Naufrage des isles flottantes – Basiliade du célèbre Pilpai

CHANT VI.

 

La Ruse, accompagnée de l’Illusion & deSophisme, après avoir long-temps erré dans le vuide des airs,découvrit enfin le Pays fortuné, séjour de la Nature ; ils s’yintroduisirent à la faveur d’une nuit obscure ; & s’ycachant sous mille formes diverses, bientôt leur souffle empoisonnéy répandit une contagion subtile, d’autant plus pernicieuse, queles progrès en étoient imperceptibles. Déja le Sophisme y répandantles premiéres semences de l’erreur, avoit ralenti dans les cœursl’amour du bien général de la société ; il suggéroit lespremières leçons d’un funeste intérêt : déja le fils nechérissoit plus si tendrement le pere, ni l’épouse le mari :la concorde entre les freres s’affoiblissoit sensiblement ;chacun d’eux commençoit à s’excuser, sous divers prétextes, desdevoirs de l’amitié & des secours mutuels ; lesempressemens officieux se ralentissoient entre les membres dechaque famille comme entre les Concitoyens. Pourquoi, disoit l’un,irai-je entreprendre folement un pénible travail, du fruit duquelil ne me revient qu’une modique portion ? Ma famille étant peunombreuse, je prendrai un terrain suffisant pour la nourrir ;je l’aurai bientôt ensemencé ; après quoi, sans me soucier dece que font les autres, je me reposerai. Celui-là disoit :Nous sommes beaucoup plus de monde qu’il n’en faut pour cultivercette Contrée, pour bâtir cette maison, pour fournir les ustencilesde cette Profession ; ainsi je puis me dispenser de me trouverau travail. Quelques-uns alléguoient qu’ayant aidé aux labours, cen’étoit point à eux à faire les moissons.

Ce sont là les dangereuses maximesqu’inspiroit ce Monstre, enfant de l’Erreur & de l’Intérêt,secondé de l’Illusion. Il commençoit à persuader à ces Habitansqu’il seroit à propos que les terres fussent partagées entre leschefs de chaque famille, & la Nation distribuée en différentesPeuplades qui n’eussent rien de commun entr’elles. Déja les termesodieux de change, de commerce, de salaire, prenoient dans lelangage la place de secours généreux de l’amitié : onconnoissoit & on vouloit faire usage du tien& dumien, ce fatal couteau des liens de toute société, quipeuvent à peine se rejoindre quand ils en ont éprouvé le tranchantmortel : on entendoit prononcer, sans frémir, le funestesignal de toute discorde [69].

Ces criminelles pensées restoient pourtantencore sans exécution. Les ordre d’un Monarque respecté &chéri, ne laissoient encore à personne la liberté de s’ériger enréformateur : que dis-je ? en corrupteur des loix sacréesde la Nature. Quelques-uns des Anciens & des plus expérimentésd’entre le Peuple, avoient résolu de lui proposer leurs avis surcela ; mais il ne s’étoit encore rien innové dans l’économiegénérale de la République. On s’en étoit tenu à de simplesdiscours.

Il est tems, dit la Ruse, impatiente de lalenteur de ces premiers succès, il est tems de frapper les grandscoups ; les cœurs sont disposés à recevoir mes loix :persuadons celui qui peut les faire exécuter. Elle saisit l’instantque tandis que l’Aurore répand la fraîcheur de la rosée, le sommeily mêle ses liqueurs assoupissantes. La Ruse donc empruntant lemasque de l’Illusion, ajoute à ses talens séducteurs les dehorsimposans de la Sagesse ; elle se montre au Prince endormi ausortir des bras de l’Amour, & lui parle en cestermes :

Souverain, favorisé du Ciel, il m’envoie verstoi pour seconder ton zèle ; ton application à rendre leshommes heureux, te le rend propice ; apprends donc qu’ilmanque encore beaucoup au bonheur de tes Sujets ; l’innocence& la simplicité de leurs mœurs sont louables, mais ellestiennent encore trop d’une stupide grossiereté ; elles leurlaissent ignorer quantité de choses utiles, que les autres Peuplesde la Terre ; (car vous n’en êtes pas les seuls Habitans) mêmeles moins policés, rougiroient d’ignorer : fais en sortequ’ils te soient redevables de mille sages établissemens ;deviens le fondateur de ton Empire ; rends ton nomimmortel ; fais que la postérité la plus reculée, chérisse tamémoire ; apprends donc de moi l’art de regner.

