Naufrage des isles flottantes – Basiliade du célèbre Pilpai

LETTRE À LA MÊME

Sur la vie & les Ouvrages de Pilpai, avec lesAvantures du Traducteur.

 

Tu m’ordonnes, Magnifique Sultane, derépondre, sans préambule d’ennuyeux complimens, à toutes lesquestions que tu me fais faire par ton Kislar-Aga [3], j’obéis.

J’étois à Dehli [4] au servicede Thamas-Kouli-Khan, lorsqu’il s’empara de cette riche Capitale,où bientôt une émeute imprévue, ou suscitée à dessein, fournit à cecruel usurpateur le prétexte d’assouvir la soif du sang & del’or qui le brûloit. Je n’eus heureusement aucun ordre quim’obligeât à prendre part à la sanglante & barbare exécutionqui ravagea cette malheureuse Ville ; mais je me trouvai dunombre de ceux qui furent commandés pour enlever les trésors &les meubles précieux de la Couronne. Moins empressé à ce pillage,qu’à considérer la magnificence des appartemens du Monarque Mogol,ma curiosité me conduisit dans une sale où étoit renfermée sabibliothéque, & dès l’instant je méprisai tout le reste.

Je savois la langue du Pays, & mon goûtpour l’étude m’auroit fait donner tout l’or de l’Inde pour cesrichesses de l’ame. Je parcourois à la hâte les titres de quelqueslivres ; mais je fus bientôt interrompu par une foule depillards, qui, les dépouillant brutalement de leurs couvertures enbroderie, n’en firent qu’un monceau de lambeaux. Je ramassoisquelques-uns de ces précieux débris ; j’aurois souhaité quemes forces eussent pu suffire pour les emporter tous : jem’attachai à ceux qui me paroissoient les plus curieux ; maisincertain du choix, j’en prenois un que je rejettois, puis un autreque j’abandonnois encore. Mes avides compagnons se moquoient demoi, quand l’un d’eux ayant découvert une armoire secréte, en tiraune boite d’or massif, garnie de pierreries. Il l’ouvre, & ytrouva, au milieu de quantité d’aromates dont le parfum se répanditdans la sale, des tablettes à l’Indienne manuscrites en lettresd’or. J’étois proche de lui : Docteur, me dit-il d’un tonrailleur, je ne me pique pas même de savoir lire l’inscription desRoupies d’or [5], explique-moi le titre de ce livre, jele crois de conséquence. Y ayant donc jetté les yeux, j’apperçuscette étiquette, ou plutôt cet éloge mis en forme defrontispice : Ouvrage merveilleux de l’incomparablePilpai, la perle des Philosophes de l’Indostan & de toute laterre. Plus bas étoit écrit : Ce livre contient desvérités qui ne sont pas bonnes à dire à tout le monde ; queles Sages ne prodiguent pas aux stupides ; que les Roisestiment, mais qu’ils n’écoutent pas volontiers : il n’y aqu’une ame intrépide qui se fasse gloire de les tirer del’obscurité.

Ceci fait ton éloge, Sublime Sultane, puisquetu aimes tant la lecture de ces vérités.

Au nom de Philosophe Indien, mon soldatfurieux jetta les tablettes par terre, en s’écriant :Quoi ! traiter avec tant de respect les Écrits de ce chiend’Idolâtre ! cet honneur n’appartient qu’à ceux de notre divinProphéte. À ces mots il me quitta, & me laissa ce que jen’aurois pas changé contre sa boite.

Je connoissois la réputation & le méritede ce célébre Poëte. Ses Ouvrages ont été traduits presqu’en touteslangues ; ce sont de sages lecons de l’art de regner que ceprudent Ministre Philosophe Gymnosophiste donne à son RoiDabschelin. Pour rendre ces instructions agréables, il en a faitdes fables ou dialogues entre animaux de différente espéce. Ondonne à ce livre, &, par conséquent, à son Auteur, deux milleans d’antiquité, d’autres le font plus moderne. Je ne m’arrêteraipoint ici à discuter ce point.

