Micah Clarke – Tome III – La Bataille de Sedgemoor

VIII – La venue de Salomon Sprent.

L’église de Gommatch était un petit édificecouvert de pierre, avec un clocher normand carré, et se dressait aumilieu du hameau de ce nom.

Ses grandes portes de chêne, semées de grosclous, ses hautes et étroites fenêtres, la rendaient bien propre àl’usage qu’on allait en faire.

Deux compagnies de l’infanterie de Dumbartonavaient été établies dans le village, sous les ordres d’uncorpulent major, auquel je fus remis par le sergent Gredder, qui yajouta quelques détails de ma capture et sur les raisons quiavaient empêché mon exécution sommaire.

La nuit venait déjà, mais quelques lampes auxfaibles lueurs, suspendues çà et là aux murs, jetaient uneincertaine et vacillante clarté sur la scène.

Une centaine au moins de prisonniers étaientépars sur le sol dallé, beaucoup d’entre eux, blessés, etquelques-uns évidemment près de mourir.

Les hommes indemnes s’étaient réunis engroupes silencieux et discrets autour de leurs amis souffrants, etfaisaient de leur mieux pour soulager leurs peines.

Plusieurs avaient même ôté la plus grandepartie de leurs vêtements pour en faire des couchettes et encouvrir les blessés.

Çà et là on discernait dans l’ombre les noiressilhouettes de gens agenouillés, et l’on entendait résonner sousles ailes le bruit rythmé de leurs prières, coupées de temps àautre d’une plainte, d’un souffle pénible, étranglé, celui dequelque pauvre malade qui luttait pour respirer.

La lueur vague, jaune, tombant sur les facesgraves, tirées, sur les corps en haillons salis de boue, eussentinspiré le talent d’un de ces peintres des Pays-Bas dont je visplus tard les tableaux à la Haye.

Le jeudi matin, troisième jour après labataille, nous fûmes tous conduits à Bridgewater, et enfermésjusqu’à la fin de la semaine dans l’église de Sainte-Marie, la mêmedu haut du clocher de laquelle Monmouth et ses officiers avaientexaminé la position de l’armée de Feversham.

Plus nous entendions parler du combat par lessoldats et d’autres plus il paraissait évident que notre attaque denuit avait eu toutes les chances de réussir.

Feversham n’avait évité presque aucune desfautes que peut commettre un général.

Il avait jugé son adversaire trop à la légère,et laissé son camp entièrement exposé à une surprise.

Lorsque éclatèrent les coups de feu, ils’élança de son lit, mais comme il tardait à trouver sa perruque,il errait à tâtons par sa tente pendant que la bataille se décidaitet il n’en sortit guère que quand elle fut terminée.

Tous étaient unanimes à déclarer que sans lehasard qui fit négliger à nos guides et éclaireurs le fossé du Rhinde Bussex, nous nous serions trouvés au milieu des tentes avant queles hommes pussent être appelés aux armes.

Cette seule circonstance et l’ardente énergiede John Churchill, qui commandait en second, ce qui par la suite lerendit célèbre sous un nom plus noble, dans l’histoire de la Francecomme de l’Angleterre, épargnèrent à l’armée royale un revers quiaurait peut-être modifié l’issue de la campagne[3].

Si vous entendez dire ou si vous lisez, meschers enfants, que la révolte de Monmouth fut aisément domptée ouque c’était dès le début une entreprise désespérée, rappelez-vousque moi, qui y ai pris part, j’affirme nettement qu’elle faillitfaire pencher la balance et que cette poignée de paysans résolus,avec leurs piques, leurs faux, ont été bien près de modifier toutela marche de l’histoire d’Angleterre.

Si, après avoir supprimé la rébellion, ceconseil privé montra tant de férocité, c’est qu’il savait combienelle avait été proche du succès.

Je ne veux pas m’étendre trop longuement surla cruauté et la barbarie des vainqueurs, car il n’est point utileque vos oreilles d’enfants entendent de tels détails.

