Naufrage des isles flottantes – Basiliade du célèbre Pilpai

CHANT V.

 

Tandis que ces illustres Époux goutent lespremiéres douceurs de l’Himenée, la Frivolité toujours empressée,toujours occupée d’inutiles soucis ; l’Inconstance mobile, quin’est bien que là où elle ne se trouve pas ; l’Incertitudetoujours curieuse, & jamais persuadée ; l’irrésolutiontimide & chancelante, avec l’indiscréte Renommée, messagére duMensonge, parcourent l’Univers, portées sur les aîles des Vents& des Tempêtes : elles étoient accompagnées du cortégeaffreux de l’Infortune, des Malheurs, de l’Imprudence, des Chagrinscuisans, de l’Inquitude, de l’Insomnie, des Douleurs, des Regrets,des Craintes, des Maladies, des Contagions, enfin de la Mortmême : ces cruels ministres portoient par-tout les ordres deleur Souverain, entretenoient l’activité, la vigilance de tous lesmaux qui habitent son Empire. Tout tremble à leur aspect, toutobéit : ils portent par-tout l’horreur ; ils nesuspendent quelquefois leur fureur, que pour rendre l’attente deleurs coups plus redoutable. Ces Monstres considérant un jour dusein des airs, la vastitude de leurs conquêtes, fiérement appuyéssur un de ces nuages obscurs ; que l’extrême éloignement nelaisse voir au matelot que comme un point presque imperceptible[60], il pâlit de cet effrayant présage d’unnaufrage prochain ; il plie promptement les voiles de sonfrêle vaisseau ; & tel que le liévre appercevant un aiglequi plane, prêt à fondre sur lui, il fait mille efforts pour éviterce péril suspendu sur sa tête : un jour, dis-je, que du hautde ce terrible nuage, ces Monstres promenoient leurs regardsfurieux sur l’étendue de leur domination, ils apperçurent avecétonnement un grand Pays autrefois du domaine de leur Souverain,mais soumis alors au doux Empire de la Nature & de la Vérité.Ces Furies ignoroient que cette Terre, autrefois séparée de laleur, subsistât encore : elles virent donc avec une surprisemêlée de rage, la Nature occupée à verser sur ces heureux Climats,ses plus douces influences ; elles en frémissent, & lafureur précipite leur vol vers ces Contrées avec la rapidité de lafoudre ; l’air s’obscurcit, les vents mugissent, l’éclairbrille, le tonnerre mêle ses sons effrayans au bruit des merssoulevées ; mais leurs efforts sont vains. Ces lieux paisiblesleur sont rendus inaccessibles ; l’air pur & salutairequ’on y respire, est pour ces Monstres nourris de vapeursinfectées, un poison pernicieux. Du centre lumineux de l’Univers,où la puissante Protectrice de cet Empire a établi son trône, elleapperçoit leur funeste dessein ; & versant tout-à-coupl’éclat éblouissant de ses rayons vivifians, ils n’en peuventsoutenir l’éclat ; ils fuient avec la rapidité d’un tourbillonfurieux qui se venge sur la poussiére de la résistance invincibled’un rocher immobile ; ils courent vers ces tristes Climats,où jamais l’Astre du jour n’éclaira que d’une foible & pâleAurore : c’est-là que leur ténébreux Monarque a fixé sonséjour.

Là, sous un Ciel toujours obscurci de nuages,sur la surface immobile d’une vaste étendue d’eau condensée par lefroid, le Mensonge s’est élevé un Palais, bâti & décoré par lessoins de l’Illusion, sa Favorite. Cet édifice n’a rien de somptueuxque son énorme apparence : comme le Tiran s’efforce d’imiterla vérité, il prétend en égaler la magnificence.