Je poursuis mon récit. Je me retirai dans matente avec mon précieux butin pour le contempler à loisir. Je meflattois de posséder l’original de ces fables si recherchées. Àpeine l’eus-je ouvert, que je reconnus que ce n’étoit point cela,& bientôt je me trouvai plus riche que je ne croyois. Unedissertation sur le véritable titre de ce livre, m’apprit quec’étoit un autre Poëme de Pilpai qui n’avoit point encore été rendupublic. Voici ce qu’elle contenoit :

« Le Naufrage des Islesflottantes est le véritable Homaioun-Nameh, ouLivre auguste, autrement Giavidan-Khird,c’est àdire, la Sapience de tous les tems : c’est le regne,le triomphe de la vérité, toujours une, toujours constante,toujours lumineuse malgré les efforts de l’erreur & despréjugés pour l’obscurcir ; c’est l’écueil contre lequell’instabilité, l’incertitude des fausses vertus, l’apparencefantastique des chiméres que révérent les mortels, séduits par lemensonge, viennent rompre les fragiles fondemens de leur tirannie.Ici Pilpai ne fait point parler de vils animaux, mais la vérité& la nature elles mêmes : il personifie, par uneingénieuse allégorie, ces fidéles interprétes de la Divinité ;il les fait présider au bonheur d’un vaste Empire ; par ellesil dirige les mœurs & les actions des Peuples qui l’habitent,& du Héros qui les gouverne ; il leur oppose, sousdiverses emblêmes, les vices conjurés contre elles, mais artisansde leur propre destruction. »

Le Glossateur ajoutoit que Dabschelin allant,comme il en avoit été averti en songe, pour prendre possession dutrésor que Huschanck, un de ses ancêtres, lui avoit laissé, trouvadans une caverne, avec quantité de richesses, des préceptes quePilpai lui expliqua d’abord par des fables ; mais que cePhilosophe, peu content de cette explication donnée par les organesd’un Renard, d’un Chien, d’un Loup, d’un Bœuf, d’un Oiseau, &c.s’avisa, pour donner plus de force à la vérité & à la nature,de leur faire elles-mêmes prononcer leurs oracles dans ce Poëmeadmirable.

Ce préambule flatteur me fit conjecturer quecet Ouvrage pouvoit fort bien n’être pas de celui auquel onl’attribuoit. L’on fait que quelques Auteurs, comme les Corsaires,arborent divers pavillons pour surprendre, ou pours’esquiver ; ainsi il n’est pas nouveau de voir paroître desouvrages sous un nom emprunté, soit pour en mettre les défauts àl’ombre d’une réputation étrangére, soit pour faire tomber cetteréputation même, ou enfin pour piquer par cette annonce, lacuriosité du Lecteur sottement prévenu, qui ne trouve rien de bonque ce qu’un tel a dit, & qui préféreroit les plus grandesimpertinences de ce Quidam en vogue, aux plus excellenteslecons que proféreroit une bouche inconnue. J’achevai de lire cettePiéce si bien préconisée, & je reconnus à différens traits, ouqu’elle n’étoit point de Pilpai, ou que cet Auteur avoit vêcu dansdes tems bien moins reculés. Au reste, quelque soit l’Auteur decette production, je ne la trouvai point indigne de porter un grandnom, ni des honneurs que les Princes Mogols lui rendoient. Je croismême que si Alexandre [6] goûta laharangue que lui firent les Sytes, Porus auroit achevé de leconvertir en lui envoyant ce livre. Sans doute que cet imitateurd’Achille eût délogé le Chantre de ce Héros, pour donner son belappartement [7] au Chantre Bramin ; & sil’infortuné Muhammed se fût avisé de le faire lire son Vainqueur,peut-être auroit-il adouci le cœur de ce tigre. Tout dans cet Écritrépond parfaitement à la haute idée que le Prologue s’efforce d’endonner. On y trouve une excellente morale rappellée à des principesincontestables, & revêtue des plus magnifiques ornemens del’Épopée. Cette lecture m’avoit rempli de ces pensées, &j’étois surpris que les fables du même Auteur eussent fait tant debruit, tandis que cette belle allégorie étoit demeurée enseveliedans un pompeux oubli. Mais la réflexion m’apprit bientôt que jevenois de me tromper dans mes conjectures sur la docilité de cesdeux célébres Brigands, & me fit aussi appercevoir la caused’une préférence qui me sembloit si déplacée : elle me fitsouvenir de ce que j’avois vu au premier aspect de ce livre, queles maîtres de la terre, ainsi que la plûpart des hommes, n’aimentque des vérités masquées ou apparentes, dont le langage ambigupuisse leur servir d’excuse : ils aiment un miroir faux pourrejetter sur cette glace les défauts de leurs visages, ou pour seles déguiser. Si quelquefois ils révérent la sagesse, c’est commele Fetsa, ou Décrets de certains Mouphtis, qu’on encaisseproprement sans les lire. Une fausse politique apprend aux Rois quel’homme redevenu ce qu’il devroit naturellement être, le pouvoirsouverain deviendroit inutile : ils s’imaginent que là oùregneroit l’équité naturelle, l’autorité n’étant plus qu’uneconcession volontaire de l’amour des peuples, n’auroit plus lastabilité d’un droit établi par la force & maintenu par lacrainte.