La mollesse de Feversham et la brutalité deKirke leur ont fait, dans l’Ouest, une réputation qui n’estdépassée que par celle du gredin de haute envergure qui leursuccéda.

Quant à leurs victimes, quand elles eurent étépendues, coupées en quartiers, qu’elles eurent subi tout ce qu’onpouvait leur faire souffrir, elles laissèrent dans leurs petitsvillages, comme un trésor que devaient y transmettre lesgénérations successives, la réputation d’hommes braves et sincèresqui moururent pour une noble cause.

Allez maintenant à Milverton ou àWivoliscombe, ou Minehead, ou à Colyford, ou dans n’importe quelvillage dans toute la longueur et la largeur du Comté de Somerset,et vous verrez qu’ils n’ont point oublié ceux qu’ils sont fiersd’appeler leurs martyrs.

Et aujourd’hui, où est Kirke, où estFeversham ?

Leurs noms sont conservés, il est vrai, maisconservés dans la haine du pays.

Comment ne pas voir que ces hommes, enchâtiant d’autres hommes, se sont attiré un châtiment bien plussévère ?

Leur péché, en vérité, les a montrés au grandjour.

Ils firent tout ce dont sont capables des gensscélérats, endurcis de cœur, sachant bien qu’en agissant ainsi ilsauraient l’approbation de l’hypocrite au sang glacé, du bigot quioccupait alors le trône.

Ils agirent pour gagner sa faveur et ilsl’obtinrent.

Des hommes furent perdus, dépecés et pendus denouveau.

Tous les carrefours du pays présentèrentl’épouvante des gibets.

Il n’y a pas une insulte, pas un affront,capables d’aggraver jusqu’à les rendre intolérables les angoissesde la mort, qui ne fussent accumulés sur ces hommes voués auxlongues souffrances et pourtant on se raconte avec orgueil dansleur Comté natal que dans toute cette armée de victimes, il n’y eneut pas une seule qui ne marchât à la mort le visage ferme, enprotestant que si la chose était à refaire, elle la referait.

Au bout d’une ou deux semaines, on eut desnouvelles des fugitifs.

Monmouth, à ce qu’il parait, avait été prispar les habits jaunes de Portman pendant qu’il tentait de gagnerNew Forest, d’où il espérait s’enfuir sur le continent.

Il fut traîné, amaigri, non rasé, ettremblant, hors d’un champ de haricots où il avait cherché un abri,et conduit à Ringwood, dans le Hampshire.

Des rumeurs étranges nous parvinrent au sujetde son attitude, rumeurs que nous connûmes par les grossièresplaisanteries de nos gardiens.

Certains dirent qu’il s’était traîné auxgenoux des rustres qui l’avaient pris.

D’après d’autres, il avait écrit au Roi, enlui offrant de faire tout et même de jeter par-dessus bord la causeprotestante, afin de sauver sa tête de l’échafaud[4].

Nous rîmes alors de ces histoires, en lestraitant d’inventions de nos ennemis.

En outre, il paraissait impossible qu’en untemps où les partisans lui montraient un attachement si ferme et siloyal, lui qui les avait conduit et sur qui étaient fixés les yeuxde tous, montrât moins de courage que n’en témoigne le moindrepetit tambour qui marche à pas menus en tète de son régiment sur lechamp de bataille.

Hélas, le temps nous prouva que ceshistoires-là étaient vraies, et qu’il n’y avait aucun abîmed’infamie où ce malheureux fût prêt à descendre dans l’espoir deprolonger de quelques années une vie qui avait été une malédictionpour un si grand nombre de ceux qui l’avaient suivi.

Aucune nouvelle bonne ou mauvaise au sujet deSaxon ne vint m’encourager à espérer qu’il avait trouvé un endroitoù se mettre en sûreté.

Ruben était toujours confiné au lit par sablessure ; il recevait les soins et la protection du MajorOgilvy.