Sur un amas prodigieux de glaces entassées,mille colonnes semblables à ces tourbillons de nuages que l’on voitsur la mer [61] pomper les ondes à grand bruit,s’élévent d’une hauteur prodigieuse, & forment un labirinte deportiques, dont les détours tortueux, tracés par la Ruse, seperdent en une infinité d’issues, qui n’offrent que de vastesdéserts & de profonds abimes. Ces masses soutiennent des voûtesd’une étendue & d’une pésanteur en apparenceprodigieuses : ce Palais semble de loin bâti d’un cristalverdâtre, & couvert d’un marbre d’une blancheuréblouissante ; mais ce n’est qu’un amas de vapeurs compriméesque le nitre retient suspendues. C’est avec ces mêmes sels, que lesfrimats apportent de toutes parts, que le Caprice & le Hazardont tracé sur ses murs quantité de figures bizarres, de plantes& d’animaux à demi formés, imitation des stériles productionsde ces déserts. Si la Nature est quelquefois copiée dans cespeintures, c’est la Nature triste & languissante ; lesarbres y sont sans fleurs comme sans fruits [62] : d’immenses paysages paroissentdans ces tableaux entrecoupés de rochers arides, desquels dépendentles glaces des torrens suspendus : si l’on y voit éclorrequelques foibles fleurs, elles ne sont jamais couronnées que depâles & tristes couleurs : tout enfin y semblepétrifié.

Dans la solitude silencieuse de ce vasteédifice résident, avec le Mensonge & l’Erreur, l’infameCalomnie au regard malin & perfide, la Flatterie rampante,l’Illusion au corps fantastique, le Sophisme entortillé,l’Équivoque à double visage, le Phanatisme furieux, l’Hipocrisie,la Tirannie, l’Envie, la Perfidie, la Discorde & mille autresMonstres. C’est dans ce repaire que quittant leur fureur, ilssemblent s’accorder tous pour travailler à la perte des foiblesMortels ; tous y sont, comme de concert, occupés à former letissu de quelque cruel projet. La Calomnie y médite sur les moyensde noircir l’Innocence ; la Flatterie y prépare avec art sesdoucereux poisons ; l’Illusion s’exerce à prendre à chaqueinstant diverses formes séduisantes ; la noire Perfidie étudie& contrefait les airs de l’Amitié, de la Sincérité, de laCandeur, pour leur tendre des piéges ; le Phanatisme &l’Hipocrisie y paitrissent le fard de leur masque ; ils ypeignent les traits de la Vertu : c’est à leur aide quel’Imposture & la Superstition inventent mille folles visions,qu’elles substituent dans l’esprit des Peuples, à la véritable idéede la Divinité & aux hommages qui lui sont dûs : laTirannie y prépare des chaînes & toutes les rigueurs d’unhonteux esclavage ; la Discorde, fille de l’Intérêt, aidée desCaprices, enfans de la Mélancolie, extrait des plantes vénimeusesles sucs les plus subtils & les plus pénétrants ; lesSoucis, les Chagrins, les Craintes frivoles, les Espérancestéméraires, raffinent la malignité de ces tristes breuvages ;la Fureur compose avec mille matiéres combustibles, l’artifice deses incendies ; elle y aiguise le fer, y invente les tortures& les crimes : la Haine, la Jalousie, les Soupçons, animéspar la Vengeance, y concertent les moyens de surprendre les objetsde leur rage : l’Envie seule, toute oisive qu’elle est, necesse d’encourager ces Furies, & de la voix, & par lesiflement de ses serpens ; tout autre succès que les leurs, laferoit frémir de dépit : non, elle est saisie d’une joieforcenée au récit, ou de leurs barbares desseins, ou de leursbarbares expéditions, & de leurs horribles préparatifs :enfin, autour de ces redoutables Puissances voltigent un nombreprodigieux de fantômes divers, & de funestes Préjugés,ministres de leurs ordres.

C’est dans ces lieux terribles qu’arrivent lesÉmissaires du ténébreux Monarque ; ils l’abordent d’un airconsterné & confus. C’est vainement, grand Prince, luidirent-ils, c’est vainement que vous vous flattez d’avoir étenduvotre empire sur tout l’Univers, & banni d’entre les humainsvotre fiere Ennemie : il est encore des Peuples qui nerespectent point vos ordres, des Peuples soumis à la Nature, sonorgueilleuse fille ; ils habitent en liberté un vaste &fertile Continent, qui faisoit autrefois partie de votreDomaine : cette puissante Rivale prépare en secret la ruine devotre souverain pouvoir.