Tu m’as permis toutes ces réflexions, SublimeSultane, & tu veux que je passe à d’autres sur le génie de nosÉcrivains. Je puis dire, sans hiperbole, que chez nous les arts& les sciences expérimentales ne parviendront peut-être jamaisà un plus haut point de perfection, ou, si je me trompe à l’égarddes bornes que je mets à leurs progrès, au moins est-il certainqu’elles ne peuvent être traitées d’une maniére plus agréable &plus capable d’inspirer à la raison du goût pour la vérité. Icil’esprit libre de se livrer tout entier aux charmes de cette Belle,leurs amours ne peuvent rien produire que d’une beautéaccomplie.

Quant à la morale, la plupart de ses fondemenssont posés sur tant de faux appuis, que presque tous les édificesérigés sur ces fonds, manquent de solidité : ceux d’entre nosÉcrivains qui en sentent le foible, n’osent creuser ; lapolitique & la superstition craindroient la chute de leursmaximes tiranniques ; l’ignorance & l’imposture severroient démasquées ; d’autres se croient bonnement en terreferme, & s’étaient comme ils peuvent ; enfin, àl’exception d’un petit nombre assez courageux pour s’aider du vrai,le reste lui substitue dans ses écrits une foule d’ornemens dont ilhabille, comme il peut, les ridicules idoles qu’encense levulgaire.

Faut-il après cela s’étonner des fades leçonsque la plûpart de nos Poëtes nous débitent en termes pompeux ?Imitateurs ou copistes les uns des autres, l’un prend le Diablepour son Héros, & l’intrigue à faire manger une pomme à nospremiers Parens ; l’autre, à force de machines bizarrementajustées dans tout son Poëme, transporte un Avanturier aux IndesOrientales ; plusieurs célébrent les extravagances des vieuxPaladins ; celui-ci fait un fort honnête homme de son Héros,fort zélé pour le bien de ses Sujets, mais entiché de millepréjugés qui peuvent l’empêcher de travailler efficacement à leurbonheur, & le faire devenir la dupe du premier hipocrite ;il lui enseigne l’art de pallier les maux & les vices d’unesociété ordinaire, mais non les moyens d’en couper la racine, ni lesecret d’en perfectionner l’économie. Parlerai-je de celui quivient de chanter les barbares conquêtes des Esclaves de leurspropres Dervis [8] ? ou des leçonsfanfreluches de la Morale en falbala de cetteChronique scandaleuse [9]pretentaillée des ridicules portraits d’environ deux censsols ?

Si TA HAUTESSE ouvre nos Romans, elle n’ytrouvera presque rien capable de contenter ton esprit sublime. Icitu verras une Prude livrer de longs combats contre ceux quis’efforcent de la délivrer d’une gênante virginité ; tu luiverras étaler le pompeux galimatias qu’on nomme beauxsentimens ; dans d’autres, & presque dans tous, on sembleprendre à tâche de faire valoir toutes les capricieuses maximesqu’inventa l’humaine folie pour répandre l’amertume sur les courtsinstans de ses plaisirs : tout cela est accompagné d’uneinfinité de catastrophes bien ou mal trouvées, tristes ou gaies,sanglantes ou heureuses, suivant l’imagination qui lesenfante : ailleurs on nous présente sous le nom d’allégoriemille impertinentes rêveries, dont il seroit impossible de fairel’application ; enfin, de combien de fadaises n’inonde-t-onpas le Public de nos Contrées ? Toutes semblent conspirer àmettre en honneur & en crédit ce qui fait l’opprobre de laraison, & à avilir les facultés de ce don précieux de laDivinité.

Cependant, grace au goût pour la vérité, quel’étude des Sciences a insensiblement répandu chez nous, il setrouve des génies capables d’éclairer l’Univers : quelques-unsont eu le courage de le tenter, mais le plus grand nombre, soumisen apparence à un joug qui leur ôte la liberté, n’ont, comme cesterres fertiles auxquelles on refuse la matiére d’une utilefécondité, produit au hazard rien que de propre à la retraite &la nourriture des reptiles.

