais n’ayant pas reçu de réponse, ainsi que nous nousattendions, je m’arc-boutai contre elle et bientôt j’eus faitsauter les clous de la gâche.

Il n’y avait qu’une pièce.

Dans un coin, une échelle droite menait, parune ouverture carrée du plafond, à la chambre à coucher sous letoit.

Trois ou quatre chaises et escabeaux étaientépars sur le sol de terre battue, et sur un des côtés une table,faite de planches brutes, supportait de grandes tasses à lait defaïence brune.

Des plaques vertes sur les murs etl’affaissement d’un des côtés de la maison témoignaient des effetsque produisait sa position dans un endroit humide, au voisinage desmarais. Nous fûmes surpris de trouver encore un habitant dansl’intérieur.

Au milieu de la pièce, en face de la porte paroù nous étions entrés, se tenait debout une fillette charmante auxboucles dorées, âgée de cinq ou six ans.

Elle avait pour costume une petite blouseblanche, propre, serrée à la taille par une coquette ceinture decuir, avec une boucle brillante.

Deux petites jambes potelées se laissaiententrevoir, sous la blouse, avec des chaussettes et des souliers decuir, et elle se tenait fièrement campée, un pied en avant, enpersonne décidée à défendre son poste.

Sa mignonne tête était rejetée en arrière, etses grands yeux bleus exprimaient le plus vif étonnement mêlé à labravade.

À notre entrée, la petite sorcière agita denotre côté son mouchoir et nous fit :« Pfoutt ! », comme si nous étions tous les deux deces volailles importunes qu’elle avait l’habitude de chasser de lamaison.

Ruben et moi, nous nous arrêtâmes sur leseuil, hésitants, décontenancés, comme deux grands flandrinsd’écoliers, contemplant cette petite reine des fées dont nousavions envahi les royaumes, et nous demandant s’il nous fallaitbattre en retraite ou apaiser sa colère par de douces etcaressantes paroles.

– Allez-vous-en, cria-t-elle sans cesserd’agiter les mains et de secouer son mouchoir. Grand-mère m’a ditde dire à tous ceux qui viendraient de s’en aller.

– Et s’ils ne veulent pas s’en aller, demandaRuben, que deviez-vous faire alors, petite ménagère ?

– Je devais les mettre à la porte,répondit-elle s’avançant hardiment contre nous et multipliant lescoups de mouchoir. Vous, méchant, vous avez cassé le verrou degrand-mère.

– Eh bien, je vais le raccommoder, répondis-jed’un air content.

Puis, ramassant une pierre, j’eus bientôtconsolidé la gâche déplacée.

– Voilà, petite femme. La grand-mère nes’apercevra jamais de la différence.

– Faut vous en aller tout de même,insista-t-elle. C’est la maison à grand-mère, pas la vôtre.

Que faire en présence de cette petite entêtéede dame des marais ?

Une nécessité impérieuse nous ordonnait derester dans la maison, car il n’y avait pas d’autre moyen de nouscacher que nous abriter parmi ces terribles marécages.

Et pourtant elle s’était mis en tête de nousexpulser, avec une décision, une intrépidité qui eussent fait honteà Monmouth.

– Vous vendez du lait, dit Ruben. Nous sommeslas et altérés. Nous sommes donc venus en boire un coup.

– Ah ! s’écria-t-elle, tout épanouie,souriante, est-ce que vous me paierez tout comme les gens paientgrand-mère ? Ah ! cœur vivant, ce sera bienbeau !

Et sautant légèrement sur un escabeau, ellepuisa dans les bassins qui étaient sur la table de quoi remplir degrandes écuelles.

– Un penny, s’il vous plaît.

C’était chose étrange à voir que la façon dontla petite ménagère cacha sa pièce de monnaie dans son tablier.

Sa figure naïve brillait d’orgueil et de joie,d’avoir fait cette superbe affaire pour la grand-mère absente.

Nous emportâmes notre lait près de lafenêtre.

Nous enlevâmes les volets et nous nous assîmesde manière à bien voir sur la route.

– Au nom du Seigneur, buvez lentement !dit Ruben à demi-voix. Il faut lamper à toutes petites gorgées.Sans quoi elle voudra nous mettre à la porte.

– Maintenant que nous avons payé les droits,elle nous laissera rester, répondis-je.

– Si vous avez fini, il faut vous en aller,dit-elle d’un ton ferme.

– A-t-on jamais vu deux hommes d’armestyrannisés ainsi par une petite poupée comme celle-là ! dis-jeen riant. Non, ma petite, nous allons nous arranger avec vous, envous donnant ce shilling, qui paiera bien tout votre lait. Nousavons le temps de rester ici et de le boire à loisir.

– Jenny, la vache, est justement en train detraverser la mare, fit-elle. C’est presque l’heure de la traite, etje l’amènerai si vous en voulez encore.

