Naufrage des isles flottantes – Basiliade du célèbre Pilpai

CHANT III.

L’Amour de la Patrie attache enfin le jeunePrince des bras de l’amitié. Il part, accompagné de la plusflorissante Jeunesse de son Empire : animés du même esprit,& par l’exemple de leur Monarque, ils alloient avec luiobserver d’un œil attentif, ce que produisoit ou l’art, ou lanature dans chaque Province, soit pour faire part à leursCompatriotes de leurs utiles observations, soit pour transmettre àceux dont ils alloient rechercher l’amitié & les conseils,d’autres pratiques, ou d’autres usages en échange de leurs sagesavis. Tel étoit l’obligeant commerce qui regnoit entre toutes lesparties de ce Royaume.

Les Peres de famille de chaque Contrée, sedéputoient réciproquement leur Jeunesse, pour la former, & luifaire prendre de bonne heure des liaisons qui perpétuassent labonne intelligence & l’union intime de tous les membres de cegrand Corps. C’étoit encore une coutume ancienne que le Princeséjournât une année entiére dans chaque Province de ses États, quien étoit alors la Capitale, & la suivante il en parcouroit uncertain nombre d’autres. C’étoit même par ces révolutionsbienfaisantes que se comptoient les années [41] : ainsi le Roi de la lumiéreéchauffe & récrée alternativement les différentes zones :les faisuivent son char, & raménent la vie & la féconditéoù le froid des hivers avoit répandu sa langueur.

Telle sembloit la brillante compagnie du jeuneHéros. Une troupe nombreuse l’escortoit, montée sur de superbescoursiers ; les uns environnoient le Prince ; d’autres leprécédoient de loin, & couroient répandre la joie avecl’heureuse nouvelle de son arrivée : son port majestueux, sataille noble, avantageuse & légére, le font distinguer aumilieu de cette Élite, comme le palmier entre de tendres mirtes.L’impétueux animal qu’il monte, paroit se glorifier du poids qui lecharge : il éléve & recourbe fiérement son col, couvertd’une criniére brillante, qui semble un beau voile négligemmentajusté, voltiger au gré des vents : son poitrail, large &vigoureux, annonce sa force, & son attitude son courage ;sa croupe, ornée des flots épais d’une longue queue, présente avecses flancs, les plus belles proportions ; ses jambes fines& déliées, lui donnent la légéreté du cerf ; sa tête séche& dégagée, la vivacité de ses regards, le font ressembler àl’aigle ; ses yeux ardens témoignent qu’il foule avec dédainla poussiére, & voudroit traverser les airs : il paroitlibre malgré le frein qui le gouverne, & n’obéir qu’à une maincapable de le dompter : aussi admire-t’on l’adresse & ladextérité de celle qui le guide. Ceux qui approchent de plus prèsZeinzemin, voulant lui rappeller le souvenir agréable d’unimportant service rendu à tout le genre humain, & jouir descharmes de sa conversation, lui adressent ce discours :Prince, votre auguste Pere, dont la mémoire nous est toujourschere, & qui revit en votre personne, a soulagé nos travauxchampêtres en nous procurant les secours du bœuf laborieux :Vous avez doublé ces secours en nous apprenant à dompter cefougueux animal, également propre à porter ou traîner des fardeaux,& à nous épargner les fatigues d’une longue marche. Dites-nous,de grace, comment votre grand courage parvint à s’assujettir ce quiparoissoit auparavant si redoutable.

Je vais, reprit le Prince, mes cherscompagnons, satisfaire votre curiosité sur un fait qui me flatte,puisqu’il vous est devenu utile. Je sortois des amusemens de cetteagréable folie, qu’on nomme enfance, & ma raison s’éveillantcomme d’un songe, commençoit à considérer d’un œil plus attentif,les beautés de l’Univers : sans quitter encore les amusemens,je ne fis qu’en changer ; il me semble que je me proposoisd’en tirer quelque profit. Les uns aiment à considérer lesproductions inanimées de la Nature, les fleurs, les plantes, lesfruits ; d’autres aiment à la contempler animée : jel’admirois à ces deux égards ; mais sous ce dernier aspect,elle avoit plus d’attraits pour des yeux encore aussi peu pénétransque les miens. Je me plaisois donc à nourrir & apprivoiser lesanimaux qui fuient ordinairement notre compagnie ; jeparcourois les campagnes & les forêts pour découvrir leursretraites ; j’imaginois mille stratagêmes pour les surprendre,ou leur enlever leurs Petits. Quoique je me reprochasse en cela uneespéce de cruauté, je croyois les dédommager de la perte de leurliberté, par le soin que j’avois de leur épargner la peine dechercher leur nourriture : d’ailleurs, je leur laissois unesorte de liberté ; oiseaux, quadrupédes de chaque espéce,étoient enfermés dans de vastes enceintes, où je leur faisoistrouver tout ce que je savois convenir à leur instinct, à leurindustrie naturelle. Je me faisois un plaisir d’étudier leursinclinations, d’observer leurs travaux, leurs ruses, leurs cris,leurs chants, leurs amours.

Un jour que je parcourois une forêt pourdécouvrir quelques-uns de ses habitans, j’arrivai dans une profondevallée, qui, s’applatissant en plaine, étoit environnée de toutesparts de grands arbres fort touffus ; au milieu serpentoit unruisseau ; il nourrissoit de sa fraicheur l’herbe & lesfleurs d’une prairie qui bordoit son rivage. Je fus frappé de labeauté de ce lieu charmant ; j’y promenai agréablement lavue ; mais je fus encore plus surpris d’y voir paîtretranquillement une troupe d’animaux, dont j’admirai la taille &la figure. Je n’en avois point encore vu de cette espéce :dans ces tems ces animaux farouches se tenoient fort à l’écart. Jedemandai à ceux qui m’accompagnoient, pourquoi on n’avoit pasencore essayé de les apprivoiser : j’observai que, puisqu’ilspaissoient l’herbe, ils ne devoient point être voraces, niabsolument farouches. On me répondit, que leur extrême vitesse lesavoit, aussi-bien que les cerfs, rendus inaccessibles ; qu’ilseroit même dangereux de s’exposer aux coups redoutables de leurspieds. Je ne me rendis point à ces raisons ; les difficultésexciterent mes désirs ; je crus qu’il me seroit glorieux deles surmonter, & je pris dès-lors la résolution secrete de merendre maître de quelques-uns d’eux. Ce dessein formé, je merendois souvent seul dans cette solitude : les premiéres fois,ces animaux disparoissoient à ma vue ; peu à peu ilss’accoutumerent à ne la plus redouter ; insensiblement même,ils me laissoient approcher à quelque distance d’eux : jeremarquai que levant la tête, ils me regardoient avec quelqueattention ; leurs regards, quoique vifs, n’avoient rien deféroce ; je crus leur reconnoître de l’inclination à sefamiliariser avec les hommes. Pour confirmer mes conjectures,j’essayai de leur présenter quelques poignées d’herbes, &quelques-uns s’avancerent comme pour recevoir mon présent ; jele leur jettois en m’éloignant un peu ; ces offres réitéréesles habituerent à venir recevoir ces bienfaits de mes mains. Celuique je monte à présent, fut un des premiers qui eut cetteconfiance ; aussi étoit-il un de ceux dont je recherchois leplus les bonnes graces. Cette premiére réussite me fit imaginer unmoyen de lui tendre des piéges & à quelques autres : jepris avec moi les secours que je crus nécessaires pour l’exécutionde ce projet ; je préparai des liens & des entraves à cesnouveaux amis ; je fis cacher ceux qui m’accompagnoient, &m’avançai seul, présentant à ces animaux une main séduisante, quiles attira où je leur avois tendu des lacs capables de les arrêterou de les abattre ; je les laissai plusieurs jours dans cettesituation, & pris moi-même soin de leur donner à manger pourachever de les habituer à leur captivité. J’avois recommandé lesecret à ceux qui m’aidoient, & nous délibérames sur les moyensde nous faire suivre par force : nous trouvames celuid’assujettir le cheval, par la tête & par la bouche. Fier decette capture, je la fis conduire à mon Pere, que je surprisagréablement : il donna des éloges à mon adresse. Sapénétration, sa sage prévoyance & son amour pour le bienpublic, lui faisant appercevoir de quelle utilité seroient cesrobustes animaux : Mon fils, me dit-il, je loue la hardiessede votre entreprise ; mais ceux que le Ciel destine à prendresoin du reste des humains, ne doivent rien se proposer que derelatif à cette fin glorieuse : vous avez, sans doute, prévul’usage que l’on pourroit faire de ces nouveaux domestiques. Lemême, lui répondis-je, ô mon Pere ! que nous faisons del’animal qui laboure nos champs. Il approuve ma pensée, &m’invite à en faire l’essai.

Je contraignis donc mes vigoureux prisonniersà traîner de pesants fardeaux ; je m’avisai même de les enfaire charger, & malgré leurs premiéres répugnances, ilsdevinrent dociles. La faim, la crainte, let récompenses, lescaresses même, semblent faire sur les Brutes, ce que produit ennous la raison & l’amour de la société. On remarque dans lecheval quelque sensibilité pour la gloire & lesbienfaits : celui-ci en est une preuve. Il s’étoitsinguliérement attaché à moi ; je pouvois le mener où il meplaisoit ; je pouvois seul l’approcher ; du reste,fougueux, ombrageux, indomptable, il ne souffroit que la bride& ne la recevoit que de ma main : on avoit vainement tentéd’en tirer quelques services ; on étoit même prêt à lui rendrela liberté, lorsqu’un désir téméraire de me signaler, me fittrouver une façon toute nouvelle de se servir de ces animaux, &de les assujettir.

Un jour en présence de mon Pere & d’ungrand nombre de nos Concitoyens, à l’entrée d’une vaste campagne,couverte de sable mouvant, j’améne cet orgueilleux coursier :il me suit, attiré par quelque nourriture que je luiprésente ; je le flatte, je lui mets doucement le mords, luipasse les rênes, & d’un saut léger je m’élance sur sondos ; je lui presse fortement les flancs des cuisses & desjambes ; j’entortille autour de mon bras sa longuecriniére ; je résiste à tous les premiers efforts qu’il faitpour secouer son fardeau : il se cabre, il saute, il bondit,mais en vain ; je me tiens aussi fortement attaché, que levautour à la proie qu’il a saisie. Tout le monde épouvanté, craintpour ma vie : on me crie d’abandonner cette dangéreuseentreprise ; & déja je me sens emporté comme sur les aîlesdes vents ; j’entens mille cris lugubres, qui insensiblementcessent de frapper mes oreilles.

Ce coursier rapide traverse la plaine avec lavitesse d’un oiseau : un nuage de poussiére s’éléve sous sespas : guidé par sa seule fureur, il court par-tout où ellel’emporte, jusqu’à ce que ses forces épuisées l’arrêtent ;alors je le flatte, je lui fais entendre ma voix : il marchequelque tems d’un pas tranquile, puis essaye encore de s’affranchirdu joug ; enfin l’extrême fatigue me rend maître de sesmouvemens ; je lui fais sentir les impressions du frein. Jemenace, je châtie, je le caresse quand il céde ;insensiblement je le tourne, je dirige & modere ses pas à mongré, je le ramene soumis & paisible. L’affection de mes chersCompatriotes me reçoit au milieu des acclamations de joie ;mon Pere m’embrasse tendrement ; je n’entends de tous côtésque des applaudissemens, des éloges flatteurs dont il me sieroitpeu de vous faire le récit [42].

Voilà, chers compagnons, l’utile exemple quej’eus le bonheur de donner aux jeunes gens de mon âge ; ilsfirent bientôt voir par leur adresse & leur courage dans cesexercices, qu’ils ne me cédoient que l’honneur de les avoirprécédés.

C’étoit sur des récits de quantitéd’inventions nouvelles, qui rendoient la société heureuse, &sur les justes louanges de leurs inventeurs, que rouloient lesconversations amusantes de ces jeunes voyageurs : les Paysqu’ils traversoient, leur en fournissoient une ample matiere :quantité de merveilles s’offroient à leurs yeux : l’Empire quiavoit commencé à fleurir sous le regne du Pere, prenoit tout sonlustre à l’aurore de celui du Fils. Ce grand Prince avoit un espritcapable de former & d’exécuter les plus magnifiquesprojets : il n’entreprenoit rien sans les conseils des plussages & des plus expérimentés ; il faisoit choix desmeilleurs avis, avec un discernement exquis ; il saisissoitavec promptitude, ce qu’il y avoit de judicieux dans unraisonnement ; il en développoit les conséquences, faisoitappercevoir ce qui n’avoit pas été observé, concilioit plusieursidées, plusieurs expédiens, prévoyoit & résolvoit lesdifficultés ; comme il étoit l’ame de toutes lesdélibérations, il étoit entre les jeunes gens de son âge, le plussouple, le plus adroit aux exercices du corps ; dans les jeux& les divertissemens, le plus gai, le plus enjoué, comme leplus laborieux dans les affaires sérieuses.

Tant d’excellentes qualités ne tarderent pasde produire par tout ce vaste Empire des effets merveilleux. Maisquel éloge plus digne des grandes actions de ce jeune Héros, quecelui qu’il s’entendit faire par une personne dont il n’étoit pasconnu ? plaisir vif & délicat bien sensible pour un cœurgénéreux. Celui de Zeinzemin jouissoit déja des succès rapides dequantité de glorieuses entreprises, lorsqu’un jour s’étant écartédes siens, la nuit le surprit sans qu’il pût les rejoindre :l’obscurité ne l’empêcha pas de trouver bientôt une retraite. Lesdevoirs les plus humains de l’hospitalité étoient chez ces Peuplessouverainement en honneur par une suite nécessaire de leurs usages.Le Prince se retira donc dans la demeure la plus prochaine[43] ; il y fut reçu avec cette joiepure & sincere, qui n’a rien des égards apparens & forcés,sous lesquels un sordide intérêt cache le dépit de n’oser refuserun service.

Jeune Voyageur, lui dit le Chef de famille, letems du repas public est passé [44] ;je n’aurai pas le plaisir de procurer celui de votre compagnie ànos Concitoyens : quoiqu’il en soit, daignez agréer avec lerepos, les mêts que nous pourrons vous offrir. On préparaaussi-tôt, & on servit avec empressement à cet Étranger, ce-quise trouva de meilleur & de plus capable de rétablir sesforces : on l’excite obligeament à en faire usage.

Pendant le repas, Zeinzemin, moins par désirde s’entendre louer, que pour s’informer de ce qui pouvoit manquerau bonheur de ses Peuples, demande à son Hôte ce que l’on pense duPrince en ces Contrées. Ô cher Compatriote ! lui répondit cethomme, heureux ceux qui vivent ou naissent dans ces temsfortunés ! nos descendans loueront à jamais la mémoire dugrand Zeinzemin. Le Ciel toûjours propice n’a point cessé de nousdonner dans nos Chefs des peres tendres & affectionnés :celui-ci réunit aujourd’hui la sagesse de tous ses ancêtres, &rend présente toute la félicité de leurs regnes : ses Peuplesdésireroient que le sien fût immortel. Vous, aimable jeune homme,que le désir de connoître & de devenir sage, fait, sans doûtevoyager, pouvez-vous ignorer aucune des grandes actions de notrePrince, & l’effet qu’elles produisent sur tous lescœurs ?

Je sais, reprit le feint Étranger, ce qu’il afait par amour pour ses Peuples ; mais j’ignore encore s’ilest partout également approuvé. Votre âge & votre expérience,généreux Citoyen, vous rendent capable de juger de ce qui estvéritablement louable, par ce qui est utile : instruisez-moi,je vous prie, de ce qu’il a fait de meilleur.

Le Convive de Zeinzemin commença doncainsi : Il est doublement agréable de raconter desmerveilles : on admire & on jouit d’un plaisir que l’oncommunique à la personne qui nous écoute. Vous avez dû rencontrer àchaque pas des marques récentes de la grandeur & de la sagessede notre Monarque ; elles doivent encore être comme présentesà vos yeux. Je vais, puisque vous le souhaitez, vous en entretenir,& comparer l’état présent de la Patrie à ce qu’elle futautrefois. Le généreux Alsmanzein avoit conçu le dessein del’embellir ; son grand âge en empêcha l’exécution : cettegloire étoit réservée à l’aimable Zeinzemin.

À son avénement le zèle des Concitoyens,réunissant une multitude innombrable de bras, entreprit d’ouvrir delongues routes, dont les unes conduisissent jusqu’aux extrémités duRoyaume, & d’autres vinssent se rendre, comme autant debranches, à ces troncs principaux, pour lier communication entretoutes les parties même les plus écartées de la fréquentation desHabitans. Pour faciliter à leur Prince bienfaisant l’accès detoutes ses Provinces, & marquer l’empressement qu’ils avoientde jouir de sa présence, ils perçoient des rochers, applanissoientdes montagnes, combloient des vallées, ou les couvroient de pontsd’une structure hardie.

Dans les temps que la terre montre aulaboureur oisif, l’espérance d’une abondante recolte, recompense deses travaux, femmes, enfans, vieillards, comme les plus robustes,tous quittoient leurs habitations, & se divisoient par troupesnombreuses, pour construire ces beaux ouvrages ; les unscreusent la terre, la transportent & la répandent ;d’autres détachent & roulent des pierres énormes, les taillent& les posent ; ceux-ci plantent aux bords de ces levées,les arbres qui donnent le plus promptement un ombrage touffu ;cependant le sexe & l’âge le plus foible construisent descabanes de branches entrelassées, les ornent de fleurs & defeuillages, dressent des lits, des tables & des siéges de gazon& de mousse, apprêtent toutes sortes de rafraîchissemens :la campagne est couverte de longues chaînes d’habitans, quis’encouragent & s’entr’aident : il regne dans cettemultitude tant d’ordre, tant d’intelligence ; les occupationsy sont si bien distribues, que des travaux immenses s’exécutentavec une promptitude aussi merveilleuse ; ils paroissent desjeux, & suffisent à peine pour occuper quelques jours cetteNation laborieuse : chacun avec une joie égale à sonadmiration, voit ces ouvrages commencés çà & là, comme auhazard, s’avancer avec un progrès rapide, se réunir &s’entre-couper avec la régularité des fils d’un réseau ; noschemins s’élever en larges terrasses, pavés & revêtus depierres polies, ou de briques solidement cimentées.

On redresse par des digues, le cours tortueuxdes rivières ; on creuse des canaux pour dessécher &fertiliser les endroits marécageux, pour arroser les plainesarides ; on construit des aquéducs, des bassins, desfontaines ; on érige des colonnes, des obélisques pour marquerla distance des lieux, & en mémoire des Citoyens qui ont bienmérité de la Patrie. Toutes ces choses rangées avec tant d’art& de simétrie, font des campagnes autant de jardins agréables,entrecoupés d’allées, divisés en de spacieuses plates-bandes, quiprésentent avec ordre & distinction les nuances de différentesverdures & de différentes fleurs. À côté des moissons quiparoissent, lorsque le vent les agite, les flots d’une mer d’orliquide, se voyent des vergers, des bosquets, des prairies assortiscomme autant de compartimens.

Zeinzemin anime ces merveilleusesentreprises : présent à tout, son génie sublime invente &ordonne, dirige toute cette magnificence, lui suggére milleexpédiens heureux ; la bonté de son cœur lui fait en même-temsmodérer l’ardeur que la douce persuasion qui coule de ses lévres,vient d’inspirer ; mais toutes puissantes, pour exciter autravail, ses exhortations peuvent à peine porter son Peuple àprendre quelque repos.

Il y avoit déja quelque tems que du sein del’abondance étoit né le gout qui cherche à mettre de l’ordre, duchoix & de la variété dans ses plaisirs ; ce goût, qui seplait à embellir les dons de la Nature, avoit déja inspiré à nosCitoyens la pensée de se bâtir des demeures agréables ; illeur avoit appris à polir la pierre, & à donner quelquerégularité à leurs édifices : auparavant ils habitoient desimples cabanes, ou se creusoient des retraites spacieuses &commodes dans des rochers, sans ornement, sans beauté : ilsavoient donc quitté ces logemens rustiques, pour se construire desmaisons, choisissant au hazard une place voisine d’un ruisseau,d’un bois, d’une prairie : ces maisons, d’une architecturegrossière, étoient éparses çà & là. Zeinzemin vient de fairenaître l’amour du bel ordre : il a fait raser ces bâtimens malrangés, peu uniformes, pour leur donner une situation & unefigure qui plaisent également à la vûe ; lui-même a prisplaisir d’en tracer les plans. Ainsi, c’est encore par ses soinsque les routes, qui, comme je viens de dire, divisent cet Empire enune infinité de quarrés spacieux, sont bordées, à distances égales,de quelques habitations champêtres, agréables retraites où leVoyageur, ceux qui cultivent & moissonnent nos campagnes, vont,pendant la chaleur du jour, prendre quelque repos ou un légerrepas.

À chaque division de ces chemins somptueux,une large esplanade, en forme de terrasse, environnée de plusieursrangées d’arbres, est occupée par plusieurs vastes bâtimenssimples, mais propres, uniformes & réguliers : ils serventde demeure commune à certain nombre de familles réunie, sans êtreséparées des autres : au milieu une place couverte de berceauxou de portiques, ornée de fontaines, sert à leurs jeux & àleurs repas.

Il y a toujours un nombre suffisant de ceshabitations distribuées autour d’une plaine, pour que les famillesqui les occupent en puissent entretenir, sans fatigue, lafertilité. Vous avez vû, sans doute, ô jeune voyageur ! ajoutacelui qui venoit de donner retraite au Prince sans le connoître, lepompeux appareil de nos labours & de nos moissons. S’agit-ild’ouvrir le sein fécond de la terre ? le bord alligné d’unecampagne est aussi-tôt couvert d’un grand nombre d’attelages qui,partant tous au même signal, commencent & achévent ensemble larévolution des sillons. Faut-il recueillir ce que la mere communenous rend avec usure ? notre Jeunesse, couronnée de fleurs,rangée dans le même ordre, s’avance vers la plaine en chantant leslouanges du souverain Bienfaiteur des humains. On voit quelquefoiscent mille faux dépouiller les champs d’une forêt d’épis, aussirapidement que la flamme d’un incendie, tandis qu’une foule dejeunes Beautés en rassemble & lie les gerbes [45].

Au centre de chaque territoire est un vasteédifice, réservoir commun des alimens & des délices de lavie ; mais ces partages des terres ne sont point pour nous despossessions absolues ; nous avons horreur de ce que l’on ditavoir été la cause des maux qui désoloient les premiers Habitans dece Pays : ce ne sont donc que des portions d’un travailamusant que chacun de nous se hâte de finir pour aider nos voisins.Nos Provinces se disputent la gloire de voir leurs champs mieuxcultivés, & celle de se prêter des secours : elless’envoyent réciproquement les plus beaux fruits, ou ceux qui necroissent pas également partout. Quelque contrée n’a-t-elle pasrépondu aux espérances du laboureur ? on s’empresse de toutepart à réparer cette disette, & elle se trouve la plusabondamment pourvûe. Tels sont les effets de l’amitié, de l’unioncordiale & sincere qui regne avec harmonie entre toutes lepeuplades de cet Empire ; telle est l’inclinationbienfaisante, qui de proche en proche se répand dans toute sonétendue.

Une parfaite concorde s’est toujours conservéeparmi nous depuis l’origine de la Nation. L’aimable Zeinzemin vientd’en resserrer & d’en raffermir les liens ; il a étendu larégularité & le bel ordre des choses inanimées jusques surtoutes les Professions, soutiens ou agrémens de la vie : sansaltérer la pureté ni la douceur des mœurs, il en a fait disparoîtrela simplicité grossiére ; une unanimité auparavant confuse,est devenue un concert prudent & mesuré, dont la beautéencourage [46]

Mille hommes, ou tel nombre que l’on voudra,de tous Métiers & de toutes Professions, se trouvent habitansd’une Terre suffisante pour les nourrir. Ils conviennent entr’euxque tout sera commun, & pour qu’il n’y ait point de confusiondans cette communauté, & que chacun y puisse contribuer pour sapart au nécessaire, sans dégout, sans ennui, sans fatigue, ilss’arrangent ainsi :

Tous ensemble cultivent les terres, ramassent,serrent les moissons & les fruits dans un même magazin. Dansl’intervalle de ces opérations, chacun travaille de sa Professionparticulière. Il y a un nombre suffisant d’Ouvriers, soit pourfaçonner & préparer les productions de la terre, soit pourfabriquer tous meubles & ustenciles de différente espece. Lescorps d’Ouvriers, pourvûs par le Public, d’outils & de matierecomme de subsistance, ne s’embarrassent que de la quantité de cequ’ils doivent fournir, pour que personne ne manque de rien ;& cette quantité est également distribuée entre les membres dece corps. Les ouvrages de l’art, comme toute autre provision, sontmis en magazin commun, ou bien on prépose des gens pour lesdistribuer à qui en demande.

Passons aux conséquences d’une telle police.1. Il y a une réciprocité de secours qui n’est jamais interrompue.2. Elle peut être observée dans toutes les Provinces d’un Empirecomme dans une seule. 3. Personne n’est surchargé d’ouvrage, &tous les Citoyens sont encouragés. 4. Les Provisions de touteespece s’accumulent ; & il ne faut, par la suite, qu’untravail modéré pour entretenir celles qui ne sont pas d’uncontinuel usage, ou qui sont de durée. 5. Quoique tout soit commun,rien ne se prodigue, parce que personne n’a intérêt de prendre plusque le nécessaire, quand il est assuré de le trouvertoujours ; car que feroit-il du superflu, où rien n’estvénal ? 6. Les Provinces du même État s’entre-communiquent cequ’elles ont de surabondant, non par échange, ni par prêt, ni parvente, mais par des dons simples, ou mutuels. 7. Cette Nation peut,sans difficulté, commercer avec des Étrangers chez qui la policeseroit toute différente, par un certain nombre de ses Citoyens,auxquels elle fournit les fonds de son commerce, & quirapportent les marchandises à la communauté. Ce qui précede prouveque rien ne pourroit exciter de tels Commissionnaires à devenirinfidèles, parce qu’il n’existeroit dans cette République aucun desmotifs qui causent ordinairement l’infidélité ; de plus, cesNégocians publics, secourus de toute la Patrie, animés du désir dete signaler, pourroient faire les entreprises les plus heureuses.Ajoutons à tout ceci, qu’un tel arrangement politique couperoitracine à une infinité de vices.

Voilà, dira-t-on, un fort beau systême bienimaginé pour être placé dans la fable d’un Poëme : nousvoulons même accorder à Pilpai que tout cela est vrai enspéculation, mais impossible en pratique. Cette objection tombe, sil’on prend garde que le but de ce Philosophe n’est que de fairevoir d’ou vient cette contrariété entre la vérité & saspéculation & le faux de la pratique ordinaire, fondée sur lamorale vulgaire.].

Tel fut l’éloquent éloge que Zeinzemin eut lebonheur d’entendre d’une bouche inconnue ; louanges peususpectes, dictées par la dignité & la grandeur de l’objet dontl’ame est vivement frappée. En effet, qui ne seroit épris desvertus d’un Prince qui fait de son Empire une grande Ville plusréguliere que celle dont l’Euphrate arrose les murs ?Qu’êtes-vous, orgueilleuse Babylone [47],comparée à cette immense Cité, où le bel ordre des édifices égalecelui des vases dans lesquels l’industrieuse Abeille dépose sonmiel ? Que sont vos murs, vos terrasses, vos jardins suspendusprès des ornemens d’une Ville, dont chaque quartier est uneProvince abondante, & chaque Province un jardin délicieux,environné d’agréables demeures ? Ne vantez point vos Temples,vos Palais ; vous avez aussi d’affreuses prisons : à quoiserviroient ces édifices, où la superstition, la tirannie & lecrime sont inconnus ? Votre commerce vous rend les Nationstributaires ; & cette Ville, sans Professions mercenaires,posséde toutes les richesses ; chacun de ses Citoyens jouit decelles de toute la société.

Furieux Conquérans, vous couvrez la Terred’armées nombreuses : quel ordre, quelle simétrie entre lesparties de ces grands corps ! Leurs mouvemens réglés frappentagréablement la vûe ; une ravissante simphonie les accompagne.Est-ce l’ouverture d’une fête ? tant d’hommes rassemblésvont-ils célébrer les louanges de l’Auteur de la vie ? Non,c’est le triste appareil des sanglantes funérailles d’une Nationentiere.

Zeinzemin, vraiment Héros, fait servir lapompe & la magnificence de ce bel ordre aux travaux quiprocurent le soutien de notre Etre, & vous l’employez sadestruction ; vous montrez à vos victimes un agréablespectacle qui va les priver pour toujours de celui del’Univers.

Vous, Monarques, paisiblement indolens, quesont vos Empires ? Un amas de masures & de chétivescabanes entre lesquelles s’élevent confusément quelques grandesVilles percées d’un labyrinte de rues tortueuses, bordées demaisons aussi inégales, aussi peu uniformes que les conditions deleurs Habitans ; ouvrages bizarres de l’orgueil du riche àcôté des foibles efforts du pauvre ; lieux où au mouvementtumultueux du faste & du luxe, se mêlent les empressemensinquiets d’une avarice insatiable, les travaux perpétuels de lamisère ; lieux funestes où se font entendre, avec les ris& les réjouissances de l’oppresseur injuste, les plaintes &les gémissemens de l’opprimé.

Au récit agréable qui répandoit la joie sur levisage du jeune Prince, en succéda un autre, qui, touchant auxplaies encore récentes de son cœur, lui firent pousser de tristessoupirs, dont l’Hôte ne comprenoit pas la véritable cause. Jeviens, continua-t-il, de vous montrer le Héros, je vais vousmontrer le Citoyen généreux.

Zeinzemin, le magnanime Zeinzemin parcourantses États pour hâter l’exécution de ses projets, voit ses Peuplesen rendre les succès plus prompts que ses désirs. S’arrête-t-ilquelque temps dans un endroit ? il est surpris en arrivantdans une autre Province, de voir que ses ordres ont étéprévenus : des admirateurs attentifs aux actions de ce grandPrince, le devancent, en portent au loin la renommée ; ellessont aussi-tôt imitées : on accourt en foule sur sonpassage ; on s’empresse de voir un Héros, le plus bel ornementde la Patrie, qu’il prend soin de décorer de tant de chefs-d’œuvresimmortels : partout il est reçu au milieu des acclamations quela joie éleve jusqu’au Ciel : une brillante jeunesse des deuxsexes, chantant ses louanges, vient, ornée de fleurs, en joncher laterre sous ses pas : il n’est point de belle qui ne cherchedans ses yeux la route de son cœur : tous ses Sujets marquentavec quelle ardeur ils souhaitent de le voir devenir sensible,& que son choix les assure d’un digne Successeur ; sesamis les plus familiers l’en pressent : il céde enfin à tantd’instances, ou plutôt il y est tout-à-coup entraîné par lescharmes vainqueurs d’une beauté, qui, à la tête d’une troupe dejeunes filles, vient lui offrir des présens de fleurs & defruits. Frappé des graces naïves qui brillent sur toute sapersonne, & de la douceur des accens de sa voix, son cœur éprisdicta à sa bouche cet obligeant discours :

Ô aimable Fille ! Astre de ces heureusesContrées, que les dons que mes Peuples m’offrent par vos bellesmains, me sont agréables ! Ces yeux divins ont fait sur moname la même impression que les premiers rayons du soleil sur larose prête à s’épanouir. Oui, ces traits occupent toutes lespuissances de mon amie ; ils s’y sont peints pour ne s’eneffacer jamais. Que ces fleurs que vous me présentez, ont une odeurdélicieuse ! l’Amour lui-même en a composé les parfums.Souffrez que je leur fasse l’honneur de couronner vos appas. Ilm’est bien doux de me voir si favorablement accueilli ; maisque je serois heureux si quelque inclination plus forte qu’uneestime générale, m’attiroit vos bonnes graces !

Tout le Peuple applaudit par de grands cris dejoie. Notre Prince, disoit-il, ce généreux Bienfaiteur, jusqu’àprésent uniquement occupé de notre bonheur, veut donc éprouverlui-même ce que c’est qu’être véritablement heureux ! celuidont le doux Empire subjugue tous les cœurs, céde enfin la victoireà de beaux yeux ! Ô fille d’une heureuse mere ! vousallez devenir celle de tout la Nation ; votre tendresse vafaire la félicité de notre Prince ! Quittez, quittez ces dons,trop foibles marques de notre reconnoissance ; vous seulepouvez nous acquitter envers lui : chargez-vous du soin de luifaire connoître combien il est aimé. Qu’il éprouve par vos tendrescaresses les passions réunies de tous ceux qui le chérissent.

Cependant la rougeur qui s’étoit répandue surles joues de la jeune beauté à laquelle s’adressoient tous cesvœux, relevoit infiniment l’éclat de ses attraits : cettealtération n’étoit point l’effet de cette fausse pudeur qui a hontede paroître sensible : elle partoit d’une cause bien pluslégitime, qui fit bientôt succéder une triste pâleur à ce vifcoloris. Elle accepte, en tremblant, la main du Prince, qui laconduit vers le lieu des assemblées publiques : seule, aumilieu d’une allégresse générale, elle est plongée dans uneprofonde mélancolie ; ses beaux yeux obscurcis ne jettent quedes regards languissans. Le Monarque la presse tendrement deconsentir à partager avec lui les honneurs du Diadême ; ellene répond que par de profonds soupirs. Arrivés au lieu où se doitcélébrer cette auguste cérémonie, son nouvel Amant la laissequelque tems aux caresses de ses Compagnes : ellesl’environnent, la félicitent & s’empressent à relever sescharmes par mille ornemens : sa mere la tient entre ses bras,la couvre de baisers ; elle ne l’entretient que de sonprochain bonheur ; mais surprise de son silence :pourquoi, lui dit-elle, ma chere file, parois-tu si peu sensible àma joie & à celle de tous nos Concitoyens ? Helas !répondit-elle, que ne puis-je aimer l’Illustre Zeinzemin autantqu’il est aimable & qu’il m’aime ! Pourqoi mon cœur nepeut-il être également occupé de deux objets ! Vous savezqu’élevée avec le fils d’un ami de mon pere, dès nos plus jeunesans, nous étions inséparables ; nous nous aimions, sansdémêler encore, ni la cause, ni les effets de la tendresse ;elle s’est accrue avec nous ; nos cœurs ont commencé d’engouter avec discernement les délices : si le sien éprouve lesmêmes sentimens que le mien, je sens qu’il n’est pas possible derompre des liens si doux ; la mort même ne pourroit lesdissoudre. Pourrois-je oublier mes promesses ! Pourrois-jeoublier les tendres adieux que nous nous fimes pour une absence dequelques jours, lorsqu’à la nouvelle de l’arrivée du Prince, ilvola à sa rencontre avec une troupe de jeunes gens empressés devoir ce Héros ! Que cette absence a été cruelle pour moi,quelque courte qu’en ait été la durée ! Je ne pouvois ensupporter les instans. Que seroit-ce si nous étions séparés pourtoujours ! J’en mourrois de douleur, & il me suivroitbientôt au tombeau. Quoi ! Je serois cause de la mort d’unepersonne si chere ! Cette pensée me fait frémir. Vous avez vuavec quelle joie j’allois moi-même au-devant du Pere de la Patrie,parce qu’il me ramenoit cet Amant chéri. Je ne savois commentreconnoître ce bienfait : chargée de lui offrir les hommagesde tous, je croyois lui payer le seul tribut de ma reconnoissance.Pourquoi ce peu d’attraits m’a-t’il attiré son attention !Pourquoi à ce moment fatal a-t’il conçu un amour dont je ne suispas digne, & auquel je ne saurois répondre ! Pourquoia-t’il choisi la moindre de mes Compagnes ! J’ai vu, j’ai vu,lorsqu’il m’a fait l’aveu de sa flamme, mon triste Amant la douleurpeinte sur le visage : bien-tôt mes yeux le cherchoientvainement pour l’assurer de ma confiance ; il étoitdisparu ; hélas ! il est allé mourir, & il me croitcoupable.

Elle n’en put dire davantage ; lessanglots lui coupent la voix. Sa mere mêle ses larmes auxsiennes ; & après avoir laissé quelque tems un libre coursà ses plaintes : Ma fille, lui dit-elle, imitez votreAmant ; sans doute que par un effort généreux, l’amour duPrince & de la Patrie l’emporte dans son cœur sur son proprepenchant : plus ce qu’il céde lui est cher, & plus leprésent lui paroît digne de son Roi. Il en coute, sans doute,infiniment à sa tendresse ; mais quelqu’autre Belle ledédommagera de la perte de son Amante. Pour vous, ma fille, aprèsquelques regrets vous l’oublierez dans les bras d’un Prince aimable[48]. Que dites vous, il pourroitm’oublier ? Je pourrois cesser de l’aimer ! Je cesseroisaussi-tôt de vivre. Cessates-vous jamais d’aimer mon pere ?Non, non, la Patrie, le centre de notre bonheur, elle qui nousinspire de tendres sentimens, parce qu’elle associe tous ceuxqu’elle nourrit dans son sein, n’exige point de tels sacrifices,& notre Prince a l’ame trop grande, pour n’être pas touché demes peines ; il ne me refusera pas…

Elle alloit poursuivre, lorsque Zeinzeminparut : elle vole embrasser ses genoux. Ô Image de laDivinité ! lui dit-elle, serois-je la seule qui seroitmalheureuse sous votre regne ! Vous, les délices de tous lescœurs, voudriez-vous attacher votre félicité à en posséder un quine peut se donner qu’au respect, à l’admiration & à l’amitié laplus zélée pour votre auguste Personne, mais qui ne peut répondre àvotre amour ? Oui, ajouta-t’elle, un de vos Sujets s’estemparé d’une ame qui ne devroit respirer que pour vous, ou plutôtson infortune l’a rendu votre Rival : nous nous aimons dès nostendres années. Ah ! s’il eût pu prévoir que vous daigneriezm’honorer d’un regard, son respect l’auroit fait dès long-temsrenoncer à me rendre sensible, & je pourrois gouter sanstrouble le plaisir de ne l’être que pour vous. C’est, sans doute,ce respect, grand Prince, qui éloigne de vous un de vos fils, quicraint que sa présence ne vous soit plus agréable ; daignezlui pardonner une offense involontaire ; il s’en punit sansdoute, mais il est le moins coupable : c’est moi que vousdevez punir ; cependant j’implore vos bontés ; unissezdeux Amans qui ne peuvent vivre séparés.

Qu’entens-je, reprit vivement Zeinzemin ?Quoi ! la Beauté même suppliante devant moi ! Quoi !celle de qui je voudrois recevoir des graces m’en demande !Ah ! c’en est trop, divine Mortelle ; c’est un crime pourmoi d’avoir osé troubler le bonheur de deux si parfaitsAmans ; mais quoiqu’il en dût couter à mon cœur, je vaisréparer cette faute. Où est-il ce fortuné Rival ? Qu’ilparoisse : puisqu’il a le bonheur de vous plaire, quel qu’ilsoit, il est digne de toute ma tendresse. À ces mots, le Princeregarde autour de lui ; il s’informe où est cet Amant ;& comme on lui apprit qu’il s’étoit retiré dans un bosquetvoisin : Allons, chers Compagnons, dit-il, allons porter lajoie dans un lieu où un de nos Amis a porté la tristesse ;allons-y célébrer l’union de cet heureux couple.

Il prend, en soupirant, la main de cetteAmante pour la conduire à celui qu’elle aime. Il le trouve couchéau pied d’un arbre, plongé dans une si profonde tristesse, qu’ilest déja près de celui qu’il va consoler, sans en être apperçu.Quoi ! lui dit-il, cher Ami, as-tu pu soupçonner un instantque je voulusse te priver d’un bien plus précieux que la vie ?Non, non, je serois indigne de posséder un cœur sur lequel tu as desi justes prétentions. Je te le restitue donc ce bien inestimable,sois heureux, promets à ta fidéle Amante une tendresse égale à lasienne. Le jeune homme admirant tant de générosité, s’éveille commed’un profond sommeil ; l’excès de douleur & de joie sontdeux extrémités entre lesquelles son ame demeure suspendue,immobile. Il veut ouvrir la bouche pour exprimer sareconnoissance ; mais les sentimens en sont si vif, qu’ilsfont expirer les paroles sur ses lévres : il s’efforce en vainde parler, ses accens entrecoupés ne sont que des exclamations, dessoupirs. Tous deux saisissent les mains bienfaisantes de leurPrince, & les baisent avec transport, tandis que le Peuple faitretentir de toutes parts les louanges du généreux Zeinzemin.Pourquoi, leur dit-il, célébrez-vous une action qui n’a rien qued’humain ? J’ai fait pour cet Ami ce que je voudrois que fîtpour moi un Rival à qui je serois préféré : louez plutôtl’action de ce Concitoyen qui me sacrifioit, sans se plaindre, cequ’il a de plus cher. Que ce bel exemple serve à jamais, réponditL’Assemblée, de loi qui assure parmi nous le bonheur des Amans,& que jamais l’Himen n’unisse que des cœurs assortis parl’Amour. C’est depuis ce tems, mon cher Convive, qu’il est établique toutes les fois que notre Monarque paroîtra dans une Province,alors tous les Amans s’assembleront & viendront sous lesheureux auspices de sa présence, se promettre d’être Époux[49]. Après cette action héroîque, le jeunePrince quitte ces Contrées pour aller répandre sur d’autres denouveaux bienfaits ; mais il emporte le trait qui l’ablessé.

Je vois, ô cher Compatriote ! que cettehistoire vous touche, ajoute celui qui vient de la raconter ;elle fait en vous l’impression qu’elle doit naturellement produiresur une ame bien née ; je loue votre sensibilité ; maisil est tems que vous preniez quelque repos.

Des témoignages si sincéres d’estime &d’admiration pour son Prince dans un sujet, étoient, sans doute,dignes d’une illustre récompense ; mais ces appas del’intérêt, inventés pour exciter des malheureux à en servird’autres ; ces funestes appas, qui, selon la force del’attrait, font pancher les Mortels en faveur de l’innocence ou ducrime ; ce mobile d’une volonté languissante, que la propriétéa rendu nécessaire, étoit inutile où regnoit Zeinzemin. À quoiserviroient de vains dons où personne ne manque de rien, oùl’humanité trouve dans ses propres sentimens, ses motifs & sesrécompenses, & où la reconnoissance n’a pas besoin des secoursd’une inutile libéralité, qui par-tout ailleurs répand sur quelquestêtes coupables, & souvent ingrattes, & le sang, & lasueur des Peuples ?

Sitôt que le chant des oiseaux eut annoncé leretour de la lumiére, Zeinzemin, empressé de rejoindre ceux que sonabsence allarmoit, se léve ; & prenant congé de son Hôteofficieux, il lui adresse ces paroles en présence de plusieursHabitans de ces lieux : Fils de la Patrie, reconnoissez celuidont vous venez de louer les actions : pour vous marquer mareconnoissance, je confie à votre sagesse le soin d’encourager icivos Concitoyens seconder mon zéle pour le bien public. Ce soinm’appelle à présent ailleurs. Adieu. Que votre affection nes’efforce point de me retenir. Zeinzemin part aussi-tôt ;& sans donner le tems aux Spectateurs de revenir de leursurprise, la vitesse de son coursier le dérobe à leur vue.

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