Je puis donc, sans donner, suivant la coutumedes Traducteurs, des louanges outrées à mon Original, demander ceque sont, vis-à-vis de lui toutes nos rapsodies Occidentales, &dire en parodiant un ancien Poëte : MusesEuropéennes ; cessez de vanter vos Gothiques merveilles[10]

Parodie de ce Vers de Martial :

Barbara Pyramidum sileantmiracula…].

Je quitte, Puissante Aseki, des réflexionsdéja trop longues pour passer à mes propres Avantures quideviennent interessantes, puisque TA HAUTESSE m’en ordonne lerécit : peut-être la singularité des événemens qui m’ontprocuré l’honneur de devenir ton interpréte, t’amusera-t-elle.

 

Avantures du Traducteur.

Destiné, par ma naissance, au métier desarmes, dès que je fus en âge de les porter, j’en fisl’apprentissage sous un de mes parens qui commandoit un vaisseau deRoi : il étoit d’une Escadre qui avoit ordre d’escorter desMarchands qui alloient sur les côtes d’Afrique, faire le commercedes Négres. Dans ce Pays barbare le Prince vend ses Sujets, &le Pere ses propres enfans. Comme nos jeunes gens du bel air, quenous nommons Petits Maîtres, ont pris goût à se faireservir par cette espéce enfumée, je demandai la permission à monParent de me mettre à la mode : je fis donc emplette d’unjeune Négre de treize à quatorze ans, qui me paroissoit d’unehumeur fort gentille : c’étoit un très-beau garcon dans sonpays, c’est-à-dire, l’Antipode de la beauté Européenne ; sonadresse, sa facilité à apprendre notre langue, l’attachement qu’iltémoignoit pour son nouveau Maître, me le firent prendre enamitié ; mais je pensai le perdre pendant le trajet que nousfimes au retour de notre expédition. Nous avions relâché àl’embouchure d’une riviere pendant un calme qui nousarrêtoit ; la chaleur & l’eau douce inviterent plusieursde L’Équipage à prendre le bain ; mon Esclave s’y jetta commeles autres ; nous les regardions de dessus le pont ;& j’allois moi-même les imiter, lorsque nous les vimes en fortmauvaise compagnie. Plusieurs Requiens ou chiens de mer s’étoientmis de la partie : ces poissons monstrueux sont fort friandsde chair humaine ; mais comme ils ont la machoire inférieureplacée fort bas sous un long bec ou museau, ils ne peuvent guèresaisir leur proie que lorsqu’elle sort de l’eau ; aussi nel’attaquent-ils ordinairement que dans cet instant : tantqu’un homme nage, ils rodent autour de lui & le suivent sansmarquer aucun mauvais dessein ; il faut donc, pour échapper àleur triple rangée de dents fort tranchantes, se faire enlever avecune extrême promptitude. Nous jettames pour cela des cordages à nosgens ; ils s’en lierent, & nous les sauvames heureusementde ce pressant danger, à l’exception de mon pauvre Esclave, quin’ayant pas assez été tiré assez vite, fut atteint entre les jambespar un de ces furieux poissons, légérement, à la vérité, mais assezcruellement pour y laisser toutes les distinctions de son sexe. Laforce de son temperament, les soins que je fis prendre de saguérison, & l’habilité du Chirurgien lui sauverent la vie. Lareconnoissance me l’attacha si fortement, qu’il me suffisoit, pourle punir de quelques fautes, de le menacer de me défaire delui.

De retour en France, quelque disgrace & ledésir de voyager, m’en firent sortir. Mon Esclave auquel j’avoisrendu la liberté, me conjura de lui permettre de ne point mequitter : j’y consentis & nous devinmes compagnons defortune.

Après avoir parcouru quelques États voisins,nous passames en Moscovie, où nous apprimes que l’on envoyoit dessecours en Perse. Thamas-Kouli-Khan s’étoit fait déclarer Régent decet Empire, après avoir fait déposer Schah-Thamas, & mis en saplace Abbas III, encore enfant. Je souhaitois de considérer de plusprès ce fameux Avanturier, dont la réputation commençoit à fairetant de bruit ; je voulois voir les plus beaux Pays de l’Asie,sans courir les risques d’un voyageur ordinaire. Je sollicitaiquelque emploi distingué dans le corps de troupes qu’on luienvoyoit, & l’obtins. L’accueil favorable que ce Général fitaux Moscovites & à ceux d’entre eux qui avoient quelque talent,m’engagea avec d’autres volontaires à rester à son service, mêmeaprès que le secours eut été retiré. Nous le suivimes donc, &dans les expéditions qui lui frayerent le chemin au Trône de sesmaîtres, & dans les conquêtes qu’il fit sur les tracesd’Alexandre le Grand, dont il se disoit l’imitateur. La premiereguerre m’enleva mon fidéle Esclave, qui fut fait prisonnier ;la seconde me rendit témoin oculaire du pillage de Dehli, & mefit possesseur du riche trésor sur lequel j’ai déja entretenu TAHAUTESSE ; enfin, la derniere guerre de Perse contre cetEmpire m’a fait subir le sort de mon Esclave.

