Micah Clarke – Tome III – La Bataille de Sedgemoor

IX – Le Diable en perruque et enrobe.

L’œuvre de carnage commença sans retard.

Cette nuit même, le grand gibet fut dressédevant l’Hôtellerie du Blanc Cerf.

Pendant des heures, nous pûmes entendre lescoups des maillets, les scies coupant les poutres, en même tempsque l’obscène concert de la suite du Président, qui sedivertissaient bruyamment avec les officiers du régiment de Tanger,dans la salle qui donnait sur la rue et avait vue sur le gibet.

Du côté des prisonniers, la nuit se passa enprière et en méditation, les hommes au cœur énergique raffermissantleurs frères plus faibles, les exhortant à se montrer virils, àmarcher à la mort d’une manière qui servirait d’exemple dans lemonde entier aux vrais protestants.

Les Puritains, qui étaient ecclésiastiques,avaient été, pour la plupart, pendus séance tenante, après labataille, mais il en était resté un petit nombre pour soutenir lecourage de leur troupeau et lui montrer comment on marche ausupplice.

Jamais je ne vis rien d’aussi admirable que lafermeté calme et l’entrain avec lesquels ces pauvres paysansenvisageaient leur destin.

Leur bravoure sur le champ de bataille n’étaitrien auprès de celle qu’ils montrèrent dans l’abattoir légal.

Ce fut ainsi, parmi les prières dites à voixbasse et les appels à la miséricorde divine, de ces voix quin’avaient jamais encore imploré la pitié humaine, que se leva lematin, le dernier matin, que beaucoup d’entre nous avaient à passersur la terre.

L’audience aurait dû s’ouvrir à neuf heures,mais mylord le Président était indisposé pour avoir prolongé laveillée en compagnie du colonel Kirke.

Il était près de onze heures quand lestrompettes et les crieurs annoncèrent qu’il avait pris place.

Les prisonniers furent appelés par leurs noms,l’un après l’autre, les plus marquants les premiers.

Ils nous quittèrent avec des poignées demains, des bénédictions, mais nous ne les revîmes plus, nous ne lesentendîmes plus.

Seulement un bruyant roulement de timbaless’entendait de temps à autre.

Il avait pour but, à ce que nos gardiens nousdirent, de couvrir les dernières paroles que les victimespourraient prononcer et qui porteraient leur fruit dans l’âme desauditeurs.

Le défilé des martyrs, qui marchaient d’un pasferme, le sourire aux lèvres à leur destin, dura pendant toutecette longue journée d’automne, si bien qu’enfin les grossierssoldats de garde furent réduits à un silencieux respect devant uncourage qu’ils ne pouvaient s’empêcher de reconnaître comme plusélevé et plus noble que le leur.

On peut qualifier de débats la façon dontfurent traités ces héros, et c’étaient en effet des débats, maisnon dans le sens que nous autres Anglais donnons à ce mot.

Cela ne consistait qu’à être amené devant lejuge et insulté avant d’être traîné au gibet.

La salle du tribunal était la voie seméed’épines qui aboutissait à l’échafaud.

À quoi bon présenter un témoin qu’on faisaittaire par des clameurs, par des jurons, par les menaces duPrésident qui braillait, jurait au point que les bourgeoisépouvantés de Fore Street pouvaient l’entendre ?

J’ai ouï dire par des personnes qui setrouvaient là en ce jour qu’il tint des propos dignes d’un possédédu démon, que ses yeux noirs étincelaient d’un éclat qui n’avaientpresque rien d’humain.

Le jury s’effaçait devant lui comme devant unecréature venimeuse, lorsqu’il tournait sur lui son regardfuneste.

Parfois, à ce qu’on m’a rapporté, sa sévéritéfaisait place à une gaieté plus terrible encore. Il se renversaitsur son siège de magistrat en riant au point que les larmescoulaient en sautillant sur son hermine.

Ce premier jour, près de cent personnes furentexécutées ou condamnées à mort.

Je m’étais attendu à être appelé l’un despremiers, et je l’aurais été sans doute sans les actives démarchesdu Major Ogilvy.

En fait, le second jour se passa sans qu’on sefût occupé de moi.

Le troisième et le quatrième jour, laboucherie se ralentit, non point que la pitié s’éveillât dans l’âmedu juge, mais parce que les grands propriétaires tories et lesprincipaux partisans du gouvernement avaient encore des entraillescompatissantes, que révoltait ce massacre de gens sans défense.

Sans l’influence que ces gentlemen exercèrentsur le juge, je suis convaincu que Jeffreys aurait pendu jusqu’audernier les onze cents prisonniers enfermés alors à Taunton.

Quoi qu’il en soit, deux cent cinquanted’entre eux furent sacrifiés à la soif de sang humain de ce monstremaudit.

Le huitième jour des assises, il ne restaitplus que cinquante de nous dans le magasin aux laines.

En effet, dans ces quelques derniers jours,les prisonniers avaient été jugés par fournées de dix, devingt.

Mais cette fois nous fûmes tous emmenés commeun troupeau, sous escorte, dans la salle d’audience.

On nous entassa à la barre en aussi grandnombre qu’il pouvait en tenir, pendant que les autres étaientparqués, comme les veaux au marché, dans le centre de la salle.

Le juge était vautré sur un siège élevé, avecun dais au-dessus de lui, les deux autres juges installés sur dessièges moins hauts, à ses deux côtés.

À droite, se trouvait le compartiment desjurés, douze personnes soigneusement triées, des tories de lavieille école, fermes partisans des doctrines de la non-résistanceet du droit divin des rois.

La Couronne avait pris les précautions lesplus minutieuses pour le choix de ces hommes.

Il n’y en avait pas un seul qui n’eût condamnéson propre père, sur le plus léger soupçon qu’il penchait vers lepresbytérianisme ou pour les Whigs.

Juste au-dessous du juge se trouvait unegrande table couverte de drap vert, et jonchée de papiers.

À la droite s’alignait la longue rangée deslégistes de la Couronne, gens farouches, aux mines de furets.

Chacun d’eux tenait une liasse de papiers,qu’ils flairaient de temps en temps.

On eût dit autant de mâtins cherchant la pistesur laquelle ils comptaient nous poursuivre jusqu’au bout.

De l’autre côté de la table était assis unseul homme, jeune, à figure fraîche, en perruque et en robe, avecdes manières nerveuses d’une prudence craintive.

C’était l’avocat, Maître Helstrop, que, danssa clémence, la Couronne avait consenti à nous accorder, de peurque quelqu’un n’eût la hardiesse de déclarer que nous n’avions pasété jugés dans les formes légales.

Le reste de la salle était occupé par lesserviteurs de la suite des juges, par les soldats de la garnison,qui se conduisaient là comme dans leur lieu habituel de flânerie etregardaient toute la cérémonie comme un genre de divertissement quine coûtait rien, qui riaient bruyamment aux grossiers sarcasmes,aux brutales plaisanteries de Sa Seigneurie.

Le clerc ayant bredouillé la formule légaled’après laquelle nous, les prisonniers à la barre, ayant secouétoute crainte de Dieu, nous nous étions assemblés illégalement,traîtreusement, et cetera, le Lord juge de paix déclara qu’ilprenait l’affaire en main, selon son habitude :

– J’espère que nous nous tirerons heureusementde ceci, dit-il brusquement, j’espère qu’un jugement ne tombera passur cet édifice. A-t-on jamais vu tant de scélératesse entasséedans une seule salle d’audience ? Vit-on jamais pareillecollection de faces criminelles ? Ah ! coquins, je voisune corde toute prête pour chacun, de vous. N’as-tu point peur dujugement ? N’as-tu point peur du feu d’enfer ? Vous, lebarbon, dans le coin, comment se fait-il que vous n’ayez pas eu envous assez de la grâce de Dieu pour vous empêcher de prendre lesarmes contre votre très gracieux et très affectueux souverain.

– J’ai suivi les conseils de ma conscience,mylord, dit le vénérable drapier de Wellington, auquel ils’adressait.

– Ha ! votre conscience ! hurlaJeffreys. Un prédicant qui a une conscience ! Où était-ellevotre conscience, il y a deux mois, scélérats, coquin ? Votreconscience ne vous servira guère, monsieur, quand vous danserez enl’air avec la corde au cou. A-t-on jamais vu pareillescélératesse ? A-t-on jamais entendu pareilleeffronterie ? Et vous, grand pendard de rebelle, n’aurez-vouspas assez de grâce pour tenir les yeux baissés ? Faut-il quevous osiez regarder la justice en face, comme si vous étiez unhonnête homme ! Est-ce que vous n’avez pas peur,monsieur ? Ne voyez-vous pas la mort qui vousattend ?