– À présent ! Dieu m’en garde !s’écria Ruben. Nous finirons par être obligés d’acheter la vache.Où est votre grand-mère, petite demoiselle ?

– Elle est allée à la ville, réponditl’enfant. Il y a des hommes méchants avec des habits rouges et desfusils, qui viennent pour voler et se battre, mais grand-mère lesfera bientôt partir. Grand-mère est allée arranger tout cela.

– Nous combattons contre les hommes aux habitsrouges, ma poulette, dis-je. Nous vous aiderons à garder la maisonet nous ne laisserons rien voler.

– Oh ! alors, vous pouvez rester,dit-elle en grimpant sur mes genoux, l’air aussi sérieux qu’unmoineau perché sur un rameau. Quel grand garçon vousêtes ?

– Et pourquoi pas un homme ?demandai-je.

– Parce que vous n’avez pas de barbe à lafigure. Tenez, grand-mère en a plus que vous au menton. Et puis, iln’y a que les garçons qui boivent du lait. Les hommes boivent ducidre.

– Eh bien, puisque je suis un garçon, je seraivotre amoureux.

– Ah ! non, s’écria-t-elle en secouantses boucles dorées. Je n’aurai pas de longtemps l’idée de memarier, mais mon amoureux, c’est Giles Martin de Gommatch. Quellejolie veste de fer-blanc vous avez, comme elle reluit !Pourquoi les gens portent-ils ces choses-là pour se faire du malles uns aux autres, puisqu’en vérité, ils sont tousfrères ?

– Et pourquoi sont-ils tous frères, petitefemme ? demanda Ruben.

– Parce que grand-mère dit qu’ils sont tousles fils du Père suprême, répondit-elle. Et puisqu’ils ont tous lemême père, ils doivent être frères. Il le faut bien, n’est-cepas ?

– De la bouche des petits enfants et desnourrissons… fit Ruben en regardant par la fenêtre.

– Vous êtes une rare fleurette des marécages,dis-je, pendant qu’elle se haussait pour atteindre mon casqued’acier. N’est-ce pas chose étrange à penser, Ruben, qu’il y ait dechaque côté de nous des milliers d’hommes, des chrétiens, toutprêts à verser le sang les uns des autres, et qu’il se trouve icientre eux un chérubin aux yeux bleus, qui expose en zézayant unephilosophie bien faite pour nous renvoyer tous à notre foyer, lecœur calmé, et les membres intacts ?

– Un jour passé avec cette enfant medégoûterait pour toujours de la carrière des armes, répondit Ruben.Quand je l’écoute, je sens trop ce qui rapproche le cavalier duboucher.

– Peut-être faut-il des uns et des autres,dis-je en haussant les épaules. Nous avons mis la main à lacharrue. Mais je crois que voici l’homme que nous attendons. Ilarrive en se cachant là-bas sous l’ombre de cette rangée de saulestêtards.

– C’est lui, c’est certain, s’écria Ruben, enguettant par la fenêtre aux vitres à facettes.

– Alors, ma petite, il faut vous asseoir ici,dis-je en la descendant de mes genoux et la mettant sur une chaisedans le coin. Il faut vous montrer une brave fille et ne pasbouger, quoi qu’il arrive. Le voulez-vous ?

Elle avança ses lèvres roses, et affirma d’unsigne de tête.

– Il arrive pas à pas, Micah, dit moncamarade, toujours debout près de la fenêtre. Ne dirait-on pas unrenard perfide ou quelque autre bête de proie ?

Il y avait, en effet, dans son ensemblemaigre, avec son costume noir, dans la légèreté de ses mouvementsfurtifs, quelque chose qui faisait songer à un animal cruel etplein de ruse.

Il se glissa sous l’ombre des arbres et desosiers rabougris, le corps penché, la marche glissante, en sortequ’il n’eût pas été facile à l’homme le plus clairvoyant de le voirde Bridgewater.

À vrai dire, l’éloignement de la ville lui eûtpermis de marcher à découvert et de se lancer à travers la lande,mais la profondeur des marais de chaque côté l’avait empêché dequitter la route jusqu’à l’endroit où elle passait devant lecottage.

Lorsqu’il se trouva en face de notreembuscade, nous nous élançâmes tous les deux par la porte ouverteet lui barrâmes le passage.

J’ai entendu le ministre indépendantd’Emsworth faire la description de Satan, mais si le digne hommes’était trouvé avec nous ce jour-là, il n’aurait pas eu besoin dese mettre en frais d’imagination.

La figure basanée de l’homme se couvrit deplaques d’une pâleur livide, au moment où il faisait un pas enarrière, aspirait longuement l’air, et lançait un éclair venimeuxde ses yeux noirs à droite et à gauche, pour chercher quelque moyende s’esquiver.