Tout, jusqu’à présent, a été confus dans lasociété qui t’obéit ; nul rang, nulle dignité que celles de laNature & de l’âge ; tout ce qui est utile est commun,partant sujet à devenir indifférent. Les liens sacrés du sang, sirespectés chez les autres Nations, sont profané par des alliancesillicites ; les familles sont à peine distinguées : lespeuplades errantes s’arrêtoient & changeoient de demeure quandil leur plaisoit ; tu les a fixées ; mais ce n’est pointassez : use de ton autorité, partage les terres entre lesfamilles, fais que l’une ne puisse plus posséder ce qui est àl’autre, fixe à chacune les bornes de son patrimoine, tu lesrendras par-là attentives à le faire valoir : le désir de sevoir plus à leur aise, plus richement pourvûes les unes que lesautres, excitera l’émulation entr’elles ; tu verras alorsregner par-tout l’abondance. Une autre importante maxime dugouvernement, c’est que dans un État il n’est pas utile que tout lemonde soit également partagé, tous les Sujets également à leuraise ; il faut que la crainte de manquer, excite celui qui amoins à aider celui qui a plus, pour engager celui-ci à suppléerpar ses largesses, ou par recompense, à ce qui manque au pluspauvre. Les plus grands Princes de la terre observent encore que lebien général l’emporte sur le particulier. On ne doit pass’embarrasser si ce Particulier souffre ; ces détailsminucieux sont indignes d’un Roi : il est nécessaire qu’entreles membres d’une société, les uns possédent beaucoup, les autrespeu, ou même rien du tout.

Après ces fondemens de l’harmonie de tout Étatpolicé, bâtis de grandes Villes, érige des Palais ; pourdécorer ces édifices, tire des entrailles de la terre, & faisvaloir des trésors jusqu’ici inconnus ou négligés, dépouillecertaines plantes de leur écorce, & certains arbres du duvetqu’ils produisent, les Brebis de leur laine, les Insectes de leursoie ; qu’une main industrieuse en compose des étoffes ;fais chercher au fond de la mer de quoi les teindre des plus richescouleurs ; fais que l’or, l’argent entremêlés aux tissus deces étoffes, se joignent aux pierreries pour en releverl’éclat ; orne de ces parures la Nature, jusqu’à présent toutenue, ou trop grossierement couverte ; elles sont faites pouren relever la beauté.

Tes Sujets ne naviguent encore que sur leursrivieres ou leurs canaux dans de frêles barques ; fais abattrele pin de dessus les montagnes, construis-en des maisonsflottantes, qui, portées par les flots & les vents, te rendentaccessibles toutes les Contrées de l’Univers ; échange tesrichesses contre celles des Nations les plus éloignées : tesSujets ne commercent dans chaque canton, qu’avec l’amas commun detoutes leurs provisions, sans égard à la valeur de ce qu’ilsprennent ou de ce qu’ils fournissent [70].

Ils distribuent indistinctement le travail deleurs mains & les fruits de la terre [71] ;fixe le prix de toutes ces choses, leur poids, leur mesure :tu viens de régler les divers travaux de tes Peuples, regle aussileurs rangs, leurs droits & leurs prérogatives, alors tu verrascroître ton autorité. Fais surtout que chaque Citoyen soit enperpétuelle possession, ou de ce qui lui sera transmis par sesAncêtres, ou de ce que son industrie lui aura acquis : établisde sévères châtimens contre ceux que l’indigence aura induits aucrime ; que rien ne s’obtienne gratuitement. Les Arts &les Sciences ne tarderont pas de naître ; & avec le désirde posséder beaucoup, fleurira le commerce, & brilleront leluxe & la magnificence ; reléves-en l’éclat de la majestéroyale ; que chaque Sujet y contribue ; qu’on ne t’abordeplus qu’avec une crainte respectueuse ; qu’environné d’uneCour nombreuse, ceux que tu daigneras y admettre, s’efforcent d’enaugmenter la pompe.

Mais ce n’est point assez, Prince, que l’onredoute ton autorité & celles des loix ; ce ne seroitqu’une foible barrière aux désirs des hommes que tu prétendsgouverner : il faut faire intervenir la Divinité ; ilfaut, en multipliant leurs devoirs, appésantir le joug qui les yassujettit. Ce n’est point assez de cette idée générale d’uneDivinité bienfaisante, que tes Ayeux om fait concevoir à tesPeuples ; il faut encore leur faire comprendre que qui n’obéitpas aux loix humaines, irrite la Puissance suprême, & qu’elleprépare des châtimens aux transgresseurs ; il faut même fairepasser quelques-uns de ces ordres pour divins : fais doncrévérer cet Etre Souverain, comme on révere les Rois de laTerre ; que la pompe extérieure d’un culte cérémonieux lefasse redouter : le Vulgaire grossier & stupide, ne seconduit que par un sensible frappant ; il est à propos qu’ilne se conduise que par-là. Bâtis des Temples, éleve des autels,fais couler le sang des victimes ; que les Prêtresmistérieusement ornés, imposent par leur gravité, & paroissentmédiateurs entre l’homme & la Divinité ; qu’ils paroissenttoûjours prêts à suspendre les coups redoutables de sa vengeance.Toi-même, malgré ton pouvoir, parois devant les tiens révérer cesappuis du Trône ; que l’enfant à la mammelle soit élevé selonles préceptes de leur doctrine ; que l’homme, toûjoursincertain du dégré de faveur qu’il mérite près du Monarque del’Univers, coure inquiet & tremblant, au moindre présage,consulter ces oracles ; qu’ils décident en Souverains de sesactions, de tous les mouvemens de son cœur.

Considére maintenant combien le gouvernementde ton Empire est éloigné de ce point de perfection, à combien peude chose se reduit ton autorité : tes ordres une fois donnéspour le travail, tu n’es plus qu’un simple Particulier ;encore souvent ces ordres prévenus, font-ils oublier qu’il y a unmaître qui commande. Rien ne se fait par contrainte : onignorera donc toujours que tu as la puissance coactive : l’onte respecte parce qu’on t’aime ; mais que deviendroit cerespect, sans ce foible motif qu’un instant peut changer enhaine ? Il n’en est pas ainsi des autres Rois de la Terre, lacrainte & le respect marchent toûjours devant eux  :ils peuvent se passer de la compagnie de l’amour ; leursSujets tremblent, quoiqu’ils haïssent, ou ils aiment souvent sanssavoir pourquoi. Sur quoi est fondé ton pouvoir ? Il n’y anulle propriété dans ton Empire. Sera-ce sur l’antiquité de tafamille, sur la reconnoissance des services qu’elle a rendus à lasociété ? mais tu n’as point de Sujets qui ne puissents’arroger les mêmes prétentions : d’ailleurs, qu’est pour toicette foible Royauté ? un travail continuel pour le Chef quidirige les Membres de ce grand Corps. Imite les autres Souverains,repose-toi de ces soins fatiguans sur des Ministres de tes volontésabsolues ; regarde ton État comme un vaste domaine que tu faisvaloir par les mains de tes esclaves ; jouis tranquilement, aumilieu des plaisirs, des honneurs du diadême.

Mais pour parvenir à cette heureusetranquilité, commence par exécuter mes conseils, sors des brasd’une honteuse foiblesse, bannis l’amour de ton cœur ; c’estl’écueil des Héros ; accoutume-toi par cette premiére victoireà cette fermeté d’ame, à cette fiere gravité qui te fasseredouter ; sacrifie tout sentiment, la pusillanime humanité àta grandeur [72].

Ce Monstre parloit encore, quand l’Auroreouvrant les portes de l’Orient, laissoit appercevoir ces premiéresnuances de la lumiére, qui, comme une eau limpide & pure,commençoient à chasser devant elles les plus épaisses parcelles dunoir limon des ténébres. La ruse frémit à cet aspect ; safoible paupiere ne peut supporter ces premieres lueurs ; letrouble fait expirer les paroles dans sa bouche perfide. Zeinzemins’éveille, & n’entend que les cris lugubres d’un hibou quifuit. Il se leve, agité de mille pensées confuses ; il laissesa chere Zavaher livrée à un doux sommeil, & va se promener surle rivage.

Déja la splendeur du jour avoit partagél’Hémisphere avec la nuit qui retire ses sombres voiles ; lesastres qui l’accompagnent, ne brillent plus que d’une lueur pâleaux approches de leur Roi ; la vaste étendue des eauxtranquiles paroît un amas immense d’or liquide ; la terresemble par sa verdure & ses fleurs, une émeraude, oùs’enchassent une infinité de pierres précieuses, dont l’éclat animéest relevé par la blancheur des perles de la rosée : du fonddes vallons qui sont comme l’ombre de cette riche broderie, s’élevela gaze légere des vapeurs transparentes qui adoucissent lavivacité des couleurs : le gazouil varié des oiseaux célèbreavec leurs amours, l’Auteur de tant de merveilles.

Les charmes de ce ravissant spectaclesuspendent quelque temps les soucis de Zeinzemin. Ô Divinité !s’écrie-t-il, que tes ouvrages sont grands ! Quels yeuxpeuvent se lasser d’en admirer la magnificence ! Cependant,comme si ta bonté infinie vouloit se surpasser, tu interromps sanscesse cette merveilleuse annonce de ton pouvoir immense, pour nousla faire paroître toûjours nouvelle ; tu revêts chaque jour laNature de nouveaux ornemens ; tu lui laisses tirer cesvêtemens pompeux de tes trésors inépuisables : & pour quetout ce qui respire soit également frappé de cet appareil de tesbienfaits, tu veux que le calme du repos prépare ses sens à desémotions toûjours plus délicieuses ; enfin, tu multipliesnotre existence comme tes dons précieux ; tu fais plus enversmoi, tu daignes m’instruire dans l’anéantissement même dusommeil……

À ces mot il apperçut le sage Adel quis’avançoit vers lui : il court l’embrasser : Sans doute,dit-il, mon Pere, que le Ciel favorable dirige vers moi vos paspour que vous m’aidiez encore de vos prudens conseils. Quelquechose de divin sous une forme humaine, sous votre ressemblance (nosrêves nous montrent souvent les objets de notre amitié) cetteombre, dis-je, m’a fait connoître que mon Peuple n’est point aussiheureux qu’il pourroit l’être ; elle m’a, par une faveursinguliere, instruit de quantité de choses que j’ignorois : cene sont point des images sans liaison présentées par l’erreur d’unsonge ordinaire, qui se sont offertes à mon imagination ; cesont des raisonnemens pleins de sagesse. Je ne suis embarassé quede quelques expressions, de quelques termes qui me sont inconnus[73] : votre expérience m’en éclaircirale sens. Il lui récite alors le discours séduisant de la Ruse. Quevous en semble, ajouta-t-il ? ne paroit-il pas dans cesdispositions un ordre, une économie admirable, & une variétéinfinie dans les ressorts [74] quimeuvent une République ainsi constituée ? Quelle fécondité deressources ne résulte-t-il pas de tous ces moyens ! Qued’avantages, que de biens ne procurent-ils pas aux heureux Mortelsqui sont dirigés par de si sages préceptes ! Je ne vois dansnotre société qu’une uniformité ennuyeuse qui nous laisse ignorerla plûpart des choses qui rendent la vie délicieuse.

Ah ! Prince, s’écria douloureusementAdel, que dites-vous ? laissez, laissez vos Peuples dans cetteheureuse ignorance ; elle fait toute leur félicité :imitez en cela nos premiers Peres ; quoiqu’ils se souvinssentd’une partie des causes funestes [75] dudésastre qui les avoit seuls épargnés, ils ne parloient point àleurs enfans des crimes qui venoient d’être punis ; ou ilsvouloient en effacer totalement les monstrueuses idées, ou cequ’ils leur en disoient, n’étoit que pour leur en inspirer uneéternelle horreur. Je ne vous ai point encore informé que c’estdans les mêmes vûes, qu’à présent même il n’y a qu’un certainnombre de personnes sages dans toute la Nation, qui ayent quelqueconnoissance des anciens forfaits ; encore n’est-ce qu’à uncertain âge qu’on leur confie ce secret, qui souvent meurt aveceux : on ne leur découvre les dangers que peut courir le cœurhumain, qu’en leur recommandant d’en écarter adroitement le restedes Concitoyens ; le commun du Peuple ne connoit, de tous lesmaux passés, que la propriété, pour la détester souverainement.

Pour vous, ô Zeinzemin ! vous voyant, dèsl’âge le plus tendre, toute la sagesse des vieillards, je n’aipoint craint de vous apprendre des choses qu’il étoit importantpour la Patrie que vous sachiez. Je n’entrai point alors dans undétail des conséquences pernicieuses que j’ignorois moi-même ;le discours imposteur que vous venez d’ouïr en songe, me faitappercevoir tout le venin de ces sources empestées ; le vraiqui est mêlé dans ce raisonnemens, est un parfum qui enveloppe unpoison subtil ; le bonheur apparent des autres Peuples de laterre, est un malheur réel : préservez-en les vôtres.Qu’arriveroit-il, hélas ! si vous partagiez entre les hommesce que la Nature a voulu qui soit commun ? Écoutez, Prince,cet Apologue.

On dit qu’autrefois aucuns des animauxn’étoient voraces ; tous se contentoient d’une innocentenourriture : on voyoit le fier Lion, le Tigre, l’Ours, leLoup, mêlés indistinctement avec les timides Brebis, les Bœufs, lesCerfs & les Chevaux, paître l’herbe. Un jour se trouvantrassemblés dans une plaine fertile en paturages : Partageons,dirent-ils, cette prairie. La mere, qui allaitoit trois Petits,demanda trois parts ; celle qui n’en avoit point encore, secontenta d’une : il arriva que la premiére mourut, & nelaissa qu’un Petit, qui se mit seul en possession des trois partspar droit d’héritage. Celle qui n’avoit point été féconde, eutensuite une nombreuse postérité. Ses nourrissons devenus grands,& reduits à vivre avec leur mere, de la part qui suffisoit àpeine pour elle seule, prierent l’Animal qui venoit d’hériter detrois portions, de leur en céder au moins deux pour les garantir demourir de faim. Je ne suis point cause de votre indigence, leurrépondit celui auquel ils s’adressoient ; les partages ont étéfaits avant que nous fussions nés, & il faut que les chosesdemeurent comme elles ont été réglées par nos Peres.Pourvoyez-vous, comme il vous plaira, je ne prétens point que vousveniez paître sur le terrain qui m’est échu : s’il m’est plusque suffisant à présent, je le réserve pour mes enfans. Cetteimpitoyable cruauté fit périr de faim cette race nombreuse quidemandoit quelque secours. Ce mauvais exemple devint fréquent. Onvit donc bientôt la famine, au sein même de l’abondance, obligerles plus forts à dévorer les plus foibles. On fit des réglemenspour réprimer ces désordres ; ils diminuerent le mal, mais ilsn’en ôterent point la cause. Ceux des animaux qui étoient devenusvoraces par nécessité, resterent tels par habitude ; les pluspacifiques reconnurent, mais trop tard, l’erreur de leursprédécesseurs ; ils ne cesserent de partager les paturages,mais demeurerent exposés à la fureur des plus violens.

Il en doit être de même, Prince, chez lesPeuples où regne la dure, l’insensible propriété ; elle est lamere de tous les crimes, enfans du désespoir & d’une indigencefurieuse : leurs législateurs punissent souvent le malheureux,& épargnent le coupable : leurs loix chétives ne font quepallier les maux ; elles châtient des actions perverses ;elles ignorent les moyens de les rendre impossibles ; ellesdevroient être faites pour empêcher d’imprudentes conventions,causes de l’inconstance de la volonté ; mais imprudenteselles-mêmes, ou elles en aggravent le joug, ou elles lui imposentde nouvelles obligations ; souvent pour appuyer leur foibleautorité, il faut qu’elles changent en crimes des actionsinnocentes.

Je vous le repete encore, ô cherZeinzemin ! & peut-on trop souvent le redire ? Lesloix éternelles de l’Univers font, que rien n’est à l’homme enparticulier, que ce qu’exigent ses besoins actuels, ce qui luisuffit chaque jour pour le soutien ou les agrémens de sadurée ; le champ n’est point à celui qui le laboure, nil’arbre à celui qui y cueille des fruits ; il ne luiappartient même des productions de sa propre industrie, que laportion dont il use ; le reste, ainsi que sa personne, est àl’humanité entiére.

Voilà les loix que votre autorité doitconstamment maintenir ; tous ordres contraires à ces divinsdécrets, sont des crimes eux-mêmes. Si les Peuples que l’erreurd’un songe vous a fait paroître heureux, se gouvernent par d’autresrégles, elles sont, à la vérité, des conséquences nécessaires deleurs coutumes bizarres ; mais qu’étoit-il besoin de lesintroduire ces coutumes, contre lesquelles la Nature reclame sanscesse dans tous les cœurs ; La Providence l’a permis, j’enconviens ; & c’est pour relever l’excellence & ladouceur de son empire sur ses créatures, & l’ordre admirableétabli dans le monde : si elle ne fait point un crime auxNations de porter le joug qu’elles ont subi, peut-elle ne pasapprouver de nous voir obéir aux divins préceptes qu’elle nousprescrit par la voix touchante de la Nature [76] ?

Vous, Zeinzemin, soyez le généreux défenseurdes droits de l’humanité : les plus respectables loix sont sesdoux sentimens ; les crimes ou l’esclavage sont des actions,ou un assujettissement contraire à ces oracles de nos cœurs ;loin de les faire taire, loin de resserrer les bornes de leurautorité par de pernicieux usages, étendez-les encore, s’il estpossible. Si vous mettez de l’ordre & de l’économie dans lasociété, ne rompez jamais l’union intime de ses parties par desdistinctions qui rendent l’homme étranger à l’homme même ;n’introduisez des Arts que ceux qui rapprochent les Concitoyens,qui les rendent complaisans & aimables ; ignorez pourjamais le pouvoir tirannique de la contrainte : quiconqueregne sur des ames qui ne sont point corrompues, ne redoute pointles caprices de l’inconstance.

Laissez dans le sein de la Terre d’inutilesmétaux, ou ne les employez qu’aux ornemens de nos vases & denos demeures.

Ah ! sans doute, les Monstres que laVérité chassa autrefois de ces Contrées, essaient d’yrentrer ; c’est l’un d’eux qui vient de tenter de vous séduirepar un songe flatteur.

Peu après de si salutaires avis, Zeinzeminapprit les désordres causés par le soufle empesté des Furies quiavoient tenté de l’en infecter lui-même ; il vit, pour lapremiére fois, non sans douleur, plusieurs de ses Sujets accourirde différentes Provinces, lui porter leurs plaintes, le prier dedécider leurs contestations, & de terminer leurs querelles.

Alors son front débonnaire s’obscurcit pour lapremiére fois, des nuages de l’indignation : Allez, leurdit-il, insensés, je ne veux point écouter les violateurs desdroits sacrés de l’humanité : à quoi serviroient mesdécisions, mes conseils, pour qui n’écoute plus la voix de laNature ? Quelles sont vos plaintes, artisans de vos propresmaux ? Pouvez-vous ignorer pourquoi la paix ne regne plusentre vous ? & si près de l’état heureux d’où vous sortez,ne voyez-vous déja plus ce que vous devez faire pour yrentrer ? Retirez-vous ; ce n’est point ici que je veuxvous entendre. J’irai, j’irai vous couvrir de honte aux yeux de vosConcitoyens. Quoi ! déja l’on ose s’approprier ?… On serefuse des secours ?… On dispute avec aigreur ?… Le nomd’adversaire prend la place de celui d’ami ?…

Ce peu de parolles, pleines de sens & dedignité, pénétrerent les cœurs avec plus de rapidité, que le feud’un éclair ne traverse l’épaisseur des ténébres d’une nuitorageuse.

Que l’homme seroit heureux, s’il n’avoit pourpréjugés que des vérités constantes ! Si le faux, tourné enhabitude, a tant de pouvoir sur son ame, quel bien une persuasiveévidence de ses vrais intérêts ne doit-elle pas produire ! Unmot, un clin d’œil qui l’avertit des approches du vice, peut lapréserver ou la guérir de ses attteintes.

Tel fut l’effet des reproches que Zeinzeminfit à ces Concitoyens désunis, qui étoient venus pour se plaindre.Ils rougissent de cette démarche, ils en détestent les funestesmotifs : l’amitié, la concorde se raniment entre eux ; ilne leur reste que le regret d’avoir osé les altérer ; ilsretournent chez eux reprendre les moyens de les rendre désormaisinviolables.

Zeinzemin a déja formé le glorieux desseind’aller reprimer ces désordres naissans ; mais sur le point del’exécuter, il hésite, il différe, son cœur s’allarme de l’instantdouloureux qui va le séparer de ce qu’il aime. Zavaher triste,éplorée, est pour lui un objet qui lui perce l’ame ; il nepeut se résoudre à lui apprendre qu’il va la quitter, il n’oseporter à cette personne chérie un coup dont il va doublementressentir tout le poids affligeant. Le sage Adel remarque sonirrésolution, il en démêle aisément la cause : Partez, Prince,partez, lui dit-il, hâtez-vous d’arrêter les progrès de lacontagion ; je sais ce qu’il en doit couter à votrecœur ; mais pouvez-vous balancer un instant, lorsqu’il s’agitdu salut de la Patrie ? À ce nom sacré, tout autre sentimentdoit se taire chez le généreux Zeinzemin. Le Prince ne répond quepar un profond soupir.

Il fait avertir la Jeunesse, qui l’accompagnedans ses voyages, de se rassembler ; & précipitant lemoment fâcheux dont l’attente lui est plus cruelle que le mal qu’ilva ressentir, il va préparer sa chere Zavaher à recevoir sesadieux. Un grand nombre de personnes accourt voir ce spectacletouchant, & mêler leurs larmes à celles de ces illustres Époux.On avertit le Monarque que tout est prêt pour le départ ; sonfier Coursier, impatient de voir paroître son maître, frappe laterre & fait retentir l’air de ses hennissemens.

Ils paroissent enfin, ces deux ornemens del’Empire, flétris par la douleur ; toute l’assemblée fond enpleurs. Hélas ! qui auroit pu n’être pas pénétré ? tellequ’on dit que quelquefois l’humaine cruauté mena des victimeshumaines à l’autel, telle on voit la triste Zavaher :Zeinzemin tremblant soutient à peine les pas chancelans de cetteaimable Épouse ; sa tête, le siége des graces les plusravissantes, languissamment panchée sur le cœur qu’elle adore,ainsi qu’une fleur qu’un vent impétueux vient de rompre, neconserve plus que sa blancheur ; le vif incarnat quil’animoit, s’est dissipé comme le coloris vermeil d’un léger nuage,lorsque le Soleil cesse de l’éclairer en cessant de donner lejour ; sa bouche, ce doux & éloquent organe d’une amebienfaisante, entr’ouverte par les sanglots qui étouffent sa voix,paroit expirante ; ses beaux yeux, demi éteints, ne brillentplus que par des larmes qui les inondent ; ils fixent leursfoibles, mais tout-puissans regards, sur ceux de Zeinzemin,auxquels ils semblent redemander la lumiére ; mais la majestéde ce Héros est elle-même obscurcie par les plus sombres nuages dela consternation. Je pars, dit-il, ô chere moitié de mon ame !ainsi l’exige le bien de la Patrie. Voulez-vous donc, pour uneabsence de quelque tems, accabler des plus cruels tourmens cettetriste partie de moi-même que le devoir arraché de vos bras ?Calmez, je vous en conjure, par cet amour qui la cause, une douleurqui redouble mes peines ; que la douce espérance de vousrevoir bientôt, & sans laquelle j’expirerois, vousranime ; pensez que Zeinzemin vous quitte plus épris quejamais des charmes de votre ame & de votre personne ;pensez que votre divine image est aussi inséparable de mon cœur,qu’il est lui-même inséparable de ma vie ; pensez enfin, chereÉpouse, que dès l’instant qui me sépare de vous, je me hâte derevoler vers l’objet de mes plus chers désirs.

Il est une douleur dont on se plait à voir& à ressentir les effets, celle qui prouve que nous aimons& que nous sommes aimés ; il est aussi une sorte deplaisir à se voir privé d’un bien avec l’espoir de se voir bientôtrendre cet objet cheri : alors la situation de notre cœur estpareille à une soif ardente, qui attend un délicieux breuvage qu’onlui prépare : telle est, dis-je, la situation de ces deuxAmans.