Ce bon gentleman vint me voir plus d’une foiset s’efforça d’améliorer ma situation, jusqu’au jour où je lui fisentendre combien il m’était pénible de me voir traiter autrementque les braves garçons avec qui j’avais partagé les périls de lacampagne.

Il me fit la grande faveur d’écrire à monpère, pour l’informer que je me portais bien et que je n’étaispoint en danger imminent.

En réponse à cette lettre, je reçus duvieillard une énergique et chrétienne recommandation d’avoir boncourage, avec de nombreuses citations empruntées à un sermon sur lapatience, par le Révérend Josiah Seaton, de Petersfield.

Ma mère, disait-il, était profondément désoléede ma situation, mais soutenue par sa confiance dans les décrets dela Providence.

Il joignait à cette lettre un chèque au nom duMajor Ogilvy, en le chargeant d’en faire l’usage que jedésirais.

Cette somme, jointe au petit pécule que mamère avait cousu dans mon collet, me fut d’une utilitéincomparable, car la fièvre des prisons avait éclaté parmi nous, etje me trouvai en mesure de procurer aux malades les aliments quileur convenaient, ainsi que de payer les services des médecins, sibien que l’épidémie fut tuée dans le germe avant d’avoir pu serépandre.

Dans les premiers jours d’août, nous fûmesconduits de Bridgewater à Taunton, et jetés avec des centainesd’autres dans le même magasin à laines où notre régiment avait étélogé au commencement de la campagne.

Nous gagnâmes peu au change.

Toutefois nous nous aperçûmes que nos nouveauxgardiens étaient, en quelque sorte, plus rassasiés de cruauté queles premiers et que, dès lors, ils étaient moins exigeants enversleurs prisonniers.

Non seulement on permettait de temps à autre ànos amis de nous rendre visite, mais encore nous pouvions nousprocurer des livres et des journaux, grâce à un petit cadeau faitau sergent de service.

Nous fûmes donc en état de passer notre tempsdans un confortable relatif, pendant la durée d’un mois et plus quis’écoula avant notre jugement.

Un soir, comme j’étais adossé au mur, l’espritvague, les yeux fixés sur une mince tranche de ciel qui se montraitpar l’étroite fenêtre, j’en vins à me croire revenu dans lesprairies d’Havant, quand il arriva à mon oreille une voix qui meramena en effet à mon foyer du Hampshire.

Ce timbre grave, rauque, qui parfois s’élevaità un grondement coléreux, ne pouvait appartenir qu’à un homme, àmon vieil ami le marin.

Je m’approchai de la porte d’où venait levacarme, et tous les doutes disparurent dès que j’entendis lespropos échangés :

– Allez vous me laisser passer, oui ounon ? criait-il. Permettez-moi de vous dire que j’ai ralentima marche quand des gens qui valaient mieux que vous m’ont prié decouvrir de voiles les huniers. Je vous dis que j’ai le permis del’amiral, et je n’entends pas les carguer pour un petit bout depeint en rouge. Ainsi donc tirez-vous à travers mon aussière. Sansquoi je pourrais bien vous couler.

– Nous ne connaissons point d’amiraux ici, ditle sergent de garde. L’heure de la visite aux prisonniers estpassée pour aujourd’hui, et si vous ne retirez pas d’ici votredisgracieuse personne, je vais faire essayer à votre dos le poidsde ma hallebarde.

– J’ai reçu des coups et je les ai rendusavant qu’on ait jamais pensé à vous, torchon de terrien, hurla levieux Salomon. Je me suis trouvé vergue contre vergue avec Ruyterquand vous appreniez encore à téter, mais tout vieux que je suis,je tiens à vous faire savoir que je ne suis pas encore mis aurebut, et que je suis encore capable d’échanger des bordées avecn’importe quel brigand de homard à queue rouge qui aura jamais étépendu à l’estrapade pour recevoir dans le des l’empreinte desdiamants du Roi. Je n’ai qu’à naviguer en arrière et à faire unsignal au Major Ogilvy pour lui apprendre de quelle façon j’ai reçula bienvenue, il vous rendra la peau encore plus rouge que ne l’aété votre habit.

