Naufrage des isles flottantes – Basiliade du célèbre Pilpai

CHANT IV.

 

La Nature, car c’étoit elle-même, c’étoitcette Dive [50]

J’observerai ici que ce Poëte célebre a étéplus judicieux, & dans le choix de son sujet qui est universel,& dans le choix de ses fictions, que la plupart de nos Poëtesanciens & modernes. Il personifie des idées morales &métaphisiques, qui sont de tous les tems & de toutes lesnations ; allégories, auxquelles l’imagination se prêtetoujours volontiers, parce qu’elles lui présentent une peintureemblématique des actions & des pensées des hommes, comme desbiens & des maux qui les environnent. Mille Divinitéschimériques, les Centaures, les Harpies, les Sirènes, les Pégases,les Méduses, &c. sont des choses qui ne signifient rien, nonplus que les Hippogrifes, les Ogres, les Géans, les Magiciens,&c. nul Monstre chez notre Poëte dont les membresprodigieusement assemblés, n’aient une signification énergique.

Il en est de certaines fictions comme desmodes ; elles plaisent chez le Vulgaire où elles ont cours,après quoi elles deviennent fades & insipides : on lespardonne à ceux qui les ont employées dans leurs Poëmes, parce quel’usage l’exigeoit alors : on les excuse, dis-je, de cespeintures puériles, parce qu’ils les ont fait valoir par le dessein& le coloris, & parce qu’entre ces grotesques on trouved’autres tableaux, dont les sujets sont dans le vrai, &noblement exprimés.

On pourroit donc mettre les meilleurs ouvragesdes Anciens & de ceux qui les ont imités, au rang de l’Histoirede Richard sans peur, si on n’étoit quelquefois dédommagé dufratras de mille contes peu vraisemblables par les agréablespeintures de l’Amour, des Ris, des Jeux, &c. comme par lesdescriptions touchantes du deuil, des soucis, de la vieillesse, dela faim, de l’indigence personifiés.

Pilpai, sans donner dans les visions outréesde son Pays ni de son tems, suit l’opinion reçue presque cheztoutes les Nations, qu’il y a de bons & de mauvaisGénies ; mais il la rectifie de manière à la faire gouterpar-tout, il prend pour ses Dives bienfaisantes les Puissances quirégissent l’Univers, & qui devroient gouverner leshommes ; il les expose aux préjugés & aux vices qui lestirannisent : tout est vrai dans ses tableaux. Il personifieici la Nature, la Beauté, l’Amour & leur suite à peu près commeont fait la plupart des Poëtes Grecs, soit qu’il ait été informé deleur maniére, en conversant avec leurs Philosophes qui voyageoientfort souvent en Asie, soit parce que tous les hommes ayant lesmêmes idées sur ces choses, elles ne peuvent se peindre que sur lesmêmes desseins; mais l’on peut dire que Pilpai a renchéri sur lavariété, la délicatesse & la nouveauté même des ornemens.], cepuissant Génie qui inspiroit le Vieillard respectable qui avoitpris soin d’élever Zeinzemin ; c’étoit elle, qui, par l’organede ce sage Mortel, avoit fait couler dans le cœur du jeune Monarqueces sentimens héroïques, ces précieuses teintures qui divinisentles humains, parce qu’elles les rendent bienfaisans.

La Nature, dis-je, qui forme les inclinationsde chaque âge, ayant fait naître à Adel le désir de retourner jouirdans le sein d’une famille caressante & chérie, des douceurs durepos, avoit allumé dans l’ame de son Éléve cette activité, cetteardeur qui venoient de faire briller aux yeux de ses Peuplesétonnés tant d’actions immortelles.

Dès l’instant de ces travaux, vraimentglorieux, ainsi que cet oiseau courageux, qui, s’élevant au-dessusdes nues, fixe, sans s’éblouir, d’immobiles regards sur le sein dela lumiére, & voit avec joie ses Petits nouvellement sortis del’aire, imiter sa hardiesse & la rapidité de son vol ; demême la Mere de l’Univers voit avec complaisance son cher Favori,accompagné d’une troupe brillante, entrer & marcher à grandspas dans la carriére des Héros : portée sur les aîles desZéphirs, elle favorise les succès des nobles entreprises de cejeune Prince, elle l’accompagne ou le suit quelque tems des yeux,anime & excite ses desseins, hâte l’exécution des magnifiquesprojets de cet heureux génie. Par-tout où elle passe, naissent, sesuccédent & se renouvellent, & les fleurs & lefruits ; elle se plait à répandre l’abondance dans les lieuxoù Zeinzemin établit, ou se propose de porter le bel ordre :enfin, contente des soins généreux qu’il a du bonheur de sesPeuples : Il est tems, dit-elle, ô cher Zeinzemin ! de tepréparer une digne récompense, & de l’étendre sur celui dontles sages avis t’ont disposé à la mériter.

La Dive prononce ces mots avec ce gracieuxsourire qui fait la sérénité des plus beaux jours, & reléve lesattraits répandus sur son visage auguste : ses yeux éclatansd’une lumiére vive & pure, ont la beauté de l’Astre qui annoncele lever de l’Aurore ; sa chevelure flottante avec grace surses épaules d’albâtre, a le lustre & les couleurs des plustendres rayons de la blonde Avant-couriére du Soleil. Elle se revêtde sa robe, dont la riche broderie représente, & le vaste Océanavec tous les animaux qu’il renferme, & la Terre parée de sesplus riches productions : différentes Nations y sont dépeintesavec leurs divers habillemens, & les traits qui lescaractérisent. Enfin, sur son voile brille l’azur d’un Ciel sansnuages, avec toutes les constellations qui le décorent. Elle part,accompagnée de toutes les saisons riantes ; elle ne laisse quel’hiver au sein d’un obscur repos ; elle arrive au séjourdélicieux, demeure de la Beauté & la sienne.

