Robin Hood, le prince des voleurs – Tome I

Chapitre 17

 

– Maude, Maude, miss Maude ! criait unevoix joyeuse en poursuivant la jeune fille qui se promenait seuleet pensive dans les jardins de Gamwell… Maude, charmante Maude,répéta la voix d’un ton de tendresse impatiente, où doncêtes-vous ?

– Me voici, William, me voici, dit missLindsay en s’avançant d’un air de bienveillance empressée au-devantdu jeune homme.

– Je suis fort heureux de vous rencontrer,Maude, s’écria joyeusement Will.

– Je suis également satisfaite de cetterencontre, puisqu’elle vous donne tant de plaisir, réponditgracieusement la jeune fille.

– Certainement elle me donne un très-grandplaisir, Maude. Quelle belle soirée, n’est-ce pas ?

– Très belle, William ; mais n’avez-vouspoint autre chose à me dire ?

– Je vous demande pardon, Maude, j’ai autrechose à vous dire, répondit Will en riant ; mais le calmedélicieux de ce demi-jour me fait songer qu’il est propice à unepromenade dans les bois.

– Votre intention est-elle d’aller préparerles voies d’une chasse pour demain ?

– Non, Maude, nous n’allons pas dans la forêtavec cette pacifique intention ; nous allons… Ah ! jem’oublie… je ne dois parler de cela à personne. Cependant je vaisfaire une chose dont le résultat peut être pour moi une jambe cas…Je dis des folies, Maude, ne m’écoutez pas. Je suis venu voussouhaiter une bonne, une heureuse nuit, et vous dire adieu…

– Adieu, Will ! que signifie cetaveu ? Allez-vous donc entreprendre une dangereuseexpédition ?

– Eh bien ! s’il en était ainsi, avec unarc et un bâton solidement noué à une main ferme, on emportefacilement la victoire. Mais, chut !… toutes mes paroles sontoiseuses, elles ne disent absolument rien.

– Vous me trompez, William, vous voulez mefaire un mystère de votre sortie nocturne.

– La prudence l’exige, très-chère Maude ;une parole inconsidérée pourrait devenir fort dangereuse. Lessoldats… Ah ! je suis fou… fou d’amour pour votre charmantepersonne, Maude. Voici tout simplement la vérité : Petit-Jean,Robin et moi nous allons courir la forêt. Avant de sortir j’aivoulu vous dire adieu, Maude, bien tendrement adieu, car peut-êtren’aurai-je plus jamais le bonheur de vous le… Je dis desenfantillages, Maude, oui, des enfantillages. Je suis venu vousdire adieu uniquement parce qu’il m’est impossible de m’éloigner duhall sans vous serrer les mains ; ceci est très-vrai, Maude,bien vrai, je vous assure.

– Oui, Will, c’est vrai.

– Et pour quelle raison vous dis-je toujoursadieu ou au revoir, Maude ?

– Ce n’est pas à moi de vous l’apprendre,Will.

– Ah ! vraiment, Maude, s’écria le jeunehomme d’un ton joyeux, ce n’est pas vous qui devez mel’apprendre ! Vous l’ignorez peut-être, chère Maude ;vous ignorez peut-être que je vous aime plus que je n’aime monpère, mes frères, mes sœurs et mes bons amis. Je puis quitter lehall avec l’intention d’en rester éloigné des semaines entièressans dire adieu à personne, à l’exception de ma mère toutefois, etil est impossible que je m’éloigne de vous, même pour quelquesheures, sans presser dans les miennes vos petites mains blanches,sans emporter comme une bénédiction ces douces paroles :« Bon voyage et prompt retour, Will. » Cependant, Maude,vous ne m’aimez pas, ajouta presque tristement le pauvre garçon.Mais ce nuage n’assombrit pas les beaux yeux de William ; caril reprit bien vite d’un ton plus gai : J’espère que vousm’aimerez un jour, Maude ; je l’espère, j’ai de la patience,je puis attendre votre bon plaisir ; ne vous pressez pas, nevous tourmentez pas, n’imposez pas à votre cœur un sentiment qu’ilne veut pas accepter. Cela viendra, chère Maude, et si bien qu’unjour vous vous direz à vous-même : « Eh bien !j’aime William, je l’aime un peu… un tout petit peu. » Puis,au bout de quelques jours, de quelques semaines, de quelques mois,vous m’aimerez davantage. Votre amour grandira ainsiprogressivement jusqu’à ce qu’il arrive à égaler en force et enpassion l’immensité du mien. Mais vous aurez beau faire, Maude, iln’y parviendra pas. Je vous aime tant que ce serait trop demanderau ciel que de le prier de vous mettre dans le cœur un pareilamour. Vous m’aimerez à votre aise, à votre fantaisie, suivantvotre caprice, et vous me direz un jour : « Will, je vousaime ! » Moi je vous répondrai… Ah ! ah !ah ! je ne sais pas ce que je vous répondrai, Maude ;mais je sauterai de joie, mais j’embrasserai ma mère, mais jedeviendrai fou de bonheur. Oh ! Maude, essayez de m’aimer,commencez par un léger sentiment de préférence, demain vousm’aimerez un peu, après-demain davantage, et à la fin de la semainevous me direz : « Will, je vous aime ! »

– Vous m’aimez donc vraiment, Will ?