– Le Major Ogilvy ! s’écria le sergentplus respectueux. Si vous aviez dit que votre permission étaitsignée du Major Ogilvy, cela se serait passé autrement, mais vousvous êtes mis à raconter des histoires d’amiraux, de commodores, etDieu sait quels autres propos d’outre-mer.

– C’est honteux pour vos parents, de vousavoir si mal appris à connaître l’anglais du Roi, grommela Salomon.à vrai dire, l’ami, c’est pour moi un sujet d’étonnement quand jevois que des gens de mer sont en état d’en remontrer aux terriensen matière d’argot. Car sur les sept cents hommes du navire leWorcester, le même qui coula à pic dans la baie de Funchal, il n’yen avait pas un, même parmi les mousses qui servent les canons, quine comprit tout ce que je disais, tandis qu’à terre, il y a plusd’un benêt comme toi, qui pourrait aussi bien être Portugais,d’après le peu d’anglais qu’il sait et qui me regarde du même airqu’un cochon pendant un ouragan, rien que pour lui avoir demandéquelle est sa position, ou combien de fois la cloche a sonné.

– Qui voulez-vous voir ? demanda lesergent, d’un ton bourru. Vous avez une langue diablementlongue.

– Oui, et assez rude encore, quand j’aiaffaire à des imbéciles, riposta le marin. Mon garçon, si je vousavais dans mon quart pour une croisière de trois ans, je feraistout de même un homme de vous.

– Laissez passer le vieux, cria le sergentfurieux.

Et le marin entra, faisant sonner sa jambe debois, sa figure bronzée toute contractée, toute bouleversée, tantpar l’effet du plaisir que lui donnait sa victoire sur le sergent,que par celui d’une grosse chique qu’il avait l’habitude de fourrersous sa joue.

Ayant jeté les yeux autour de lui sans mevoir, il porta ses mains à sa bouche et lança mon nom d’une voixretentissante, en l’accompagnant d’une série de ohé ! quirésonnèrent dans tout l’édifice.

– Me voici, Salomon, dis-je en le touchant àl’épaule.

– Dieu vous bénisse, mon garçon, Dieu vousbénisse. Je n’arrivais pas à vous voir, car mon œil de tribord estaussi brouillé que l’air autour des bancs de Terre-Neuve. SueWilliam y a lancé un pot d’un quart, à l’auberge du Tigre, il yaura bientôt trente ans. Comment allez-vous ? En bon étatpartout, dessous et dessus ?

– Tout va aussi bien que possible,répondis-je. Je n’ai guère sujet de me plaindre.

– Vous n’avez pas reçu de boulet dans lesmanœuvres fixes ? Pas d’agrès de cassé. Pas de trous entre lebord et la ligne d’eau ? Vous n’avez pas été réduit à l’étatde ponton, pas été pris d’enfilade, pas subi d’abordage ?

– Rien de tout cela, dis-je en riant.

– Sur ma foi, vous êtes plus maigre que jadis,et vous avez vieilli de dix ans en deux mois. Vous êtes parti envaisseau de ligne aussi pimpant, aussi coquet qui ait jamais obéi àla barre, et maintenant vous avez l’air de ce même vaisseau, aprèsque la bataille et la tempête ont usé le brillant vernis de sesflancs, et ont jeté à bas les pennons de la pomme de son grand mât.Mais je n’en suis pas moins content de vous voir en bon état dansla voilure et la membrure.

– J’ai été témoin de spectacles bien capablesde faire vieillir un homme de dix ans.