Je fus amené dans cette Capitale avec d’autrescaptifs : le Bostangi-Bachi me prit pour travailler auxjardins du Serrail. Je passois un jour seul assez près d’uneterrasse qui répond aux appartemens de tes Esclaves, au bas delaquelle j’apperçus un papier qui paroissoit jetté à dessein :ce fut pour moi un sujet de crainte & d’espérance ;celle-ci fut la plus forte ; elle meurt la derniére dans lecœur des malheureux ; la moindre lueur favorable les séduit.Me croyant donc sans témoins, je ramassai ce papier ; ilm’apprit qu’une de tes femmes m’observoit depuis quelque tems,& m’avoit reconnu pour être de sa nation ; que desavantures assez semblables à celles de nos Romans, l’avoientconduite au Serrail : elle me prioit de tâcher de faireavertir notre Ambassadeur de sa captivité ; qu’elle étoit dansle cas de pouvoir obtenir sa liberté, appartenant à TA HAUTESSE quipeut disposer de ses Esclaves ; que ses raisons & le nomde sa famille détermineroient l’Ambassadeur à faire solliciter prèsde Toi. On promettoit pour récompense, de rompre mes fers, &,en termes généraux, quelque chose de plus flatteur, si j’étois ceque je paroissois être ; enfin, tout cela étoit signé d’un nomfort illustre, mais emprunté. On avoit pris la précaution de mejetter ce billet lorsqu’on me vit à portée de le prendre sans êtrevu ; malheureusement elle devint inutile. Je fourrai avecprécipitation ce fatal écrit dans mon sein, & me retirai àl’écart pour le lire : mais presqu’aussi-tôt dénoncé quecoupable, & aussi-tôt saisi qu’accusé, convaincu par cettepiéce autentique, qu’allois-je devenir, ô Refuge assuré desaffligés ! Sans un ordre tout-puissant de ta part, quisuspendit l’arrêt d’une mort cruelle, & prescrivit de megarder, sans me faire de mal, jusqu’à nouvel ordre ?Hélas ! Tes bontés ne firent alors qu’augmenter montourment : je ne crus mon supplice différé que pour le rendreplus terrible. Quelque tems après, la vue de Kislar-Aga, accompagnéd’une nombreuse troupe, me fit frémir. On m’avertit de me préparerà une opération qui me ravissoit à moi même sans m’ôter la vie. Onse met en devoir de l’exécuter : déja le fatal rasoir estlevé, quand une voix impérieuse en arrête le coup. La frayeurm’avoit ôté le sentiment. Revenu de mon évanouissement, je ne mevois environné que d’objets affreux, que des horreurs d’une cruelleattente. Je demande qu’on m’en délivre par une prompte mort :tout est sourd à ma voix, tout est muet, immobile ; enfin, parune révolution des plus surprenantes, j’entens prononçer magrace : le Chirurgien replie son effrayant appareil ; onme délie ; il m’ouvre la veine & me donne tous les remédescapables de dissiper & de prévenir les suites dangereuses de lafrayeur ; on me met dans une infirmerie.

Accablé de réflexions & de recherches surla cause subite de tant de précipices ouverts & refermés, jem’étois assoupi, lorsque je m’entendis éveiller par une voix quim’adressoit ce compliment en bon François : « Monsieur,me dit-elle, les traits d’un Afriquain ne sont pas faciles àreconnoître ; mais les vôtres, profondément gravés dans moncœur, ne s’en sont point effacés : reconnoissez votre ancienEsclave : le ciel favorable semble vous avoir conduit dans ceslieux pour me procurer le bonheur de vous prouver mareconnoissance : que je m’estime heureux de me voir à portéede vous servir utilement ! » C’étoit le Kislar-Aga enpersonne qui me tenoit ce discours. Un stupide étonnement mefaisoit croire que je rêvois, quand saisissant une de mes mains, ill’arrosa de larmes de joie. Je me jettai précipitamment à soncol : ô mon cher Libérateur ! m’écriai-je, est-ce doncvous que je retrouve ? est-ce à vous à qui je dois ce quemille vies ne pourroient acquitter ? Vous ne me devez rien,reprit-il : les efforts de mon zéle auroient été vains sansles bontés de la Souveraine de cet Empire. Après nous être dit toutce que l’amitié ne se lasse point de redire, après tous lesépanchemens de cœur les plus vifs : Racontez-moi, je vousprie, lui dis-je, par quel miracle vous vous trouvez aujourd’huimon Ange tutélaire. Je ne suis pas seul, répondit-il ; maisattendez, mon cher ancien maître, il faut que je vous informe descirconstances qui m’ont acheminé à cet heureux événement. Ilcontinua donc ainsi.