Dans des lieux jusqu’alors inconnus auMortels, confins de cet Empire, s’éleve une enceinte de rocherssourcilleux, escarpés de toutes parts : ils ne laissent aucuneroute qui conduise à leur sommet ; leur aspect extérieurn’offre rien que d’aride & de stérile ; leurs massesinformes, entassées, ne les font paroître qu’une seulemontagne ; mais ils dérobent à la vue le sanctuaire de la Merede l’Univers, & cachent les secrets de ses plus riches trésors.Ces ramparts impénétrables bornent de tous côtés le vaste horisond’un Ciel aussi brillant que le saphir, qui sert de pavillon à unecampagne riante, où croissent en abondance des fleurs, desarbrisseaux, des aromates, & des arbres rares, plus précieux& plus beaux que tout ce que produisent les plaines heureusesde l’Arabie & les rives fertiles du Gange : ils yconservent toujours leur fraicheur, leur fécondité, comme lesornemens variés qui la précédent : une infinité de ruisseauxserpentent dans de spacieux vallons, environnés de petitescollines, qui, doucement arrondies, semblent de superbes sophasautour d’une sale pompeuse : leurs eaux pures &transparentes, figurent sur un fond d’argent, d’or ou de perle, lecours des différens fleuves qui arrosent l’Univers, & vont seperdre dans de grands bassins, dont les contours retracent lesrivages des mers qui baignent divers Continents. Il sort du seindes plaines quantité de petites éminences de marbre, pareilles auxchaînes des montagnes qui servent de bornes aux Empires ou à leursProvinces : ces pierres, ou par leur blancheur, ressemblent àla neige perpétuelle qui couvre quelques-uns de ces monts, ou lesdifférentes couleurs dont elles sont diaprées, représentent lafertilité qui décore leur contour & leur base. Une infinité detouffes d’arbres, dispersées çà & là, font un effet pareil àcelui des forêts qui ombragent différentes Contrées de la Terre.Pour marquer les Villes, les Palais, les Hameaux, l’industrieuseagate, dont les nuances semblent dirigées par le dessein, en trace,en végétant, les images sur ses tables polies. Quelques espacesnuds, parsemés de sable, offrent en petit des déserts pareils àceux de la Lybie, de la Perse, de l’Arabie, ou des régions duNord : ces mers arides présentent quelquefois le riant aspectd’une Isle où regne l’abondance [51].

Dans tout ceci la Nature, de concert avec laBeauté, s’est plu à se copier elle-même, ou plutôt c’est sur cesmodéles qu’elle embellit l’Univers ; mais ailleurs elle alaissé la mere des Charmes & des Appas suivre les tracesmesurées de l’Elégance & de la Simétrie [52]. Làse trouvent réunis tous les desseins que l’Art fournira jamais àl’imagination des Mortels pour l’ornement des jardins, des murs& des lambris des plus somptueux Palais : tous lescontours, les compartimens, les entrelas les plus gracieux, lesplus légers, y sont figurés par des avenues, des bosquets, &par l’arrangement d’une infinité de plantes immortelles, quiétalent aux yeux, dans ces lieux enchantés, sur un fond d’émeraude,la variété infinie de leur coloris ; il est relevé &multiplié par les miroirs de quantité de fontaines jaillissantes àtravers des canaux de cristal, formés par les sels transparens dontelles s’enveloppent : les voûtes, les arcades, les colonadesliquides de ces eaux bondissantes, acquierent en quelques endroitsune solidité limpide, où brillent les filets de tous les sucs quicolorent les pierreries [53].

Jamais la magnificence qui revêt les pluspuissans Monarques, n’étala tant de pompe que les plumages d’uneinfinité d’oiseaux, qui tirent leurs parures des fleurs, &enrichissent la verdure des arbres, sur lesquels ils s’assemblentpour former les plus mélodieux concerts.

Cette demeure de la Beauté l’est aussi del’Amour, de la Jeunesse, de la Santé au teint fleuri & vermeil,de la troupe folâtre des Ris, des Jeux, & de la Volupté auxregards tendres & séduisans. Un printems éternel & lesélémens les plus purs, travaillent de concert à la culture de ceslieux délicieux, où l’or même croit & végéte comme les plantes.Tous ces aimables Sujets s’empressent à servir leurSouveraine ; elle n’habite point de Palais : par-tout oùelle se plait à considérer la perspective de quelque magnifiquescéne, un nombreux cortége de Génies lui dresse, où elle s’arrête,une tente de rameaux de palmes, de pampres dorés [54] & de guirlandes entrelassées, dontils varient chaque fois les décorations. Son char, composé d’unseul onix, taillé par les mains adroites de l’Elégance, est unouvrage plus précieux que la matiére ; les roues en sontd’ivoire, garnies d’or & de diamans ; il est trainé pardes tourterelles, dont le plumage imite les couleurs de l’Iris.

C’est, je le repéte, dans cette admirabledemeure que la Nature a renfermé la source intarissable de toutesles richesses dont elle pare l’Univers ; c’est-là que l’Aurorevient se revêtir de son manteau tissu d’or & parsemé de perles,quand elle va ouvrir les portes de l’Orient ; c’est-là que leSoleil vient se couronner des traits dont il éclaire leMonde ; c’est dans ce réservoir qu’il puise les favorablesinfluences, les principes vivifians qu’il répand par-tout ;c’est delà que découlent, avec la sensibilité, les délices &les soulagemens des Mortels.