– Je l’ai déjà vue, mylord, et je n’en ai paspeur, répondis-je.

– Race de vipères ! cria-t-il en levantles mains. Le meilleur des pères, le plus bienveillant desrois ! Ayez soin que mes paroles soient transcrites sur leprocès-verbal, greffier ! Le plus indulgent des parents. Maisil faut ramener par le fouet à l’obéissance les enfantsindociles.

Et sur ces mots, il eut un ricanementféroce.

– Le roi épargnera tout nouveau souci sur cepoint à vos parents naturels. S’ils tenaient à vous conserver, ilsn’avaient qu’à vous élever dans de meilleurs principes. Coquins,nous allons être miséricordieux envers vous. – Oh !miséricordieux, miséricordieux ! Combien sont-ils ici,greffier ?

– Cinquante-un, mylord.

– Ô égout de vilenie ! Cinquante-uncoquins fieffés comme il n’y en eut jamais de traînés surclaie ! Oh ! quelle masse de corruption nous avonslà ! Qui défend les vilains ?

– Je défends les prisonniers, VotreSeigneurerie, répondit le jeune légiste.

– Maître Helstrop ! Maître Helstrop, criaJeffreys, agitant sa grande perruque au point d’en faire tomber lapoudre, vous êtes dans toutes ces sales affaires, Maître Helstrop.Vous pourriez bien vous trouver dans un cas fâcheux, MaîtreHelstrop. Parfois il me semble que je vous vois vous-même sur lasellette, Maître Helstrop. Il pourrait bien arriver que vous ayezaussi besoin d’un gentleman de robe longue, Maître Helstrop.Ah ! prenez garde, prenez garde.

– Je suis désigné par la couronne, VotreSeigneurie, dit le légiste d’une voix tremblante.

– Dois-je donc m’entendre répliquer !brailla Jeffreys, dont les yeux noirs s’allumèrent d’une ragedémoniaque Serais-je insulté dans mon propre tribunal ?Faudra-t-il que tout plaideur d’une pièce de cinq liards, parce quele hasard lui aura mis une perruque et une robe, vienne contredirele Lord juge et sauter à la figure de celui qui préside leTribunal ? Oh ! Maître Helstrop, je crains de vivre assezlongtemps pour vous voir arriver quelque malheur.

– J’implore le pardon de Votre Seigneurie,s’écria l’avocat au cœur défaillant, la figure aussi blanche que lepapier de sa nomination.

– Prenez garde à vos paroles et à vos actes,répondit Jeffreys d’un ton de menace. Faites en sorte de ne pasexagérer le zèle à défendre l’écume de la terre. Eh bien,maintenant, voyons. Qu’est-ce que ces cinquante-un bandits désirentdire pour leur défense ? Messieurs du jury, je vous prie deremarquer l’air de coupeurs de gorge qu’ont toutes ces figures. Ilest heureux que. le Colonel Kirke ait donné au tribunal une gardesuffisante, car avec eux ni la justice ni l’Église ne sont ensûreté.

– Quarante d’entre eux demandent à plaidercoupables sur l’accusation d’avoir pris les armes contre le Roi,répondit notre avocat.

– Ah ! hurla le juge, vit-on jamais uneimprudence aussi incomparable ? Vit-on jamais une effronterieaussi invétérée ? Coupables, disent-ils ? Ont-ils expriméleur repentir de cette faute contre le meilleur, le plus patientmonarque ! Écrivez ces mots sur le procès-verbal,greffier.

– Ils ont refusé d’exprimer du repentir, VotreSeigneurerie, répondit le conseiller de la défense.

– Oh ! les parricides ! lesimpudents coquins ! cria le juge. Mettez ensemble cesquarante-là de ce côté-ci de l’enceinte. Oh ! messieurs,avez-vous jamais vu une pareille concentration de vice !Regardez comment la bassesse, la scélératesse peuvent se dresser,la tête haute. Oh. ! monstres endurcis ! Mais les onzeautres ! Peuvent-ils donc espérer que nous ajouterons foi à cemensonge transparent ? à cette ruse palpable ?Pourront-ils le faire avaler à la Cour ?

– Mylord, leurs moyens de défense n’ont pasencore été formulés, balbutia Maître Helstrop.

– Je suis capable de flairer un mensonge avantqu’il ne soit exprimé, gronda le juge. Je suis capable de le lireaussi vite que vous de le concevoir. Allons ! Allons ! letemps de la Cour est précieux. Proposez des moyens de défense ouasseyez-vous et qu’on prononce la sentence.

– Ces hommes, Mylord, dit le défenseur, quitremblait au point que le parchemin se froissait avec bruit sous samain, ces onze hommes, mylord…

– Onze diables, mylord, interrompitJeffreys.

– Ce sont des paysans innocents, mylord, etqui aiment Dieu et le Roi. Ils ne se sont mêlés en aucune façondans cette récente affaire. Ils ont été traînés hors de leurmaison, mylord, non point parce qu’on les soupçonnait, mais parcequ’ils étaient hors d’état de satisfaire la rapacité de certainssimples soldats qui, déçus dans leur espoir de butin…

– Oh ! honte ! honte ! criaJeffreys d’une voix tonnante, trois fois honte ! MaîtreHelstrop, ne vous suffit-il pas de soutenir des rebelles, etfaut-il encore que vous sortiez de votre sujet pour calomnier lestroupes du Roi ? Où en vient le monde ? En un mot,qu’allèguent ces coquins pour leur défense ?

– Un alibi, Votre Seigneurerie !

– Ha ! L’argument connu de tous lesgredins. Ont-ils des témoins ?

– Nous avons ici une liste de quarantetémoins, Votre Seigneurerie. Ils attendent en bas. Beaucoup d’entreeux ont fait un long trajet, se sont exposés à bien de la peine, àdes ennuis.

– Que sont-ils ? Qui sont-ils ? criaJeffreys.

– Ce sont des gens de la campagne, VotreSeigneurerie, des cultivateurs, des fermiers, les voisins de cespauvres gens, qu’ils connaissaient bien, et qui peuvent parler dece qu’ils ont fait.

– Des cultivateurs, des fermiers, cria le jugeà tue-tête, mais alors ils appartiennent à la même classe que ceshommes-là. Voudriez-vous que nous acceptions le serment de cesgens-là, qui sont eux-mêmes des Whigs, des Presbytériens, desprêcheurs, des camarades de taverne de ceux que nous sommes entrain de juger ? Je parie qu’ils ont concerté cela à loisirtout en buvant leur bière. À loisir, à loisir, les coquins.

– Ne voulez-vous pas entendre les témoins,Votre Seigneurie ? s’écria notre avocat, rappelé à un faiblesentiment d’énergie par cet outrage.

– Pas un mot d’eux, monsieur, dit Jeffreys. Jeme demande si mon devoir envers le Roi, mon bon maître, – écrivez« bon maître » greffier, – ne m’autorise pas à faireasseoir tous vos témoins sur la sellette comme complices etfauteurs de trahison.

– S’il plaît à Votre Seigneurie, cria un desprisonniers, j’ai pour témoins M. Johnson, du Bas Stowey, quiest un bon Tory, et aussi M. Shepperton le clergyman.

– Il n’en est que plus honteux pour eux de semontrer dans une cause pareille, riposta Jeffreys. Que devons-nousdire, gentlemen du jury, en voyant la noblesse de campagne et leclergé de l’Église Établie soutenir de cette manière la trahison etla rébellion ? Assurément c’est le dernier jour qui approche.Vous êtes un Whig des plus mal intentionnés, des plus dangereux,pour les avoir entraînés si loin de leur devoir.

– Mais écoutez-moi, Mylord, s’écria un desprisonniers.

– Vous écouter, veau mugissant ! cria lejuge. Nous n’avons pas autre chose à entendre. Vous figurez-vousque vous êtes revenu à votre conciliabule, pour oser élever ainsila voix. Vous entendre ! Parbleu ! Nous vous écouteronsdu bout d’une corde avant peu de jours.