Lorsque je fus fait prisonnier, le Chef duparti qui m’enleva, ayant reconnu mes qualités naturelles &acquises [11], ajouta-t-il en riant, me destina pourle Serail de SA HAUTESSE ; mes services ont été agréables ànotre Sublime Sultan ; il m’a élevé au poste où je suis. Moinsgardien de la porte sacrée des appartemens de la Suprême Aseki, quedestiné exécuter ses ordres, elle me commanda de lui acheterquelques livres François & une Esclave de cette nation, qu’elleaime beaucoup. J’allai pour cela chez un marchand du Serrail ;il me présenta une fille, laquelle, à ce qu’il me raconta, s’étoitéchappée d’un Couvent où ses parens la retenoient de force ;espérant rejoindre son Amant, qu’elle croyoit encore enItalie ; elle s’étoit déguisée & embarquée à Marseille. Ilme rapporta qu’à l’attaque du vaisseau qu’il avoit pris, elle avoitfait paroître une valeur qui l’auroit fait prendre pour un homme,si l’usage de dépouiller les Esclaves, n’avoit découvert son sexe.Ce vieux Corsaire avare m’assuroit, pour faire valoir samarchandise, qu’il la croyoit encore vierge, & qu’il n’avoirjamais rien vû de si beau. Effectivement, l’accablante tristessequi paroissoit sur son visage, n’en avoit presque point altéré lescharmes. Je fus touché du sort d’une des compatriotes du maître,dont le souvenir m’étoit toujours cher. J’aurois voulu, enl’arrachant des mains de son ravisseur, pouvoir lui rendre laliberté ; mais j’étois accompagné & observé par des yeuxjaloux de mon élévation, qui n’auroient pas manqué de me faire uncrime de cette démarche ; pour profiter de ma disgrace. Voussavez qu’à cette redoutable Porte les moindres fautes sontcapitales : d’un autre côté, achetant cette Belle, jecraignois de causer de l’ombrage, & d’indisposer contre moinotre Sublime Sultane : mais réfléchissant que son amegénéreuse étoit inaccessible aux bassesses de la jalousie, &que rien n’étant au-dessus d’elle par les qualités qui enchantentles yeux & ravissent les cœurs, elle ne redouteroit pointqu’une Rivale lui enlevât celui d’un Monarque que mille & milleBeautés lui avoient vainement disputé. Cette pensée merassura ; & ayant payé le marchand, je tâchai de calmerles craintes de cette nouvelle Odalique [12], &de lui faire espérer que, sans que sa pudeur courût aucun risque,elle pourroit mériter l’affection de sa puissante Patrone, desbontés de laquelle elle obtiendroit par la suite sa liberté,puisqu’étant absolue dans ses appartemens, elle pouvoit renvoyerses femmes quand il lui plaisoit. Je présentai donc cette nouvelleDame d’atours, qui gagna bientôt les bonnes graces de la SuprêmeFavorite. Quoique SA HAUTESSE n’eut rien à craindre des appas de laFrançoise, elle lui fut cependant gré du soin qu’elle prenoit deles négliger, & de les déguiser même. Cette fille soupiroittoujours pour sa liberté ; elle s’efforçoit de la mériter& de l’obtenir des bontés de l’Aseki : elle lui étoitsouvent promise, mais toujours différée par amitié ;quelquefois même sa Patrone lui reprochoit obligeamment son peud’attachement : elle me pressoit aussi secrétement detravailler à rompre les fers d’une personne de votre Pays, enconsidération de l’affection qu’elle me savoit pour vous, dont jel’avois souvent entretenue. Malgré la crainte des dangers auxquelsje m’exposois, j’avois résolu de lui rendre ce service ; maisson impatience me prévint : elle crut avoir trouvé des moyensplus prompts de sortir de servitude. J’ignorois alors que vousfussiez devenu Bostangi : elle vous remarqua, vous reconnutpour un François ; elle espéra plus de votre activité que dela mienne.