– Oui, oui, répondit-il avec un grognementcaverneux, en agitant la tête de droite et de gauche. C’est unebien maudite affaire. Et pourtant, si fâcheuse que soit la tempête,le calme reviendra toujours par la suite, pourvu que vous arriviezà la traverser avec votre ancre profondément plantée dans laProvidence. Ah ! mon garçon, voilà un fond qui tientbien ! Mais si je vous connais, mon garçon, vous souffrez plusà cause de ces pauvres diables qui vous entourent que pourvous-même.

– En effet c’est bien cruel de les voirsouffrir avec tant de patience et sans jamais se plaindre,répondis-je, et cela pour un homme pareil.

– Ah ! Oui, cet être au foie de poulet,grogna le marin en grinçant des dents.

– Comment vont ma mère et mon père,demandai-je, et comment êtes-vous venu si loin de chezvous ?

– Ah ! j’aurais fini par être jeté à lacôte sur mes moignons d’os si j’avais attendu plus longtemps à monamarrage. Donc, j’ai coupé mon câble, et après avoir fait unepointe au nord, jusqu’à Salisbury, j’ai couru sous une bonnebrise.

Votre père s’est fait une figure impassible,et il s’occupe de son métier comme à l’ordinaire, bien qu’il soitfortement tracassé par les juges de paix.

Ils l’ont fait venir deux fois à Winchesterpour l’interroger, mais ils ont trouvé ses papiers en règle et onn’a rien pu trouver à sa charge.

Votre mère, la pauvre créature, n’a guère leloisir de bouder ou de s’essuyer les yeux, car elle a un telsentiment du devoir que quand même le vaisseau serait en train decouler sous ses pieds, je parie un galion d’argenterie contre unemandarine, qu’elle resterait tranquillement dans la cambuse àéplucher des renoncules ou à rouler de la pâtisserie.

Ils ont donné dans la prière, comme d’autress’adonneraient au rhum, et ils s’en réchauffent le cœur quandsouffle la bise glaciale du malheur.

Ils ont été enchantés de voir que je partaispour vous trouver et je leur ai donné ma parole de marin que jevous tirerais des fers d’une façon ou d’autre si la chose étaitfaisable.

– Me faire sortir, Salomon ? dis-je. Ilne saurait en être question. Comment pourriez-vous me fairesortir ?

– Il y a plus d’une façon, répondit-il, enbaissant la voix pour continuer tout bas, et hochant sa tête grisede l’air d’un homme qui parle d’un projet qui lui à coûté bien dutemps, bien des réflexions : il y a l’écoutillage.

– L’écoutillage !

– Oui, mon garçon. Quand j’étaisquartier-maître sur la galère la Providence, pendant laseconde guerre de Hollande, nous nous trouvâmes pris entre la côteà bâbord et l’escadre de Ruyter, de sorte qu’après nous être battusjusqu’à ce que tout notre gréement fût emporté, et que le sangcoulât à flots par nos dalots, nous fûmes pris à l’abordage etenvoyés comme prisonniers au Texel.

On nous entassa les fers aux pieds dans lacale, parmi les flaques d’eau puante et les rats.

Les écoutilles étaient clouées et gardées pardes hommes, mais malgré cela ils ne réussirent pas à nous garder,car les fers allèrent à la dérive, et Will Adams, le compagnoncharpentier perça, un trou dans les coutures du bordage, si bienque le navire faillit couler, et dans la confusion, nous tombâmessur l’équipage de la prise, et nous servant de nos chaînes commed’assommoirs, nous redevînmes les maîtres du navire.

Mais vous souriez, comme s’il y avait peud’espoir de faire réussir un plan de ce genre.

– Si ce magasin à laines était la galère laProvidence, et que le territoire de Taunton fût la Baie deBiscaye, on pourrait essayer, dis-je.

– En effet je me suis écarté de la passe,répondit-il en fronçant le sourcil, mais il y a pourtant un autremoyen parfait, auquel j’ai songé, et qui consiste à faire sauter lebâtiment.

– Le faire sauter ! m’écriai-je.

– Oui, une couple de barils et une mèche àcombustion lente feraient l’affaire, par une nuit bien noire. Alorsque seraient ces murs qui nous enferment maintenant ?