– Nous avons peine à croire, dit un desconseillers de la Couronne, en se dressant soudain, avec un grandbruit de papiers froissés, nous avons peine à croire qu’il soitnécessaire pour la Couronne de préciser aucun cas. Nous avons déjàentendu bien des fois toute l’histoire de cette damnable, de cetteexécrable entreprise. Les hommes, qui comparaissent devant VotreSeigneurie, se sont, pour la plupart, reconnus coupables, et parmiceux qui s’obstinent, il n’y en a pas un qui ait pu nous donnerquelque sujet de le croire innocent de l’horrible crime dont il estaccusé. En conséquence les gentlemen de la robe longue sontd’accord pour déclarer que le jury peut être requis tout de suitede prononcer un seul verdict sur la totalité des accusés.

– Et c’est… demanda Jeffreys, en se tournantvers le chef des jurés pour l’interroger du regard.

– Coupable, Votre Seigneurie, dit celui-ci, enricanant, pendant que les jurés ses confrères hochaient la tête etéchangeaient des rires.

– Naturellement, naturellement !Coupables comme Judas Iscariote, cria le juge, en regardant d’unair triomphant la foule des paysans et bourgeois qui se trouvaitdevant lui. Faites-les avancer un peu, huissiers, afin que jepuisse les considérer plus avantageusement. Oh ! lesrusés ! N’est-ce pas que vous voilà pris ! N’est-ce pasque vous êtes cernés ? Où pouvez-vous fuir maintenant ?Ne voyez-vous pas l’enfer s’ouvrir à vos pieds ? Eh !n’est-ce pas que vous avez peur ? Oh ! elle sera courte,courte, votre confession.

On eût dit que le diable en personne étaitentré en cet homme, car tout en parlant, il se tordait d’un rireinfernal et tapotait le coussin rouge qui était devant lui.

Je promenai un regard sur mes compagnons, maisil semblait que leurs figures eussent été taillées dans lemarbre.

S’il avait compté voir un œil se mouiller, unelèvre trembler, cette satisfaction lui était refusée.

– Si j’étais libre d’agir, dit-il, pas un devous n’échapperait à la corde. Oui, et si j’étais libre d’agir,certains dont l’estomac est trop délicat pour cette besogne et quiprétendent servir le Roi du bout des lèvres, tout en intercédantpour ses pires ennemis, auraient eux-mêmes de quoi garder unsouvenir des assises de Taunton. Oh ! les plus ingrats desrebelles ! N’avez-vous pas entendu comme quoi votre trèstendre et très miséricordieux monarque, le meilleur des hommes(greffier ; mettez cela par écrit) cédant à l’intercession dece grand et charitable homme d’état, Lord Sunderland, (greffier,écrivez cela) a pitié de vous. Cela ne vous a-t-il pasamollis ? Cela ne vous a-t-il pas inspiré l’horreur devous-mêmes ? Je le déclare, quand j’y songe…

… Et sur ces mots, la respiration lui manquatout à coup.

Il éclata en sanglots, les larmes ruisselèrentsur ses joues…

– … Quand j’y songe, à cette patiencechrétienne, à cette ineffable miséricorde, je me sens contraintd’évoquer en mon esprit ce Grand Juge devant lequel nous tous, etmême moi, nous aurons un jour à rendre nos comptes. Faut-ilrecommencer greffier, ou bien est-ce déjà écrit ?

– C’est écrit, Votre Seigneurie.

– Alors écrivez en marge :« sanglots. » Il est bon que le Roi soit instruit denotre opinion en pareille matière. Sachez donc, vous les rebellesles plus perfides et les plus dénaturés, que ce bon père, que vousavez repoussé du talon, est venu s’interposer entre vous et leslois offensées par vous. Sur son ordre, j’écarte de vous lechâtiment que vous avez mérité. Si vraiment vous êtes capables deprier, si vos conciliabules mortels pour l’âme n’ont pas chassé devous toute grâce, tombez à genoux, et exprimez votre gratitude enapprenant de moi qu’il vous est accordé à tous un pardonentier.

Alors le juge se leva de son siège, comme s’ilallait descendre du tribunal, et nous échangeâmes des regardsstupéfaits sous l’impression de ce dénouement si inattendu duprocès.

Les soldats et les gens de loi ne furent pasmoins ébahis, pendant qu’un murmure de joie et d’approbation sefaisait entendre, parmi les quelques campagnards qui avaient eu lahardiesse de s’aventurer dans cette enceinte maudite.

– Toutefois, reprit Jeffreys, en se tournant,un malicieux sourire sur les lèvres, ce pardon est subordonné àcertaines conditions et réserves. Vous serez tous conduits d’ici àPoole, enchaînés, et vous y trouverez un navire qui vous attend.Vous serez enfermés avec d’autres dans la cale dudit navire ettransportés aux frais du Roi dans les Plantations, pour y êtrevendus comme esclaves. Puisse Dieu vous donner des maîtres quisachent faire un usage libéral du bâton et du cuir pour amollir vosesprits obstinés et vous porter à de meilleures pensées.

Il était de nouveau sur le point de seretirer, lorsqu’un des conseillers de la Couronne lui dit un mot àdemi-voix.

– Une bonne idée ! s’écria le juge.J’avais oublié. Ramenez les prisonniers, huissiers. Peut-être vousfigurez-vous que par les Plantations j’entends les possessions deSa Majesté en Amérique. Malheureusement il s’y trouve déjà trop degens de votre religion. Vous seriez tous au milieu d’amis qui vousencourageraient peut-être dans votre mauvaise voie et mettraientainsi votre salut en danger. Vous y envoyer, ce serait ajouter dubois au feu, tout en se flattant d’éteindre l’incendie. Ainsi donc,par les Plantations, j’entends les Barbades, où vous vous trouverezavec les autres esclaves, qui ont peut-être la peau plus noire quela vôtre, mais dont j’ose affirmer qu’ils ont l’âme plusblanche.

Le procès se termina sur ce speech final, etnous fûmes ramenés, à travers la foule qui emplissait les rues,dans la prison d’où nous avions été tirés.

Des deux côtés de la rue, sur notre passage,nous pûmes voir les membres de nos anciens compagnons se balançantau vent, et leurs têtes fichées sur des perches et des piques nousregardaient en ricanant.

Nul pays sauvage du cœur de la païenne Afriquene devait présenter un spectacle égalant en horreur celui de laville anglaise de Taunton, pendant qu’y régnèrent Jeffreys etKirke.

Il y avait de la mort dans l’air.

Les citadins allaient et venaient timides,silencieux, osant à peine s’habiller de noir en mémoire de ceuxqu’ils avaient aimés et perdus, de peur qu’on ne bâtit sur ce faitune accusation de trahison.

À peine étions-nous de retour dans le magasinaux laines qu’un sergent entra, accompagnant un homme long, àfigure pâle, aux dents saillantes, que son costume bleu clair, sesculottes de soie blanche, l’épée à pommeau d’or, les brillantesboucles de ses souliers, permettaient de ranger parmi ces raffinésde Londres que l’intérêt ou la curiosité avaient amenés sur lethéâtre de la rébellion. Il marchait à petits pas sur la pointe despieds comme un maître de danse français, en agitant son mouchoirparfumé devant son nez mince et proéminent, et respirait des selsaromatiques contenus dans un flacon bleu qu’il tenait de la maingauche.

– Par le Seigneur ! s’écria-t-il, mais lapuanteur de ces sales misérables est de force à vous couper larespiration ! Oui, parle Seigneur, qu’on m’arrache les organesvitaux si je me risquerais parmi eux à moins d’être, comme je lesuis, un véritable débauché d’enfer ! Y a-t-il quelque dangerd’attraper la fièvre des prisons, sergent ?

– Ils sont tous aussi sains que des carpes,Votre Honneur, dit le sous-officier, en portant la main à sonbonnet.

– Hé ! Hé ! s’écria le raffiné, avecun rire suraigu. Ce n’est pas souvent que vous recevez la visited’une personne de qualité, j’en suis sûr. C’est pour affaires,sergent, pour affaires. Auri sacra fames. Vous vousrappelez, sergent, ce que dit Virgilius Maro.

– Jamais entendu causer ce gentleman,monsieur, du moins à ma connaissance, dit le sergent.

– Hé ! Hé ! jamais entenducauser ? Hé ! Voilà qui aura du succès chez Slaughter,sergent. Voilà qui fera bien pouffer de rire chez Slaughter. Parmon âme ! Mais quand je lance une histoire, les gens seplaignent de ne pouvoir se faire servir, car les garçons rienttellement qu’on ne peut tirer d’eux aucun travail. Oh ! qu’onme saigne ! Mais voilà une troupe bien sale, bien profane.Faites approcher les mousquetaires, sergent, de peur qu’ils nesautent sur moi.

