Naufrage des isles flottantes – Basiliade du célèbre Pilpai

CHANT II.

 

Quoique chez ces Peuples regnât l’équilibred’une parfaite égalité [30],cependant le Fils reconnoissant dans son Pere l’auteur de sanaissance & le conservateur de ses tendres années, se sentantredevable du développement de sa raison, aux sages préceptes de cebienfaiteur, payoit ces tendres soins d’un amour respectueux.L’Épouse, soumise à l’adorateur de ses charmes, ne croyoit points’aquiter, même par les caresses les plus vives, par des égardsempressés envers l’artisan de son bonheur. Celui-là, entre lesConcitoyens, étoit le plus considéré qui ouvroit un meilleur avissur les moyens de procurer à la Nation les commodités de la vie,& dont le génie fertile en inventoit les expédiens les plusprompts. Bref, les bienfaits étoient les seuls titres denoblesse ; la reconnoissance, l’amitié, l’admiration, lerespect & l’estime, étoient les dégrés d’hommage que l’onrendoit à cette véritable grandeur.

Néanmoins le premier rang étoit déféré dansces Contrées, à une ancienne famille qui avoit conservé sur toutesles autres une autorité paternelle : c’étoit d’elle qu’étoitsorti ce Peuple nombreux : les branches de cette tige féconderespectoient l’antiquité de leur tronc, non par le ridicule préjugéqui fait respecter aux autres Peuples l’obscurité fabuleuse d’unelongue suite de siécles, mais parce que toute la Nation étoit aussiredevable à cette famille de quantité de génies industrieux,inventeurs des usages les plus utiles à la Société.

Ce n’étoit donc, ni par les droits chimériquesde la naissance, ni par une prétendue possession non interrompue,que cette Race autorisoit sa prééminence ; la qualité seule debienfaitrice, sa sagesse, sa prudence, l’amour des peuples, étoientles fondemens inébranlables de son pouvoir suprême ; c’étoientces aimables qualités, dont elle s’étoit toujours montrée jalouse,qui faisoient tout son lustre ; & l’art de captiver lescœurs faisoit toute sa politique.

Les Héros de ce sang se transmettoient de pereen fils, les secrets séduisans de cet art enchanteur, &ajoutoient aux découvertes de leurs ancêtres, celles de leur propreexpérience : ils ne regardoient point leurs Peuples commel’héritage d’une multitude d’Esclaves, échus un seul maître, pourservir humblement ses orgueilleux caprices ; ils se croyoient,au contraire, l’héritage de leurs Peuples. Le Prince se nommoit lepere immortel de la Patrie : en effet, les liens du sang n’ontrien de plus fort que l’affection qui lioit les Sujets & leMonarque. Cet heureux préjugé avoit dans leurs cœurs des racinesaussi profondes que l’amour paternel & filial. Le Prince étoitdonc, non par une vaine ostentation, ni par le mouvement machinald’une bienveillance passagére, mais par principe & par habitudepresque innée, le plus accessible & le plus humain de tous lesmortels. Ses soins, ses attentions, ses faveurs, ne se bornoientpas à quelques centaines de vils adulateurs : il auroit cru neregner qu’à demi, si un seul membre de la famille dont il étoitChef, n’eût pas ressenti des effets de ses bontés. Il n’avoit pasbesoin, pour se faire respecter, de faire marcher devant soi lapompe éblouissante & tumultueuse des autres Rois de la terre,ni de cacher des foiblesses ou des vices dans la solitude de cesspacieux tombeaux qu’on nomme Palais : Il n’étoit pointnécessaire qu’il fît inculquer, ou par crainte, ou par lessophistiques maximes d’une morale tirannique, que les Princes sontles images d’une Divinité terrible & redoutable, plutôt quebienfaisante. Ses ordres, pour être exécutés avec empressement,n’étoient conçus qu’en ces termes : Il vous est utile, chersenfans de mes Ancêtres & les miens. Il n’étoit pas nécessaired’employer la violence, où le crime étoit inconnu, & oùl’obéissance étoit l’accomplissement d’un désir excité par lezéle.

Les fonctions de la Monarchie étoientd’indiquer, & les tems, & ce qu’il étoit à propos de fairepour le bien commun ; il ne s’agissoit que de régler lesmouvemens d’une unanimité toujours constante. Ces Peuplesconnoissoient l’importance de cette vérité : tous les membresd’un même corps s’entre-aiment ; mais lorsqu’il est questionde s’entre-secourir, quand ils pourroient agir sans les directionsdu Chef, ils ne pourroient le faire, ni utilement, ni àpropos : la main se remueroit, lorsque ce seroit au pied àfaire cette fonction ; & l’œil se fermeroit, lorsqu’ilfaudroit éclairer la main. Nul équilibre, nul accord, nul ordredans les fonctions animales. Il en seroit ainsi, disoient-ils, d’unPeuple sans Chef.

De même donc qu’à la voix d’un sage Pilote, onvoit, comme par enchantement, mouvoir les manœuvres d’unVaisseau ; de même à la voix du Prince, ce corps si sagementorganisé, animé du même esprit, travailloit avec un concertadmirable au bien commun. Falloit-il recueillir une abondantemoisson, cultiver, ou ensemencer telle campagne ? Étoit-ilsaison d’amasser certains fruits ; de mettre en usage quelquenouveau moyen d’adoucir & de faciliter ce que ces opérationsont de pénible, de régler le nombre de ceux qui devoient êtredestinés à chaque occupation ? Les décisions du Prince étoientreligieusement observées ; & ses ordres respectés étoientportés de bouches en bouches jusqu’aux extrémités de son Empire.Comme il étoit l’ame de tout économie, de tout ordre, de toutembellissement, il étoit aussi de tous jeux, de toutesréjouissances, de tous plaisirs : il marquoit les tems de leurcélébrité, de leur durée ; il prescrivoit ce que leurordonnance devoit avoir d’agréable, d’ingénieux & dedivertissant par la variété & la pompe du spectacle.

Quelqu’un avoit-il un avis utile àproposer ? Il étoit écouté avec bonté : les louanges& l’approbation du Prince, en présence de la Nation, étoientd’un prix inestimable pour celui qui en étoit honoré ; cettefaveur étoit d’autant plus singuliére, qu’elle n’étoit jamaisaccordée qu’à juste titre ; & elle animoit les spectateursà s’en rendre dignes pax leur zéle pour le bien public.