Dans un réduit secret, l’Amour qui se plaitaux mistéres, sous l’ombrage épais d’un labirinte de mirtes,d’orangers, de lauriers, de benjoins, environné de la troupe destendres Regards, des Soupirs, des Caresses folâtres & vives, duToucher délicat & exquis, sur lequel s’appuient les Langueursravissantes aux yeux mourans ; l’Amour, dis-je, ce puissantmoteur des ressorts secrets de tous les Etres animés, sur un autelde rubis, allumoit, avec un flambeau composé d’ambre & de millegommes odoriférantes, un feu dont chacun de ces Ministres luiprésentoit la matiére. C’est à la chaleur de ce feu sacré qu’ilcompose des essences, principes de l’existence de tout ce quirespire ; c’est à ce feu qu’il forge ces chaînes, ces puissansattraits, ces forces secrétes qui lient les cœurs, & les armesqui les blessent. Il étoit occupé de ces soins importans à notrefélicité, lorsque la Nature arriva dans ces lieux. La Beauté, à sonaspect, court se précipiter dans ses bras ; la Joie donne unnouveau lustre à ses charmes.

Ô ma fille ! lui dit cette tendremere ; toi, sans qui tout seroit sans ordre & confondu, tufais qu’en établissant ton sanctuaire sur cette terre fortunée,dont les sages Habitans, fidéles observateurs de mes loix, me sontchers, tu m’aidas autrefois à former leurs mœurs ; tu embellisen eux, & l’esprit, & le corps ; tu te plus à pourvoirleurs aimables compagnes de mille charmes. Il te souvient que,considérant un jour ton ouvrage avec complaisance : Je veux,dis-tu, faire quelque chose de plus parfait ; il naîtra uneBelle qui attirera tous les regards ; mais son cœur insensiblefera vainement soupirer une foule d’Amans, jusqu’à ce qu’un Hérosdigne d’elle, fasse cesser cette indifférence. Il est ce Hérosaccompli ; unissons-les pour le bonheur des Peuples :Zeinzemin est digne de ta chere Zavaher ; ce Monarque n’a eujusqu’à présent, d’autre passion que le bien de ses Sujets ;qu’il goute les douceurs de l’Amour. Il approche des lieux dont taFavorite fait le plus bel ornement ; ils ignorent encore leprix de tes dons, & le pouvoir de ton fils ; qu’ils leressentent ; fais-toi accompagner de cet aimable enfant ;qu’il allume dans leurs cœurs ses plus beaux feux. Elle dit…

Aussi-tôt la Beauté fit appellerl’Amour : il achevoit la délicieuse confection dont il enivreles ames ; il l’enferme dans une urne de topase ; ilarrive & vole avec légéreté sur le sein de sa mere, qui enreçut un nouvel éclat. Prens, lui dit-elle, mon fils, tes armes lesmieux acérées, mais celles qui font des blessures aussi douces queprofondes ; trempe-les de ton baume précieux, &suis-moi ; je te méne à une glorieuse conquête. Elle faitatteler son char par les Graces, tandis que les Désirs empressésrevêtent l’Amour de ses armes d’or ; ils partent enfin avectoute leur Cour.

La Beauté, en traversant les airs, fitremarquer à l’Amour Zeinzemin, qui recevoit alors, par les mains dela Belle dont elle fut subitement épris, les hommages de sesPeuples. Quoi ! dit ce Génie avec un soûris malin, voyons sice Mortel seroit impénétrable à mes traits ? Essayons… qu’ilaime. À ces mots la flêche vole & frappe. La plaie auroit étéprofonde, si la Reine des appas n’eût modéré le coup, en retenantle bras de son fils. Arrête, lui cria-t’elle ; veux-tu rendremalheureux celui qui ne t’offensa jamais ? Veux-tu qu’il brûlepour une personne qui ne peut plus répondre à sa tendresse ?Faut-il, pour te venger de celui qui ignore la douceur de tonempire, troubler le bonheur de ce couple soumis à tesloix ?

Non, ma mere, répliqua l’Amour, je ne veux luifaire éprouver que les premiéres atteintes de mes feux ; jeveux que devenu Rival d’un des siens, il trouble quelque instantles plaisirs de ces Amans pour les rendre plus vifs, qu’il lescouronne lui-même, & mérite par cette action généreuse, le cœurde la belle Zavaher, que je lui destine, & dans les yeux delaquelle vous m’ordonnez de l’aller attendre pour lui porter descoups plus certains. Tels sont souvent tes jeux cruels, ôAmour ! tu te plais à faire précéder tes faveurs de bien despeines cuisantes, & tu n’assortis les cœurs qu’après les avoirexposés aux dures épreuves de l’indifférence.

Telle étoit, dis-je, la triste situation dumagnanime Zeinzemin, lorsqu’il fuyoit des lieux où il venoit desacrifier sa passion aux devoirs de l’humanité, & lorsqu’ilrejoignit ses compagnons, desquels sa rêverie l’avoit écarté lejour précédent : sa blessure, quoique légére, n’étoit pointencore refermée : ceux qui l’environnent gardent un profondsilence ; & non par une imitation de courtisans flatteursqui copient machinalement l’humeur du Prince, ils étoientvéritablement touchés du malheur d’un Ami ; ils n’osoient, parrespect, le tirer de la rêverie profonde où il paroissoitplongé ; enfin, il rompit ainsi le silence. Chers Compagnons,je dois désormais éviter la rencontre de deux beaux yeux : jesens trop ce qu’il en coute à mon foible cœur (si l’on ose nommerla sensibilité une foiblesse 😉 sans doute ils y feroientquelques nouvelles plaies qu’ils refuseroient de guérir : nevous empressez donc plus d’annoncer ma venue dans les lieux où nousallons passer. Je ne veux plus que les honneurs, que le zéle de mesPeuples s’empresse à me rendre, m’exposent aux traits perçans de ceSexe enchanteur ; je ne veux plus courir les risques d’aimer,sans espérer de retour.