– Et où seraient les gens qui s’y trouvent ence moment. Est-ce qu’ils ne sauteraient pas en mêmetemps ?

– Que le diable m’emporte ! J’avaisoublié cela ! s’écria Salomon. Non, je préfère m’en rapporterà vous. Qu’avez-vous à proposer ?

Vous n’avez qu’à donner vos ordres demarche.

Alors, avec ou sans navire compagnon, vousverrez que je suis capable de gouverner d’après eux aussi longtempsque cette vieille carcasse sera en état d’obéir à la barre.

– Alors, mon cher vieil ami, dis-je, mon avisest que vous laissiez les choses suivre leur cours et que vousretourniez à Havant, chargé de mes recommandations pour ceux qui meconnaissent, pour leur dire qu’ils soient courageux et qu’ilsespèrent pour le mieux.

– Ni vous ni aucun autre ne pouvez rien fairepour moi maintenant, car j’ai décidé d’unir mon sort à celui de cespauvres gens, et si je pouvais les quitter, je ne le feraispas.

Faites tout votre possible pour réconforter mamère et rappelez-moi à Zacharie Palmer.

Votre visite a été une joie pour moi, et votreretour en sera une pour eux.

Vous ne sauriez m’être plus utile qu’enrestant là-bas.

– Qu’on me noie, si j’aime à partir sans avoirfrappé mon coup ! grommela-t-il. Et pourtant si vous le voulezainsi, il n’y a plus à en parler.

Dites-moi, mon garçon, est-ce que ce granddiable aux épars minces, aux flancs plats, qui avait l’air d’unhareng vidé, vous aurait trahi ?

S’il en était ainsi, par l’Éternel, tout vieuxque je suis, ma lame fera connaissance avec la rapière interminablequi pend à sa ceinture.

Je sais où il s’est retiré, où il s’estamarré, bien confortablement comme un bon marin, pour attendre leretour de la marée.

– Comment, Saxon ? m’écriai-je. Est-ceque vraiment vous sauriez où il est ? Au nom de Dieu, parlezbas, car il y aurait un grade et cinq cents bonnes livres à gagnerpour le premier venu de ces soldats qui mettrait la main surlui.

– Il est peu probable qu’ils y réussissent,dit Salomon. Sur mon trajet pour venir ici, j’ai fait relâche dansun endroit nommé Bruton, où il se trouve une auberge qui peutsoutenir la comparaison avec la plupart, et le patron est unegaillarde qui a la langue bien pendue et de la gaieté dans lesyeux.

J’étais en train de boire un verre d’aleépicée, comme c’est mon habitude au sixième coup de cloche du quartdu milieu, quand j’aperçus un grand efflanqué de charretier quichargeait des barils de bière sur une charrette, dans la cour.

En y regardant de plus près, il me parut quej’avais déjà vu ce nez, qui ressemble au bec d’un faucon, ces yeuxpétillants, avec les paupières seulement à moitié levées, maislorsque je l’eus entendu jurer tout seul en bon hollandais deHollande, alors sa figure de proue me revint tout de suite àl’esprit.»

J’allai faire un tour dans la cour et letouchai à l’épaule !

Mordieu ! mon garçon, il vous auraitfallu voir comme il fit un bond en arrière, en crachant et menaçantcomme un chat sauvage, tous ses cheveux hérissés sur sa tête.

Il tira prestement un couteau de dessous songrand manteau, car sans doute il croyait que j’allais gagner larécompense en le livrant aux habits rouges.

Je lui dis que son secret était en sûreté avecmoi et je lui demandai s’il savait que vous étiez prisonnier.

Il me répondit qu’il le savait et qu’ilprenait sur lui de faire qu’il ne vous arrivât rien de fâcheux, etpourtant, à vrai dire il me semblait qu’il avait assez de besogne àarranger sa voilure sans se mêler de piloter un autre.