– Nous y veillerons, Votre-Honneur.

– Il m’est accordé une douzaine d’entre eux,et le capitaine Pogram m’a offert douze livres par tête. Mais il mefaut de solides coquins, solides, robustes, car le voyage en tuebeaucoup, sergent, et le climat les éprouve pareillement. Ah !en voici un qu’il me faut. Oui, c’est très vrai. Il est jeune. Il aen lui beaucoup de vie et beaucoup de force. Marquez-le à part,sergent. Marquez-le.

– Il se nomme Clarke, dit le soldat. Je l’aimarqué.

– Si celui-ci est le clerc, je désireraisavoir un prêtre pour faire la paire, s’écria le fat, en reniflantson flacon. Saisissez-vous la plaisanterie, sergent ?Hé ! Hé ! Votre lenteur d’esprit s’élève-t-elle à cettehauteur ? Qu’on me fasse tourner au rouge, si je ne me senspas en train. Et cet autre, là-bas, à la figure brune, vous pouvezle marquer aussi, et de même le jeune qui est à côté de lui.Marquez-le. Ah ! il agite la main de mon côté. Tenez ferme,sergent. Où sont mes sels. Qu’y a-t-il, l’homme ? Qu’ya-t-il ?

– S’il plaît à Votre Honneur, dit le jeunepaysan, s’il vous convient de me choisir pour faire partie d’unetroupe, j’espère que vous permettrez à mon père, que voici, devenir aussi avec nous.

– Peuh ! Peuh ! s’écria le fat, vousêtes déraisonnable, oui vraiment. A-t-on jamais ouï chosepareille ? L’honneur le défend. Comment oserai-je imposer unvieil homme à mon honnête ami, le capitaine Pogram. Fi !Fi ! qu’on me coupe en deux s’il ne dirait pas que je l’aifilouté ! Il y a là-bas un gaillard, un luron à tête rousse,sergent. Les nègres se figureront qu’il a pris feu. Ceux-là, avecces six solides rustres, compléteront ma douzaine.

– Vous avez vraiment le dessus du panier, ditle sergent.

– Oui, qu’on me noie si je n’ai pas le coupd’œil prompt en fait de chevaux, d’hommes et de femmes ! Jetrouverai en un instant ce qu’il y a de mieux dans une fournée.Douze fois douze, bien près de cent cinquante pièces, sergent, quin’auront coûté que quelques mots. Je n’ai eu qu’à envoyer ma femme,une personne diantrement belle, remarquez bien, et qui s’habille àla mode, à mon bon ami le secrétaire, pour lui demander quelquesrebelles. « Combien ? dit-il. – Une douzaine, celasuffira. » Et tout a été réglé d’un trait de plume. Pourquoilà maudite sotte n’a-t-elle pas pensé à en demander un cent ?Mais qu’y a-t-il, sergent, qu’y a-t-il ?

Un petit homme vif, à tête en potiron, vêtud’un habit de cheval et de grandes bottes, venait d’entrer à grandbruit d’éperons dans le magasin aux laines, d’un air fort assuré,fort autoritaire, porteur d’un grand sabre de forme antique quitraînait derrière lui, et agitant une cravache.

– Bonjour, sergent, dit-il d’une voix forte etimpérieuse, vous avez peut-être entendu parler de moi ? Jesuis monsieur John Wooton, de Langmere House, qui s’est donné tantde tracas pour le Roi et que M. Godolphin a appelé, en pleineChambre des Communes, une des colonnes locales de l’État. Ce furentses propres paroles. C’est beau, n’est-ce pas ? Descolonnes ? Remarquez cette idée ingénieuse : l’Étatserait en quelque sorte un palais ou un temple, et les fidèlessujets autant de colonnes, et je fus l’une d’elles.

Je suis une colonne locale. J’ai reçu unpermis royal, sergent, pour choisir parmi vos prisonniers dixsolides coquins que je pourrai vendre, comme récompense de mesefforts. Rangez-les donc en ligne, que je puisse faire monchoix.

– Alors, monsieur, nous sommes ici pour lamême affaire, dit le Londonien, qui mit la main sur son cœur ens’inclinant si bas qu’on eût dit que son épée prenait une directionperpendiculaire vers le plafond, l’honorable Georges Dawnish, àvotre service ! Votre très humble et très dévoué serviteur,monsieur. À vos ordres en toutes choses, en toutes circonstances.C’est vraiment une joie, une faveur, monsieur, de faire votredistinguée connaissance. Hem !

Le hobereau parut quelque peu décontenancé parcette averse de salamalecs londoniens.

– Ahem ! monsieur ! oui, monsieur,dit-il en agitant la tête avec rapidité. Enchanté de vous voir,monsieur ! Diablement enchanté ! Mais ces hommes,sergent ! Le temps presse, car il y a marché demain à Shepton,et je serais enchanté de voir mon vieux ragot avant qu’il ne soitvendu. En voilà un bien en chair. Il me le faut.

– Pardieu ! je vous ai devancé, s’écriale courtisan. Qu’on me noie, si cela ne me fait pas de la peine. Ilest à moi.

– Alors celui-ci, dit l’autre, en le montrantavec sa cravache.

– Il est à moi aussi. Ma parole ! maisc’est par trop drôle.

– Corps de Dieu ! Combien enavez-vous ? s’écria le squire de Dulverton.

– Une douzaine ! Hé ! Hé ! Ladouzaine toute ronde. Qu’on me crève si je n’ai pas eu le meilleurchoix avant vous ! Le premier oiseau levé, vous connaissez levieux dicton.

– C’est une infamie, cria le squire en colère,une honte, une infamie. Il faut que nous nous battions pour le Roi,que nous risquions notre peau, et alors, quand tout est fini, voiciqu’arrive un troupeau de laquais d’antichambre, qui viennent nousescamoter le choix avant que leurs maîtres soient servis !

– Laquais d’antichambre, monsieur, piailla leraffiné. Sur la mort, monsieur, voilà qui touche à mon honneur detrès près. J’ai vu couler du sang, monsieur, et des blessuress’ouvrir pour de moindres provocations. Rétractez-vous, monsieur,rétractez-vous.

– Arrière, perche à porter les habits !dit l’autre d’un ton méprisant. Vous êtes venu, comme les autresoiseaux mangeurs de charognes, quand la bataille est finie. Est-cequ’on a prononcé votre nom en plein Parlement ? Est-ce quevous êtes une colonne locale ? Arrière, arrière, mannequin detailleur !

– Et vous, insolent rustre en sabots, s’écriale fat, lourdaud au langage grossier, la seule colonne aveclaquelle vous ayez jamais fait connaissance est le poteau àfouetter. Ha ! sergent, il porte la main à son épée.Arrêtez-le, sergent, arrêtez-le, ou je lui ferai peut-être dumal.

– Non, messieurs, s’écria le sous-officier,cette querelle ne doit pas se poursuivre ici. Nous ne pouvonstolérer qu’on fasse du désordre dans l’intérieur de la prison, maisil y a au dehors une pelouse bien nivelée, où il y a autantd’espace qu’un gentilhomme peut en souhaiter pour se donner del’exercice.

Cette proposition ne parut plaire à aucun desdeux gentlemen en colère, qui se mirent à comparer la longueur deleurs épées et à jurer qu’avant le coucher du soleil chacun auraitdes nouvelles de l’autre.

Notre propriétaire, car je puis appeler ainsile fat, partit enfin, et le hobereau, après avoir choisi les dixhommes suivants, s’en alla à grand fracas, pestant après lescourtisans, les Londoniens, le sergent, les prisonniers, etprincipalement contre l’ingratitude du gouvernement, qui lerécompensait aussi chichement de son zèle.

Cette scène ne fut que la première d’un grandnombre d’autres semblables, car le gouvernement, qui s’efforçait desatisfaire aux demandes de ses partisans, avait promis beaucoupplus de prisonniers qu’il n’y en avait.

Je suis fâché d’avoir à le dire, j’ai vu nonseulement des hommes, mais encore des femmes de mon pays, des damestitrées même, se tordre les mains, se lamenter parce qu’il leuravait été impossible d’obtenir quelqu’un de ces pauvres gens ducomté de Somerset pour le vendre comme esclave.

Et en fait, il fut fort difficile de leurfaire comprendre que leurs sollicitations auprès du Gouvernement neleur donnaient aucunement le droit de s’emparer du premier citadinou paysan qui leur tomberait sous la main et de l’expédier auxPlantations sans autre forme de procès.

Ainsi donc, mes chers petits enfants, je vousai ramenés avec moi dans le passé pendant toutes les soirées de celong et ennuyeux hiver, je vous ai fait assister à des scènes donttous les acteurs sont sous terre, à part peut-être un ou deuxbarbons comme moi, pour garder quelque souvenir d’eux.

J’ai appris que vous, Joseph, vous avez mispar écrit, chaque matin, ce que je vous avais raconté laveille.

Vous avez fort bien fait d’agir ainsi, car vosenfants et les enfants de vos enfants pourront y prendre del’intérêt et même éprouver quelque fierté, en apprenant que leursancêtres ont joué un rôle dans de telles scènes.

Mais voici que le printemps arrive, que laverdure se dépouille de sa neige, en sorte que vous avez mieux àfaire que de rester assis à écouter les histoires d’un vieillardloquace.

Ah ! ah ! vous secouez la tète.

Mais la vérité, c’est que vos jeunes membresont besoin de s’exercer, de se fortifier, de se consolider, et vousn’obtiendrez jamais ce résultat en vous rôtissant devant ce grandfeu.

De plus, maintenant mon histoire marcherapidement à sa fin, car je n’ai jamais eu l’intention de vousconter autre chose que les événements qui se rapportent àl’insurrection de l’Ouest.

Si la partie qui s’achève a été des plusmornes, si elle n’a point pour dénouement un joyeux carillon et despoignées de mains, comme dans les livres à bon marché, c’est àl’histoire et non à moi qu’il faut vous en prendre. Car la Véritéest une maîtresse sévère, et une fois qu’on s’est mis en route avecelle, il faut suivre la commère jusqu’au bout, dut-elle bravercarrément toutes les règles, toutes les conditions, qui voudraientfaire de cette confusion inextricable qu’est le monde le jardinbien régulier, à la hollandaise, des conteurs d’histoires.

Trois jours après notre procès, nous fûmesalignés dans la rue du Nord, devant le château, avec des hommesvenus d’autres prisons et qui devaient partager notre sort.

Nous étions placés sur quatre de front et unecorde réunissait chaque rang au suivant.

Je comptai cinquante de ces rangs, ce quiporterait notre total à deux cents.

De chaque côté marchaient des dragons. Nousavions devant et derrière nous des compagnies de mousquetaires pourempêcher toute tentative d’attaque ou d’évasion.

Nous partîmes ainsi rangés le dix septembre,au milieu des larmes et des gémissements des gens de la ville,parmi lesquels beaucoup voyaient leurs fils ou leurs frères enroute pour l’exil sans pouvoir échanger avec eux un dernier mot,une étreinte.

Quelques-uns de ces pauvres gens, des vieuxtout ridés, au chef branlant, des femmes décrépites, marchèrentpéniblement pendant des milles à notre suite sur la grande route,jusqu’au moment où l’infanterie de l’arrière-garde fit volte-facede leur côté et les chassa avec des jurons et des coups de leursbaguettes de fusil.

Ce jour-là, nous passâmes par Yeovil etSherborne.

Le lendemain, on traversa les Dunes du Nordjusqu’à Blandford, où nous fûmes parqués ensemble comme desbestiaux et laissés là pendant la nuit.

Le troisième jour, nous reprîmes notre marcheà travers Wimborne et une série de jolis villages du Comté deDorset, les derniers villages anglais que devaient voir la plupartd’entre nous pour bien des longues années.

À une heure avancée de l’après-midi, nousvîmes apparaître les vergues et les agrès des navires dans le Portde Poole.

Au bout d’une autre heure, nous descendîmes lesentier ardu et rocailleux qui mène à la ville.

Là nous fûmes rangés sur le quai en face dubrick au large pont, aux lourdes manœuvres qui était destiné à nousconduire vers l’esclavage.

Pendant toute cette marche, nous fûmes traitésavec la plus grande bonté par le menu peuple.

Il accourait de tous ces cottages avec desfruits et du lait qu’ils partageaient entre nous.

Dans d’autres endroits, des ministresdissidents risquèrent leur vie en venant se poster sur les bords dela route, pour nous bénir au passage, sous les grossièresplaisanteries et les jurons des soldats.

Nous montâmes à bord et fûmes menés dans lacale par le lieutenant du navire, un grand marin à figure rouge,aux oreilles ornées d’anneaux, pendant que le capitaine, debout surla poupe, les jambes écartées, la pipe à la bouche, nous vérifiaitl’un après l’autre au moyen d’une liste qu’il tenait à la main.

Quand il vit de près la construction solide etl’air de santé rustique des paysans, que n’avait pu entamer mêmeleur longue captivité, ses yeux pétillèrent et il frotta de plaisirses grosses mains rouges.

– Conduisez-les en bas, Jim, ne cessait-il decrier au lieutenant. Arrimez-les comme il faut. Là-bas. Il y a deslogements dignes d’une duchesse, sur ma foi, une duchesse.Emballez-moi cela.

Nous défilâmes l’un après l’autre devant lecapitaine enchanté.

Puis, nous descendîmes par l’échelle raide quiaboutissait à la cale.

Arrivés là, nous fûmes conduits dans un étroitcorridor, sur chaque côté duquel s’ouvraient les compartiments quinous étaient destinés.

À mesure qu’un homme se trouvait devant, celuiqui lui était réservé, il y était poussé par le vigoureuxlieutenant, et fixé au plancher par des entraves aux chevilles quemettait en place l’armurier du bord.

Il faisait nuit quand nous fûmes tousenchaînés, mais le capitaine fit une ronde avec une lanterne pours’assurer que sa propriété était en parfaite sûreté.

Je pus l’entendre, ainsi que le lieutenant,calculer la valeur de chaque prisonnier et compter ce qu’il entirerait sur le marché des Barbades.

– Leur avez-vous servi leur fourrage,Jim ? demanda-t-il en mettant sa lanterne successivement danschaque compartiment. Vous êtes-vous assuré qu’ils ont eu leurration ?

– Un pain d’avoine et une pinte d’eau,répondit le lieutenant.

– Une duchesse s’en contenterait, par ma foi,s’écria le capitaine. Regardez-moi celui-ci, Jim. Regardez-moi sesgrandes mains : il pourrait travailler des années dans lesrizières, avant que les crabes de terre viennent le dévorer.

– Oui, nous aurons une belle vente auxenchères chez les colons pour cet assortiment. Par Dieu !Capitaine, vous avez fait là une fameuse affaire. Morbleu, vousavez roulé ces gens de Londres de la belle manière.

– Qu’est-ce que cela ? hurla lecapitaine. En voici un qui n’a pas touché à sa ration ?Ah ! ça, mon homme, est-ce que vous auriez l’estomac tropdélicat pour manger ce que d’autres ont trouvé bon, qui valaientmieux que vous.

– Je n’ai pas le cœur à manger, monsieur,répondit le prisonnier.

– Eh quoi ! Se permettrait-on descaprices, des fantaisies ? Prétendez-vous trier,choisir ? Je vous le dis, mon homme, vous m’appartenez corpset âme. Je vous ai payé dix belles pièces, et maintenant il fautque je m’entende dire que vous ne voulez pas manger. Mettez-vous àla besogne à l’instant, capricieux coquin, où je vous fais passer àl’estrapade.

– En voici un autre qui reste continuellementla tête penchée sur la poitrine, sans entrain, sans vie.

– Chien de révolté, d’entêté, cria lecapitaine, de quoi vous plaignez-vous ? Pourquoi faites-vousune figure d’assureur pendant une tempête ?

– S’il vous plaît> monsieur, c’est que jene fais que penser à ma vieille mère, là-bas, à Wellington, et jeme demande qui la nourrira maintenant que je n’y suis plus.

– Hé, qu’est-ce que cela me fait ?brailla le brutal marin. Comment ferez-vous pour arriver au termede votre voyage, en bon état de santé, et le cœur content, si vousrestez là comme une poule malade sur son perchoir ? Riez, monhomme, faites-vous gai, ou bien je vous donnerai de quoi pleurer.C’est honteux pour vous, torchon de terrien, de bouder, de geindrecomme un enfant qu’on vient de sevrer. N’avez-vous pas tout ce quele cœur peut souhaiter ? Faites-lui tâter d’un bout de corde,Jim, si jamais vous le rattrapez à se faire du mauvais sang. Cequ’il fait là, ce n’est que pour nous ennuyer.

– Votre Honneur m’excusera, dit un matelotaccourant du pont. Il y a à l’arrière un étranger qui désires’entretenir avec Votre Honneur.

– Quelle sorte d’homme est-ce,l’ami ?

– C’est certainement une personne de qualité,Votre Honneur. Il parle avec autant d’aplomb que s’il était lecapitaine du navire. Le maître d’équipage n’a fait que le frôler etil s’est mis à jurer, à sacrer après lui, à le regarder en face,avec des yeux de chat sauvage, si bien que Job Harrisson se figureavoir embarqué le diable en personne. Les hommes ne trouvent pas satournure fort à leur gré.

– Que diable peut-être ce godelureau ?dit le capitaine. Allez sur le pont, Jim, et dites-lui que je suisoccupé à compter mon bétail sur pied et que j’irai le trouver dansun instant.

– Non, Votre Honneur, on aura des ennuis, sivous ne montez pas. Il jure qu’il n’entend pas se laisser berner,qu’il veut vous voir tout de suite.

– Que son sang soit maudit, quel qu’ilsoit ! grommela le marin. Tout cop est maître sur son tas defumier. Que veut dire ce coquin ? Quand même il serait le Lorddu Sceau privé, je tiens à lui faire savoir que je suis le maîtresur mon pont.

En disant ces mots et les accompagnant degrondements d’indignation, le lieutenant et le capitaineretirèrent, à eux deux, l’échelle, et firent retomber le lourdpanneau de l’écoutille après leur passage.

Une seule lampe à huile, suspendue à une dessolives au centre du couloir, qui séparait les deux rangées decellules, était tout l’éclairage qu’on nous accordait.

À sa jaune et trouble lueur, nous distinguionsvaguement les grosses côtes de bois du navire se courbant de chaquecôté de nous et supportant les traverses qui soutenaient lepont.

Une odeur infecte, provenant de l’eaustagnante, empoisonnait l’air épais et lourd.

À chaque instant, un rat, poussant un criaigu, et avec un bruit de piétinement, s’élançait à travers la zoneéclairée, et disparaissait un peu loin dans les ténèbres.

La forte respiration que j’entendais autour demoi m’apprit que mes compagnons, épuisés par leur voyage et leurssouffrances, avaient fini par s’endormir.

De temps à autre, un lugubre tintement dechaînes, la brusque interruption du souffle, et une inspirationprofonde rappelaient qu’un pauvre paysan, encore sous l’influenced’un rêve qui lui montrait son humble coin de terre parmi lesbosquets des Mendips, se réveillait brusquement pour voir le vastecercueil dans lequel il se trouvait et pour respirer l’airempoisonné de la prison flottante.

Je restai longtemps éveillé, tout entier à mespensées au sujet de moi-même, et aussi des pauvres créatures quim’entouraient.

À la fin, cependant, le battement rythmique del’eau contre les flancs du navire, le léger roulis et le tangage mefirent tomber dans un sommeil dont je fus brusquement tiré par unelumière passant devant mes yeux. Je me mis sur mon séant et visplusieurs matelots groupés autour de moi, avec un homme de hautetaille enveloppé d’un manteau noir, qui tenait une lanterneau-dessus de ma tête.

– C’est l’homme en question, dit-il.

– Allons, matelot, il faut que vous veniez surle pont, dit l’armurier du bord.

Et de quelques coups de son marteau, il fittomber les fers de mes pieds.

– Suivez-moi, dit l’inconnu de haute stature,en me précédant vers l’échelle de l’écoutille.

C’était une sensation céleste de revenirencore une fois à l’air pur.

Les étoiles brillaient au ciel de tout leuréclat.

Une fraîche brise soufflait de la terre etmurmurait une charmante chanson à travers les agrès.

Tout près de nous, les lumières de la villejetaient des éclats jaunes et gais.

Plus loin, la lune regardait à la dérobéepardessus les collines de Bournemouth.

– Par ici, monsieur, dit le marin, tout droit,dans la cabine, monsieur.

Suivant toujours mon guide, je me trouvai dansla cabine basse du brick.

Une table carrée, luisante, en occupait lecentre, et une lampe à lumière éclatante se balançaitau-dessus.

Tout au bout, en plein dans la partieéclairée, le capitaine était assis, la figure rayonnante d’aviditéet d’espoir.

Sur la table il y avait une petite pile depièces d’or, une bouteille de rhum, des verres, une boite à tabacet deux longues pipes.

– Mes compliments, capitaine Clarke, dit lecapitaine, avançant sa tête ronde, hérissée. Agréez lesfélicitations d’un honnête marin. À ce qu’il paraît, nous ne sommespas destinés à être compagnons de voyage, malgré tout.

– Le capitaine Micah Clarke doit faire unvoyage pour son compte, dit l’inconnu.

Au son de sa voix, je sursautaid’étonnement.

– Grands Dieux ! m’écriai-je,Saxon !

– Vous l’avez deviné, dit-il en rejetant sonmanteau et me montrant la figure et la tournure bien connues dusoldat de fortune. Par ma foi ! l’ami, si vous avez pu merecueillir dans le Solent, je puis bien, je suppose, vous tirer dece maudit piège à rats où je vous trouve. C’est partie liée, commeon dit devant le tapis vert. Sans doute je vous en voulais à mortau moment de notre dernière séparation, mais je vous gardais quandmême un coin de mon âme.

– Une chaise et un verre, capitaine Clarke,s’écria le patron. Parbleu ! Je pense que vous êtes toutdisposé à lever le petit doigt et à vous rincer le sifflet aprèstout ce que vous avez traversé.

Je m’assis à table. La tête me tournait.

– Voilà qui est trop profond pour moi, dis-je.Que signifie tout cela et comment est-ce arrivé  ?

– Pour mon compte, le sens est aussi clair quele verre de mon habitacle, dit le marin. Votre bon ami le ColonelSaxon, – c’est son nom à ce que j’apprends, – m’a offert autantd’argent que je pouvais espérer d’en gagner en vous vendant dansles Indes. Ma parole ! je suis rude et je parle franc, maisj’ai le cœur au bon endroit. Oui, oui, je ne voudrais pas enleverpar fraude un homme si je pouvais lui rendre la liberté, mais nousavons à veiller sur nos intérêts et le commerce ne marcheguère.

– Alors je suis libre ! dis-je.

– Vous êtes libre, répondit-il. Voici l’argentde votre achat sur la table. Vous pouvez aller où il vous plaira,excepté en Angleterre, où vous êtes encore hors la loi par le faitde votre sentence.

– Comment avez-vous fait cela, Saxon ?demandai-je. N’avez-vous rien à craindre pour vous-même.

– Ho ! Ho ! fit le vieux soldat enriant, je suis un homme libre, mon garçon. Je tiens mon pardon etje ne me soucie d’un espion ou d’un dénonciateur pas plus que d’unmaravédi. Qui ai-je rencontré, il y a un jour ou deux ? LeColonel Kirke en personne. Oui, mon garçon, je l’ai rencontré dansla rue, et à son nez, j’ai mis mon chapeau de travers. Le gredin aporté la main à la poignée de son épée, et j’allais dégainer pourenvoyer son âme au diable, si on ne nous avait pas séparés.Jeffreys et les autres me sont aussi indifférents que les cendresde cette pipe. Je peux faire claquer ce pouce et cet index pour lesnarguer. Ils aiment mieux voir le dos de Décimus Saxon que safigure, je vous en réponds, oui !

– Mais d’où vient cela ? demandai-je.

– Eh ! Vierge Marie, ce n’est point unmystère. Les vieux oiseaux, qui ont de l’expérience, ne se prennentpas avec de la paille. Lorsque je vous quittai, je me mis en routepour certaine hôtellerie où je pouvais être sûr de trouver unepersonne amie. J’y passai quelque temps en cachette, ainsique disent les Français, afin de préparer à bien le plan quej’avais en tête. Éclair et tonnerre ! j’eus une peur terribleque me causa ce vieux marin votre ami, qui pourrait être venducomme peinture, car en tant qu’homme, il n’est plus bon àgrand’chose.