Ces Rois heureux n’étoient point environnésd’une foule d’esclaves, ni de flatteurs importuns : lessoucis, les noirs chagrins, causés par les continuels efforts d’unepuissance qui ne se fait obéir & respecter que parcontrainte ; la gêne d’une grandeur qui semble vouloir toutôter aux penchans naturels de l’humanité ; la crainte d’un ferconduit, ou d’un poison versé par une main scélérate, ne troublajamais la sérénité de leur front ; leur personne chérien’étoit point escortée d’une garde nombreuse, qui n’empêche pointla mort de renverser les trônes.

Celui qui regnoit alors, faisoit les délicesde son Peuple. À la majesté de sa personne se joignoient les pluséminentes & les plus aimables qualités d’un Prince né pour lebonheur de sa Nation. Ses occupations les plus douces, étoient deperfectionner tout ce qui pouvoit rendre la vie heureuse. Sessujets étoient redevables à son industrie, à se recherches, auxsoins qu’il prenoit de faire exécuter de bons conseils, de quantitéd’usages très-commodes : il leur avoit appris à apprivoisercertains animaux pour en tirer des secours ; il leur avoitmontré l’utilité de quantité de plantes, auparavant négligées ouinconnues ; il leur avoit enseigné à les cultiver, à lesembellir, à les multiplier, aussi-bien que l’art d’en préparer, oules fruits, ou les sucs. Exact observateur des saisons, il leurmarquoit les instans propres à procurer l’abondance, & àrecueillir ses libéralités, pour en conserver les provisions. Saprofonde connoissance de mille secrets de la Nature, le faisoitadmirer. Cette aimable mere de l’Univers sembloit avoir épuisé surla personne de ce Prince, ses dons les plus rares, & luidévoiler ses mistéres, pour le rendre digne de regner sur un Peuplequ’elle préféroit à toutes les Nations, & sur lequel elle avoitpour toujours établi son empire : c’étoit elle qui lui avoitfait concevoir de la Divinité, une idée telle que la capacité del’esprit humain peut la comprendre.

Ces Peuples, auparavant grossiers, sefiguroient souvent quelque chose de Divin, dans les objetssensibles de leurs plaisirs, de leurs inclinations, de leursgoûts ; & ne suivant que les premieres impressions, ilsprenoient un effet agréable pour la cause bienfaisante. Ce sagePrince par des maximes, par des raisonnemens proportionnés à laportée des génies les plus pénétrans, comme des plus foibles,avoit, par des discours pleins de dignité & de sens, réuni lesesprits ; il leur avoit appris à reconnoître, non la Divinitédans ses dons, mais les effets d’une cause infiniment bonne, qui neveut être connue de ses créatures, au moins en cette vie, que parl’évidence pénétrante des plus douces impressions.

[31]Princes& Législateurs, vous vous dites les Juges & lesPacificateurs de vos Peuples ; dites plutôt que vos Loix malconçues, mal digérées, productions sistématiques de vos propresrêveries, font naître une multitude prodigieuse d’intérêts, depréjugés divers, éternels sujets de discorde & de crimesauparavant inouis. Vous êtes obligés de calmer des disputes, desquerelles, des plaintes, & de réprimer mille injusticesexcitées par les leçons qu’en donnent vos propres réglemens ;vous êtes, à chaque instant, contraints d’abroger ceux-ci pard’autres contradictoires. Mauvais Architectes, vous replâtrez unbâtiment qui croule. Les mœurs de vos Sujets, semblables à cesliqueurs que trop de ferment agite, se débordent de tems entems ; vous ne pouvez les contenir qu’en opposant de foiblesdigues : cet échafaudage mal construit, loin de produirel’effet que vous en espériez, sert de retraite à quelque monstrenouveau qui le mine, le renverse, & ouvre le passage à unefoule de désordres : vous ne pouvez plus suffire pour lesarrêter. Vous êtes accablés du poids de vos emplois, dont vous avezvous-mêmes appesanti le fardeau ; il faut que vous vous endéchargiez sur de vils esclaves. Vous livrez vos Sujets auxcaprices tiranniques de ces insensés ; c’est avec justicealors qu’on vous accuse des maux qu’ils leur font. Votre excuse,que les détails immenses du gouvernement d’un État sont au-dessousde la dignité du Monarque, est frivole ; votre mauvaiseéconomie, votre fausse politique, les ont multipliés ; cesdétails minucieux & embarrassans, & les opinions bizarresde vos Ministres, de ceux dont vous prenez conseil, les multiplientencore : quand leur probité seroit intégre & reconnue,opiniâtrement attachés à des préjugés qui leur sont communs avecvous, peuvent-ils éviter de tomber dans l’erreur ? Vousprétendez réformer la Nature, lui prescrire des régles ; vousla rendez furieuse en l’assujettissant à d’inutiles devoirs. Sesloix sont courtes, précises, énergiques, uniformes &constantes ; le cœur humain en suivra toujours avec plaisirles sages directions, si rien d’étranger ne vient ternir la beautéde ces tables divines. L’évidence de leurs décisions n’a pas besoinde nouvelles lumiéres : ô Monarques ! n’en soyez pointles interprétes, mais les conservateurs.

Tels étoient les Princes de ces heureusesContrées ; tel étoit celui qui regnoit pour lors, vraiementl’ornement de ces tems fortunés : ses Peuples, suivant leurcoutume de désigner les personnes par leurs qualités les plusaimables, le nommoient Alsmanzein [32]. Commejamais cette furie, qui sous le nom d’Équité, dépéce par lambeauxles élémens mêmes pour donner à chacun le sien, n’excitad’inimitiés, de jalousies, ni de querelles chez ces Peuples :leurs Princes n’étoient point leurs Juges, mais les Présidens deleurs plaisirs, & des occupations qui en faisoientcontinuellement les préparatifs. Le méchanisme de cette admirablesociété se regloit sans efforts, sans peine, & presqu’aupremier signal, tant étoit parfait l’arrangement de tous sesressorts.

Le Ciel, pour récompenser la sagesse desSujets & de leur Chef, avoit donné à celui-ci, avec un longregne, ce qu’il accorde de plus précieux aux Rois qu’il favorise,un ami, nommé Adel [33] pour ladroiture de son cœur, & un successeur digne de lui. Son fils,au sortir de l’enfance, sembloit être formé par les mains del’Amour même ; mais son extrême beauté n’étoit qu’un légerextérieur d’une ame, dont les charmes naissans faisoient concevoirde ce jeune Prince les plus hautes espérances ; elles lerendoient digne du nom de Zeinzemin [34], qu’ilportoit, & qu’il mérita.