Mais je le quittai là et c’est la que je leretrouverai s’il s’est mal conduit envers vous.

– Eh bien, dis-je, je suis tout à fait contentqu’il ait trouvé ce refuge.

Nous nous sommes séparés à propos d’unedifférence d’opinion, mais je n’ai aucun motif de me plaindre delui. Il m’a témoigné de la bonté et même de l’amitié de bien desmanières.

– Il est aussi rusé qu’un employé ducomptable, fit Salomon. J’ai vu Ruben Lockarby, qui vous envoie sonaffection. Il est encore retenu sur sa couchette par sa blessure,mais il est bien traité.

Le major Ogilvy me dit qu’il a si bien parlépour lui qu’il a toutes les chances possibles d’obtenir sonacquittement, d’autant plus sûrement qu’il n’était pas présent à labataille.

Vous auriez, à son avis, de plus grandeschances d’être amnistié si vous aviez combattu moins vaillamment,mais vous vous êtes signalé comme un homme dangereux, surtout parceque vous vous êtes concilié l’affection de bien des gens du petitpeuple parmi les rebelles.

Le bon vieux marin resta avec moi jusqu’à uneheure avancée de la nuit, à écouter le récit de mes aventures, et àme conter à son tour les naïfs commérages du village, quiintéressent le voyageur lointain plus que ne saurait le faire lanaissance et la chute des empires.

Avant de me quitter, il tira de sa bourse unegrosse poignée de pièces d’argent et fit un tour parmi lesprisonniers, s’informant de leurs besoins et faisant de son mieuxpour les consoler dans son rude langage d’homme de mer.

Il leur distribua aussi des pièces de monnaiepour atténuer leurs ennuis.

Il y a dans la bienveillance du regard et dansl’honnête expression de la figure un langage que tous les hommespeuvent comprendre, et bien que les propos du marin eussent pu êtretenus en grec, pour ce qui en était intelligible aux paysans duComté de Somerset, ils se groupèrent autour de lui au moment de sondépart et appelèrent sur sa tête la bénédiction du ciel.

Il me sembla qu’avec lui une bouffée d’air purde l’Océan avait pénétré dans notre prison à l’atmosphère confinéeet malsaine et nous la rendait plus douce et plus salubre.

Vers la fin d’août, les juges partirent deLondres pour cette tournée de crimes qui anéantit les existences etles foyers de tant d’hommes, et qui a laissé dans les comtés, oùils passèrent, un souvenir qui ne s’éteindra pas tant qu’un pèrepourra parler à un fils.

Nous apprenions leurs actes jour par jour, carles gardiens se faisaient un plaisir de les rapporter en détail, enles accompagnant de propos grossiers et orduriers, afin de nousbien montrer ce qui nous attendait et pour ne nous rien laisserperdre de ce qu’ils appelaient les charmes de l’attente.

À Winchester, la vénérable et si honorée ladyAlice Lisle fut condamnée par le grand juge Jeffreys à être brûléevive et il fallut tous les efforts, toutes les prières de ses amis,pour obtenir à grand’ peine, qu’il lui accordât la misérable faveurde mourir sous la hache et non sur le bûcher.

Sa belle tête fut séparée de son corps aumilieu des gémissements et des cris de la foule rassemblée sur laplace du marché de la ville.

À Dorchester, on massacra en masse.

Trois cents personnes furent condamnées àmort, soixante-quatorze furent exécutées.

Enfin les squires, les plus connus comme deloyaux tories, en vinrent à se plaindre de ce qu’on rencontraitpartout des cadavres pendus.

De là les juges se rendirent à Exeter, puis àTaunton, où ils arrivèrent dans la première semaine de septembre,plus semblables à des bêtes furieuses et affamées, qui ont goûté dusang et ne peuvent plus apaiser leur soif d’égorgements, qu’à deshommes animés d’un esprit de justice, instruits par l’expérience àdistinguer entre les différents degrés de culpabilité, ou àreconnaître l’innocent et à le protéger contre l’injustice.