Quoi ! Prince, reprit l’un d’eux, vousvoulez renoncer aux douceurs de l’Amour pour cette petitedisgrace ? Il est dans votre Empire une infinité de Belles quivous la feront oublier. Nous avançons vers une des plus bellesProvinces ; c’est là, sans doûte que le Ciel vous destine uneÉpouse digne de vous. Cet heureux climat est moins célèbre par safertilité, que pour avoir été le berceau de toute la Nation. On ditqu’assez près du rivage de la mer, est une solitude charmante, oùl’on voit encore le lieu de la demeure des deux enfans, reste d’unPeuple nombreux qui fut enlevé par une tempête [55].

Ce tendre couple devint la tige féconde quirepeupla cet Empire. La première & la plus belle branche de cetarbre renaissant, celle qui a couvert tant de Provinces de sonombre bienfaisante, est celle qui s’est accrue sans interruptionjusqu’à vous, ô aimable Zeinzemin ! On dit que dans ces lieuxde notre origine, embellis par la Nature & par les mains d’unSage, en respectant toûjours les précieux monumens de nos premiersAncêtres, s’est aussi conservée une famille respectable qu’on croitêtre, après vous, le plus près rejetton de celle des Peres de laPatrie. Voilà, en général, ce que l’on fait sur ce sujet dans nosProvinces. Au reste, Prince, vous en allez bientôt être plusparticulierement informé ; mais cet heureux climat est encorecélèbre pour avoir donné naissance à une personne d’une rarebeauté. Il semble, à ce que publie la Renommée, que les gracesayent épuisé sur elle toutes leurs richesses : la voir &en être éperdu, est une même chose. Jamais la Nature ne forma riende plus parfait, jamais aussi ne produisit-elle rien de siindifférent ; rien de plus tendre & de plus touchant queses regards ; rien de plus doux & de plus séduisant queses paroles & ses actions ; rien de plus aimable que sesmœurs ; & personne n’est moins susceptible d’amour :ses Amans l’aiment, & trouvent de la douceur à l’aimer, mêmesans espérance. Elle les plaint avec bonté ; elle se défend deleurs caresses d’une façon plus obligeante que les autresn’accordent des faveurs. Pourquoi, leur dit-elle, vousobstinez-vous à offrir des hommages à une personne qui n’en peutsentir tout le prix ? Vous me dites qu’il est doux d’aimer& d’être aimé : hélas ! pourquoi suis-je forcéed’être ingrate ? Pourquoi la Nature m’a-t-elle refusé le donde devenir sensible à un bien que tant de témoignages me font jugersi grand ? Pourquoi mon ame n’est-elle point émûe destransports que vous trouvez si délicieux ? Mais autant sesdivins appas causent de tourmens, autant ses maniéres généreusesfont d’heureux. Je ne sais par quels charmes secrets elle a uneautorité si souveraine sur les cœurs, que lorsqu’elle ordonne oumarque le désirer, on aime tout-à-coup celle de ses Compagnesqu’elle veut que l’on aime : le présent d’un cœur offert de samain, est précieux : on regarderoit comme un bien infini lebonheur de lui plaire ; mais on estime comme le plus grand quipuisse arriver à un Mortel, celui de recevoir des chaînes de sesAmies. Son discernement pénétre si subtilement les caractères,démêle si adroitement les ressemblances délicates, ces convenancesqui peuvent exciter de douces simpaties ; elle fait si bienrapprocher ces puissances secrétes, que l’effet en est aussi promptque la vûe ; deux personnes qu’elle veut rendre Amans, brûlentaussi-tôt des mêmes feux. Non, l’Amour même ne prescrit pas de loixaussi ponctuellement suivies. Cet heureux talent la rend égalementchere aux deux Sexes. C’est, sans doute, à vous, grand Prince,qu’est reservé le pouvoir de la rendre sensible.

Ce discours piqua la curiosité de Zeinzemin.Sur ce simple récit, son cœur se sent susceptible d’une nouvelletendresse pour cette belle inconnue. Ah ! ne me flattez pas,répondit-il, mes amis ; qu’ai-je au-dessus de vous pourmériter la préférence auprès d’une personne digne de telséloges ? Un rang que m’a donné la naissance, auquel je ne veuxpoint être redevable des faveurs de l’Amour : non, je ne veuxpoint les devoir aux égards que m’attire cette distinction, nonplus qu’à quelque estime, quelque réputation acquise par desactions que l’on loue trop : elles ne font que remplir desdevoirs prescrits par la Nature. Cette estime, ces égardspourroient tenir lieu des sentimens que j’ambitionnerois de fairenaître dans un cœur ; & j’ai déja éprouvé que la tendresseest toute autre chose que de simples respects. L’Amour estl’impression vive d’une flamme divine, que la Nature seule a lepouvoir d’allumer par les yeux, sans que l’objet qui l’excite aitd’autres annonces que sa présence. Quelques qualités peuvent, ilest vrai, alimenter & entretenir ce feu ; j’avoue même quesans elles il languiroit bientôt ; mais il brille déja avantque le flambeau lui fournisse la matiere. On est sûr d’être aimé,& dans peu doublement chéri, quand on a le bonheur de plaireavant que la raison ait reconnu qu’on le mérite. Ainsi, chersCompagnons, plus de distinctions, je vous prie, entre nous ;je veux me mettre au rang des adorateurs de cette Belle, &qu’elle ignore qui je suis.