Bon, je me rappelai assez tôt l’affaire devotre visite à Badminton et du Duc de B… Nous ne nommeronspersonne, mais vous devinerez aisément de quoi je parle. Je luienvoyai un messager pour lui dire que je comptais acheter monpardon en faisant connaître tout ce que je savais du double jeuqu’il avait joué avec les rebelles.

Le message fut remis secrètement et il merépondit que je le trouverais lui-même, à un certain endroit, lanuit.

Au lieu de m’y rendre en personne, j’y envoyaimon messager, qui fut trouvé le lendemain raide mort avec plus deboutonnières dans son doublet que le tailleur n’en avait fait.

Sur quoi j’envoyai de nouveau, en me montrantplus exigeant et parlant d’un prompt arrangement.

Il me demanda mes conditions.

Je répondis : un pardon complet et uncommandement pour moi, et pour vous une somme suffisante pour quevous puissiez vous rendre commodément dans un pays étranger et vousadonner à la noble profession des armes.

J’obtins l’un et l’autre, quoique cela fûtaussi dur que si on lui arrachait les dents.

Son nom a grand crédit à la Cour en ce momentmême et le Roi ne peut rien lui refuser.

J’ai mon pardon et un commandement de troupesdans la Nouvelle-Angleterre.

Pour vous, j’ai deux cents pièces ; surlesquelles trente ont servi à payer votre rançon aucapitaine ; vingt autres me sont dues pour mes avances encette affaire.

Vous trouverez dans ce sac les cent cinquanteet quelques pièces, sur lesquelles vous en paierez quinze auxpêcheurs qui ont pris l’engagement de vous transporter àFlessingue.

Vous n’aurez aucune peine à croire, mes chersenfants, combien je fus bouleversé par ce brusque revirement deschoses.

Lorsque Saxon eut cessé de parler, je restaicomme étourdi à essayer de comprendre ce qu’il m’avait dit.

Puis, il me vint à l’esprit une pensée quiglaça la flamme d’espoir et de bonheur qu’avait fait jaillir en moil’idée de ma liberté recouvrée.

Ma présence avait été un aide, une consolationpour mes malheureux compagnons.

Ne serait-ce pas cruauté que de les abandonnerdans leur détresse ? Il n’y en avait pas un seul parmi eux quine levât les yeux vers moi dans sa peine, et dans la faible mesurede mes ressources je les avais secourus et réconfortés.

Comment les abandonner maintenant ?

– Je vous suis extrêmement obligé, Saxon,dis-je enfin en parlant avec lenteur, et avec quelque difficulté,car c’étaient des paroles pénibles à prononcer, mais je crains quevous ne vous soyez donné des peines inutiles. Les pauvres paysansn’ont personne pour les soigner, pour les aider. Ils sont aussisimples que des enfants, et tout aussi peu faits pour êtredébarqués dans un pays inconnu. Je ne puis prendre sur moi de lesabandonner.

Saxon éclata de rire, en se renversant sur sachaise, allongeant ses grandes jambes et enfonçant les mains dansles poches de sa culotte.

– Voilà qui est trop fort, dit-il enfin.J’avais prévu bien des difficultés sur ma route, mais celle-là, jen’y songeais pas ! Vous êtes, il faut le dire, l’homme le pluscontrariant qui ait jamais porté le justaucorps de cuir de bœuf.Vous avez toujours quelque raison tirée on ne sait d’où pour vouséchapper, pour vous effrayer, comme un poulain étourdi, à moitiédompté. Et pourtant je crois pouvoir venir à bout, avec un peu depersuasion, de ces étranges scrupules qui vous prennent.

– Quant aux prisonniers, Capitaine Clarke, ditle marin, je me conduirai envers eux comme un père, sur ma parole,je le ferai, foi d’honnête marin. S’il vous convenait de préleverune bagatelle d’une vingtaine de pièces pour leur assurer leconfortable, je veillerais à ce qu’ils aient une nourriture telleque beaucoup d’entre eux n’en ont jamais eu la pareille à leurpropre table. Et en outre ils viendront sur le pont, pendant lesquarts, et prendront l’air frais une heure ou deux par jour. Je nepuis rien proposer de plus équitable.

– J’ai un ou deux mots à vous dire sur lepont, fit Saxon.

Il sortit de la cabine, et je le suivisjusqu’au bout de la poupe, où nous restâmes debout adossés auxbastingages.

Les lumières s’étaient éteintes l’une aprèsl’autre dans la ville, en sorte que l’océan noir battait contre lerivage plus noir encore.

– Vous n’avez pas à vous tourmenter au sujetde l’avenir des prisonniers, dit-il en me parlant tout bas. Ils nepartiront pas pour les Barbades, et ce capitaine, à l’âme aussidure qu’un caillou n’aura pas à les vendre, malgré toute lacertitude qu’il en a. S’il peut se tirer d’affaire en sauvant sapeau, il aura plus de chance que je ne crois. Il a sur son bord unhomme qui ne ferait pas plus de façon que moi pour lui donner unepoussée pardessus bord.

– Que voulez-vous dire, Saxon ?m’écriai-je.

– Avez-vous jamais entendu parler d’un certainHector Marot ?

– Hector Marot ? Oui, certes, je leconnais fort bien. C’était un détrousseur de grand chemin sansdoute, mais avec cela un gaillard d’une énergie terrible, et un boncœur sous l’habit d’un voleur.

– Lui-même. C’est, comme vous le dites, unhomme énergique, et un sabreur résolu, bien que, d’après ce quej’ai vu de son jeu, il soit faible dans les coups de pointe, etqu’il ait une préférence exagérée pour les coups de taille etn’attache pas assez d’importance à la pointe. En quoi il ne faitpas assez grand cas de l’opinion et de l’enseignement desescrimeurs les plus remarquables de l’Europe. Bah ! Bah !les gens diffèrent d’avis sur ce point comme sur bien d’autres.

Pourtant il me semble que j’aimerais mieuxêtre emporté du terrain de combat, après m’être servi de mon armesecundum artem que de le quitter sans uneégratignure après avoir enfreint les lois de l’escrime. Quarto,tierce, seconde, voilà ce que je dis, et au diable vos estramaçonset vos passades.

– Mais il s’agit de Marot, dis-je avecimpatience.

– Il est à bord, dit Saxon. Il paraît qu’il aété révolté, indigné des cruautés qu’on a fait souffrir aux paysansaprès la bataille de Bridgewater. Comme c’est un homme de caractèreassez sombre, assez farouche, sa désapprobation s’est traduite pardes actes plutôt que par des paroles.

On a trouvé çà et là dans la campagne, dessoldats tués à coups de pistolets ou de poignard, sans que leuragresseur eût laissé aucune trace.

Il y en a eu une douzaine au moins de traitésde la sorte, et l’on en est bientôt venu à se dire tout basqu’Hector Marot, le brigand de grand chemin, était l’auteur de toutcela et on s’est mis avec ardeur à sa poursuite.

– Bon, et après ? demandai-je, car Saxons’était interrompu pour allumer sa pipe au moyen de cette mêmevieille boîte de métal contenant un briquet dont il s’était servilors de notre première rencontre.

Quand j’évoque en imagination Saxon, c’estpresque toujours sous l’aspect qu’il avait en ce moment-là, alorsque la lueur rouge éclairait sa figure dure, animée, au profil defaucon, et montrait mille petits plis et rides que le temps et lesouci avaient gravés dans sa peau brune, hâlée.

Parfois, dans mes rêves, cette figurem’apparaissait sur un fond de ténèbres.

Ses yeux à demi clos, si mobiles, siclignotants, sont tournés vers moi de cette façon un peu obliquequi lui était propre, si bien qu’enfin je me retrouve assis sur monséant, et tendant la main dans l’espace vide, m’attendant presque àsentir autour d’elle une autre main maigre, nerveuse.

C’était, sous bien des rapports, un malhonnêtehomme, mes chers enfants, un homme roué, plein de ruse, qui n’avaitguère de scrupules, guère de confiance, et pourtant la naturehumaine est chose si étrange, et il nous est si difficile demaîtriser nos sentiments, que mon cœur s’échauffe quand je pense àlui et que cinquante années ont plutôt accru qu’affaibli lasympathie que j’ai pour lui.

– J’ai entendu dire, fit-il en envoyantlentement des bouffées de sa pipe, que Marot était bien l’homme decette trempe, et qu’il était serré de si près qu’il courait ledanger d’être pris.

En conséquence, je me mis à sa recherche, etje tins conseil avec lui.