Hier j’étois dans la chambre de la Sultanne,dont je prenois les ordres, lorsque je vis cette fille venir touteéplorée, se précipiter aux pieds de son sopha : Souveraine desSouveraines, lui dit-elle, je viens humblement me prosterner à tespieds ; que ton Esclave daigne trouver grace devant tesyeux ! fais retomber sur ma tête tout le poids de ton courrouxpour un crime dont je suis seule coupable ; ordonne, je t’ensupplie, que l’on épargne la vie d’un malheureux Esclave qu’ontarrêté tes Bostangis, & qui va, sans doute, périr par ma faute.Elle avoua aussitôt tout ce qu’elle vous avoit écrit cette seulefois : elle ajouta qu’elle s’étoit apperçue que vous aviez étévu ramassant sa lettre, & arrêté presqu’aussi-tôt. La Sultanese laissa fléchir, & fit commander de suspendre tout châtiment.Le Sultan rendit ce jour-là visite à sa chere Favorite : ellelui demanda la grace de sa Françoise ; elle l’obtint avecpouvoir d’en disposer comme elle jugeroit propos. À votre égard,mon cher maître, il fut arrêté que pour avoir violé les loixsévéres de ces redoutables lieux, vous seriez mis au nombre desEunuques blancs. J’eus ordre de vous y préparer. Mais quelle fut madouleur, quand je reconnus mon bienfaiteur exposé à cetteignominie ! Je volai offrir ma tête : je peignis sivivement tout ce que je vous devois, & votre innocence, dont jem’efforçai de donner des preuves, qu’on me permit enfin de vousdélivrer, en vous recommandant d’être plus réservé.

Voilà, Manifique Reine des nations, ce quej’appris de ton Esclave, quand il m’eut tiré des mains de mesbourreaux. Je restai encore quelque tems sous les ordres duBostangi-Bachi, mais exempt de tout travail, à la recommandation duKislar-Aga : je traduisis, par ses conseils, le Poëme que jete consacrai, avec la permission du Sublime Sultan. Cet Ouvrage quim’a mérité le don précieux de la liberté, & tant d’autresgraces de tes bontés infinies, m’étoit heureusement resté, lorsqueje fus fait captif ; l’ignorance du soldat me conserva ce raretrésor.

Ce qui acheva de mettre le comble à mafélicité, c’est qu’au moment que le Chef des Eunuques m’annonça quej’étois libre : Je ne sais, me dit-il, si votre cœur ne vous arien dit au récit que je vous ai fait de l’histoire de la belleEsclave ? Oui, répondis-je, j’ai été sensible à sesmalheurs ; & pénétré des généreux efforts qu’elle a faitspour sauver un inconnu, je voudrois qu’il me fût possible de lui enmarquer dignement ma reconnoissance : mais je veux partageravec elle les libéralités de SA HAUTESSE. Gardez-les,reprit-il ; elle n’exige que votre cœur. Eh, comment lepuis-je ? d’impénétrables obstacles s’y opposent : tusais d’ailleurs, cher Ami, que fugitif, après m’être vengé d’unodieux Rival, je me suis vu séparé pour jamais de celle quej’aimois : ses barbares parens l’ont soustraite à toutes mesrecherches : depuis ce tems je n’ai pu en recevoir aucunenouvelle consolante : mon cœur gémit encore de cetteperte : la tristesse qui m’a accompagné dans tous mes voyages,m’a fait mépriser tous les avantages de la fortune, & la viemême, dont je ne pouvois goûter les douceurs qu’avec l’aimableN***.