C’est assez, reprit le Tiran en frémissant, jereconnois d’où partent les coups ; mais courons à lavengeance. Il ordonne aussitôt d’assembler ses Sujetsfurieux : ils accourent en foule par toutes les portes de sonPalais ; l’affluence de leur multitude fait un bruit semblableà ces eaux bondissantes, qui viennent de rompre la digue qui lesretenoit ; les écos nombreux de cette vaste caverne enmugissent avec un fracas épouvantable. Au centre des portiques dece labirinte est un lieu spacieux, au milieu duquel s’éléve sur untas de sable mouvant, amassé par l’Avarice, le trône duMensonge ; quantité de morceaux de verres & de clinquansfragiles sont les ornemens de ce siége, dont le corps n’est qu’unchétif assemblage de foibles roseaux. C’est dans ce salon décoré detoutes ces pompes fantastiques, semblables à celles que les songesoffrent aux crédules Mortels pendant leur sommeil, que se rendentles Grands de cet Empire ; c’est-là que vient s’asseoir leTiran qui le gouverne. Ils s’avance appuyé sur la Crainte &l’Incertitude, accompagné de l’Illusion, de la Flatterie & dela ruse, ses plus intimes Favorites. Malgré une taille gigantesqueque l’on croiroit robuste, son corps débile se soutient à peine,& marche d’un pas chancelant.

Sur les replis tortueux de deux longues queuesde serpent à demi rampantes, à demi érigées, s’éléve le tronchideux d’un des plus vils animaux : c’est le corps d’un énormeSinge, surmonté d’une tête humaine, dont les traits, avec quelquerégularité, mélent aux apparences d’une beauté fade, les caractéresmalins d’une phisionomie basse, abjecte & scélerate, maissusceptible de tous les airs imposans d’une feinte douceur. C’est àl’adresse qu’il a de composer son visage & ses discours, selonles inclinations des vices, qu’il est redevable du premier rangqu’il tient entr’eux. Ses yeux sombres & hagards roulentincertains, & ne fixent jamais leurs regards [63] : il craint qu’à travers cesorganes, on ne lise dans son cœur le contraire de ce que sa boucheprofére : sa langue double ne prononce qu’en hésitant desdiscours ambigus. Telle est la difformité de ce Monstre, que laVanité cache sous les mêmes ornemens frivoles qui décorent sontrône. Il est fils de la Crainte & de l’intérêt. Son pere s’estfait ériger des autels chez les foibles humains, & lui a laisséle soin de maintenir son culte. Il est vrai que cet affreuxMonarque est détesté sous son véritable nom ; mais il n’enregne que plus absolument sous quantité de titres honorables.

Malgré le désordre qui doit nécessairementregner entre les Vices, il s’observe quelque apparence desubordination ; chacun y a un rang proportionné au dégré de saméchanceté. Sitôt que le Monarque eut fait signe qu’il vouloitparler, alors on entendit insensiblement diminuer le fracastumultueux de cette turbulente assemblée, comme le bruit des flots,lorsque le calme fait reprendre à la mer une surfacetranquile ; un profond silence lui succéde, semblable celuiqui regne pendant une nuit obscure dans ces déserts remplis deruines, antiques monumens d’une grande Ville ravagée par le fer& le feu. Le Tiran parla donc ainsi d’une voix qui fit tremblerles voûtes de son foible Palais.

Il est donc certain, fidéles appuis de montrône, que la fatale Ennemie, je ne puis prononcer son nom sansfrémir, que j’obligeai autrefois de fuir & de quitter la Terre,ou de demeurer cachée dans quelques déserts sans Partisans, sansAmis, sans Sujets, sortant de dessous les ruines dont la puissancede mon bras l’avoit accablée, prépare celles de ma puissance.Quoi ! malgré les énormes efforts qu’elle fit alors pourébranler la stabilité de mon pouvoir, & ne me laisser que lesdébris flottans d’un Empire que je la forçois de quitter, a-t’il pului rester de ce naufrage quelque demeure constante ?Quoi ! cette retraite aura pu jusqu’à présent échaper à mesvigilans regards ? Et malgré le faux éclat dont elle se pare,& qui auroit dû la trahir, a-t’elle pu demeurer long-temscachée ?  [64] On ditqu’elle n’a encore osé ouvertement paroître dans les régions qui larécélent ; mais sa fille, la Nature, prépare les cœurs desHabitans à devenir rebelles à mes ordres : elle a même osérepousser avec audace ceux de mes fidéles Sujets qui vouloientprendre possession de cette nouvelle Terre. Quelque méprisable queparoisse cet Ennemi secret, prévenons de plus grands malheurs.Redoutables Furies, faites éclater votre zéle pour monservice ; indiquez-moi les moyens d’écraser promptement laVérité, cette foible adversaire.

À ce nom redoutable tous ces Monstres sesentirent frappés comme de la foudre ; leur caverne leur parutébranlée, & prête à tomber sur leurs têtes. Leur Souverainmême, malgré le faste imposteur de ses indolens discours,paroissoit saisi de la même frayeur ; mais bientôt l’Orgueilranimant leurs courages abattus : Quoi ! lâches, leurdit-il, vous paroissez redouter un vain nom ? Quoi ! laforce invincible de vos armes n’oseroit attaquer qui n’a pour toutedéfense, que quelques éclats d’une lueur obscurcie qui n’ose plusparoître ? Quoi ! vous perdez courage long-tems mêmeavant le signal du combat ? Que sont devenus vos feux, vosserpens, vos poisons, vos tortures ? Que servent dans vosmains ces inutiles instrumens, si ne les employant qu’à vous fairecraindre des foibles humains, vous n’osez vous en servir contrecelle qui veut les soustraire à votre obéissance ? Et vous,Prince, si vous ne pouvez soutenir l’aspect odieux de votre Rivale,que vous servent les épaisses ténébres dont vous pouvez vousenvelopper quand il vous plait ? Employez-les au moins àl’empêcher d’être reconnue par les traitres qui voudroient suivreson parti. Ne savez-vous pas vous revêtir, à votre gré, de tous cesdehors séduisans dont elle se pare ? Où sont donc la Ruse, leSophisme, la Fraude ? Qu’est devenue l’habileté de cettePolitique, qui fait renverser les projets les mieuxconcertés ? Employez-la à creuser un précipice à votre ennemi,si vous ne pouvez le terrasser par la force.

L’Orgueil ayant cessé de parler, toutel’assemblée poussa des cris d’applaudissemens. La Fureur, la Rage,la Discorde, secouent leurs flambeaux, font sifler leurs serpens,& déploient leurs aîles énormes, avec le bruit de plusieursvoiles agités par les vents : déja même les bruyans Aquilonsfont retenir le bruit terrible des instrumens de guerre ; tousces Monstres n’attendent plus que l’ordre du Souverain, quand laFlatterie faisant entendre les tons doucereux d’une éloquencefardée :

Secondez, dit-elle, grand Prince, le zéle devos vaillans Sujets, parlez, & vous les verrez à l’instantreduire l’Univers en poudre. Est-il possible que l’on ait pu unmoment douter de la victoire, après les brillans avantages que vousavez remportés sur votre foible Ennemie ? Paroissez seulement,& vous verrez ses frivoles desseins confondus ; vous laverrez tremblante, éperdue, dépouillée d’une lumiére importune,implorer le secours de vos propres ténébres, pour y cacher sahonte.

Votre espérance vous éblouit, lui répondit laRuse, & vos désirs vous emportent trop loin. Nos succès, j’enconviens, ont été éclatans, l’Ennemi a été forcé dedisparoître ; mais ignorez-vous que sa fuite avoit tout l’aird’une victoire ? Ignorez-vous qu’en quittant le champ debataille, il ne nous a laissé, pour tout butin, que les lambeauxdéchirés de ce qu’il ne pouvoit plus conserver ? Ignorez-vousque cet Empire flotte au gré d’une instabilité qui ne nous permetjamais d’en réunir les forces ? Ne vous souvient-il plus de cejour mémorable, où le vaincu ensévelit presque le victorieux sousles ruines de sa conquête ? Son désespoir pensa vous êtrefatal ; & malgré la grandeur de votre courage, vouspâlites, & la victoire balança. Un Ennemi, quelque abattu qu’ilsoit, n’est point à mépriser tant qu’il n’est point anéanti. Votrevaleur s’en promet, sans doute, une défaite prompte & aisée parla force des armes ; mais s’il est aussi foible qu’on le dit,qu’est-il besoin de si puissans efforts pour le charger defer ? C’est l’avertir de se soustraire une seconde fois à uneéternelle captivité. Si, comme en le dit, cette Puissance estencore maîtresse d’un Empire, dont les fondemens immobilespénétrent au plus profond des mers ; si nos vaillansÉmissaires ont vainement tenté d’y pénétrer, je pense qu’il ne fautrien entreprendre au hazard : reconnoissons les forces del’Ennemi avant que de le combattre, il est même plus glorieux des’en défaire par stratagême que par la force.