L’affection tendre & respectueuse despeuples pour le Pere, alloit jusqu’à la passion pour cet aimableFils. Paroissoit-il en Public ? Les transports de leur joie& de leur admiration étoient excessifs : femmes, enfans,vieillards, faisoient retentir l’air de leurs acclamations :par-tout où il portoit ses pas, ils couroient rassasier leursavides regards ; ils jonchoient la terre de fleurs ; ilslui présentoient leurs plus beaux fruits ; ils le nommoientleurs délices, l’aurore d’un beau jour, l’astre levant de leurfélicité. De si doux épanchemens de cœur faisoient verser de larmesde joie à ce Pere fortuné ; & prenant quelquefois son Filsentre ses bras : Que tu es heureux, lui disoit-il, d’exciter,par ta présence, de si agréables délires ! Puisses-tu mériterd’en voir croître les transports ! Et vous, Peuple chéri,puissiez-vous le compter pour le meilleur de vos Peres !

L’éducation de ce jeune Prince étoit confiéeaux soins de cet Ami, sans les conseils duquel le Monarquen’entreprenoit rien ; son grand âge même ne lui permettoitplus d’agir que par ce fidéle second : enfin, se sentant prêtà payer tribut à la Nature, il appelle Adel : Je sens, luidit-il, cher compagnon de tout ce que j’ai fait de bien en cettevie, que je vais te quitter ; le sommeil appesantit mesyeux : j’ai long-tems joui de tout ce qui peut abreuver lecœur humain de délices ; le mien, comme rassasié des faveursdu Ciel, n’en peut plus gouter ici-bas ; il est comblé ;il faut que le repos vienne élargir ses bornes, étendre sa capacitépour lui faire éprouver d’autres biens ; je sors du festin,prens soin de celui qui va tenir ma place ; continue-lui latendre amitié qui nous a toujours si intimement unis. Toi, monfils, ajouta-t’il en l’embrassant, c’est par les soins officieux decet autre Pere que ton ame a reçu les premiéres impressions de lasagesse ; c’est par ses prudens avis que ta raison développéeva jouir de toutes ses prérogatives : apprens de lui l’art deregner sur les cœurs par des moyens plus efficaces que lesimpressions d’un extérieur aimable. C’est peu de chose que lapénétration & la vivacité d’esprit sans expérience :celle-ci ne s’acquiert souvent que par bien des erreurs, le tems nel’améne qu’à pas lents & tardifs, quand on la cherche sansguide ; celle de mon Ami vient au-devant de toi ; suis-enles directions : sa tendresse t’est assurée comme lamienne ; mérite-la ; perpétue envers lui celle que tu meportes ; consulte-le comme moi-même. Adieu. Un doux soupirsembable à ceux de la joie, enleva ces derniéres paroles.

Après que l’amitié sincére & la tendressefiliale eurent honoré quelque tems cet éternel adieu de leurslarmes & de leurs regrets, l’Ami généreux prenant la parole,consola en ces termes le jeune Prince : Cessez de vousattrister sur un sort qui n’a rien de fâcheux pour la personne quile subit ; ou c’est un néant insensible à la joie comme à latristesse, ou c’est un passage à un état meilleur que celui quenous quittons : dans cette supposition qui est la plusvraisemblable & la plus conforme aux idées que nous avons desbontés infinies de l’Etre suprême, après avoir satisfait auxmouvemens de notre cœur, qui gémit de l’absence de ce qui lui estcher, il faut que la raison le délivre d’une douleur dont la duréedeviendroit importune sans réparer notre perte, & paroîtroitfaire injure à la personne que nous croyons dans un état heureux.Céder aux premiéres impressions de la nature qui se sent affligée,est un bien, c’est faire effort pour sortir d’une situationviolente ; s’obstiner dans l’affliction, ce n’est plus vouloirse délivrer d’un mal, c’est en accumuler les tourmens. Pourdistraire & calmer votre douleur, tournez-vous vers des objetsqui vont toucher bien agréablement un cœur comme le vôtre ;vos Peuples vont s’empresser de transmettre au Fils un amour,éternel monument de la gloire du Pere & des Ayeux.

Tandis que ce discours, dicté par la plusdouce persuasion, sembable aux rayons du soleil qui dissipent lesnuages, raméne le calme & la sérénité dans le cœur du jeunePrince, les Sujets rendent les derniers devoirs à leur Monarque. Sapompe funébre n’est point accompagnée de lugubresgémissemens : porté sur les épaules des plus respectablesd’entre le Peuple ; étendu sur un lit de fleurs, il étoitsuivi d’une foule qui chantoit des himnes en son honneur. Nous teregretterions, disoient les uns, Prince aimable, s’il n’y avoit pasde l’ingratitude de n’aimer nos bienfaiteurs que pour nous-mêmes,& d’être fâché qu’après avoir travaillé à nous rendre heureux,ils nous quittassent pour l’être eux-mêmes : Non, tu ne nousquittes pas ; ton ame généreuse n’est, sans doute, sortie dece corps que pour s’unir plus intimement à ce qui lui estcher ; elle respire dans ton heureux Fils. Voyez, disoientd’autres, la même sérénité brille encore sur son front sacré ;pendant le sommeil il conserve toujours cet air qui répandoitl’allégresse dans nos cœurs, cet air qui nous encourageoit dans nostravaux, qui animoit & soutenoit notre espérance : Oui, ilvit encore ; les bons Princes ne meurent jamais.

Après que le Pere eut, par ce triomphe, étéconduit au tombeau de ses Ancêtres, le Peuple courut en foulebaiser la main du Successeur. Chacun, non par superstition, maispar amour, regarde cet honneur comme un des plus heureuxprésages : enfin, ils le proclament Pere de la Patrie, &célébrent son avénement par tout ce que la joie a de plusexpressif ; ici par des repas abondans & délicats,simboles de la prospérité du nouveau regne ; là de tendresAmans entre les bras de la volupté, semblent inviter de nouvellescréatures à naître dans ce siécle heureux ; dans un autreendroit ce ne sont que danses, que ris, que jeux folâtres,qu’agréables railleries : ceux qui aiment les délices de labonne chére, badinent ceux qui se livrent aux douces langueurs del’Amour ; ceux-ci reprochent aux autres qu’ils ne sont heureuxqu’à demi.