À peine achevois-je ces plaintes, que parutune femme voilée. Je tremblai de me voir encore exposé à denouveaux dangers : mais quittant tout-à-coup son voile, jereconnus celle pour laquelle je les aurois affronté tous, celle queje regrettois. Il m’est impossible de décrire tout ce que je sentisà cet aspect, ni la tendresse de nos transports : il n’y a quedes Amans réunis, après mille traverses & une longue absence,qui puissent en juger. J’appris donc de cette bouche chérie qu’ellem’avoit reconnu à travers les jalousies des appartemens ;qu’elle m’avoit écrit sous un nom emprunté, craignant que, guidépar la vivacité de ma passion, je ne m’exposasse témérairement àdes tentatives dangereuses. Elle se sentoit, dit-elle, assez richepar les libéralités de sa Puissante Patrone, pour me tirerd’esclavage, lorsque les sollicitations de notre Ambassadeur,jointes aux favorables dispositions de TA HAUTESSE, l’auroientrendue libre. Se piquant seule de la gloire de l’entreprise &du succès, elle n’en avoir point averti notre ami l’Aga ; ellecraignoit que par timidité, il ne la détournât de ce dessein, ou nela fecondât trop lentement. Elle m’assura qu’elle avoit pensémourir de douleur, quand elle s’étoit apperçue des dangers que jecourois ; & qu’ayant été gardée à vue pendant quelquetems, son désespoir étoit extrême de ne pouvoir parler au premierEunuque, pour l’engager à prier pour moi. Elle finit par un détailde ses avantures, que mon Ami ne m’avoit récitées que d’une manieregénérale & équivoque, parce qu’il se réservoit le plaisir de mesurprendre agréablement. Enfin, pour comble de bonheur, ton premierEunuque m’apprit que l’aimable N*** étoit libre ainsi que moi.

Telles sont, Sublime Sultane, les tempêtes& les vicissitudes qui assiégerent ma vie errante, auxquelleston ame céleste, sembable à ces astres brillans qui conduisentheureusement le nautonnier au port, vient de faire succéder lecalme le plus doux.

Si cette Histoire peut amuser TA HAUTESSE,toute véritable qu’elle est, quelque Poëte, ou quelque Faiseur deRomans, ne manqueront pas d’en tirer parti : c’est un canevastout préparé ; il n’y manque que la broderie.

J’ajoute, si tu le permets, encore un mot surle titre de cet Ouvrage, & sur le dessein du Poëte Indien.

J’aurois pu, en traduisant mon Original,changer la Métaphore Orientale, Naufrage des Islesflottantes, en cette explication du sujet de l’Allégorie,Écueil des Préjugés frivoles. Comme ce Livre porte aussila pompeuse dénomination d’Auguste, qu’il mérite lesexcellentes instructions qu’il donne aux Rois, le titre deBasileïde ou Basiliadelui convenoit assez,suivant les terminaisons de nos Poëmes anciens & modernes, oubien celui de Zeinzemeïde, tiré du nom de son Héros. Uneautre inscription qui décoreroit fort bien le frontispice de cemerveilleux édifice, seroit la Badeïde du mot PersanBadi, qui signifie merveille.Il se présenteencore une autre étiquette fort noble : Abriz,signifie or pur à vingt-quatre carats ; ainsi enfaveur du mérite de ce Livre & de la beauté de sa morale, onpeut l’intituler Abrizeïde.

TA HAUTESSE rira, sans doute, de la tortureque je donne à mon imagination, ainsi qu’aux mots pour intitulerdignement ce Poëme ; mais c’est la mode chez nous, comme enOrient, d’orner la premiere page d’un livre de dénominationspompeuses : souvent cette affiche fait tout le mérite del’Ouvrage.

Au reste, Magnifique Sultane, celui-ci n’a pasbesoin de cette vaine ostentation ; le nom de son Auteur enfait l’éloge. Je passe au but que ce Sage s’est proposé.

Je crois qu’il n’est pas difficile deconjecturer, que Pilpai a eu en vue de montrer, quel seroit l’étatheureux d’une société formée selon les principes de son excellentemorale : le contraste de ses peintures fait sentir l’énormedifférence qu’il y a de ses leçons, à celles de la plûpart desLégislateurs, & reléve les méprises grossiéres de tous lesprétendus Réformateurs du genre humain, qui tournent le dos &s’éloignent de la fin qu’ils semblent se proposer ; puisqueloin de guérir nos maux, leur incapacité les multiplie ; loinde travailler à nous rendre heureux, la multitude de leurs vainspréceptes, en accumulant les préjugés & les vices, ne fontqu’approfondir l’abime de nos miséres.

Enfin, l’action entiére de son Poëme prouve lapossibilité d’un sistême qui n’est point imaginaire, puisqu’il setrouve que les mœurs des Peuples que gouverne Zeinzemin,ressemblent, à peu de chose près, à celles des Peuples de l’Empirele plus florissant & le mieux policé qui fut jamais ; jeveux parler de celui des Péruviens.

La noblesse, l’harmonie & la force dustile de ce célébre Indien, la vivacité de ses expressions, commela magnificence de ses tableaux, la beauté des Épisodes, lasingularité, la nouveauté des descriptions & de l’invention, lasagesse de la conduite de ce Poëme, sont au-dessus de tout ce quej’en pourrois dire, ô Sublime Sultane ! Tout a plû à TAHAUTESSE.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer