Naufrage des isles flottantes – Basiliade du célèbre Pilpai

CHANT I.

 

Je chante le regne aimable de la Vérité &de la Nature, établi pour jamais sur un Peuple fortuné, & leHéros qui le gouverne, préservés, par ces puissantes Dives[13], des atteintes des Vices dont ellesdélivrent le reste de la Terre.

C’est toi que je célebre, Ruisseau fécondd’une source divine, toi sans laquelle rien n’existe, Vérité, merede la Nature & de toute Harmonie, de toute excellenteBeauté ; tu es plus transparente que le cristal azuré de lavoûte qui environne le Monde ; c’est par toi que furentdéveloppés les pompeux ornemens de ce riche pavillon ; c’estsur des bases inébranlables que tu en appuyas les fondemens :ton éclat surpasse celui de mille soleils réunis : l’obscuritédisparoîtroit moins promptement devant eux, que tu ne la dissipesaux yeux de ceux qui s’empressent à chercher tes regardssalutaires.

Je t’invoque, fille chérie de la Divinité,daigne m’inspirer cette force victorieuse d’expressions qui ravitles esprits & entraîne les cœurs avec la rapidité d’un torrentimpétueux, qui se précipite avec bruit du sommet des montagnes,& renverse tout ce qui s’oppose à son passage ; fais quede même mon discours arrache & déracine ces fantômes chéris,dressés par l’Imposture & la Tirannie ; fais que leMensonge se dissipe, comme de foibles vapeurs aux approches del’astre qui ramene le jour. Fuyez à mes accens, comme au bruit dutonnerre, audacieuse témérité d’une Politique insensée, qui osezpublier qu’il n’est pas permis de dévoiler aux hommes vos affreuxmystères. Princes & Grands de la terre, reconnoissez enfin quetôt ou tard, malgré vos impuissans efforts pour imposer silence auxtimides Sectateurs de la Vérité, elle couvrira vos forfaits &de honte & d’opprobre aux yeux de l’Univers.

Vous, Génies, qui n’êtes vastes que parce queles autres sont resserrés ; victimes de vos propres préjugés& des rêveries que vous vous efforcez vainementd’embellir ; Poëtes, quittez les chimériques Allégories quevous ornez d’un pompeux langage : il n’appartient qu’au Vraide s’énoncer avec dignité, ou plutôt c’est du vrai que touteéloquence tire son éclat & son lustre : vous prétendezinstruire les hommes en cherchant à leur plaire ; nevoyez-vous pas que vous encensez avec eux des Idoles que vousdevriez terrasser ? cessez, cessez vos Chants fastueux ;ils ne sont point dictés par celle qui m’inspire ; écoutez& admirez ses divines leçons.

Sois-moi donc propice, auguste Vérité ;raconte-moi comment tu fis tout-à-coup disparoître ces Islesinfortunées, perpétuels jouets de la fureur des vents & destempêtes ; ces Isles, le repaire affreux de tous les monstres,enfans de l’Imposture, que tu confondis aux yeux de l’Humanité& de la Raison, arrachées à leur tirannie, & que tuprécipitas pour toûjours dans de ténébreux cachots ; aide-moià faire dignement le récit de tant de merveilles.

Au sein d’une vaste Mer, miroir de cetteprofonde sagesse, qui embrasse & régit l’Univers ; ausein, dis-je, d’une vaste Plage, toujours calme, exempte defunestes écueils, est un Continent riche & fertile : làsous un ciel pur & serein, la Nature étale ses trésors les plusprécieux : elle ne les a point, comme dans nos tristesclimats, resserrés aux entrailles de la Terre, d’où l’insatiableavarice s’efforce de les arracher pour n’en jouir jamais : làde fertiles & spacieuses campagnes, à l’aide d’une légereculture, laissent sortir de leur sein tout ce qui peut faire lesdélices de cette vie ; ces plaines parées des plus magnifiquestapis de l’abondance, sont entrecoupées de montagnes, dont l’aspectn’est pas moins agréable ; leurs pentes sont couvertesd’arbres toujours verds, chargés de fruits délicieux, toujoursrenaissans & toujours annoncés par des fleurs : sur leursommet s’éleve avec pompe le Cédre incorrruptible, & le Pinsourcilleux : leurs têtes altières paroissent soûtenir lavoûte des cieux ; ils semblent autant de colonnes où s’appuieun lambris orné d’azur & de pierreries : du pied desdécorations de cette superbe scène découlent de reservoirsabondans, une multitude de ruisseaux & de fleuves ; leurseaux transparentes roulent avec un doux murmure sur un sable mêléd’or & de perles dont elles relevent l’éclat ; ces eauxpures se chargent de sucs aromatiques & odoriférans ;elles portent par une infinité de canaux secrets vers les racinesdes plantes, les principes de leur fécondité ; leursproductions nourries de ces parfums agréables, les répandent dansun air salubre : il ne fut jamais corrompu par ces influencesmalignes, funestes véhicules d’infirmités, de maladiesdouloureuses, que la Mort fait marcher devant soi.

Ce séjour fortuné étoit la demeure d’un Peupleque l’innocence de ses mœurs rendoit digne de cette richepossession : l’impitoyable [14]Propriété, mere de tous les crimes qui inondent le reste du Monde,leur étoit inconnue : ils regardoient la Terre comme unenourrisse commune qui présente indistinctement le sein à celui deses enfans qui se sent pressé de la faim : tous se croyoientobligés de contribuer à la rendre fertile ; mais personne nedisoit, voici mon champ, mon bœuf, ma demeure. Le Laboureur voyoitd’un œil tranquile, un autre moissonner ce qu’il avoit ensemencé,& trouvoit dans une autre contrée de quoi satisfaireabondamment à ses besoins.

Dieu, disoient-ils, n’a crééplusieurs hommes que pour s’entre-secourir. Si, comme les arbres& les plantes, il les eût fait pour être séparés de toutesociété, ils tireroient, comme ces productions, des sucsnourrissiers de la terre : la Providence ne les auroit laissédépourvus de rien ; le fils n’auroit pas besoin des secours dupere, & le pere ne sentiroit pas pour le fils ces tendresempressemens que suggére la Nature ; tous les hommes enfinnaîtroient munis de tout ce qui est propre à leur conservation,& l’instinct leur en montreroit aussi-tôt l’usage.

Les intentions de la Divinité ne sont pointéquivoques : elle a renfermé toutes ses libéralités dans unmême trésor ; tous courent, tous s’empressent pourl’ouvrir ; chacun y puise, selon ses besoins, sans s’inquiétersi un autre en prend plus que lui. Des voyageurs qui étanchent leursoif à une source, ne portent point d’envie à qui, pressé d’uneardeur plus grande, avale à longs traits plusieurs vases de cetteliqueur rafraichissante. Veut-on élargir les bords de cette sourceprécieuse ? plusieurs bras réunis l’exécutent sans peine,& leur travail est libéralement recompensé : il en est demême des dons de la Nature [15].

Telles étoient les premieres & constantesmaximes de cette Société heureuse : nul ne se croyoit dispenséd’un travail que le concert & l’unanimité rendoient amusant& facile. Comme on voit, au retour de la saison des fleurs, ladiligente Abeille se disperser dans une vaste prairie pour enramasser les parfums, elles voltigent par troupes autour de la mêmeplante ; elles semblent s’encourager par leur bourdonnement,jusqu’à ce que le déclin du jour ternissant les brillantes couleursqui parent les campagnes, elles volent avec empressement reporterleur butin au magazin commun de cette laborieuse république ;on voyoit de même, au retour du printems, ces Peuples s’empresseravec joie à feconder la fécondité de leurs campagnes : piquéd’une généreuse émulation, celui-là s’estimoit heureux qui avoittracé un plus grand nombre de sillons. Que j’ai de joie, disoit-il,mes amis, d’avoir le plus contribué à l’utilité commune !S’agissoit-il de recueillir les fruits d’une abondantemoisson ? une infinité de bras amonceloient en d’énormesmontagnes ces dépouilles chéries. À tous ces travaux succédoientles jeux, le danses, les repas champêtres ; une copieusevariété de fruits délicieux en composoit les mêts succulens ;l’appétit en relevoit infiniment les délices ; enfin, lesjours consacrés à ces occupations, étoient des jours de fêtes &de réjouissance [16],auxquels succédoient les douceurs d’un repos que ne goûta jamais lefaste tumultueux de nos plaisirs.

Le Bœuf, en échange des secours qu’il prêtoitau Laboureur, en recevoit un ample salaire, & sembloit partageravec son maître les fruits de son travail : libre, après sesservices, il n’avoit point à craindre que, par la plus noireingratitude, un barbare couteau versât son sang pour remercier laDivinité d’une recolte abondante : non, ces Peuples nes’étoient jamais imaginé que l’on pût honorer l’Auteur de la viepar la destruction cruelle de quelque Etre vivant. Leurs mœurspures & innocentes ne leur laissoient pas soupçonner que l’Etresuprême s’irritât jamais contre les humains. Le bruit terrible dutonnerre, qui porte par-tout ailleurs l’effroi, & répand laterreur dans les cœurs coupables, étoit écouté, non comme la voixd’une Puissance irritée, mais comme les accens majestueux d’unSouverain bienfaisant qui fait quelquefois éclater sa grandeur.

Cette Nation douce & vraiment humaine,ignoroit aussi l’usage féroce de se nourrir de la chair des animaux[17] : ils ne firent jamais couler dansleurs veines, avec les funestes principes de corruption & demort, cet esprit furieux qui anime l’homme contre l’homme même. LaGenisse payant le tribut de son lait, & la timide Brebisfournissant sa laine, non à d’inutiles ornemens, mais pourcontribuer aux douceurs & aux commodités du repos, ne sevoyoient point avec leurs tendres nourrissons destinés à devenir laproie d’une cruelle voracité. Les Oiseaux dont les chants variéscharment les fatigues des divers travaux, dont leurs amours &leur industrie nous annoncent les saisons, n’avoint point àredouter les atteintes de ces funestes machines auxquelles uneingénieuse méchanceté a trouvé le secret de donner des aîles. Lefer n’étoit point aiguisé pour ces usages meurtriers ; ilétoit devenu l’instrument des commodités de la vie, & non de sadestruction. Le tendre Rossignol, qui s’efforce de nous plaire parla douceur de sa mélodie, occupé de ces soins officieux, necraignoit point de se voir ravir ses chers Petits. Le chien, cetanimal caressant & fidèle, n’étoit point dressé à donner à sonmaître le spectacle affreux de l’innocence abattue sous les effortsd’une injuste fureur. Les Animaux même les plus féroces sembloientimiter les pacifiques humains, & attendre de leur libéralité ceque leur refusoit la foiblesse de leur instinct.

L’essence précieuse que renferme l’Épi[18], préparée de mille façons différentesavec le lait & le miel, les fruits & les légumes les plussucculens faisoient la nourriture de ces Peuples heureux :leurs organes abreuvés de liqueurs douces & onctueuses,conservoient leur vigueur & leur souplesse jusques dans uneextrême vieillesse, sans en laisser appercevoir les rides. Nousdépeuplons la terre & la mer pour satisfaire nos goûts dépravéspar l’intempérance : l’avarice court nous chercher auxextrémités du monde, des poisons pernicieux & subtils que nousavalons à longs traits : nous goûtons une volupté perfide, quicache sous des fleurs les pas précipités de la mort, dont elle hâtela course : furieux contre nous-mêmes, nous nous déchironsimperceptiblement nos propres entrailles : aussi cetteimpitoyable Destructrice vient nous attaquer, précédée des pluscuisantes douleurs ; mais chez ces sages Mortels, sesapproches sont sembables aux doux abattemens que cause lesommeil ; aussi le trépas ne les effraie-t-il point.

Venez, mes chers enfans, dit un pere à sesfils, venez, je sens les approches d’un éternel repos. J’ai fournila carrière que m’a prescrit la Providence ; je vais rentrerpour toûjours dans le sein de notre mere commune. Je n’étois utilesur la terre que jusqu’à ce que d’autres moi-mêmes fussent en étatde secourir leurs freres. Un autre ajoûtoit en mourant : Jevais faire un long voyage dans l’étendue de cet Univers, dont je neconnois à présent qu’une petite portion ; je reviendrai, sansdoute, un jour ; je reverrai, je cultiverai, je moissonneraices champs fertiles ; & nouvel Habitant de ces heureusesContrées, je prendrai part aux jeux & aux repas de mesCompatriotes ; je pourrai peut-être les amuser par le récitdes merveilles que j’aurai vûes dans un autre séjour. Oui, disoitun Ami, vous allez dans un Pays encore plus heureux, où nous noustrouverons tous réunis : la longueur de l’absence &l’agréable surprise de nous revoir, augmenteront notre joie &resserreront les liens de notre tendresse. Peut-être quittons-nouscette vie pour redevenir ce que nous étions avant que de naître,& peut-être en d’autres tems nous reverrons-nous encore ce quenous avons été [19]. Jamais cette diversité d’opinionsn’excita de querelles entre eux : un bon sens incorruptibleleur dit qu’il est libre à tout Mortel de faire quelle conjectureil lui plaît sur son sort futur ; & que, quelqu’il ait étédécidé par la Bonté suprême, il ne peut être qu’heureux. C’est avecces douces espérances qu’ils cessent de vivre. Leurs parens, leursamis ne déplorent point l’état de celui qui vient d’expirer ;ils l’envisagent sans horreur & sans crainte : s’ilsregrettent la perte de sa compagnie, ils ne gémissent point sur unesituation qui ne leur paroît point affligeante pour la personnechérie.

Ce que ces Habitans pensoient de la Divinité,étoit digne de la droiture & de la bonté de leurs cœurs :ils reconnoissoient un Etre suprême, principe sage & fécond detout ce qui existe. Nous voyons, disoient-ils, des choses quiétoient avant nous. Nos peres nous disent que depuis l’antiquité laplus reculée elles furent toûjours ce que nous les voyons. Il y ades Etres qui commencent & finissent sans jamaisreparoître ; d’autres que nous voyons se développer,s’accroître & dépérir pour recommencer encore : tels sontnos moissons & nos fruits. Nous ignorons par quel ressortsecret un arbre, une plante est successivement graine, herbe, fleur& tronc robuste. Ces merveilles ont une cause permanente ;elle opere constamment les mêmes effets : nous ne savons pas àquoi attribuer cette cause admirable : nous n’osons assurerqu’elle soit ce que nous voyons dans l’Univers qui ne change pointcomme le Ciel & les Astres : ces choses nous paroissenttrop assujetties, ce n’est sûrement que le voile, derriere lequelcette cause bienfaisante demeure cachée.

L’épreuve presque continuelle que nous faisonsde nos forces, de nos raisonnemens, de nos délibérations ;l’ordre & le choix que nous mettons dans nos actions ; leplaisir & la satisfaction que nous cause le succès, nous fontjuger avec fondement, que le Principe à qui nous devons l’Etre, estquelque chose qui a les mêmes facultés que nous ; mais aussisupérieures à notre foiblesse, que la vaste étendue des Cieux lestient éloignés de la Terre. Quel que soit enfin le Tout PuissantAuteur de tout ce qui croît & respire, ses bontés égalent sonpouvoir ; tout nous fait ressentir ses effetsbienfaisans ; le Ciel & la Terre s’unissent pour nousmontrer le plus admirable spectacle ; spectacle toujoursnouveau, toujours nouvellement orné : nous ne sentons aucunbesoin, aucune inquiétude qui ne nous annoncent un plaisir ;point de plaisir qui ne manifeste les libéralités & la présencedu Bienfaiteur : sous combien de formes délicieuses ne seprésente-t-elle pas ? le gout seul en peut fournir uneinfinité d’exemples éclatans. Ô homme ! Peux-tu faire lemoindre mouvement que tu ne sentes la présence d’uneDivinité ? Ta reconnoissance, ton amour pour cet Etreineffable, sont aussi inséparables de toi-même que la respirationde la vie. En effet, peux-tu t’occuper de quelque objet qui teplaise ? peux-tu rien désirer ? peux-tu faire aucuneaction, qui ne lui rende hommage ?

Il est vrai que nous ne pouvons connoître, nidésigner l’Auteur de tant de biens, comme nous pouvonsdistinctement connoître & désigner un Pere, un Ami ; maisqu’est-il besoin que nous connoissions de la sorte ce qui s’offre ànous par tant de sentimens pressans ? Si cet Etre est pluspuissant que nous, il est, sans doute plus grand que la capacité denos conceptions. Si ce que nous considérons en nous comme uneétincelle de cette Lumière infinie, nous est incompréhensible,comment, à l’aide d’une foible clarté qui nous éblouit,pourrions-nous voir un océan de splendeur ? S’il ne nous estpas possible de connoître la Divinité autrement que par ses dons,profitons de tous les instans de la vie qui peuvent nous procurerquelque plaisir délicat. Plongés dans une mer de délices,livrons-nous à ses flots, sans essayer vainement d’en sonder lesprofondeurs : le sein de la Divinité est immense [20].

Ô toi, passion divine ! toi sans qui rienne respire ; parcelle de l’Esprit Créateur de l’Univers ;vivifiante activité qui fait que l’homme ressemble à laDivinité ; mais moins par la sublimité de ses pensées, que parles tendres mouvemens d’un cœur qui se transforme en ce qui lui estcher ; c’est par toi que l’Etre suprême semble revêtir l’hommede son pouvoir : il lui fait produire son semblable au milieud’un torrent rapide de volupté, au milieu de mille ravissemens,dont le souvenir lui rend si cher cet autre lui-même.

Ô amour ! ces Peuples se livroient sanscrainte, comme sans crime, à tes délicieux transports : lesautres Nations rendent hommage à leurs Divinités furieuses parl’effusion du fang des victimes ; ceux-ci honoroient laPuissance génératrice de l’Univers, en augmentant le nombre de sesadmirateurs.

On taisoit, il est vrai, tes doux mystères, àcet âge trop tendre pour y être initié ; mais si-tôt queparvenus à ce printems, où tu commences à faire sentir tespremieres ardeurs, de jeunes cœurs commençoient à éprouver tesfeux, on ne leur faisoit point un crime de leurs desirs.

Une tendre mere étoit charmée de reconnoîtredans sa fille, ces premieres inquiétudes que cause la surprise d’unsentiment jusqu’alors ignoré.

Un pere voyoit avec le même plaisir, lespremieres impressions des charmes de la beauté sur son fils.

Tous deux épioient ces amans, non pour lescontraindre, mais pour jouïr de la vûe de leurs caresses innocentes& naïves, de leurs tendres dialogues, & enfin du spectacletouchant de leurs transports mutuels. L’orgueil d’une noblessechimérique, ni l’intérêt avide, ne mettoient point de distinctionentre les conditions. La pudeur hipocrite, ni une fantastiquebienséance, ne défiguroient point, par un tas de pompeux haillons,les charmes de la beauté : elle faisoit gloire de paroîtretoute nue, parée des ornemens de la Nature. Quand frappés de sescharmes naissans, deux jeunes cœurs se sentoient mutuellementépris, ils ne rougissoient point de promener leurs avides regardssur toutes les merveilles que, fecondée par l’amour, elle leurfaisoit remarquer pour la première fois. D’où vient, disoit unamant, le subit changement que j’apperçois ? Pourquoi àl’aspect de cette aimable fille me senté-je si puissammentémû ? Pourquoi mes yeux, accoûtumés à la voir sans surprise, yremarquent-ils tout-à-coup tant d’attraits ? Pourquoi seremplissent-ils d’un feu, qui répand dans mes sens une si douceémotion ? L’amante étonnée faisoit les mêmes questions àl’auteur de son trouble. Pourquoi, lui dit-elle avec un tendresourire, vous vois-je paroître avec tant de joie par-tout où jeporte mes pas, soit que je m’amuse avec mes compagnes, soitqu’excitée par une rêverie dont j’ignore la cause, je cherche àm’aller occuper seule de mes pensées dans ce bosquet, ou près decette fontaine ? Pourquoi, me regardant dans le cristal de seseaux, me sais je bon gré de me trouver belle par rapport àvous ? D’où vient le doux saissisement que je ressens, quandvous glissant le long de ces brossailles, vous venez me surprendreau moment que je désire votre retour ? Par quel charme secretnos deux cœurs semblent-ils éprouver de concert les mêmesmouvemens ? À ces délicieux accens, l’amant vole dans les brasde son amante ; il la couvre de baisers ardens ; il lapresse tendrement contre son cœur ; leurs bouches confonduesexhalent des soupirs plus suaves que les parfums les plusexquis : il semble que leurs ames s’efforcent de changer dedemeure. Arrêtez, s’écrie l’Amante d’une voix foible &entrecoupée, ne troublez plus par vos transports le plaisir quej’ai de vous entretenir ; satisfaites ma curiosité :j’allois vous demander pourquoi cette différence que la Nature…Mais quoi ! vous redoublez encore vos caresses ?…Ah ! cessez, ou je vais expirer : j’éprouve des plaisirsqui me furent inconnus : ils sont top vifs pour n’avoir riende douloureux : une ardeur secréte se répand dans mesveines : cessez d’allumer un feu qui deviendroit un tourment…Mais que faites-vous, cruel ?… votre fureur m’effraie :voulez-vous me ravir la vie ? voulez-vous dévorer celle quivous aime ?… Ah ! je me meurs… Quelles ravissantesdélices !… Redouble, cher amant : que ces tendres liensne sont-ils éternels ! Mais tu ne m’aimes plus. Ne m’as-tufait éprouver ces douceurs que pour m’en priver à l’instant ?Quoi ! tu redeviens sensible ! ma joie est extrême.Acheve, cher amant ; mais modere la rapidité de testransports ; ménage de si précieux instans… Ah !…Ah !… Moi-même… Acheve… Fais que nos ames confondues…Ciel ! Est-il possible que ta bonté ait rendu tes créaturessusceptibles de tels ravissemens !

Tandis que ces heureux amans oubliant le restede l’Univers, sembables à ces précieux métaux que dissoud l’ardeurd’un feu violent, coulent & s’unissent pour ne former qu’uncorps ; tandis que plus fortement liés, que n’est le lierre àla plante qui le soutient & le nourrit, ils font des effortspour ne devenir qu’un même corps ; ceux à qui ils doivent lavie, cachés derriére un arbre, les observent d’un œil curieux &content ; ils sortent tout-à-coup pour applaudir à leurssuccès ; le visage de ces Amans ne se couvre point d’unerougeur que répand la honte d’une action criminelle [21] ; la joie au contraire la plusvive y répand la sérénité. Venez, disent-ils, venez être témoins denotre bonheur : nous n’ignorons plus la cause de votretendresse pour nous : nous ne connoissions jusqu’à présentd’autres plaisirs que de respirer & de jouir de lalumiére : enfin, nous comptons les premiers instants de notrevie de ce moment heureux. Oui, chers enfans, répondent cesapprobateurs, vous êtes maintenant au nombre des concitoyens :de vous sortiront les gages chéris de votre tendresse : quevotre postérité puisse s’accroître au point de pouvoir se chargerseule de tous les soins de la société. Que j’aurai de joie, machere fille, s’écrie la mere en la serrant entre ses bras, quand jepourrai répandre sur le cher nourrisson, en qui tu te verrasrenaître, des caresses dont mon amour ne sauroit se rassasier surtoi !

La nouvelle du bonheur de nos Amans se répandbientôt. Une foule de Jeunesse, initiée comme eux à ces douxmistéres, les environne, les couronne de fleurs. Après millefélicitations, mille souhaits heureux, ils forment autour d’eux uncercle de jeux & de danses ; les jeunes filles & lesjeunes hommes accordant leurs voix, chantoient ces paroles : ôDivinité ! disoient-ils, tu as révélé à ce couple heureux tessecrets adorables ; tu les as conduits par de secrétesinspirations, au dégré suprême de la Félicité des Mortels ; tua plongé leurs ames éprises de tendres feux, dans ses bains lesplus voluptueux [22] ;tu les as comme associés au plaisir éternel que tu prens à produiredes créatures pour les rendre heureuses. Cette aimable fille,reprenoient ses compagnes, augmentera notre nombre d’une jeuneBeauté, qui fera un jour les délices d’un Amant : nousl’emporterons sur votre sexe ; nous aurons l’avantage demultiplier vos plaisirs : la Nature bienfaisante nous rendratoujours supérieures, par les moyens qu’elle nous fournira,d’exciter en vous des mouvemens d’amour & de reconnoissance,mais qui n’égaleront jamais votre tendresse pour les possesseurs denos cœurs. Vous vous flattez vainement, cheres Moitiés denous-mêmes, disoient les jeunes hommes, vous vous flattez vainementde l’emporter sur nous : les plaisirs vifs & récens quevient de lui faire éprouver un de nous, rangent cette Beauté denotre parti : elle nous donnera un fils, qui fera expirer plusd’une Belle sous les efforts de ses tendres embrassemens.

Pourquoi, s’écrie l’un d’eux, ô généreuxAmans ! vous disputer l’avantage de rendre une Personne chérieplus heureuse dans vos bras que vous ne désirez l’être, livrés auxdévorantes caresses de son amour ? Cessez ces obligeantesdisputes ; écoutez mon récit, il vous prouvera que la Nature,cette juste dispensatrice, a fait les choses à peu près égales. Ondit qu’autrefois, fecondée par les Plaisirs, elle produisit deuxchefs-d’œuvres, votre sexe & le nôtre ; mais l’ouvrageachevé, il s’éleva une contestation entre ces Génies, ministreszélés des intentions de cette mere commune ; chacun vouloits’attribuer la gloire de quelque invention. L’un disoit :C’est moi qui ai tracé ce trait noble & hardi ; l’autre,C’est moi qui ai formé ce que la simétrie de ce contour a degracieux ; ceux au contraire qui avoient assemblé & fourniles matériaux de ces beaux édifices, prétendoient en avoir toutl’honneur. Mes enfans, leur dit la Nature, vos secours m’ont ététous également nécessaires ; & je prétens vous faireconnoître que vos efforts seront impuissans, s’il ne regne entrevous une union parfaite : & pour que vous en sentiez toutle prix, je vais vous séparer de demeure, en laissant entre vous,pour médiateur, le Désir continuel de vous rejoindre. Elle divisadonc la troupe charmante des Plaisirs en deux parts : Allez,leur dit-elle, animer & faire mouvoir ces deux abrégés del’Univers : que ceux-ci président au feu qui prépare lacomposition d’un nouvel Etre, & aux canaux qui sont la sourcede l’Existence [23] : ceux-là auront pour demeurele séjour de la Vie. Permettez-moi belle Jeunesse, de vous décrirece lieu charmant.

Dans une Contrée parsemée de lis & deroses, s’éléve une éminence doucement arrondie, qui se sépare depart & d’autre en deux coteaux d’une forme & d’une beautéravissantes : l’herbe fine & légére qui croît au bas deces monts, reléve la blancheur des fleurs qui les couronnent, &l’incarnat de celles qui bordent le vallon qu’ils laissent entreeux, au milieu duquel est un antre taillé avec un artadmirable ; à l’entrée préside sur un Trône de pourpre, le roi& le plus exquis de tous les sens : c’est là, dis-je, lePalais de la Vie, le lieu où l’aide des désirs, elle rassemble latroupe des plaisirs auparavant divisée. La Volupté les unit par lesliens les plus doux. Tous concourent avec une égale ardeur, au butchéri que se propose leur Souveraine, sans qu’aucun de ces aimablesArtistes pût s’attribuer plus de gloire que l’autre.

C’étoit sous cette noble & riante imageque cet ingénieux Paranimphe [24]représentoit aux jeunes Époux les délices de l’union conjugale.Oui, ajoutoit-il, mes chers compatriotes, l’Etre suprême a placé aucentre de nous-mêmes la source de l’Existence ; il en adisposé les organes avec un art merveilleux ; il en a fait larésidence des plaisirs les plus vif & les plus délicats ;& pour nous porter, par un attrait tout-puissant, à nousperpétuer nous-mêmes, il a voulu que nous ne commençassions àconnoître distinctement que nous sommes, que quand nous commençonsà désirer de contribuer à la production d’une nouvelle créature[25] ; & c’est en donnantl’Existence à d’autres nous-mêmes, que nous sentons dans toute leurétendue, les douceurs & les charmes de cette base de toutefélicité & de tout sentiment agréable ; mais il est biendifficile de décider quel sexe ressent plus vivement les doucesatteintes de cette charmante ivresse, dans l’instant heureux où ilen est possédé. Vous conviendrez tous que de deux Amans, celui-làest redevable, sur qui les plaisirs font l’impression la plusvive.

Aussi-tôt toute cette Jeunesse enjouéeapplaudissoit à cette ingénieuse allégorie ; souvent même,l’imagination pleine de ces agréables idées, chaque couple d’Amanscouroit faire une douce expérience de ces judicieuses réflexions,puis se rassembloient pour achever la fête.

C’étoit par de tels divertissemens que secélébroient les nôces de ces heureux Époux ; ces jeux seterminoient par un repas, dont la joie livrant les cœurs aux plusdoux épanchemens, leur faisoit promettre d’être inséparables tantqu’ils s’aimeroient. Eh ! Qui pouvoit les empêcher de sechérir toujours ? Ils ignoroient l’art de feindre ce qu’ilsn’étoient pas, & les grimaces affectées de ce que nos préjugésnomment mérite, vertu, bienséance ; ils ne cachoient point decaprices sous les dehors trompeurs d’une feinte douceur, non plusque la bizarrerie sous le nom de délicatesse, & la difformitésous un tas de vains ornemens [26]. Leurspromesses étoient dictées par la sincérité, & scellées parmille baisers de flamme, non par d’inutiles sermens, vains effortsd’une résolution chancelante, qui, convaincue de son impuissance,s’impose elle-même de foibles chaînes que rompt bientôt un honteuxparjure. Oui, disoient ces Amans d’une voix entrecoupée de soupirs,tant que nous nous aimerons, nous serons inséparables : cesera donc toujours, reprenoient-ils. Car comment peut-il arriverque des feux si doux puissent jamais s’éteindre ?

En effet, quoique chez ces Peuples fortunés,l’Himen ne fût point un éternel esclavage [27], ilétoit rare de voir des Époux se quitter pour passer dans les brasd’un autre : la trame des liens qui les unit, estdès-long-tems trop fortement ourdie : les parens attentifs auxmoindres marques des penchans qui assortissent les cœurs,favorisoient la naissance de ces premiers feux qui ne s’éteignentpresque jamais. S’ils étoient quelquefois ralentis ; si cesÉpoux se quittoient [28], uneindifférence, une froideur, qui n’avoit rien de la haine, ni d’unmépris injurieux, étoit cause de cette séparation : souventmême l’habitude réunissoit des personnes qu’une inconstancepassagére n’avoit séparées que pour rallumer leur amour.

Vous étiez inconnue chez ces Peuples, cruelleJalousie, en qui l’Amour produit les mêmes effets que la haine laplus envenimée ; Vipére, ton sein est perpétuellement déchirépar mille soupçons cruels, & par les accès furieux d’une fiévrebrûlante, dont tu chéris le poison dévorant. Et vous, noirsCaprices, enfans de l’Erreur & de la Bizarrerie ; vous,Dégoûts, funestes effets d’une débauche qui porte dans nos veinesune corruption infectée, vous n’émoussates jamais la pointe exquisede leurs sens délicats, non plus que cette affreuse contagion[29], dont les sels pernicieux minentsecrétement nos organes, de même que ces infectes imperceptiblesqui dévorent le tissu des plantes que nous voyons dessécher &languir.

Et toi, orage grossi par mille ventscontraires ; torrent impétueux, trop long-tems suspendu, quiporte le ravage & non la fécondité dans les campagnes ;frénésie causée par les vapeurs des mêts corrompus que dévorel’avide intempérance ; débauche abreuvée de mille liqueurssubtiles & tranchantes, tu n’allumas jamais dans ces cœursinnocens tes feux impurs & furieux. Lubricité, fille des loixfrivoles, qui changent en désordres les plus doux penchans de laNature ; toi qui recherchant des plaisirs que tu ne ressensplus, te transformes en mille postures infames qui marquent lastérilité de tes efforts impuissans, tu n’infestas jamais cesheureuses Contrées.