– Que faut-il faire pour vous en donner lapreuve ? répondit le jeune homme d’un ton grave, que faut-ilfaire ? dites-le moi… Je désire vous apprendre que je vousaime de tout mon cœur, de toute mon âme, de toutes mes forces, jedésire vous l’apprendre puisque vous ne le savez pas encore.

– Vos paroles et vos actions sont des preuvesqui ne demandent pas à être appuyées par de nouveaux témoignages,cher William, et ma demande n’a d’autre but que d’amener entre nousune sérieuse explication, non de vos sentiments, ils me sontconnus, mais de ceux qui remplissent mon cœur. Vous m’aimez, Will,vous m’aimez sincèrement ; mais si j’ai attiré votreattention, il ne faut pas oublier que c’est sans le vouloir ;je n’ai jamais cherché à vous inspirer de l’amour.

– C’est vrai, Maude, c’est vrai, vous êtesaussi modeste que belle ; je vous aime parce que je vous aime,voilà tout.

– Will, reprit la jeune fille avec un peud’anxiété dans le regard, Will, n’avez-vous donc jamais songé quej’avais pu donner mon cœur avant de vous connaître ?

Cette affreuse pensée, qui n’était jamaisvenue troubler les rêves de William ni porter atteinte à la doucequiétude de son patient amour, le frappa au cœur d’un coup sidouloureux qu’il pâlit, et, près de défaillir, s’appuya contre unarbre.

– Vous n’avez point donné votre cœur, n’est-cepas, Maude ? murmura-t-il d’une voix suppliante.

– Calmez-vous, cher Will, reprit doucement lajeune fille, calmez-vous et écoutez-moi. Je crois en votre amourcomme je crois en Dieu, et je voudrais de tout mon cœur pouvoirvous rendre, cher et bon Will, affection pour affection.

– Ne me dites pas qu’il vous est impossible dem’aimer, Maude ! s’écria violemment le jeune homme, ne me ledites pas, car je sens aux palpitations de mon cœur, à la chaleurde mon sang qui court dans mes veines comme une lave ardente, jesens qu’il me serait impossible d’entendre, d’écouter vosparoles.

– Vous devez cependant les entendre, Will, etje vous demande en grâce d’y prêter quelques minutes d’attention.Je connais les douleurs de l’amour sans espoir, mon ami, j’en aisubi une à une toutes les tortures ; il n’existe point sur laterre de douleur comparable à celle que jette dans le cœur un amourdédaigné. Je désire ardemment vous en épargner les cruellesangoisses, Will ; écoutez-moi, je vous prie, sans amertume etsurtout sans colère. Avant de vous connaître, avant d’avoir quittéle château de Nottingham, j’avais donné mon cœur à une personne quine m’aime pas, qui ne m’a jamais aimée, qui ne m’aimera jamais.

William tressaillit.

– Maude, dit-il d’une voix palpitante, Maude,si vous le voulez cet homme vous aimera, il vous aimera, Maude,répéta le pauvre garçon les yeux pleins de larmes. Par lamesse ! il faut que cet homme devienne votre esclave, il lefaut ou je le battrai tous les jours. Oui, Maude, je le battraijusqu’à ce qu’il vous aime.

– Vous ne battrez personne, Will, réponditMaude en souriant malgré elle de l’étrange expédient que voulaitmettre en œuvre le jeune garçon, non seulement l’amour ne s’imposepas, et surtout d’une aussi rude manière, mais encore celui dont jevous parle ne mérite en aucune façon d’indignes traitements. Vousdevez comprendre, Will, que je n’attends pas, que je n’espère pasl’affection de cet homme, et vous devez comprendre mieux encorequ’il faudrait n’avoir ni cœur ni âme pour rester insensible etindifférente aux témoignages de votre tendresse. Eh bien !Will, mon cher Will, profondément touchée de vos généreusesparoles, je veux vous en exprimer ma gratitude par le don de mamain, par l’assurance d’une affection qui mettra toute sa force àconquérir, à mériter, à égaler la vôtre.

– À votre tour, écoutez-moi, Maude, réponditWill d’une voix tremblante. Je suis honteux de n’avoir pas comprisles raisons de votre indifférence. Je vous prie de me pardonnerl’aveu arraché à votre cœur. Par bonté d’âme, Maude, vous voulezaccepter le nom du pauvre William, par bonté d’âme encore vousvoulez vous sacrifier à son bonheur. Songez donc, Maude, que cebonheur même est la perte de vos espérances, peut-être même cellede votre repos. Je ne puis ni je ne dois accepter un pareilsacrifice. Non seulement je ne crois pas en être digne, mais encoreje rougirais de vous parler plus longtemps de mon amour.Pardonnez-moi les ennuis dont je vous ai accablée, pardonnez-moi devous avoir aimée, de vous aimer encore, pardonnez-moi, je vous jurede ne jamais vous parler de mes sentiments.

– William, William, où donc êtes-vous ?s’écria tout à coup une voix forte et sonore.

– On m’appelle, Maude, adieu. Que la viergeMarie daigne veiller sur vous, que sa divine protection vouspréserve de tout malheur ! Soyez heureuse, Maude ; mais,si vous ne me revoyez jamais, si je ne reviens plus, pensezquelquefois au pauvre Will, pensez à celui qui vous aime, qui vousaimera toujours.

En achevant ces paroles, murmurées d’une voixpleine de larmes, le jeune homme saisit Maude par la taille, pressasur son cœur la jeune fille palpitante, l’embrassa passionnément,et s’enfuit sans détourner la tête, sans répondre à une douce voixqui cherchait à le retenir.