L’Imposture, l’Hipocrisie, la Crainte, mere duténébreux Monarque ; la Perfidie, la Fraude, la Calomnie, sesplus cheres Compagnes, applaudirent à cet avis par de grandscris ; le Souverain même y paroissoit incliné, lorsquetout-à-coup la Témérité, la Discorde, l’Envie, la Cruauté, laVengeance, toujours altérées de sang & de carnage, indignéesque l’on osât proposer de suspendre les effets de leur impatienterage, font retentir les airs de leurs cris séditieux, leurs yeuxterribles semblent autant de fournaises ardentes ; des goufresde leurs bouches impures sortent, avec le Blasphême, les flotsd’une écume empestée ; leurs corps secs & arides, teintsdes plus hideuses couleurs, paroissent tout sillonés de ruisseauxd’un sang infect, dont l’impétueux bouillonnement gonfle leursveines. Ce fut alors que, pour le bonheur de l’Univers, cesMonstres parurent prêts à s’entre-dévorer eux-mêmes : onn’entend plus que d’épouvantables hurlemens : le Prince faitde vains efforts pour les appaiser, il n’est point écouté ;ses ordres, ses priéres ne sont plus respectés ; il ne faitque résoudre, il tremble sur son trône chancelant.

Aussi-tôt la Flatterie se jette entre les deuxpartis ; & paroissant, par ses gestes, pénétrée de la plusvive douleur, elle suspend un instant la fureur de ces cœursféroces, s’il est possible de dire que ces Furies soientsusceptibles de quelque pitié ; le tumulte diminue, elle leurparle ainsi :

Que faites-vous, insensés ? Voulez-vous,tournant vos armes contre vous-mêmes, déchirer vos propresentrailles ? Voulez-vous donner à votre cruelle Ennemie lespectacle agréable de votre ruine ? Suspendez au moins uninstant les mouvemens de votre aveugle colére ; prêtezl’oreille aux décisions d’un maître que vous devez respecter :enfin mêlant adroitement la louange au blâme, elle vint à bout decalmer ces Génies turbulens.

Le timide Tiran, qui n’est fier &impérieux que contre qui n’ose lui résister, ou qui cesse de lefaire, rassuré par ce subit changement, reprenant un air d’autorité& d’indignation : C’est donc ainsi, dit-il, que sans égardpour ma présence, & au mépris de mon souverain pouvoir, on osevouloir décider, par la violence, sur des projets qu’iln’appartient qu’à moi d’approuver ou de rejetter ? Je devrois,pour vous punir d’un tel attentat, vous laisser en proie à votrefureur insensée, vous livrer même à la cruelle Ennemie… Mais non,je veux bien attribuer ces excès à votre zéle pour la gloirecommune. Animé des mêmes sentimens, je ne prétens pas que personnesoit frustré d’une part à cette gloire ; je ne suspens lescoups de votre courroux que pour qu’ils deviennent plus terribles àcelle qu’ils doivent écraser, & pour les rendre plus sûrs &plus utiles à l’affermissement de cet Empire. Je vous destine àchacun, sur mes nouvelles conquêtes, des emplois & desrécompenses proportionnés à vos services, à vos talens & à vosinclinations. Mais tandis que je vais envoyer la Ruse reconnoîtreles forces de ma Rivale, & disposer ses Sujets à rentrer sousmon obéissance, allez vous préparer aux différens départemens queje vous destine. Vous, habiles Artistes de mille déguisemensdivers, Hipocrisie, Dissimulation, Fraude, préparez pour vous &pour vos guerrieres Compagnes, les ornemens de nouvelles dignités.Il dit ; mais une partie de cette terrible assembléen’applaudit que foiblement ; le reste murmure encore de lalenteur de ces dispositions. La Ruse, alors, déployant tout sonartifice, leur adresse une seconde fois ce discoursflatteur :

Redoutables Puissances, calmez lemécontentement que paroît vous causer l’emploi dont me charge notreMonarque. Il m’est facile de vous prouver que mes Compagnes &moi travaillons moins pour notre propre gloire, que pour lemaintien de votre autorité sur les Humains.