Toi, masque des désirs les plus empressés sousle nom de Pudeur, qui semble avoir horreur de ce que la Natureforma de plus parfait ; vous, Honneur, Bienséance, Retenue,Modestie, ridicules vertus dont le Sexe se pare chez nous, &dont il déteste secrétement la gêne, vous ne fardates jamaisl’ingénuité des aimables compagnes de ces sages Mortels. Chez euxla Nature, quoique sans joug, n’étoit point effrénée ; sesdésirs n’étoient point déréglés, parce qu’ils étoient aussi-tôtsatisfaits que conçus : les douces inquiétudes d’une passiontendre, les avertissoient de recourir aux plaisirs, non avec uneavidité brutale qui les dévore sans les goûter, mais avec unappétit délicat qui savoure à longs traits ce qu’ils ont dedélicieux.

Enfin, ô Humanité ! deshonorée par-toutailleurs par les idées injurieuses d’infamie, de honte & decrime, attachées à ta conception, tu ne fus jamais traitée aveccette indignité chez ces véritables Sages ; ils admiroient aucontraire, les magnifiques préparatifs de ton Etre.

Jamais une jeune Beauté ne rougit de devenirmere, & ne fit de criminels effort pour éviter de leparoître : elle s’estimoit heureuse de donner un Citoyen à laPatrie, & se faisoit gloire de reconnoître le véritable Auteurde ce gage chéri de ses premiéres amours. L’Amant n’étoit pas moinsflatté de ce don précieux ; ou il devenoit Époux, ou ses feuxralentis lui laissoient voir sans peine sa Maîtresse passer end’autres bras.

Les enfans de plusieurs meres étoientégalement aimés d’un même pere : celle qui lui étoitactuellement unie, les chérissoit comme son propre sang ; elles’affectionnoit pour les fils de celles qui l’avoient précédée dansla possession du cœur d’un Époux alors tout à elle ; elle seregardoit comme hérétiére du glorieux titre de mere & desprérogatives qui y sont attachées ; elle se faisoit un devoirde mériter les tendres hommages & les tributs de reconnoissancede la part des nourissons qu’elle adoptoit. Les causes funestes dela haine d’une Marâtre, & de la discorde entre les freres,n’eurent jamais d’accès dans ces familles heureuses.

On ignoroit les termes infames d’inceste,d’adultére & de prostitution : ces Nations n’avoient pointd’idées de ces crimes : la sœur recevoit les tendresembrassemens du frere, sans en concevoir d’horreur ; ilsresserroient quelquefois les liens du sang par ceux de l’amour.L’âge, le respect, des désirs satisfaits, ou moins vifs, & nonla crainte du forfait, empêchoient une mere de recevoir de sonfils, des caresses qui lui rendissent un époux enlevé par letrépas : un pere n’étoit point épris des charmes naissans desa fille ; ils aimoient mieux voir ces rejettons chéris formerd’autres tiges, & leur retracer les plaisirs de leurs premiéresannées, que de les anter de nouveau sur un tronc déja affoibli parles ans.

Tous les autres maux qui ravagent la terre,étoient également inconnus. Point de vols, point d’avarice, pointd’intérêt sordide, parce que point d’indigence, ou présente, ou àcraindre : Point de désunion entre les parties admirables dece tout, parce que point de supériorité monstrueuse &disproportionnée n’en trouble l’harmonie. Jamais une fastueusevanité n’étala ni ne fit respecter la pompe méprisable du vice enhabit de théâtre : jamais la noire calomnie ne fit pâlirl’innocence : jamais une injuste chicane ne traîna l’équité autribunal de l’ignorance : jamais une barbare vengeance n’armaun bras meurtrier, ni une brutalité féroce & sanguinaire ne futhonorée du vain titre de point d’honneur : jamais une fureurdestructive n’éleva son trône sur les cadavres des peres, pourregner sur les enfans : jamais la tirannie ne s’y fit desesclaves : jamais un sang impur, infecté des vapeurs d’un folorgueil, ne se crut sorti d’une source divine : jamais enfin,l’imposture, ornée des ridicules atours de la superstition, lesyeux tendrement élancés vers le ciel qu’elle outrage, le cœur pleindu désir de dominer & de ruses perfides, ne leur débita, entermes pompeux, des éloge injurieux à la Divinité.

Telles étoient les maximes & les mœurs deces heureux enfans de la Nature, sans passions impétueuses, sansforfaits & sans loix, ignorants même qu’il en pût êtreautrement chez le reste des Mortels.

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