– Il ne m’a pas donné le temps de lui exprimerd’une manière explicite la délicatesse de mon aveu, se dit Maudetout attristée du brusque départ de William. Demain je lui diraique mon cœur n’a aucun regret du passé ; il en sera bienheureux, ce cher Will.

Hélas ! le lendemain devait être précédéde longs jours d’attente.

Une vingtaine de robustes vassaux armés delances, d’épées, d’arcs et de flèches entouraient, à une distancerespectueuse, un groupe d’hommes composé des fils de sir Guyde Gamwell, de Petit-Jean son neveu, et de Gilbert Head.

– Je suis fort étonné que Robin se fasseattendre, disait le vieillard à ses jeunes compagnons ; iln’est point dans les habitudes de mon fils d’être paresseux.

– Patience, maître Gilbert, réponditPetit-Jean en redressant sa grande taille pour jeter au loin unregard investigateur ; Robin n’est pas seul à manquer àl’appel, mon cousin Will se fait également désirer. Ce n’est passans motif, je le gage, qu’ils retardent le départ de deux ou troisminutes.

– Les voici ! cria un des hommes.

Will et Robin s’avancèrent rapidement.

– Avez-vous donc oublié l’heure durendez-vous, mon fils ? demanda Gilbert en tendant la main auxjeux jeunes gens.

– Non, mon père, et je vous demande pardon dem’être fait attendre.

– Partons ! s’écria Gilbert, Petit-Jean,ajouta-t-il en se tournant vers le jeune homme, vos amisconnaissent-ils bien clairement le but de notreexpédition ?

– Oui, Gilbert, et ils ont juré de vous suivreavec courage, de vous servir avec fidélité.

– Je puis donc en toute confiance compter surleur appui ?

– En toute confiance.

– Très bien. Un mot encore : afin degagner Nottingham par le chemin le plus court, nos ennemistraverseront Mansfeld, s’engageront dans la grande route qui coupeen deux la forêt de Sherwood, et atteindront un carrefour auprèsduquel nous nous mettrons en embuscade… Je n’ai pas besoin d’endire davantage. Petit-Jean, vous connaissez mesintentions ?

– Parfaitement, répondit le jeune homme. Mesgarçons ! cria Petit-Jean sur un signe du vieillard,aurez-vous le courage d’enfoncer vos dents saxonnes dans le corpsde ces loups normands ? aurez-vous le courage de vaincre ou demourir ?

Un oui énergique répondit à la double questiondu jeune homme.

– Eh bien ! mes braves gens, enavant !…

– Hourra ! pour la guerre !s’exclama Will en suivant avec Robin la belliqueuse troupe.

– Hourra ! hourra ! crièrentjoyeusement les hommes. Et l’écho de la sombre forêt répétaencore :

– Hourra ! hourra !hourra !

– Qu’avez-vous donc, ami Will ? demandaRobin en prenant le bras du pensif jeune homme. Il me semble qu’unnuage de noire mélancolie obscurcit votre joyeuse figure. Les crisdes combattants n’ont-ils donc plus d’harmonie pour le gentilWilliam, ou bien craint-il le danger de notre promenade ?

– Vous me faites là une étrange question,Robin ? répondit William en tournant vers son ami un regardchargé de tristesse. Demandez au lévrier s’il aime poursuivre lecerf, au faucon s’il lui plaît de fondre du haut des nues sur lemodeste passereau ; mais ne me demandez pas si je crains ledanger.

– Ma question avait pour but de distrairevotre esprit des sombres pensées qui l’occupent, cher Will,répondit Robin ; ces sombres pensées ont terni l’éclat de vosyeux et jeté sur votre front une inquiétante pâleur. Vous avez unchagrin, Will, un véritable chagrin, confiez-le-moi, ne suis-je pasvotre ami ?

– Je n’ai pas de chagrin, Robin, je suis ceque j’étais hier et ce que je serai demain ; vous me verrezcomme d’habitude, le premier au combat.

– Je ne doute nullement de votre courage moncher Will, mais je doute de la tranquillité de votre âme :quelque chose vous attriste, j’en suis convaincu. Soyez franc avecmoi, je puis peut-être vous être utile, porter avec vous le fardeaude vos peines, et par cela même les rendre moins lourdes. Si vousvous êtes mis en querelle avec quelqu’un, dites-le-moi, votreaffaire sera la mienne.

– Le motif de ma tristesse n’est ni assezimportant ni assez sérieux, mon cher Robin, pour rester pluslongtemps un mystère. Si j’avais pris la peine de réfléchir, je neserais ni surpris ni affligé de ce qui m’arrive… Pardonnez-moi meshésitations, il y a en moi un sentiment qui, malgré ma volonté,ferme mon cœur à toute confidence. Est-ce orgueil outimidité ? je l’ignore ; mais un ami tel que vous est unsecond soi-même. Vos questions trouvent souvent en moi un écho,votre amitié triomphe de ma fausse honte, je…

– Non, non, cher Will, interrompit vivementRobin : garde ton secret : la souffrance a sa pudeur, etje te prie de me pardonner l’amicale importunité de mesinterrogations.

– C’est à moi de demander pardon pourl’égoïsme de ma douleur, cher Robin, s’écria Will en saccadant sesparoles dans un éclat de rire plus triste que des pleurs. Jesouffre, je souffre réellement, et je veux sonder devant toi lablessure qui a déchiré mon âme. Tu seras le confident de mapremière souffrance comme tu as été le compagnon de mes premiersjeux ; car nous sommes plus étroitement liés par l’amitié quenous ne le serions pas les liens du sang, et je veux être pendu,Rob, si mon affection pour toi n’est pas celle du plus tendre desfrères.

– Tes paroles sont vraies, Will, l’affectionnous a rendus frères. Où sont les jours de notre belleenfance ? Le bonheur dont nous jouissions alors ne reviendraplus.

– Le bonheur reviendra pour vous, Robin, maissous d’autres formes ; il portera d’autres vêtements, un autrenom, mais il sera toujours le bonheur. Quant à moi, je n’espèreplus rien, je ne désire plus rien, mon cœur est brisé. Vous savez,Robin, combien j’ai aimé Maude Lindsay… je ne trouve pas de parolesqui puissent vous faire clairement comprendre l’invincible passionqui attachait ma vie au nom seul de cette jeune fille. Ehbien ! maintenant, je sais, je sais…

Une douloureuse crainte traversa l’esprit deRobin.

– Eh bien ! maintenant ?interrogea-t-il d’un ton plein d’anxiété.

– Lorsque vous êtes venu me chercher dans lejardin du hall, reprit William, j’étais auprès de Maude, je venaisde lui dire ce que je lui dis tous les jours depuis bien longtemps,que mon rêve le plus doux est de la donner pour fille à ma mère,pour sœur à mes sœurs. Je demandais à Maude si elle voulait essayerde m’aimer un peu, et Maude me répondait qu’avant de venir au hallde Gamwell elle avait disposé de son affection. Alors, Robin,j’ai vu se détruire toutes mes espérances, alors j’ai senti quelquechose se briser en moi : c’était mon cœur, Rob, c’était moncœur ; vous le voyez, je suis bien malheureux.

– Maude vous a-t-elle confié le nom de celuiqu’elle aime ? demanda craintivement Robin.

– Non, répondit Will, elle m’a seulement ditque cet homme ne l’aimait pas. Comprenez-vous cela, Robin ? Ilexiste un homme qui n’aime pas Maude et qui est aimé deMaude ! un homme que son regard cherche et qui fuit ceregard ! Ô l’insigne brute ! ô le misérable ! J’aioffert à Maude de m’emparer de lui, de le contraindre à donnerl’amour qu’il refuse. Je lui ai offert de le battre à outrance,elle a refusé. oh ! elle l’aime ! elle l’aime !Après avoir achevé ce triste et pénible aveu, continua William, lapauvre et généreuse Maude m’a offert sa main. Je l’ai refusée. Laraison, la loyauté, l’honneur ont imposé silence à mon amour… Ditesadieu au rieur et joyeux Will, Robin, il est mort, bien mort.

– Allons, allons, William, un peu de courage,dit doucement Robin ; votre cœur est malade, il faut lesoigner, il faut le guérir, et je veux en être le premier médecin.Je connais Maude mieux encore que vous ne la connaissez ; ellevous aimera un jour, si déjà elle ne vous aime. Je vous assure,William, que vous avez fort mal interprété ses petites confessionsde jeune fille : elles ont été dictées par un sentimentd’extrême délicatesse, elles devaient vous faire comprendre lesrigueurs passées et en même temps vous rendre plus précieuse uneoffre aussi inconsidérément refusée. Croyez-moi donc, William,Maude est une charmante fille, aussi honnête que belle, et vraimentdigne de votre amour.

– J’en suis certain ! s’écria le jeunehomme.

– Il ne faut point vous exagérer la profondeurdes chagrins de miss Lindsay, mon ami, ni vous tourmenter l’espritde suppositions chimériques. Maude vous aime déjà beaucoup, j’ensuis sûr, et un jour elle vous aimera plus encore.

– Le pensez-vous, Robin, mon cher Robin ?s’écria Will, saisissant avec avidité cette lueur d’espoir.

– Oui, je le pense ; seulement faites-moile plaisir de me laisser parler sans interruption ; je vous lerépète, et je vous le répéterai toutes les fois que vous perdrezcourage, Maude vous aime ; l’offre de sa main n’était ni undévouement ni un sacrifice, mais bien un élan du cœur.

– Je vous crois, Robin, je vous crois !s’écria Will, et demain je demanderai à Maude si elle veut biendonner un enfant de plus à ma mère.

– Vous êtes un excellent garçon,William ; reprenez donc courage, et doublons le pas, nous noustrouvons au moins à un quart de mille en arrière de nos compagnons,et franchement cette lenteur de marche ne nous donne pas un airfort martial.

– Vous avez raison, mon ami, et je crois déjàentendre la voix grondeuse de notre général en chef.

Lorsque la petite troupe eut atteint l’endroitdésigné par Gilbert comme étant propice à une embuscade, levieillard posta ses hommes, donna à chacun de nouvelles et brèvesexplications, ordonna sur toute la ligne un profond silence, etvint lui-même se placer derrière un tronc d’arbre à quelques pas dePetit-Jean, dont les oreilles étaient déjà aux aguets.

Le cri d’un oiseau éveillé, le chant mélodieuxdu rossignol, les soupirs de la brise se jouant dans les feuilles,troublaient seuls le calme silencieux de la nuit ; mais à cesindistincts murmures vint bientôt se joindre un bruit de pas encoreéloigné, un bruit presque imperceptible et que l’ouïe seule deshommes de la forêt pouvait distinguer dans les rumeurs harmonieusesdes plaintes du vent, de la voix de l’oiseau et du bruissement desfeuilles.

– C’est un voyageur à cheval, dit Robin àmi-voix, je crois reconnaître le pas court et rapide d’un poney denos pays.

– Votre observation est parfaitement juste,répondit Petit-Jean sur le même ton de prudence ; le survenantest un ami ou bien un passant inoffensif.

– Attention ! cependant.

– Attention ! se répétèrent les hommesles uns aux autres.

La personne qui excitait ainsi l’inquiètecuriosité de la petite troupe continuait joyeusement saroute ; elle chantait d’une voix forte une ballade composée enson propre honneur, et sans nul doute par elle-même.

– Malédiction sur toi ! s’écria tout àcoup le chanteur en adressant à son cheval cette aimable parole.Eh ! quoi ! bête sans goût, lorsque des torrentsd’harmonie s’échappent de mes lèvres, tu ne restes pas silencieuse,ravie, charmée ! Au lieu de dresser tes longues oreilles, dem’écouter avec une gravité convenable, tu tournes la tête de droiteà gauche, tu mêles à la mienne ta voix fausse, gutturale et sansharmonie ! Mais tu es une femelle, et par conséquent tu as unnaturel taquin, contrariant, entêté, opiniâtre. Si je désire tevoir marcher d’un côté de la route, tu te diriges immédiatementvers une direction opposée, tu fais sans cesse ce que tu ne doispoint faire, et tu ne fais jamais ce qu’il faut que tu fasses. Tusais que je t’aime, effrontée, et c’est uniquement parce que tu asacquis la certitude de cette affection que tu veux changer demaître. Tu es comme elle, comme sont toutes les femmes enfin,capricieuse, inconstante, volontaire et coquette.

– Pour quelle raison déclames-tu ainsi contreles femmes, mon ami ? dit Petit-Jean, qui, silencieusementsorti de sa cachette, saisit à l’improviste les brides ducheval.

Fort peu effrayé, l’inconnurepartit :

– Avant de répondre, je serais bien aise desavoir le nom de celui qui arrête un homme paisible et inoffensif,le nom de celui qui ajoute à ce procédé de brigand l’impudenced’appeler son ami un homme qui lui est bien supérieur, ajoutafièrement l’étranger.

– Apprenez, sir clerc de Copmanhurst, car labruyante criaillerie de vos chants m’a dit votre nom, que vous êtesarrêté, non par un brigand, mais par un homme fort difficile àintimider, et qui est placé au-dessus de vous à une hauteur égale àcelle que vous donne pour l’instant votre cheval, répondit d’un toncalme et froid le neveu de sir Guy.

– Apprenez, sir chien de la forêt, car lagrossièreté de vos manières me dit votre nom, que vous questionnezun homme peu habitué à répondre aux demandes importunes, un hommequi vous rossera d’importance si vous ne laissez retomber àl’instant les brides de son cheval.

– Les grands brailleurs sont toujours lespetits faiseurs, répondit le jeune homme d’un ton plein deraillerie, et je vais répondre à vos menaces par la présentationd’un jeune forestier qui vous fera crier merci avec votre proprebâton.

– Me faire crier merci avec mon proprebâton ! s’écria l’étranger d’un ton furieux ; le casserait rare, s’il n’était impossible. Amenez votre ami, amenez-le àl’instant.

En achevant de vociférer ces dernièresparoles, le voyageur sauta à bas de son cheval.

– Eh bien ! où est-il, ce batailleur deprofession ? continua l’étranger en jetant sur le jeune hommede furieux regards, où est-il ? Je veux lui fendre le crâneafin d’avoir ensuite le plaisir de vous châtier, nigaud aux longuesjambes.

– Allez vite, Robin, dit Gilbert, allez vite,le temps presse : donnez à ce bavard insolent une courte etbonne leçon.

En apercevant l’étranger, Robin saisit le brasde Petit-Jean, et lui dit à voix basse :

– Ne reconnaissez-vous donc pas cevoyageur ? C’est Tuck, le joyeux moine.

– Ah bah ! vraiment ?

– Oui ; mais ne dites rien, je désiredepuis longtemps faire un tour de bâton avec ce brave Gilles, etcomme le clair-obscur de la nuit me promet l’incognito, je veuxabuser de cette bizarre rencontre.

Les formes élégantes et efféminées de Robinamenèrent un sourire narquois sur les lèvres de l’étranger.

– Mon garçon, dit-il en riant, es-tu sûrd’avoir le crâne épais et de pouvoir supporter sans en mourir lagrêle de coups que mérite ton impudence ?

– Mon crâne est solide, quoiqu’il n’ait pasl’épaisseur du vôtre, sir étranger, répondit le jeune homme enparlant le dialecte de Yorkshire afin de dissimuler l’organe de savoix ; néanmoins il résistera à vos coups, si toutefois ilsont l’adresse de l’atteindre, adresse que je mets en doute avecautant de hardiesse que vous mettez de forfanterie à laproclamer.

– Nous allons te voir à l’œuvre, jeune pieeffrontée. Ainsi donc, assez de paroles, les faits sont pluséloquents. En garde !

Dans l’intention d’effrayer son jeuneadversaire, Tuck fit avec son bâton un effrayant moulinet et parutvouloir diriger son premier coup dans les jambes de Robin ;mais le jeune homme, trop habile pour méconnaître les réellesintentions du moine, arrêta le bâton au moment où, guidé par unemain sûre, il allait le frapper à la tête. Puis, non content decette adroite parade, il asséna sur les épaules, les reins, et surla tête de Tuck une grêle de coups, si rapide, si violente et siméthodiquement appliquée que le moine, abasourdi, moulu, les yeuxaveuglés, demanda, non point merci, mais une suspensiond’armes.

– Vous maniez assez bien le bâton, mon jeuneami, dit-il d’une voix haletante, tout en essayant d’en dissimulerla fatigue, et je m’aperçois que les coups rebondissent sans lesmeurtrir sur vos membres flexibles.

– Ils rebondissent lorsque je les reçois,messire, répondit gaiement Robin ; mais jusqu’à présent je neconnais pas le contact de votre bâton.

– C’est votre orgueil qui parle, jeune homme,car bien certainement je vous ai touché plus d’une fois.

– Vous avez donc oublié, moine Tuck, que cemême orgueil m’a de tout temps interdit le mensonge ? réponditRobin de sa voix naturelle.

– Qui êtes-vous ? s’écria le moine.

– Regardez mon visage.

– Ah ! par saint Benoît, notrebienheureux patron ! c’est Robin Hood, l’habile archer.

– Moi-même, joyeux Tuck.

– Joyeux Tuck, joyeux Tuck, oui, mais avantl’époque où vous m’avez enlevé ma petite maîtresse, la jolie MaudeLindsay.

Ces paroles étaient à peine achevées qu’unemain de fer se cramponnait avec violence autour du bras de Robin,et une voix furieuse murmurait sourdement :

– Ce moine dit-il vrai ?

Robin tourna la tête et vit, pâle, les lèvrestremblantes, les yeux injectés de sang, la figure effarée deWill.

– Silence, William, répondit doucement Robin,silence, je répondrai tout à l’heure à votre question. Mon cherTuck, reprit le jeune homme, je n’ai point enlevé celle que vousnommez si légèrement votre maîtresse. Miss Maude, en digne ethonnête fille, a repoussé un amour qu’elle ne pouvait partager. Sasortie du château de Nottingham n’était point une faute, maisl’accomplissement d’un devoir : elle accompagnait samaîtresse, lady Christabel Fitz-Alwine.

– Je n’ai point prononcé de vœux monastiques,Robin, répondit le moine en manière d’excuse, et j’aurais pu donnermon nom à miss Lindsay. Si la capricieuse fille a repoussé monamour, j’en dois accuser votre joli visage, ou bien l’inconstancede cœur naturelle aux femmes.

– Fi donc ! moine Tuck, s’écria Robin,calomnier les femmes est une infamie ; pas un mot deplus ! miss Maude est orpheline, miss Maude est malheureuse,miss Maude a droit au respect de tous.

– Herbert Lindsay est mort ? s’écriatristement Tuck. Dieu veuille avoir son âme !

– Oui, Tuck, mort. Bien des choses étranges sesont passées ; je vous conterai tout cela plus tard. Enattendant la possibilité d’un long entretien, occupons-nous dumotif qui amène notre rencontre. Votre concours nous estnécessaire.

– En quoi ? demanda Gilles.

– Je vais vous l’expliquer le plus brièvementpossible. Le baron Fitz-Alwine a fait brûler par ses sbires lamaison de mon père, comme vous le savez ; ma mère a été tuéeau milieu de l’incendie, et Gilbert veut venger sa mort. Nousattendons ici le baron ; il revient de l’étranger et rentre àNottingham. Notre intention est de pénétrer ensuite par surprisedans l’intérieur du château. Si vous avez envie d’échanger quelquesbons coups, en voilà l’occasion.

– Bravo ! je ne refuse jamais un plaisir.Mais vous n’espérez pas que je pense remporter la victoire, carnotre corps d’armée n’est pas fort, s’il ne se compose que de cesbeaux garçons, de vous et de moi.

– Mon père et une bande de vigoureuxforestiers sont en embuscade dans le taillis à vingt pas denous.

– Alors nous serons vainqueurs ! s’écriale moine en faisant tournoyer son bâton d’un air enthousiasmé.

– Quelle route avez-vous suivie pour gagner laforêt, mon révérend père ? demanda Petit-Jean.

– Celle de Mansfeld à Nottingham, mon frêleami, répondit le moine. En vérité, ajouta-t-il, je ne pardonnepoint à mes yeux leur aveuglement, et je vous serre les mains debon cœur, mon cher Petit-Jean.

Le neveu de sir Guy répondit avec affectionaux amicales politesses du moine.

– N’avez-vous point rencontré sur votre routeune cavalcade militaire ? demanda le jeune homme.

– Une bande d’hommes arrivés de la terresainte se rafraîchissait dans une auberge de Mansfeld ; maiscette bande, toute disciplinée qu’elle paraît être, est composéed’hommes à moitié morts de fatigue, d’épuisement et de privations.Croyez-vous qu’elle fasse partie du cortège qui accompagne le baronFitz-Alwine ?

– Oui, car ces croisés attendus au château deNottingham sont des hommes à lui. Ainsi donc, à bientôt larencontre des illustres personnages. Moine Tuck, il fautdisparaître dans un fourré ou derrière un tronc d’arbre.

– Volontiers ; mais où faut-il placercette obstinée jument ? Elle a autant de défauts qu’une fem…chut !… néanmoins je m’y suis attaché.

– Je vais la conduire dans un abri sûr ;confiez-m’en le soin, et cachez-vous.

Petit-Jean lia le cheval par les reins à unarbre peu éloigné de la route, puis il vint rejoindre sescompagnons.