Sa jument avait péri d’une balle perdue, etcomme il avait beaucoup d’affection pour cette bête, cet événementle rendait plus farouche et plus dangereux que jamais. Il n’avaitplus, disait-il, aucun goût pour son ancien métier.

En fait, il était mûr pour n’importe quoi.

C’est de cette manière-là qu’on fait lesinstruments utiles.

J’appris que dans sa jeunesse, il avait apprisle métier de marin.

À ces mots, mon plan se dessina avec autant derapidité qu’on tire un coup de pétrinal.

– Et ensuite ? demandai-je, je ne voispas encore clair.

– Pourtant, c’est assez évident pour vousmaintenant. Le but de Marot était de fausser compagnie aux gens quile poursuivaient et de rendre service aux exilés.

Pouvait-il rien faire de mieux pour réaliserce projet que de s’engager comme matelot à bord de ce brick, laDorothée Fox, et de quitter l’Angleterre avec lui.

Il n’y a que trente hommes d’équipage.

Au-dessous des écoutilles, ils sont près dedeux cents, et si simples qu’ils puissent être, vous le savez aussibien que moi, ils n’ont pas leurs pareils pour jouer de la pointeet du tranchant, mais il leur manque l’ordre et la discipline quiseraient nécessaires en pareil cas.

Marot n’a qu’à descendre au milieu d’eux, parune nuit noire, à les débarrasser de leurs entraves, à leur mettreen main quelques armes à feu, quelques gourdins.

Ho ! Ho ! Micah, qu’endites-vous ?

Les planteurs feront bien de cultiver leursterres eux-mêmes, s’ils n’ont à compter en cette occurrence que surles bras des campagnards de l’Ouest.

– En effet, c’est un plan bien conçu, dis-je.C’est malheureux, Saxon, qu’avec votre ingéniosité, votre espritinventif, vous n’ayez pas un champ d’action honorable. Vous êtes,je le sais bien, aussi capable de commander des armées, d’organiserdes campagnes qu’aucun de ceux qui jamais portèrent une épée.

– Regardez par-là, dit tout bas Saxon, en mesaisissant par le bras. Voyez-vous l’endroit que la lune éclaire, àcôté de l’écoutille. N’apercevez-vous pas cet homme de petitetaille, trapu, qui est debout, seul perdu dans ses pensées, la tèteinclinée sur sa poitrine ? C’est Marot.

Je vous l’affirme, si j’étais le capitainePogram, j’aimerais mieux avoir pour premier lieutenant, pourcamarade de lit le diable en personne, cornes, sabots, et queue,plutôt que d’avoir cet homme, à bord de mon navire. Vous n’avez pasde sujet de vous tourmenter en ce qui regarde les prisonniers,Micah. Leur avenir est décidé.

– Alors, Saxon, répondis-je, il ne me resteplus qu’à vous remercier et à accepter ces moyens de salut que vousavez mis à ma portée.

– Voilà qui est parler en homme, dit-il. Ya-t-il encore autre chose que je puisse faire pour vous enAngleterre ? Et pourtant, par la Messe, il pourrait bien sefaire que je n’y reste pas bien longtemps, car, à ce que j’aiappris, on doit me confier le commandement d’une expédition qu’onprépare contre les Indiens qui ont ravagé les plantations de noscolons.

Ce sera une bonne affaire que d’obtenir unemploi profitable, car je n’ai jamais vu une guerre pareille, oùl’on n’a pu ni se battre, ni piller. Je vous en donne ma parole,c’est à peine si j’ai eu quelque argent entre les mains depuisqu’elle a commencé. Quand il s’agirait de mettre Londres à sac, jene voudrais pas la recommencer.

– Il y a une personne amie que Sir GervasJérôme a recommandée à mes soins, fis-je remarquer, mais j’ai déjàpourvu à ce qu’il désirait. Il ne me reste rien qu’à faire savoir àtous les gens de Havant qu’un Roi qui a prodigué le sang de sessujets, comme l’a fait celui que nous avons, n’est pas destiné,selon toute vraisemblance, à posséder bien longtemps le trôned’Angleterre. Lorsqu’il tombera, je reviendrai, et plutôt peut-êtrequ’on ne le croit.

– Ce traitement infligé à l’Ouest a, en effet,fortement indisposé tout le pays, dit mon compagnon. De tous côtésj’entends dire que la haine contre le Roi et ses ministres est plusviolente qu’avant l’explosion. Hé ! capitaine Pogram, parici ! Nous avons arrangé l’affaire, et mon ami est prêt àpartir.

– Je me disais bien qu’il demanderait à virerde bord, fit le capitaine, en s’avançant vers nous d’une allurechancelante qui prouvait que la bouteille de rhum lui avait tenucompagnie depuis notre sortie. Par ma foi, j’en étais sûr. Etpourtant, par la Messe, je ne m’étonne pas qu’il y ait regardé àdeux fois avant de quitter la Dorothée Fox. Elle estaménagée pour une duchesse, par ma foi. Où est votrecanot ?

– Bord à bord, dit Saxon. Mon ami se joint àmoi, capitaine Pogram, pour espérer que vous ferez un agréable etutile voyage.

– Je lui en suis diablement obligé, dit lecapitaine en agitant en tous sens son tricorne.

– Et aussi que vous arriverez sain et sauf auxBarbades.

– Il n’y a guère à en douter, dit lecapitaine.

– Et que vous tirerez de vos marchandisesassez bon parti pour recevoir la récompense de votre humanité.

– Ah ! voilà de belles paroles, s’écriale capitaine. Monsieur, je suis votre débiteur.

Une barque de pêche se tenait bord à bord dubrick.

À la lueur fumeuse des lanternes de la poupe,je pus discerner des hommes sur son pont et la grande voile brunetoute prête à être hissée.

J’enjambai le bordage et mis le pied surl’échelle de corde qui descendait jusqu’à elle.

– Adieu, Décimus, dis-je.

– Adieu, mon garçon. Vous avez votre argent enlieu sûr ?

– Je l’ai.

– Alors, j’ai un autre présent à vous faire.Il m’a été remis par un sergent de la cavalerie royale. C’est surlui que vous devrez compter désormais, Micah, pour vous nourrir,vous loger, vous habiller. C’est à lui qu’un homme brave doittoujours recourir pour vivre. C’est le couteau qui vous servira àouvrir cette huître qu’est le monde. Regardez, mon garçon. C’estvotre sabre.

– Mon vieux sabre ! L’épée de monpère ! m’écriai-je, au comble du ravissement, lorsque Saxontira de dessous son manteau et me tendit le fourreau en cuirdéteint, de vieux modèle, avec la lourde poignée de laitons que jeconnaissais si bien.

– Vous voici maintenant, dit-il, membre del’antique et honorable corporation des soldats de fortune. Tant quele Turc rôdera en grognant devant les portes de Vienne, il y auratoujours de la besogne pour les bras vigoureux et les cœurs braves.Vous verrez que parmi ces guerriers errants, venus de tous lesclimats, de toutes les nations, le nom d’Anglais est estimé trèshaut. Je sais fort bien qu’il ne déchoira pas lorsque vous ferezpartie de la confrérie. Je voudrais pouvoir partir avec vous, maison me promet une solde et une situation auxquelles il seraitfâcheux de renoncer. Adieu, mon garçon, et que la bonne fortunevous accompagne !

Je serrai la main calleuse du vieux soldat, etdescendis dans la barque de pêche.

Le câble qui nous retenait fut retiré, lavoile hissée, et la barque fila à travers la baie.

Elle allait de l’avant par une obscurité deplus en plus épaisse, obscurité aussi noire, aussi impénétrable quel’avenir vers lequel marchait la barque de ma vie.

Bientôt la force du soulèvement et de laretombée nous apprit que nous avions franchi l’entrée du port etque nous étions en plein canal.

À terre, des lumières clignotantes,apparaissant à de longs intervalles, marquaient la ligne de lacôte.

Comme je me retournais pour regarder enarrière, un nuage, en se mouvant lentement, découvrit la lune, etje vis le dessin bien net des agrès du brick sur le disque d’unblanc froid.

Près de la voilure, était debout le vétéran,qui d’une main se tenait à un cordage, et agitait l’autre, en signed’adieu et d’encouragement.

Un autre gros nuage masqua la lumière, etcette maigre et nerveuse figure, ce long bras tendu furent ledernier objet que je vis, avant une longue et triste période, ducher pays où j’étais né et avais été élevé.

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