Ils avaient un beau champ pour exercer leurcruauté, car à Taunton seulement se trouvaient un millierd’infortunés prisonniers, parmi lesquels un grand nombre étaient siinhabiles à exprimer leurs pensées, si empêtrés dans l’étrangedialecte, qu’ils parlaient, qu’il aurait été tout aussi avantageuxd’être nés muets, tant ils avaient peu de chance de fairecomprendre, soit aux juges, soit aux avocats, les excuses qu’ilsdésiraient présenter.

Le Lord Président de la Cour fit son entrée unlundi soir.

Je le vis passer, étant à une des fenêtres dela pièce, où l’on nous enfermait.

En tête du cortège venaient les dragons avecleurs étendards et leurs timbales, puis les hommes armés de leurshallebardes, et après eux une longue file de voitures,qu’occupaient les hauts dignitaires de l’ordre judiciaire.

Enfin, traîné par six juments flamandes à salongue queue, parut un grand carrosse découvert, richement ornéd’or massif, et dans lequel se prélassait, sur des coussins develours, le juge infâme drapé d’un manteau de peluche cramoisie, latête coiffée d’une grosse perruque blanche, si longue qu’elleretombait jusque sur ses épaules.

On disait qu’il s’habillait d’écarlate, afinde jeter la terreur dans le cœur du peuple, et que ses sallesétaient tendues de la même couleur pour cette raison-là.

Quant à lui, il a été d’usage, depuis que sascélératesse en est venue à être connue de tous, de le dépeindrecomme un homme, dont l’expression et les traits étaient aussihideux que l’âme qu’ils cachaient.

En réalité, il en était tout autrement.

Au contraire, cet homme-là, au temps de sajeunesse, avait dû être remarquable par son extrêmebeauté.[5]

Il n’était pas très âgé, il est vrai, s’iln’est question que de son âge, lorsque je le vis, mais la débaucheet la bassesse de ses mœurs avaient marqué leur empreinte sur safigure sans cependant détruire entièrement la régularité et labeauté de ses traits.

Il était brun, d’un teint qui tenait del’Espagnol plutôt que de l’Anglais, avec des yeux noirs, et la peauolivâtre.

Il avait un air hautain et noble, mais soncaractère s’enflammait si aisément que la moindre contradiction lemoindre tracas le faisaient délirer comme un fou, les yeux allumés,l’écume à la bouche.

Moi-même, je l’ai vu les lèvres écumantes, lafigure bouleversée par la fureur, semblable à un homme atteint duhaut mal.

Cependant il n’était guère plus maître de sesautres émotions, car, à ce que j’ai oui dire, il fallait fort peude chose pour qu’il se mît à sangloter, à pleurer, surtout quand ilavait reçu de ses supérieurs quelque marque de dédain.

À mon avis, c’était un homme qui possédait degrandes facultés soit pour le bien, soit pour le mal, mais qui, enflattant ses tendances naturelles en ce qu’elles avaient deténébreux, et négligeant l’autre côté, s’était rapproché, autantque la chose est possible, de la nature diabolique.

Il fallait, en vérité, un gouvernement bienmauvais pour qu’un misérable aussi vil, aussi insolent fût choisipour tenir les balances de la justice.

Comme il passait, un gentleman tory, quichevauchait à côté de sa voiture, attira son attention sur lesfigures des prisonniers, qui le regardaient.

Il leva les yeux de leur côté, en montrant sesdents blanches dans un ricanement de méchanceté. Puis il s’enfonçadans ses coussins.

Je remarquai que pas un seul chapeau ne seleva dans la foule sur son passage et que les rudes soldatseux-mêmes semblaient éprouver à sa vue un sentiment mélangé defrayeur et de dégoût, ainsi qu’un lion regarderait un vampireaffreux, suceur de sang, qui se serait abattu sur la proie qu’ilaurait lui-même jetée à terre.

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