Le Prince parloit encore, & commençoit àfaire plusieurs questions à différentes personnes de sa suite,lorsqu’arrivant dans la Patrie & près de la demeure del’aimable Zavaher, il fut interrompu [56] par unetroupe de jeunes gens, qui venoient, selon la coûtume, faireaccueil à ces Étrangers. Zeinzemin profite des premiers instans decette obligeante réception ; il se dérobe aux siens, &vole vers les lieux où le porte déja un secret penchant.

Zavaher, assise à l’ombre au bord d’uneprairie émaillée de fleurs, y respiroit le frais vers le déclin dujour, quand la Beauté l’apperçut du haut des airs ; elle lamontre à l’Amour, il est lui-même surpris de tant d’appas. Ô mamere ! s’écrie-t-il, cette fière Mortelle ne le céde qu’àvous. Oui, mon fils, reprit-elle, hâtons-nous de soumettre soncœur. Aussi-tôt elle dirige le cours de son char vers un bosquetvoisin ; elle y descend avec la vîtesse de ces astres quiparoissent se précipiter, en laissant une longue trace delumière : là elle ordonne à toute sa suite de prendre lafigure de quelques-unes des compagnes de Zavaher ; ellescourent à elle : sous ce déguisement elle les prend pour sesamies ; elle les caresse, se joint à elles pour cueillir desfleurs : ces feintes compagnes en composent des guirlandes& des couronnes dont elles se disputent l’honneur de laparer.

L’Amour, fécond en stratagêmes toûjoursnouveaux pour surprendre les cœurs, s’étoit glissé sous une touffeépaisse de quantité de fleurs différentes : il dénouel’écharpe de son carquois, dont la blancheur est teinte de quelquestaches du sang des Amans qu’il y essuie en remettant ses traitslorsqu’il les retire de la plaie ; il ajuste artistement cettedraperie sur sa tête, & prend aussi-tôt la forme agréable de laReine des parterres, qui exhale l’odeur exquise du girofle[57] : ainsi que cette plante éleve satige, richement panachée, au-dessus de toutes les autres, telleparoît Zavaher au milieu des Belles qui l’environnent. La mere desGraces, sous l’apparence de sa plus chere Favorite, lui adresse cediscours flatteur :

Ô la plus précieuse de toutes lesfleurs ! [58] c’est à juste titre qu’on vous adonné ce nom ! Y en a-t-il quelqu’une ici capable de relevervos charmes ? Feignant aussi-tôt d’en remarquer unesinguliére, elle court la cueillir ; elle la pose sur le seind’albâtre de Zavaher. Quelle place, ajoute-t-elle en folâtrant,peut être plus digne de cette fleur merveilleuse ? Goutez,chere amie ; que cette odeur est suave ! il semble quetous les parfums réunis y ayent été prodigués ; elle ne lecéde qu’à la douceur de vos soupirs.

Zavaher se défend obligeamment de toutes cesmarques d’affection ; elle veut à son tour parer ses amies desmêmes ornemens dont elle se dépouille ; elle soutient qu’ellesméritent mieux qu’elle de tels honneurs ; elle veut même sepriver de son plus beau bouquet pour celle qui le lui a offert.Gardez, gardez, lui dit en riant la Dive, cette fleur, puisqu’elleest unique ainsi que vos attraits : elle lui en fait enmême-tems respirer l’odeur ; son teint en acquiert unenouvelle vivacité ; ses yeux se remplissent des feux humidesd’une tendre langueur. L’Amour, couvert de ce bel œillet reposantsur son sein, épuise tous ses traits sur son cœur. Mes cheresCompagnes, s’écrie-t-elle, quel trouble nouveau s’emparetout-à-coup de mes sens ? Pourquoi éprouvé-je un plaisirinquiétant, dont les douceurs imparfaites excitent des désirsqu’elles ne satisfont point ? Ôtez-moi cette fleurdangereuse ; c’est elle, sans doute, qui me cause cetteivresse ; c’est quelque poison agréable ; mais non, s’ilest mortel, que la mort qu’il cause doit être délicieuse !

À ces mots toute la troupe déguisée applauditen riant à cette naïveté. Cependant Zeinzemin s’avançoit vers ceslieux ; & ayant apperçu quantité de jeunes filles badinantdans la prairie, il y soupçonne celle qu’il cherche avecempressement ; il la reconnoit bientôt à l’éclat éblouissantde ses attraits ; il la trouve autant au-dessus de sarenommée, que supérieure aux autres Belles. Il s’arrêteétonné ; tous ses sens sont passés dans ses yeux, & réunispour admirer. Zavaher elle-même considére la bonne mine de cetÉtranger. L’Amour, du haut du trône où il est assis, du milieu desfleurs qui parent un sein d’ivoire, prend un des traits qu’il aplongés dans le cœur de cette Belle, & en perce celui du jeunePrince.

Les premiers instans d’une passion tendreintimident un cœur : alors la bouche, sembable à ces vasestrop resserrés, ne laisse qu’une foible issue à des sentimensempressés de paroître : on craint ; on est muet ;parce qu’on ne peut assez dire. Cette timidité, qu’augmente laprésence de tant de personnes, retient Zeinzemin : il n’oseaborder celle dont il fait, & redoute l’indifférence ; ilse souvient encore de ses premières blessures. Agité de milleirrésolutions, il se promene à quelque distance de la troupeenjouée qui erre dans la plaine, les yeux attachés sur celle à quiLa Beauté même vient de céder : cette Dive & sa suite,sous leur déguisement, rient de son embarras ; & l’Amourprofitant des approches de la nuit, engage malicieusement Zavaher às’éloigner de ces lieux ; il laisse à Zeinzemin un violentdésir de la suivre, & la foiblesse de n’oser l’entreprendre.C’est ainsi que cet adroit Génie, pour augmenter l’ardeur des feuxqu’il vient d’allumer, emploie les soupirs, les regrets d’unepremière occasion manquée ; il en prive les Amans même qu’ilfavorise le plus, pour les rendre empressés à en chercher denouvelles ; il leur fait faire des fautes légères qu’ilscroient irréparables, pour les hâter à mériter des faveurs.

Zeinzemin retourne vers les siens, plein depensées qui le désespérent. J’ai vû, j’ai vû, dit-il secrétement àun de ses intimes Confidens, la trop aimable & la tropinsensible Zavaher : c’en est fait, cher Ami, je sens que jene peux plus vivre, si cette divine Personne me traite comme vousdites qu’elle traite ses Amans. Falloit-il que je vinsse mettre lecomble à des maux que je n’ai déja que trop vivementéprouvés ? Helas ! du moins, si en expirant, j’espéroisémouvoir sa pitié, mon ame s’envoleroit contente d’un seul de sessoupirs : mais mon malheur est certain ; j’ai vû cetteCruelle fuir ma présence pour éviter mes regards.

Cet Ami s’efforce en vain de calmer latristesse du Prince ; elle le prive, & de la gaieté desfestins, & de la douceur du repos. Il ignoroit que l’aimableZavaher éprouvoit les mêmes inquitudes. Sitôt le lever de l’Aurore,elle se rendit dans une retraite champêtre & solitaire pour ydémêler la cause de son trouble. Elle s’étoit assise sous unearcade de rochers, naturellement ornée de différens arbrisseauxrampans, qui formoit le vestibule d’un antre peu profond, où lalumière, au plus haut point du jour, ne paroissoit jamais que ledoux crépuscule d’une belle matinée : ses murs étoientcouverts d’une mousse molle & légére, & sa voûte revêtue decristaux & de coquillages : un gazon tendre, &quantité de fleurs aromatiques qui se plaisent à l’ombre,tapissoient son entrée, couverte de part & d’autre par lestiges réunies du chêne & de l’ormeau, dont l’épais feuillageformoit un pavillon impénétrable aux ardeurs du soleil. Cette tentede verdure, ouverte du côté de la plaine, laissoit appercevoirl’agréable perspective d’une campagne entrecoupée de jardins, debosquets, terminée par la surface unie d’une mer paisible, &par le contour d’une chaîne de collines verdoyantes, d’où découlentquantité de ruisseaux qui fertilisent ces beaux lieux. Letranquille silence qui y regne, une douce fraîcheur, unemajestueuse simplicité, émeuvent l’ame, & l’excitent à selivrer librement à ses pensées. C’est là, ô Amour ! queZavaher t’adressa ces plaintes : Pourquoi, dit-elle, l’imagede cet aimable Étranger m’est-elle toûjours présente ?Pourquoi me plais-je à m’occuper sans cesse de son idée ?Pourquoi me retracé-je avec tant de complaisance la noblesse de sonair, de ses traits, la douceur & la vivacité de ses yeux ?Pourquoi souhaité-je qu’il pense à moi, & même qu’il paroissedans ces lieux ? Ô Amour ! je reconnois enfin tapuissance ; oui, j’aime : je voudrois en vain me déguiserune passion qui se fait plus vivement sentir que toutes lesdescriptions que j’en ai ouï faire. Mais, hélas ! douceliberté que je regrette, pourquoi m’êtes-vous si cruellementravie ? Doux sommeil de l’indifférence, pourquoi êtes-voustroublé par un si fâcheux réveil, qui ne me présente un objetaimable que comme un rayon de lumière que fait disparoître uneombre obscure ? Hélas ! il est peut-être, déja loin demoi cet Étranger chéri, je ne le reverrai plus ; sans douteque son cœur vole vers l’heureuse Mortelle qui le possede.

Telles étoient les plaintes & les soupirsde cette Amante ; l’Amour lui faisoit éprouver ces premièresamertumes pour lui faire gouter, à longs traits, les délices qu’illui prépare ; il étoit resté avec la Volupté dans ceslieux.

Zavaher avoit apprivoisé un agneau : cetanimal la suivoit partout, venoit manger dans sa main, se reposerprès d’elle ; enfin, il sembloit reconnoître par mille petitescaresses, ses bienfaits : sa laine, aussi blanche que laneige, étoit douce & fine comme de la soie ; elle seplaisoit à l’orner de fleurs, ou bien à la teindre de diversescouleurs avec le jus de quelque plante ou de quelque fruit. Cetanimal paissoit alors tranquilement près de l’endroit où elles’entretenoit de sa passion naissante. L’Amour, qui l’observoit,lui dérobe ce favori, l’endort & le cache sous desfeuillages ; il en prend la figure, en imite la douceur,s’approche d’elle, il lui paroît sensible à ses peines, quandquelque bruit s’étant fait subitement entendre aux environs, ilcourt comme effrayé, se précipiter dans un ruisseau qui couloitprés delà. Sa maîtresse allarmée, veut le sauver du péril ;& mal affermie sur un bord glissant, elle tombe dans une eauprofonde, elle se croit perdue ; mais quelle est sa surprise,quand reprenant ses sens, elle se trouve dans les bras de celuiqu’elle aime !

Plus étonnée de cet heureux hazard, que del’horreur du danger qu’elle venoit de courir, la vivacité de sonteint se ranime, & sa pâleur semble être passée sur le visagede son Amant tremblant, éperdu. Quoi ! c’est vous à qui jedois !… Vous ne me devez rien, repartit Zeinzemin, détournezces funestes idées… Je viens, Soleil de mes plus beaux jours, Feudivin, Existence de mon Etre, Délices de mes pensées, je viens,conduit par l’Amour le plus tendre, vous conjurer de décider de monsort. Si un rayon favorable de vos yeux divins ne ranime mesespérances, mon ame va s’exhaler comme une foible vapeur. Oui, jerenonce à la vie, avec la gloire de vous délivrer d’un objetimportun, où je vis divinisé par mon bonheur.

À ces mots, la tendre Zavaher, avec un soûrisqui répand la sérénité dans l’ame de son Amant, & une candeurque n’infesta jamais la feinte, ni les soupçons injurieux, luirépond : Ô aimable Citoyen ! qui que vous soyez, jereconnois en vous moins un libérateur, que celui qui me rend unepersonne sans laquelle je ne puis aimer la vie qu’il m’asauvée : oui, mon cœur éprouve les mêmes mouvemens que levotre : si cet aveu vous rend heureux, mon bonheur estinséparable des assurances que vous me donnez. Ô chereZavaher ! divine Zavaher, s’écrie le fortuné Zeinzemin,puis-je le croire ? Quoi ! vous m’aimez ? L’ai-jebien entendu ? Redites donc encore ces parolestoute-puissantes qui inondent mon cœur d’une joie qu’il ne peutcontenir.

Il n’en put dire davantage ; l’excès deses transports le force au silence ; il se précipite aux piedsde sa chere Zavaher ; il embrasse tendrement ses genoux ;il couvre ses belles mains de baisers ardens ; il s’élevejusqu’à sa bouche vermeille dont il adore les oracles de safélicité ; il en interrompt, ou plutôt il en respire lessoupirs ravissans. Leur ames se confondent, un doux frémissements’empare de leurs sens, leur présage des plaisirs plusgrands : l’Amour les y plonge, les enivre de ses faveurs lesplus pénétrantes, les plus exquises ; il les transforme enfinen leurs propres plaisirs [59] ;mais l’instant qui comble les désirs de ces heureux Amans, leur envoit succéder de nouveaux ; & ceux-ci contentés, ilsdésirent encore. Zeinzemin, l’heureux Zeinzemin trouve dans sachere Zavaher tantôt une Amante qui semble expirer dans ses bras,tantôt une Amante vive & folâtre qu’anime la Volupté, & quile presse tendrement dans les siens ; tantôt enfin une Amantequi cherche moins à contenter ses désirs, que ceux de l’objetaimé.

Les plaisirs vifs & ardens sont compagnonsdu silence ; menagers des instans rapides de leursravissemens, ils ne les expriment que par le murmure dessoupirs : les Amans, non plus que le tendre Rossignol, nes’entretiennent de leurs amours qu’après que leurs doux emportemensles laissent réfléchir sur l’étendue de leur bonheur. Aux vivesexagérations que Zeinzemin fait du sien, Zavaher ne répond que parl’éloquent désordre d’un discours plein d’expressions passionnées,dites, puis redites encore, plein de noms les plus doux, les pluscaressans, que le cœur trouve toujours peu dignes de son objet. Ôvie de mon ame ! ajoute-t-elle, quelle joie va ressentir unpere que je chéris, quand il me saura unie à un si aimable Citoyen,lui qui m’a tant de fois reproché mon insensibilité, lui qui mepressoit d’une maniére si touchante de la vaincre !…Hâtons-nous donc, interrompit Zeinzemin, de lui annoncer que jesuis l’heureux Mortel… Il me tarde de voir l’auteur du plus beau demes jours, & de mériter… N’en doutez pas, chers Époux,paroissez ; mon cœur vous est garant de sa rendre amitié.Aussi-tôt ce couple charmant, le plus accompli de tout l’Empire,quitte l’antre, sanctuaire de leur doux himenée, dont l’Amour &la Volupté furent les seuls témoins : ils s’avancent vers lademeure voisine de celui qu’ils s’empressent de rencontrer. À peineont-ils fait quelques pas, que parut un Vieillardrespectable : Zavaher court l’embrasser avec transport. Sourcede ma vie, lui dit-elle, je viens vous présenter mon Libérateur& mon Époux ; votre tendresse ne me fera plus dereproches… Elle reste étonnée de l’apparente froideur de deuxpersonnes chéries. Le Vieillard & Zeinzemin, quelque temsimmobiles, ne peuvent croire leurs yeux ; ils se précipitentdans les bras l’un de l’autre ; leurs visages se couvrent delarmes de joie ; ces premiers mouvemens ne leur permet que des’écrier : Ô mon pere !… Ô mon fils !… Par quelbonheur m’êtes-vous rendu, ajoutent-ils de concert ?