C’est sous ces heureux auspices que le jeuneMonarque commence son regne. Plein du désir de soutenir la hauteopinion que ses Peuples avoient conçue de lui, il s’attacha àsuivre en tout les sages conseils du respectable Vieillard, que sonPere lui avoit recommandé de prendre pour guide.

Cet héroïque Personnage ne portoit d’autresmarques de son grand âge, que des cheveux blancs : sa gravitédouce & affable, la majesté de son port, la vivacité de sesyeux annonçoient quelque chose de divin, ainsi que la douceur deses discours, qui portoit dans les esprits une persuasion toujoursvictorieuse. Son illustre Éléve ne se lassoit point de l’entendre.Un jour qu’il le pressoit obligeamment de l’instruire des devoirsd’un Roi : J’ai toujours cru, grand Prince, lui répondit-il,que le Ciel favorable aux humains, ne leur donnoit pour chef quedes ames sublimes, que la Divinité forme avec complaisance ;elles naissent ce que les autres hommes deviennent par beaucoup detravail. Les rares qualités dont je vous vois orné, sont unbrillant exemple de cette vérité. Je ne vous tiendrois point cediscours flatteur, s’il n’étoit dicté par la réalité de votremérite, & si je ne connoissois qu’il allume dans votre cœur unenouvelle ardeur de vous signaler. Mais puisque votre amitié exigede mon zéle des avis que vous pouvez prendre de vous-même,l’Histoire de la Nation que vous gouvernez, vous apprendra mieuxque moi la façon de la régir : daignez, Prince, en écouter lerécit.

On dit qu’autrefois cette Terre fut infestéed’une multitude de Monstres, qui après en avoir séduit lesmalheureux Habitans, les retenoient opprimés sous le poids deschaînes dont il s’étoient chargés eux-mêmes, ou qu’ils s’étoientlaissé imposer. Un déluge de maux & de crimes, dont, graces auCiel, vous ignorez le nom même, & dont il ne s’est conservéparmi nous qu’un souvenir confus ; ces maux, dis-je,ravageoient ces tristes climats. La Vérité & la Nature firentde vains efforts pour engager ces Peuples à s’affranchir de ladomination de ces maîtres furieux : ils furent sourds à lavoix salutaire de leurs libératrices. Nulle liaison entre lesmembres de cette Société confuse, prête à se dissoudre ;chaque particulier n’est plus retenu dans les devoirs del’humanité, que parce qu’il ne se sent pas assez fort pour pouvoirseul écraser le reste des hommes ; son cœur cruel verroit avecjoie périr le monde entier, s’il en pouvoit seul recueillir lesdépouilles. Le désir d’obtenir des autres, par de feintes caresses,ce que leur avidité ne peut impunément ravir, empêche ceux-ci des’entre-dévorer ; elle cache sa violence sous de faux égards& de perfides ménagemens chez ceux dont une lâche timidité faitl’innocence ; ceux-là, au contraire, n’ont de l’intrépiditéque pour commettre le crime ; le plus vil intérêt les aveuglesur les dangers ; il arme leurs bras de poisons, de fer, ou defeux, pour établir leur bonheur sur les ruines de toutehumanité.

La Vérité, indignée de tant d’horreurs,abandonne ces Mortels furieux ; la Nature, privée de cettetendre mere, languit bientôt sans force & sans vigueur ;elle fuit éperdue dans les bras de sa mere : C’en est fait,lui dit cette puissante protectrice, tu vas être vengée.

À ces mots le Ciel s’obscurcit d’épais nuages,l’air gronde, d’horribles mugissemens se font entendre dans lesentrailles de la terre, mille échos en multiplient l’épouvantablebruit, les campagnes semblent des mers agitées, & la merirritée souléve ses flots en d’énormes montagnes ; la vapeurardente, qui sort avec impétuosité de mille gouffres entr’ouverts,va s’unir aux feux dont la voûte des Cieux paroît embrasée ;l’onde en fureur se précipite avec un horrible fracas dans lesvastes canaux qui lui sont ouverts de toutes parts ; un feudévorant semble conspirer avec elle pour lui faire passage ;il creuse les plus profonds abimes, & sapant les fondemens desplus durs rochers, il leur donne la légéreté de la ponce.

Les malheureux Habitans fuient éperduspar-tout où la frayeur les précipite ; ils courent vers lesbords de la mer ; ils pensent y trouver la solidité que n’ontplus les campagnes ; mais bientôt ils se sententemportés : le terrein flotte sous leurs pieds ; il sedétache de ce vaste Continent une infinité d’Isles emportées parles flots, chargées des hommes & des animaux qui s’y sontrefugiés.

C’est ainsi que la juste colére d’unePuissance à laquelle rien ne résiste, retrancha les branchespourries de cet arbre : elle éloigne pour jamais ces Peuplesinfidéles de leur Patrie, & ne leur laisse pour demeure que desmonceaux de pierres calcinées qui les sauvent du naufrage.Survivez, dit-elle, à votre châtiment pour en sentir tout lepoids ; indociles à ma voix, obéissez aux chimériques fantômesqui vous oppriment ; & vous, Monstres, regnez à votre grésur ces frêles & stériles éponges, ma juste indignation estsatisfaite. Elle dit, & à l’instant l’air reprend sa sérénité,les flots suspendus retombent, un profond silence succéde au bruitde l’Univers, prêt à rentrer dans le néant.

Une partie considérable de cette Terreinfortunée étoit demeurée attachée à ses fondemens : c’est làque la Vérité se prépare à rétablir avec plus d’éclat, lamagnificence de son empire. Elle console en ces termes la Natureaffligée : Retourne, ma chere fille, dans ces Contrées, quidésormais vont faire mes délices & les tiennes ; vas leurredonner une nouvelle fécondité ; épuise-y, s’il est possible,tes libéralités ; enrichis les fleurs des plus bellescouleurs ; fais couler dans les plantes les sucs les plussalutaires ; rassemble-y les plus rares productions ;redonne aux oiseaux les chants les plus mélodieux ; ôte auxanimaux les plus cruels leur férocité, & au reptiles leurvenin ; vas, fais regner en ces lieux un éternelprintems ; vas m’y préparer une demeure qui renferme en abrégétoutes les beautés de l’Univers.

Deux jeunes personnes, ou plutôt deux enfans,un frere & une sœur, déplorable reste du Peuple nombreux quis’efforçoit d’éviter par la suite les terribles coups de la colérecéleste, se trouverent séparés de cette multitude par un précipicequi s’ouvrit devant eux : ils tendent les bras à leurs tristesparens, les supplient de ne les point abandonner, maisvainement ; un bord de ce gouffre s’éloigne de l’autre, &semble fuir ; bientôt leurs gémissemens ne sont plusentendus ; une vaste étendue d’eau leur fait perdre de vue lamasse flottante, avec l’espérance de tout secours ; ilsrestent seuls habitans de la Terre qu’épargne la tempête.

Oh ! mon cher Frere, s’écrie la Sœuréperdue, qu’allons-nous devenir dans ces tristes déserts ?Qu’avons-nous fait au Ciel qui nous arrache des bras de nos chersParens ? Que ne nous laissoit-il périr avec eux ! Carsans doute, la mer vient de les engloutir ; je ne lesapperçois plus. Hélas ! du moins, il nous auroit été plus douxde mourir dans leurs bras. La vie ne nous est-elle conservée quepour nous être cruellement arrachée par quelque bête féroce, ou parla faim encore plus terrible ? Le frere, abattu de douleur, nelui répond que par de tristes sanglots : un déluge de larmesobscurcit leurs yeux ; ils poussent mille cris lamentables quine sont entendus de personne : le silence de cette solitudeles saisit de frayeur ; ils succombent à leurs maux, ilstombent évanouis ; mais bientôt la vigueur de leur âge leurrend l’usage de leurs sens : ils rouvrent les yeux à lalumiére ; ils portent autour d’eux leurs regards étonnés.Quoi ! nous vivons encore, disent-ils ! Ah ! que lamort n’achevoit-elle de nous délivrer de tant de peines !

Insensiblement la violence de leur désespoirse ralentit. Le Frere, plus robuste, se léve & présente la mainà sa Sœur : Viens, dit-il, viens, un rayon d’espérance sembletout-à-coup me luire : sans doute qu’il reste encorequelques-uns de nos malheureux Compatriotes ; cherchons-les,ma chere Sœur ; leur compassion nous prêtera quelquessecours ; ou si nous sommes restés seuls, nous trouveronsencore quelques fruits échapés aux ravages de la tempête, &quelques provisions qu’avoient amassé ceux qui viennent de nousêtre enlevés. Cet espoir ranime ce tendre couple ; ilsmarchent au hazard vers les lieux qu’ils jugent avoir étéhabités ; ils n’y trouvent que des tas affreux deruines ; ils montent sur des hauteurs, d’où ils portentpar-tout leurs tristes regards ; ils s’efforcent de faireentendre leur voix : les échos qui leur répondent, lestrompent ; ils courent vers l’endroit d’où il leur semble quela voix est partie. Après avoir long-tems erré vainement, ilsalloient retomber dans leurs premiéres afflictions, quand lehazard, ou plutôt la nature, qui s’interesse à leur conservation,les conduit dans un lieu délicieux, que la fureur de l’orage sembleavoir respecté. Au milieu de ces déserts arides ils apperçoiventdes fleurs & des fruits renaissans ; l’herbe reprend saverdure, & les arbres dépouillés repoussent de nouvellesfeuilles. Ils s’avancent, un vallon charmant s’offre à leurvue ; le penchant des collines est couvert de vergers, &la plaine de plantes nourrissantes, arrosées par le cours paisiblede quantité de ruisseaux qui y serpentent.

Vois, s’écrie le Frere, vois, ma chereSœur : si le Ciel irrité a puni nos Parens pour quelquescrimes, sans doute il n’a pas voulu envelopper notre innocence dansce commun désastre : hélas ! sa bonté propice nous offreune abondance de secours inespérés. Essuie tes larmes, & prenspart à ma joie. Eh bien, si nous sommes restés les seuls habitansde cette Terre, nous jouirons paisiblement de ses dons. Seul avectoi, je vivrai heureux, tu me tiendras lieu de tout.

Que ta compagnie m’est précieuse, mon cherFrere ! Que serois-je devenu sans toi ! Leur amitiés’épanche ainsi en discours consolans ; ils venoient de verserdes larmes de désespoir, ils en versent de joie : leur cœur neregrette plus que la perte de leurs Parens ; ils désirent deleur voir partager avec eux les douceurs de la vie douce &tranquille qu’ils se proposent de mener dans ce reduit charmant. Enparcourant l’étendue de leur petit domaine, le creux d’un rocherleur ouvre une retraite contre les injures de l’air ; ilss’empressent d’aller reconnoître les appartemens de cettedemeure ; ils en prennent possession ; ils y amassent untas de mousse tendre, dont ils composent leur lit. Près delà unefontaine leur offre ses eaux, reçues dans un bassin que leur chutes’est creusé : les fleurs & les arbustes qui l’environnent& l’ombragent, annoncent leur fraîcheur & leursalubrité.

Ces deux jeunes personnes étoient à cet âge oùl’homme commence à sortir de l’enfance, & se sent en état des’aider lui-même [35]. Bientôtla nécessité, mere de l’industrie, jointe à quelque souvenir de cequ’ils avoient vu pratiquer à leurs Prédécesseurs, leur apprit à sepourvoir des choses nécessaires à la vie ; la campagne voisineles leur offre. S’ils ignoroient les services que nous tirons dufeu, ou comment on en rappelle les secours, le choc fortuit de deuxcailloux, & les ravages récens de la foudre, leur montrerentles moyens, & de faire éclorre, & d’entretenir ce fluidesubtil : sans doute qu’aux premiéres étincelles qui brillerentà leurs yeux, présentant à cet élément fugitif diverses matiéresséches, ils en trouverent enfin une qui le fixa : l’usage dutbientôt les instruire des effets de ce premier instrument de toutesnos commodités [36].

Ainsi, pendant que le Frere se charge du soind’amasser des provisions, la Sœur rassemble & allume quelquesfeuilles séches, quelques branches, & corrige sur un brasier lacrudité des fruits & des racines ; elle leur fait prendrepar cette préparation, un goût plus agréable ; & enattendant le retour de son cher compagnon, elle dresse avec soinl’appareil des rafraîchissemens qu’elle lui destine aveccomplaisance. C’est dans ces petits repas, assaisonnés de milletendres égards, de mille attentions prévenantes que le cœur leursuggére, qu’ils concertent sur de nouveaux moyens d’en varier lesmêts. J’ai découvert, dit le Frere, un fruit qui me semble meilleurque celui-ci ; demain nous en ferons l’épreuve. Mon Frere,répond la Sœur, ne vous éloignez point trop de notre demeure ;je crains que vous ne vous égariez ; je tremble lorsqu’il mesemble que vous tardez à revenir : que deviendrois-je sij’avois le malheur de vous perdre par quelque accidentfuneste ! Souffrez que je vous accompagne par-tout ; queje partage votre travail : mes secours ne vous serontpeut-être pas inutiles ; je pourrai au moins vous aider parmes conseils : Soyons, je vous prie, inséparables.

L’union de ce couple heureux en rendoit chaquepart insensible pour soi-même ; elle ne paroissoit respirerque par l’autre. Occupés du soin de se rendre réciproquementheureux, leur industrieuse affection leur apprenoit chaque jourquelque chose de nouveau. Le goût, fidéle interpréte de ce quiconvient au soutien de notre vie, les instruit des qualitésbienfaisantes de quantité de productions. Ils rassemblent près deleur demeure les plantes qu’ils jugent les plus nourrissantes. Desracines, jettées par hazard dans une terre remuée, venant à pousserdes rejettons, leur apprirent à les transplanter : ce quivient de favoriser l’accroissement de ces plantes, leur indique cequ’ils doivent faire pour rendre cette mere féconde : lesgraines qu’ils voient éclorre & sortir de son sein, lesavertissent de ce qu’ils peuvent faire pour la rendre encore pluslibérale & pour perpétuer ses dons.

Une herbe, entre toutes les autres, croitau-dessus de celles qui l’environnent ; sa tête, artistementornée, sort du milieu de plusieurs enveloppes qui lui servoientcomme de voiles ; elle s’éléve en une piramide qui soutientquatre rangs de vases d’émeraude, que l’influence de l’astre dujour change bientôt en or [37]. Cesenfans examinent cette plante, & la trouvent chargée dequantité de grains, pleins d’un lait agréable : sans perdre sablancheur, il quitte sa fluidité, épaissie par la chaleur. Ilsamassent quelques-uns de ces grains, les dépouillent de leurécorce, & les reduisent avec la pierre en une poudre qu’ilsessayent de préparer de diverses manières. L’ardeur du feu donne àl’argile de leur foyer une solidité qui leur a déja appris l’artd’en former des vases, dans lesquels ils cuisent avec l’eau, ceprécieux aliment, source principale du sang qui coule dans nosveines, dont l’usage continuel n’est point sujet à causer dedégoût.

Bientôt les plantes qui produisent cettenourriture salutaire, auparavant éparses & confondues avec lesautres, se trouvent réunies en peuplades : leur excellenceleur fait mériter d’occuper avec distinction, la plus grande partiedes campagnes ; elles deviennent la plus chere espérance duLaboureur.

C’est par ces degrés que ces heureuxnourrissons de la Nature en reçoivent les utiles leçons. Exactsobservateurs de tout ce qu’elle leur présente, ils imaginent, ilstentent plusieurs expériences, dont le succès les enrichit. Ceuxd’entre les animaux qui se plaisent en la compagnie des hommes,& paroissent en attendre des secours que la Nature leur refuse,viennent se ranger près de ces bienfaiteurs : le Bœuf & lapaisible Genisse, la timide Brebis & le léger Chevreau,viennent paître autour de leur demeure ; ils leur laissentpartager le lait qu’ils donnent à leurs petits.

Mais l’âge, en les instruisant, fortifie leurraison & leurs sens : & comme l’humanité ne goûteguères de plaisirs sans mélange, ils éprouvent tous deux desinquiétudes, des désirs, dont ils ne peuvent démêler ni le but, nila cause. De tristes réflexions viennent troubler leur repos. Nousvieillirons, disent-ils ; hélas ! qui sera pour lors lesoutien de nos jours ? Si la mort cruelle vient enlever l’unde nous, (Ah ! nous préserve le Ciel d’un tel malheur !qu’elle tranche plutôt du même coup la trame de notre vie !)dans quel funeste état se trouveroit celui qui survivroit à l’autrepartie de lui-même ? Bannissons, poursuivoit le Frere, cestristes pensées ; la Divinité qui nous protége ne nousabandonnera pas. Il rassure cette chere compagne par sescaresses ; il s’efforce de dissiper ses craintes par detendres baisers : un feu, jusqu’alors inconnu, se glisse dansleurs ames ; ils y sentent tout-à-coup naître quelque chose deplus puissant que les sentimens d’une simple amitié ; ilsignoroient encore la véritable cause de la mutuelle tendresse desÉpoux ; ils ignoroient quels en étoient les plaisirs, leseffets & les gages. Les douceurs qu’ils trouvent, pour lapremière fois, dans des embrassemens qu’ils ne se lassent plus deréitérer, excitent dans leurs cœurs une inquiétante ardeur :leurs désirs s’irritent & ne sont point satisfaits. Mais commeon voit une onde doucement épanchée s’étendre & prendreinsensiblement la route que lui marque une pente ; de même,inspirés par la Nature, & guidés par le plus exquis de tous lessens, de caresses en caresses, ils rencontrent bientôt la sourcedes plaisirs, auteurs de notre vie, qui en font quelquefois lesdélices, qui la perpétuent en quelque manière, qui sont la premièrecause de la tendresse des peres pour leurs enfans. Les douxsaisissemens d’un court trépas leur firent comprendre qu’ilss’alloient voir renaître.

Prince, c’est aux puissantes leçons de cesmaîtres délicats que votre famille est redevable de sonorigine ; & c’est par la fécondité de ses branches ques’est accrue la Nation sur laquelle vous regnez.

Les vœux de nos premiers Ayeux furentcomblés : ils se virent bientôt une nombreuse postérité ;ils lui communiquerent, avec l’innocence & la pureté des mœurs,qui se sont conservées jusqu’à vous, leurs utilesdécouvertes ; il eurent même le plaisir de voir leurs enfanstransmettre à cette société naissante un des plus importans secoursde la vie, & le premier de tous les moyens qui, en abrégeantles travaux, en procure abondamment les commodités.

J’acheve, Prince, mon récit par ce traitintéréssant. Je vous ai dit que les deux enfans, tristes restesqu’avoit épargné la vengeance céleste, s’étoient trouvés les seulshabitans de cette Terre à un âge, à la vérité, capable de s’aider,& capable de conserver la mémoire de quelques-uns des usagesles plus communs & de plus facile exécution. Mais trop jeunespour réfléchir sur d’autres, leurs mains, qui n’étoient encoreaccoutumées à aucun travail pénible, n’en avoient manié aucuninstrument ; & la tempête, qui venoit de ravager leurdemeure, avoit totalement détruit ou enseveli les ouvrages deshommes. Le hazard seul, leur montrant, comme je l’ai dit, lesmoyens de rendre la terre fertile, leur fit imaginer de se servirde bois aiguisé par le feu, ou de pierres tranchantes, pour laremuer. Le fer leur étoit inconnu, ou, peut-être, n’avoient-ilsqu’un souvenir confus de cet utile métal : ils ignoroientdonc, & d’où ils se tire, & la façon de le préparer. Voicicomment ils l’apprirent.

Les premiers soins de ces tendres époux, àmesure qu’ils virent leur famille s’accroître, furent de former denouvelles dispositions pour rendre leurs enfans heureux, & deles mettre en état de s’entre-secourir. Lors donc que l’âge les eutrendu capables de quelque occupation utile, ils les instruisirent,par l’exemple, & les chargerent de tâches proportionnées à leurforce & à leur adresse : remuer la terre, planter, sémer,en recueillir, en serrer les fruits, amasser du bois, construireune cabane, aiguiser avec le feu ou la pierre le bois propre aulabourage, paitrir l’argile, en former des vases, prendre soin desanimaux qui fournissoient leur lait, préparer des nourritures, desrafraichissemens & toutes les douceurs du repos, étoient autantd’emplois sagement partagés entre les Membres de cette petiteRépublique. La parfaite union & la tendresse qui les unissoittous, faisoient de ces exercices, non des travaux, mais desamusemens variés. Cette concorde étoit le fruit des leçons de leursParens. Chers enfans, leur disoient-ils sans cesse, aimez-voustoujours ; le sang qui coule dans vos veines est lemême ; c’est un sentiment qu’il doit vous inspirer.Reunissez-vous toujours tous, lorsque votre bien commun exige quevous fassiez des efforts communs ; partagés entre plusieursbras, ils en deviennent moins pénibles : dans d’autres temsoccupez-vous chacun de soins divers, mais égalementdistribués ; vous profitez tous des dons de laProvidence : elle ne répand ses largesses que sur un travailqui en fait sentir les douceurs ; nul ne peut se dispenser decontribuer de tout son pouvoir, à sa propre félicité ; &c’est pour nous y encourager tous, qu’elle l’a inséparablementattachée à celle de nos freres [38]. Ce peude préceptes simples, évidens, inculqués dès l’enfance, appuyés decette autorité douce & persuasive de la tendresse paternelle,se graverent profondément dans les cœurs des enfans, & lapratique en fit leur plus forte habitude ; ces maximes,dis-je, conséquences réfléchies d’un sentiment naturel, passerentelles-mêmes chez les descendans pour des principes qui naissent, sedéveloppent & s’accroissent avec nous. Heureux préjugé, Prince,qui, de bouche en bouche, est parvenu sans corruption jusqu’à nous,& s’est accrû comme la Nation !

Ces sages avis faisoient sur les cœurs uneimpression pareille à celle de la douce influence de cet élément,principe secret du mouvement & de la vie, dont l’agréable &brillante activité récrée les sens, & leur donne une nouvellevigueur : cette heureuse famille les écoutoit un jour,assemblée autour d’un spacieux foyer, quand tout-à-coup quelqu’unapperçut un feu liquide couler, comme d’une source, sur le sabled’alentour ; il recule, effrayé de ce prodige ; maisbientôt cette liqueur ardente suspend son cours, se durcit, prendla forme de la surface sur laquelle elle s’étoit répandue, &perd sa chaleur.

Le Pere, attentif à ce qui peut devenir utile,s’avance, examine ce corps ; il est surpris, & de sonextrême dureté, & de la figure que le hazard a fait prendre àquelques morceaux détachés ; il remarque que cette matiére aentraîné avec elle quelques parties de la terre qui environne lefoyer ; que cette terre commençoit à s’amollir, & devenirfluide comme le reste avant l’écoulement de ce petit torrentenflammé ; il considére, avec étonnement, cette argilemerveilleuse à demi transformée. Mes enfans, s’écrie-t’il avecjoie, le Ciel propice nous indique un moyen sûr de soulager nostravaux ; cette matiére dure, qui se dissoud à l’ardeur dufeu, & devient susceptible de différentes formes, peut prendrela figure de divers instrumens de bois & de pierre, dont nousnous servons ; elle peut devenir pointue ou tranchante, rondeou plate, selon le vase ou le creux dans lequel elle sera reçue. Sagrande dureté la rendra propre résister aux efforts, à vaincre lesobstacles contre lesquels la plupart de nos instrumens ordinairesse brisent, ou s’émoussent ; elle nous servira à diviser &à tailler facilement tout ce que nous sommes obligés de rompre& d’arracher avec beaucoup de peine & de sueur ; ellenous servira même à polir ce que nous ne pouvions auparavant rendrequ’informe & raboteux. Amassons donc quantité de bois & decette terre précieuse ; sa couleur me fait connoître qu’ils’en trouve abondamment dans ces environs : essayons encore dela dissoudre par un grand feu.

À ces mots, vous eussiez vu toute cetteJeunesse, pleine d’espérance, semblable à la laborieuse Fourmi,empressée pour le bien commun, fouir & transporter le minéral,creuser & arrondir une large ouverture, autour de laquelle ilsplacent cette matiére, qu’ils couvrent d’un énorme bucher :ils l’allument avec de grandes acclamations ; une flammedévorante, paroissant feconder leurs efforts, s’éléve avec bruit ende vastes tourbillons : ils ne cessent d’apporter & de luifournir des alimens ; mais pendant que les uns enentretiennent l’ardeur, d’autres façonnent & moulent avec lesable & l’argile, les empreintes de divers ustensiles, tels quel’imagination, qui n’a point encore d’autre modéle qu’elle-même,les leur fait inventer, & prévoir les services qu’ils pourronten tirer. Enfin, la matiére dissoute & rassemblée dans lecentre d’un brasier ardent, ils la tirent de ce réservoir à l’aidede longues perches, enduites de terre, au bout desquelles ils ontemmanché des vases de pierres pour la verser dans leurs moules, ouse servent de ces moules même qu’ils ont fait cuire à cettefournaise, pour la puiser.

Quelques-uns s’appercevant que cette matiére,en devenant solide, reste molle & flexible jusqu’à ce qu’elleait perdu sa chaleur, tâchent, à coups de pierre, de la plier &de l’applatir à leur gré. Ce travail heureusement achevé, ilss’empressent d’éprouver leurs outils : l’un essaie de couperune branche ; cet autre de fouir la terre pour en tirer desracines ; celui-ci s’efforce de détacher un rocher ;celui-là de creuser ou de polir une pierre ; enfin, l’usageleur apprend ce qu’il manque à ces inventions, encoregrossiéres : ils remarquent que ce métal s’use & se limepar le travail ; qu’étant aminci vers les bords, il devientplus tranchant. Cette observation leur découvre le moyen d’aiguiser& de polir le fer. Si son fil vient à s’émousser ou à serompre, ils savent déja qu’en chauffant cette masse, elle seramollit & s’étend sous les coups. Cette expérience leur faitappercevoir que plusieurs fois travaillée & battue, elles’affine & devient moins cassante. Lorsqu’ils la mouillent àdessein de la refroidir plus promptement, une subite extinction, enla raffermissant, apprend l’utilité de la trempe. C’est ainsi,Prince, que la Providence, attentive aux besoins des hommes, leurprésente à chaque instant, & leur met, comme devant les yeux,des objets qui réveillent leur industrie, leur fait faire desconjectures utiles que l’épreuve confirme, & les méne, pardégrés, de découvertes en découvertes ; souvent même unexpédient, qui n’a qu’un but fort naturel & fort simple, lesenrichit tout-à-coup de l’invention la plus importante. L’homme nepeut donc trop attentivement suivre pas à pas, la nature, toujoursprête à lui découvrir ses plus beaux secrets.

Je ne vous entretiendrai pas plus long-tems dequantité d’autres détails, dont j’ai eu tant de fois occasion devous parler. Je me contenterai d’appuyer sur ce que j’ai déja dit,que le tronc de cette grande famille, dont vous faites maintenantla tige principale, s’est accru, sans interruption, jusqu’à vous,de premier né en premier né, c’est cette tige qui réunit & lieensemble toutes les branches de ce grand arbre, entretient &nourrit la séve de leur mutuelle tendresse. Vos Peuples, Prince, enjettant les yeux sur votre auguste Personne, se regardent touscomme les fils d’un même pere : maintenez donc une concordequi ne s’est encore jamais démentie ; affermissez-en à jamaisles nœuds, rendez-les indissolubles. Il est à propos pour cela, quevous parcouriez les différentes Contrées de votre Empire, & quevotre présence, comme l’astre du jour, anime, échauffe, & donnede la vigueur à tous les membres de ce grand corps.

Votre sagesse n’a plus besoin d’autre guideque d’elle-même : mon âge demande quelque repos ; il neme laisse pas le pouvoir de jouir de votre compagnie dans cevoyage ; permettez que je me retire. L’homme, après s’êtreacquitté des tendres devoirs de l’amitié, & de ceux de bonCitoyen, se doit quelque chose à lui-même : il peut jouir dansle loisir paisible de la retraite des richesses de son propre cœur& du plaisir de méditer sur les grandeurs de la causesouveraine de son Etre.

Le jeune Prince, opposant à cette résolutiontout ce que l’amitié a de plus pressant : Ne me refusez pas,je vous prie, poursuivit ce vénérable Vieillard, la grace que jevous demande : si je demeure quelque tems éloigné de votrepersonne chérie, j’aurai peut-être dans peu, le bonheur de prouver,plus fortement que jamais, avec quel zéle je m’interesse à votregloire : une courte absence rendra notre amitié plus vive.Souffrez que pour gouter l’agréable surprise de vous revoir bientôtdans ma demeure, je ne vous en désigne point les lieux : lessoins que vous allez prendre de vos Peuples, vous y conduirontinfailliblement [39].

Vous connoitrez, ô fortuné Zeinzemin !qu’il est encore des sentimens plus forts que ceux qui nousunissent. La Nature n’a pas mis tous les hommes à portée d’enéprouver les douceurs ; elle a jetté dans les cœurs desparticuliers, les premiéres semences d’une bienveillancegénérale ; mais leurs racines les plus fortes, ne s’étendentqu’à quelque distance. Un petit nombre de personnes qui nousenvironnent, viennent verser dans nos ames les tendres épanchemensde leurs affections ; elles reçoivent les nôtres :quoique cette circonférence ne s’étende pas fort loin, nous netardons pas à la perdre de vue. Il n’en est pas de même des cœursque la Nature a faits pour gouverner, & pour être le centre& le mobile de tous les autres : un seul, ou quelquesobjets d’une amitié intime, ne peut remplir leur capacité ; cen’est pour ces ames généreuses qu’un point d’appui de leur activitéimmense : le soleil, fait pour éclairer l’Univers, ne renfermepoint sa lumiére dans son sein.

Allez donc, Prince, allez, quittez quelquetems un Ami fidéle, pour éprouver combien il est doux de devenircelui de tout le genre humain. Si l’homme goute tant de délices àchérir son etre, son existence, n’est-ce pas ajouter infiniment àce plaisir ? N’est-ce pas étendre les bornes de cet etre, quede voir tout ce qui respire, en souhaiter comme nous ladurée ?

Il est encore d’autres feux, dont vous n’avezpoint ressenti les délicieuses atteintes. Une simple ressemblance,avec ce que nous aimons en nous-mêmes, des qualités qui paroissentapplaudir aux nôtres, forment les nœuds de la simple amitié :la réflexion nous fait trouver agréable ce qui nous imite, ou ceque nous voulons imiter ; mais on veut être ce qu’on admire.Telle est, Prince, la différence entre l’amitié & l’amour.L’amitié n’a qu’un objet de complaisance ; l’amour a l’Universentier. La beauté, l’ordre, l’harmonie qui regnent dans ce Toutadmirable, qui en vivifient les parties, ne nous rendent la vieprécieuse que parce qu’elle nous place au milieu de tant demerveilles ; c’est dans cet attrait tout-puissant que laNature a voulu que l’homme trouvât le principe de son Etre ;c’est un feu où son cœur, semblable à cet oiseau [40] qui se consume pour renaître de sacendre, cherche à s’embraser pour l’immortalité de son espéce.

Vous ressentirez bientôt, Prince, les effetsenchanteurs des charmes de ce Sexe, que la Nature a si excellemmentpourvu des beautés trop dispersées ailleurs, pour ne pas enfinfatiguer nos regards ; elle les a toutes rassemblées en cetobjet pour nous les rendre toujours présentes avec un égalplaisir ; c’est pour lui que vous serez épris de ce feuvivifiant ; alors vos Sujets vous presseront avec joied’assurer leur bonheur présent & à venir. Adieu. Ne différezplus de si heureux instans.

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