L’inquiétude nerveuse de Will ne lui avaitpoint permis d’attendre un moment propice à une explication ;il s’était emparé de Robin, et, bon gré, mal gré, le fougueux jeunehomme avait contraint son ami à lui faire un récit détaillé descirconstances qui se rattachaient à la fuite du château deNottingham.

Robin fut véridique, sincère et surtoutgénéreux pour Maude.

Will écouta le cœur palpitant, et lorsque lejeune homme eut achevé son récit, il lui demanda :

– Est-ce tout ?

– C’est tout.

– Merci !

Et les deux excellents cœurs se pressèrentl’un contre l’autre.

– Je suis son frère, dit Robin.

– Je serai son mari, s’écria William ; etil ajouta gaiement : Allons nous battre !

Pauvre William !

L’attente des forestiers se prolongea fortavant dans la nuit, et ce ne fut que vers trois heures du matinqu’un hennissement de cheval retentit dans les profondeurs de laforêt. La jument de Tuck répondit gracieusement à cette voix defrère.

– Ma jeune demoiselle fait la coquette, ditTuck ; est-elle solidement attachée, Petit-Jean ?

– Je le crois, répondit le jeune homme.

– Chut ! dit Robin, j’entends le pas deschevaux.

Quelques minutes après, une troupe qui nefaisait nullement un mystère de son approche, car les hommes moinsfatigués que ne l’avait jugé Tuck, riaient, causaient etchantaient, parut à l’entrée du carrefour.

Au même instant le petit cheval de Tuck seprécipita hors du taillis, passa comme une flèche devant sonmaître, et galopa d’un air délibéré au-devant des soldats.

Le moine fit un mouvement pour s’élancer surles traces de la déserteuse.

– Êtes-vous fou ? murmura Petit-Jean quisaisit le bras du moine ; un pas de plus et vous êtesmort.

– Mais ils me prendront mon petit poney,grommela Tuck ; laissez-moi, je vais…

– Silence, malheureux ! tu vas nous fairedécouvrir ; les poneys ne sont pas rares ; mon oncle t’endonnera un.

– Oui, mais il n’aura pas été béni par l’abbéde notre couvent comme l’a été ma gentille Mary ; lâchez-moi àl’instant. Que signifie cette violence, ami tourelle ? je veuxmon cheval, je le veux, je le veux !

– Eh bien ! va le chercher, s’écriaPetit-Jean en poussant le moine ; va, fanfaron étourdi, têtesans cervelle !

Tuck devint pourpre, ses yeux lancèrent deséclairs, et il dit d’une voix tremblante de colère :

– Écoute, tour, clocher marchant, colonneambulante, après le combat je te rosserai cruellement.

– Ou bien tu seras rossé, réponditPetit-Jean.

Tuck s’élança sur la route, et, tout encourant vers les soldats, il vit sa jument caracoler, se cabrer,soulever autour d’elle des nuages de poussière et résister auxefforts de ceux qui voulaient mettre un frein à ses joyeusesfolies.

Un soldat atteignit le poney avec salance ; mais le coup qu’il frappa lui fut rendu avec usure parTuck, car le pauvre diable glissa de sa monture en jetant un cri dedouleur.

– Mary, Mary, doucement, ma fille, criaTuck ; viens à moi, mignonne, viens.

Cette voix connue fit dresser les oreilles aucheval ; il hennit joyeusement, et trotta aussitôt du côté deson maître.

– Comment, coquin ! s’écria le chef d’unton furieux, tu massacres mes hommes !

– Respectez un membre de l’Église, réponditTuck en appliquant sur la tête du cheval monté par le chef unviolent coup de bâton.

L’animal bondit en arrière, le chef chancelaet perdit les étriers.

– Ne vois-tu pas l’habit que je porte ?reprit Tuck d’un ton qu’il essayait de rendre imposant.

– Non ! rugit le chef, non ! je nevois pas ton habit, mais bien ta hardiesse insolente. Sans respectpour l’un et sans merci pour l’autre, je vais te briser lecrâne.

Le coup de lance atteignit Tuck, et la douleurexaspéra si follement le bon frère qu’il se jeta sur le chef encriant d’une voix de stentor :

– À moi les Hood ! les Hood à moi !à moi !

Les clameurs de Tuck n’épouvantèrent pas lechef. Sa troupe, composée d’une quarantaine d’hommes, pouvait lesecourir au moindre signe, et, quelque adroit et vigoureux que fûtle moine, c’était un ennemi facile à vaincre.

– Arrière, coquin ! s’écria-t-il d’unevoix terrible, arrière ! et sa lance repoussa Tuck, tandisque, violemment enlevé par son cavalier, le cheval se jetaitau-devant du moine.

Le bénédictin fit un bond prodigieux, et, d’unformidable coup de bâton, fendit la tête du chef.

Vingt lances et autant d’épées menacèrent lavie de l’intrépide moine.

– Au secours, les Hood ! ausecours ! vociféra Tuck en s’acculant comme un lion contre letronc d’un arbre.

– Hourra ! hourra pour les Hood,s’écrièrent furieusement les forestiers, hourra !hourra !

Et la troupe commandée par Gilbert, s’élançacomme un seul homme au secours du moine.

En voyant courir sur eux cette bande armée etaux intentions hostiles, les soldats jetèrent un cri de ralliement,enveloppèrent la route dans toute sa largeur, et se préparèrent àrenverser l’ennemi sous le pied des chevaux.