Pendant un instant, il porta la main sur lapoignée de son épée, mais sa raison lui dit qu’il ne pouvait guèreespérer de forcer le passage contre nous deux.

Alors il jeta les yeux tout autour de lui,mais de tous les côtés, il lui fallait revenir près des gens qu’ilavait trahis.

Il s’arrêta donc, morne, impassible, la figureallongée, piteuse, les yeux inquiets, toujours en mouvement.

C’était le type, le symbole de latrahison.

– Nous vous avons attendu quelque temps,Maître John Derrick, dis-je. Maintenant il vous faut retourner avecnous à la ville.

– De quel droit m’arrêtez-vous ?demanda-t-il d’une voix rauque et saccadée. Où est votreordre ? Qui vous donne mission d’inquiéter des gens quivoyagent paisiblement sur la grande route du Roi ?

– Je tiens ma mission de mon Colonel,répondis-je d’un ton bref. Vous êtes déjà allé ce matin au camp deFeversham.

– C’est un mensonge, dit-il avec une fureursauvage. Je me suis borné à faire une promenade pour prendrel’air.

– C’est la vérité, dit Ruben, je vous ai vu àvotre retour. Montrez-nous ce papier dont un bout sort de votredoublet.

– Nous savons tous pourquoi vous m’avez tenduce piège, s’écria Derrick avec amertume. Vous avez fait courir surmoi des bruits défavorables de peur que je ne vous gêne pourépouser la fille du Maire. Qu’est-ce que vous êtes, pour oser leverles yeux sur elle ? Un simple vagabond, un homme sans maître,venu on ne sait d’où. De quel droit aspirez-vous à cueillir lafleur qui a grandi au milieu de nous ? Qu’avez-vous affaire àelle ou à nous ? Répondez-moi.

– C’est une question que je ne discuterai quedans un moment et un endroit plus opportun, répondit Ruben aveccalme. Rendez-nous votre épée et revenez avec nous. Pour ma part,je promets de faire tout mon possible pour vous sauver la vie. Sinous sommes victorieux cette nuit, vos misérables tentativespeuvent bien peu de chose pour nous nuire. Si nous sommes vaincus,il restera bien peu d’entre nous à qui vous puissiez nuire.

– Je vous remercie de votre bienveillanteprotection, répondit-il toujours de cette voix blanche, froide,amère.

Puis, débouclant son épée, il se dirigealentement vers mon compagnon.

– Vous pourrez emporter cela comme présent àMistress Ruth, dit-il en tendant l’arme de la main gauche.

– Et cela aussi, ajouta-t-il, en tirantvivement de sa ceinture un poignard qu’il plongea dans le flanc demon pauvre ami.

Cela fut fait en un instant, si brusquementque je n’eus le temps ni de m’élancer entre eux, ni de comprendreson intention.

Le blessé s’affaissait en respirantpéniblement et le poignard résonnait sur le chemin, à mespieds.

Le gredin lança un cri perçant de triomphe etfit un bond en arrière, grâce auquel il évita le furieux coup depoing que je lui lançai.

Puis, il fit demi-tour et s’enfuit sur laroute de toute sa vitesse.

Il était bien plus léger que moi, et vêtud’une façon moins encombrante, mais grâce à ma force de respirationet à la longueur de mes jambes, j’avais été le meilleur coureur demon district, et bientôt le bruit de mes pas lui apprit qu’iln’avait aucune chance de me distancer.

Deux fois il revint brusquement sur ses pas,comme fait un lièvre serré de près par un lévrier, et deux fois,mon épée passa à moins d’un pouce de lui, car, pour dire la vérité,je n’avais pas plus l’intention de l’épargner, que s’il s’était agid’un serpent venimeux qui aurait, sous mes yeux, planté sescrochets dans le corps de mon ami.

Je ne songeais pas plus à donner quartier quelui à le demander.

À la fin, comme il entendait mes pas tout prèsde lui et mon souffle contre son épaule même, il s’élança comme unfou à travers les joncs, et courut vers le perfide marécage ;avec de l’eau jusqu’à la cheville, jusqu’au genou, jusqu’auxcuisses, jusqu’à mi-corps.

Nous luttions. Nous chancelions.

Je gagnais toujours sur lui, et enfin jen’avais plus qu’à étendre le bras, et je faisais déjà tournoyer monépée pour le frapper.

Mais, mes chers enfants, il était écrit qu’ilne mourrait pas de la mort d’un homme, mais de celle d’un reptile,qu’il était.

Au moment même où je l’abordais, il s’enfonçasoudain, avec un bruit de gargouillement, et la mousse verte deseaux mortes se referma au-dessus de sa tête.

Pas la moindre ride, pas d’éclaboussement pourindiquer l’endroit.