Vous savez que notre commune Ennemie a misdans les cœurs des Mortels des rayons de lumiére qu’aucun effort nepeut tellement éteindre, que quelques étincelles ne reparoissent detems en tems. La Nature les a pourvus d’un guide qu’il est plusaisé de séduire que de contraindre. Je conviens qu’autrefois, lefer & le feu, la terreur & la mort, marchoient par-toutdevant vos pas : l’homme soumis & rampant, vous respectoiten esclave ; il étoit contre lui-même le ministre aveugle devos volontés ; vous éleviez & vous renversiez, à votregré, les plus vastes Empires ; vous tiriez de déserts affreuxdes peuples endurcis & disciplinés par la férocité ; vousles animiez par l’espérance de riches possessions, vous le rendiezmaîtres de Contrées délicieuses, dont vous chassiez les lâchesHabitans, & bientôt vous en chassiez à leur tour ces nouveauxvenus : votre impétueuse activité étoit dans un continuelexercice. Par-tout les Conquerans & les Peuples vaincus, vousdressoient des autels ; mais tous ces travaux, toutes cesrévolutions lasserent enfin l’homme : son orgueilleuse Raisonlui fit refuser de vous obéir, lui rendit odieux le titre devictorieux ; elle lui fit préférer le repos au tumulte desarmes ; & possesseur de ce qu’on n’osoit plus luidisputer, l’avidité qui vous lui aviez inspirée, satisfaite, ils’imposa à lui & aux autres, la nécessité de ne plus usurper[65] : alors il quitta le ferensanglanté pour l’employer à cultiver la Terre.

Que seroit donc devenu votre pouvoir ?N’alloit-il pas s’anéantir, si à l’aide de la séduction, nousn’eussions trouvé près de la Raison impérieuse, des motifs pourengager les Humains à vous demeurer soumis ? L’Imposture neleur suggera-t’elle pas mille fois d’égorger leurs propresfreres ? Les loix où nous sumes adroitement répandrel’obscurité & l’ambiguité, & que nous substituames à cellesde votre Ennemie ; l’Intérêt que nous fimes adorer sous tantde formes diverses, punissent & excitent également les crimes.Si à présent, au moins en apparence, les hommes ne se massacrentplus de sang froid pour honorer vos autels, n’avons-nous pas l’artde lui en suggérer les prétextes [66] ?Ne les tirons-nous pas de notre propre Ennemie ? La Raisonelle-même ne les trouve-t’elle pas dans l’espérance du gain, dansune offense reçue, dans des droits établis sur des principes &des préjugés que nous la forçons de respecter comme incontestables,& cependant toujours contestés ? Tout cela, dis-je, nevous donne-t’il pas à chaque instant occasion d’exercer vosfonctions vengeresses ? N’avez-vous pas les principalesdominations dans les Isles déja soumises à notre Empire ?Vous, Forfaits, enfans du Désespoir, l’Indigence ne vousprépare-t’elle pas des victimes ? Vous, Avarice, votre aviditéne trouve-t’elle pas toujours de quoi envahir ? Vous, noireEnvie, ne voyez-vous pas avec joie la plupart des hommes travaillerpar nos conseils à se rendre malheureux ? Vous, redoutableDiscorde, n’est-ce pas pour vous que nous agitons leurs cœurs deperpétuelles contrariétés ? N’est-ce pas en appesantissant lejoug de la contrainte, que nous faisons jaillir des passions qui neseroient que des mouvemens trop réglés pour favoriser vos troublesimpétueux ? Vous, invincible fille de la Mort, ne portez-vouspas maintenant les titres glorieux de noble ambition, de bravoure,d’intrépidité, de point d’honneur ; titres que nous vous avonsadroitement ménagés ? Ne versez-vous pas du sang quand il vousplaît ? Vous, toutes enfin, Furies, vous regnez ; &que vous importe sous quel nom ? Laissez-nous donc vouspréparer la conquête de Peuples trop prévenus en faveur de leurSouveraine, aussi peu disposés à se soumettre à votre gouvernement[67], qu’ils auroient en horreur lestentatives que vous feriez à présent, si vous faisiez les mêmesefforts qu’autrefois pour terrasser votre Ennemie. Laissez-nousauparavant employer l’exemple de vos Peuples pour détruire sesfatales maximes trop fortement enracinées dans les cœurs de ceux-ci[68].

Ainsi parla la Ruse, secondée duSophisme ; elle réussit à faire gouter ses pernicieux avis àces Furies, & part pour préparer par ses sourdes menées, uneroute à leur ravage.

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