Adel, car c’étoit ce sage instituteur despremières années du Héros, adresse ces paroles à sa fille :Comprens, Ornement de ma tête, comprens de quels dons le Ciel vientde combler ma vieillesse : tu vois dans ton illustre Époux,ton Pere, le Pere de la Patrie ; tu possédes seule toute lafélicité de la Nation ; ton cœur a-t-il assez de capacité pourcontenir son amour ? Chere Patrie, reprend Zeinzemin,nourrisse de tant de charmes, quelle inestimable recompenseviens-tu te donner à mes foibles soins ? Beauté, il faudroittes graces touchantes pour décrire celles que répandent sur levisage de Zavaher les doux saisissemens causés par tant d’événemensaussi heureux qu’inattendus.

Arrivés à la demeure d’Adel, ces Amans sehâtent de lui faire le récit de ce qui venoit de les occasionner. Ôchers enfans ! leur répondit-il, le Ciel, toujours propice, avoulu, sans doute, que cet antre, respectable lit nuptial de nosperes, vous rappellât les foibles commencemens d’un Peuple qu’ilfavorise, & vous inspirât pour lui des sentimens vraimentpaternels. Oui, mon Pere, reprit Zeinzemin ; mais dites encoreque pour comble de bienfaits, c’est là qu’il vient de resserrer lesliens du sang & de l’amitié qui nous unissent. Pourquoim’avez-vous si long-tems laissé ignorer que vous êtes comme moi, undes premiers descendans des deux aimables enfans, fondateurs de cetEmpire ? Pourquoi me laissiez-vous ignorer les charmes de ladivine Zavaher ? Pourquoi, mon Pere, en expirant…

Votre Pere, cher Zeinzemin, a pensé, sansdoute, que vous n’ignoriez plus ce que je vous étois, & j’aipensé moi-même que vous pouviez en être instruit dèslong-tems : d’ailleurs nous étions plus occupés de notreamitié que des dégrés fortuits d’une parenté qui ne pouvoitl’accroître. Lorsque partagé entre son Peuple & vous, legénéreux Alsmanzein m’appella pour se reposer sur moi des soinspaternels, il n’eut égard qu’à quelque réputation de sagesse quem’avoient accordé mes Concitoyens ; pour remplir dignement cetemploi important, je me déchargeai des mêmes soins sur mesamis ; ma fille fut élevée dans ces lieux, & j’envoyai monfils dans une autre Province. Assuré, en vous quittant, de vousrevoir bientôt, j’attendois, Prince, à vous les faire connoître,que l’âge les eût rendu capables de mériter que votre affectionpour le Pere, s’étendît sur les enfans. Mon bonheur a été plusgrand que mes espérances ; il ne me reste plus pour y mettrele comble, que de revoir un fils…

Adel achevoit à peine ces paroles, que desacclamations de joie se firent entendre. La troupe de Jeunesse, àlaquelle le Prince s’étoit dérobé dès le jour précédent, &celle de ses Amis qui le cherchoient, sans découvrir le secretqu’il leur a recommandé, amenoient, comme en triomphe, le filsd’Adel, accompagné d’une jeune Beauté qui ne le cédoit qu’àZavaher : ils venoient féliciter ce sage Vieillard, aimé danstoute cette Contrée : ils entrent, & au premier aspect lesdeux Époux volent embrasser les genoux de Zeinzemin. Il reconnoiten eux les Amans que sa bonté a rendu heureux aux dépens de soncœur : ils publient à haute voix ses bienfaits ; personnene méconnoît plus le Héros. Ô aimable Nature ! en épuisantalors sur cette famille chérie tout ce qui peut enivrer l’ame dessentimens les plus doux, tu en réunis toutes les délices en cellede Zeinzemin.

Ame de l’Univers, s’écrient les témoins de cetouchant spectacle, ce sont là tes miracles. Les uns restent saisisd’admiration, les autres versent des larmes de tendresse, d’autrestransportés de joie, courent répandre cette agréablenouvelle ; elle est portée partout sur les aîles del’allégresse. Le sage Adel, disent les Peuples dans leurs chants,est digne de sa prospérité ; son fils est digne de latendresse constante d’une Amante qui le préfére à notreMonarque ; la beauté de Zavaher n’est comparable qu’àelle-même ; le Ciel la destinoit, sans doute, à celui en quil’homme aimable surpasse le grand Roi : le cœur de cette fleurne pouvoit s’ouvrir qu’aux rayons de cet astre. Toi, généreuxZeinzemin, tu n’es comparable qu’à ta propre grandeur, &celle-ci à l’excès de notre amour ; mais que ta félicitécroisse encore au-delà de nos vœux.

Quel bonheur pouvoit égaler alors celui de cejeune Monarque ? Mais telle est la condition des Mortels, quele plus haut point de leur élévation est le penchant de leur ruine.Souvent, hélas ! au milieu des plaisirs, ils n’apperçoiventpas le glaive suspendu sur leur tête, qui va, par sa chute,ensanglanter la scène. Que dis-je, ô divine Sagesse ! ta bontéleur cache des événemens qui répandroient l’amertume sur toute leurvie, s’ils étoient prévus. Qui auroit pu croire qu’une prospéritéqui ne tenoit rien des caprices de ce fantome que nous nommonsFortune ; qu’une prospérité, l’ouvrage de la Sagesse, sifortement unie à celle d’un Peuple nombreux, dût bientôt souffrirles plus tristes revers ? Mais tu ne le permis, augusteVérité, que pour la relever avec plus d’éclat, & en affermir àjamais les fondemens ; tu n’exposas le grand Zeinzemin à milledangers, que pour faire briller son mérite & la grandeur de soncourage.

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