Cela se fit brusquement, silencieusement,comme si un monstre inconnu l’avait happé et entraîné dans lesabîmes.

Comme je me dressais l’épée levée, les yeuxtoujours fixés sur cet endroit, une bulle unique, volumineuse,monta et creva à la surface.

Puis tout redevint immobile, les terriblesmarais se déployant devant moi, comme le séjour même de la mort etde la désolation.

Je ne sais s’il s’était trouvé sur un brusqueenfoncement qui l’avait englouti ou si, dans son désespoir, ils’était noyé à dessein.

Tout ce que je sais c’est que dans la grandelande de Sedgemoor sont ensevelis les os du traître et del’espion.

Je revins tant bien que mal vers le bord àtravers la vase épaisse, collante, et je me hâtai d’accourir àl’endroit où gisait Ruben.

Je me penchai sur lui, et je vis que lepoignard avait traversé la bande de cuir qui réunissait les piècesde devant et de derrière de la cuirasse, que non seulement le sangcoulait en abondance de la blessure, mais encore suintait goutte àgoutte aux coins de la bouche.

De mes doigts tremblants, je défis lescourroies et les boucles, j’enlevai l’armure, et appuyai monmouchoir contre son flanc pour arrêter le sang.

– J’espère que vous ne l’avez pas tué,Micah ? dit-il soudain, en ouvrant les yeux.

– Une puissance plus haute que la nôtre l’ajugé, Ruben, répondis-je.

– Pauvre diable ! Bien des choses ontcontribué à l’aigrir, dit-il à demi-voix.

Puis il eut un nouvel évanouissement.

Agenouillé près de lui, je remarquai lapâleur, la respiration pénible du jeune homme, et je songeai à soncaractère simple, si bon, à l’affection que j’avais eu si peu depeine à mériter, et je n’ai aucune honte à en convenir, mes chersenfants, bien que je sois assez lent à éprouver des émotions, meslarmes se mêlèrent à son sang.

Le hasard voulut que Décimus Saxon, dans unmoment de loisir, montât au clocher pour nous regarder avec salunette et voir comment nous nous tirions d’affaire.

Il remarqua quelque chose de suspect etdescendit en hâte pour aller à la recherche d’un chirurgien habile,qu’il amena auprès de nous avec une escorte de piquiers.

J’étais resté à genoux près de mon ami sansconnaissance, et faisant pour le secourir ce que peut faire unignorant, quand la troupe arriva et m’aida à le transporter dans lecottage, à l’abri du brûlant soleil.

Les minutes me parurent des heures pendant quel’homme de l’art, l’air grave, examinait et sondait lablessure.

– Elle ne sera probablement pas mortelle,dit-il enfin.

Sur ces mots, je l’aurais presqueembrassé.

– La lame a rebondi sur une côte, non sansfaire une légère déchirure au poumon. Nous allons le transporteravec nous à la ville.

– Vous l’entendez ? dit Saxon, d’un tonamical. C’est un homme dont l’opinion a du poids.

Un médecin habile vaut à lui seul
bien plus que cent hommes de guerre.

Du courage, l’ami. Vous êtes aussi pâle que sic’était vous et non lui qui aviez subi la saignée. Où estDerrick ?

– Noyé dans le marais, répondis-je.

– Tant mieux, cela nous économisera six piedsde bonne corde. Mais ici notre position est assez dangereuse, carla cavalerie royale pourrait bien nous assaillir. Qu’est-ce quecette bambine si pâle et si tranquille qui est assise dans lecoin ?

– C’est la gardienne de la maison. Sa grand’mère l’a laissée ici.

– Vous feriez mieux de venir avec nous. Il sefera peut-être une rude besogne ici avant que tout soit fini.

– Non, il faut que j’attende grand-mère,répondit-elle, les joues inondées de larmes.

– Mais si moi je vous conduisais près degrand-mère, ma petite ? demandai-je. Nous ne pouvons pas vouslaisser ici.

Je lui tendis les bras. L’enfant s’y élança etse serra contre ma poitrine, en sanglotant comme si son cœur sebrisait.

– Emmenez-moi, cria-t-elle. J’ai peur.

Je calmai du mieux que je pus la petitecréature tremblante et l’emportai sur mon épaule.

Les faucheurs avaient passé les hampes deleurs longues armes dans les manches de leurs justaucorps de façonà en former une sorte de couchette, une civière sur laquelle onétendit le pauvre Ruben.

Une légère couleur était revenue à ses joues,grâce à un cordial administré par le chirurgien, et il adressait àSaxon des signes de tête et des sourires.

On partit ainsi, d’un pas lent, pour retournerà Bridgewater.

Ruben fut transporté à notre logement, et jeconduisis la fillette chez de bonnes gens de la ville qui promirentde la ramener chez elle dès que l’agitation aurait cessé.

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