Les tendres discours de Zeinzemin fixent surcette consolante idée, l’ame de l’aimable Zavaher ; elle luiredonne la force de prononcer un adieu, que ce Prince lui-même nepeut exprimer que par des baisers arrosés de larmes ; ilsaisit cet instant, s’arrache à lui-même, il fuit. La tristesse& les soucis qu’il emporte, altérent la douceur de son visage.Un Roi qui marche à la tête d’une nombreuse armée pour allerchâtier des rebelles, n’est pas plus redoutable qu’il le parut auxyeux des novateurs, & de ceux qui, séduits par l’erreur,avoient osé donner atteinte aux loix sacrées de la concorde desConcitoyens. Rien de plus terrible que l’indignation d’un pere quel’on chérit. Le bruit s’est déja répandu que Zeinzemin parcourt sonEmpire, non plus comme autrefois pour louer & encourager lezéle de ses Peuples, mais pour ranimer ce zéle prêt à mourir.

À son arrivée les coupables, saisis decrainte, n’osent paroître ; ils n’accourent plus au-devant delui avec des acclamations joie ; leur amour pour le Princen’est point ralenti ; mais la honte de mériter des reproches,le tient renfermé dans les cœurs : où Zeinzemin trouve cesdispositions, il ranime la confiance en ses bontés ; il lesplaint de s’être laissés surprendre à de fausses apparences ;il feint même d’attribuer leur conduite à un amour peu prudent dubien public ; il leur fait envisager les dangers auxquels ilsexposoient la société, en introduisant des usages qui alloient enrompre les liens : ici il encourage, ailleurs il étonne, ileffraie par les menaces les plus capables d’intimider une Nationaffectionnée à son Chef. C’en est fait, dit-il à ceux quis’excusent sous différens prétextes de contribuer à l’utilitécommune ; cherchez qui désormais se charge des soins péniblesde votre bonheur. Je renonce au vain titre de Pere de la Patrie,puisque des fils dénaturés veulent déchirer son sein. Je vouslaisse en proie à l’aveugle fureur de la propriété : partagezentre vous, s’il est possible, l’air infecté que vous respirez. Sije ne suis plus écouté du reste de mes Peuples, j’irai jouir dansune paisible retraite d’un repos que je ne dois plus interromprepour qui refuse de prêter des secours à ses freres, ou si j’entrouve encore, que votre funeste exemple n’ait point corrompus, jeles assemblerai pour ériger un monument éternel de votrehonte ; j’environnerai vos Contrées d’un mur impénétrable[77] qui préservera le reste de la Nation,de la contagion de vos mœurs : je voudrois pouvoir détachervos campagnes de ce Continent, comme autrefois la Vérité irritée,en détacha ces Isles infortunées, qui emporterent ceux quis’étoient rendus coupables des mêmes forfaits.

Ces paroles foudroyantes portent laconsternation dans les cœurs, suivie d’un utile repentir :Zeinzemin veut se retirer, il est environné d’une foule deConcitoyens, qui le conjurent avec larmes, de ne les pointabandonner ; ils le supplient d’oublier une erreur qu’ilsdétestent ; il résiste à leurs instances ; leur désespoirredouble ; il céde enfin tel qu’un pere attendri par tant demarques de douleur, & par les promesses les plus solemnelles derentrer dans le devoir.

C’est ainsi que, par une éloquence insinuanteou rapide, soutenue de cet air de magnanimité, de cette dignitédouce & sévére que la Divinité imprime sur le front des Héros,Zeinzemin se rend maître des volontés avec plus d’empire que lesplus fiers Conquerans ne les subjuguent par la crainte : laVérité elle-même l’inspire, parle par sa bouche, & brille dansses yeux. Enfin, les foibles efforts que les Vices viennent defaire pour effacer les loix de la Nature, ne font que donner unnouveau lustre à leurs sacrés caractéres ; l’amitié entre lesConcitoyens, la tendresse dans les familles, l’harmonie entre tousles Membres de l’Empire, l’amour de la Patrie revivent plusfortement que jamais.

Fin du premier Tome

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