Une volée de flèches arrêta l’essor de cettepremière défense, et une demi-douzaine de soldats tombèrent blessésà mort sur le champ de bataille.

En s’apercevant que le nombre des ennemisétait bien supérieur à sa petite troupe, Gilbert lui ordonna des’appuyer sur le bas-côté de la route, afin d’y trouver laprotection des ténèbres et le rempart des arbres.

Cette habile manœuvre livrait les soldats auxatteintes mortelles des flèches, car les forestiers ne manquaientpoint leur but, tant l’habitude leur avait donné de précision etd’adresse.

– Pied à terre ! cria l’homme qui, de sapropre autorité, avait pris la place du chef.

Les croisés obéirent, et la troupe de Gilberts’élança bravement au-devant d’eux. Ce fut alors un combat corps àcorps, un combat meurtrier où la force commandait en reine.

– Hood ! Hood ! criaient lesforestiers, vengeance ! vengeance !

– Point de quartier ! à bas les chienssaxons ! à bas les chiens ! vociféraient les soldats.

– Gare aux dents de ces chiens ! criaWill en clouant une flèche sur la poitrine d’un gaillard qui venaitde hurler ce cri de mort.

Petit-Jean, Robin et Gilbert se battaient dumême côté, les Gamwell accomplissaient des merveilles d’adresse etde courage ; quant au vigoureux moine, chaque coup de sonprodigieux bâton terrassait un homme.

William courait comme un cerf d’un côté et del’autre, culbutant un soldat par-ci, fendant la tête à un autrepar-là, mais veillant surtout au salut de ses amis, veillant surRobin, qu’à deux reprises différentes il sauva d’un danger presquemortel.

En dépit de tous ces efforts, en dépit ducourage particulier de chacun et de la force combinée d’unerésistance générale, le résultat victorieux du combat étaitvisiblement du côté de la troupe appartenant au baron. Cette troupebien disciplinée, rompue aux fatigues et d’une force double decelle des forestiers, regagnait de minute en minute le terrainqu’elle avait perdu en engageant le combat. Petit-Jean jugea d’unregard la situation presque désespérée, et du moment que l’effusiondu sang ne devenait plus qu’un inutile carnage, il fallait y mettreune trêve. Mais s’osant agir sans l’autorisation de Gilbert, lejeune homme s’élança à sa recherche.

Les prouesses de William avaient attiré surlui l’attention de quatre soldats réunis en conseil pour s’emparerd’un chef des forestiers. Ils jugèrent au nombre des chefs letendre amoureux de la jolie Maude, et, malgré son énergiquerésistance, ils parvinrent à le terrasser. Robin vit le résultat del’attaque, et, ne consultant que son bon cœur, il traversa d’uncoup de lance la poitrine d’un homme, releva William d’une mainvigoureuse, et, appuyé par son ami, tenta vers le corps desforestiers, déjà rassemblés par Petit-Jean, une victorieuseretraite.

Le danger couru par Will semblait êtreconjuré, il allait, toujours soutenu par Robin, gagner le groupeami qui formait un rempart devant les soldats, lorsqu’un cri deRobin, un cri de furieux désespoir, fit perdre de vue au jeunehomme les soldats qui n’avaient pas succombé dans la lutte.

– Mon père ! mon père ! criaitRobin, ils vont tuer mon père !

Le jeune archer s’élança au secours deGilbert, et William, ressaisi, entraîné, n’eut que le temps de voirtomber Robin à genoux devant Gilbert, dont le crâne avait été fendupar un coup de hache.

Au milieu des clameurs soulevées par la mortdu vieillard, par la prompte vengeance qu’en tira Robin en tuant lesoldat meurtrier, l’enlèvement de Will passa inaperçu.

Le combat, ralenti un instant, redevint plusterrible. Robin et Tuck frappaient de mort tous ceux quicherchaient à les atteindre, et Petit-Jean mit à profit l’ivressedésespérée du jeune homme pour faire enlever le corps deGilbert.

Un quart d’heure après le départ du tristecortège, Robin cria d’une voix forte :

– Au bois, mes garçons !

Les forestiers se dispersèrent comme une banded’oiseaux surpris, et les soldats s’élancèrent à leur poursuite encriant :

– Victoire ! victoire ! chassons leschiens ! tuons les chiens !

– Les chiens ne se laisseront pas tuer sansmordre, cria Robin, et les arcs tendus envoyèrent une flèchemeurtrière.

La dangereuse poursuite devint bientôtimpossible, et les soldats eurent le bon sens de s’enapercevoir.

Six hommes manquaient à la troupe dePetit-Jean, Gilbert Head était mort, et William faisait partie desabsents.

– Je n’abandonnerai pas William, dit Robin enarrêtant la troupe ; poursuivez votre chemin, mesbraves ; quant à moi, je vais à la recherche de Will :blessé, mort ou prisonnier, il faut que je le retrouve.

– Je vous accompagne, dit aussitôtPetit-Jean.

Les hommes continuèrent leur route, et lesdeux jeunes gens reprirent en toute hâte le chemin qu’ils venaientde parcourir.

Le champ de bataille n’offrit plus à leursregards aucune trace de combat. Les morts, forestiers ou soldats,avaient tous disparu. Quelques piétinements de chevaux indiquaientçà et là le passage d’une troupe nombreuse, mais rien deplus : tronçons d’arbres, bois de flèches et autres vestigesde lutte, les croisés avaient tout recueilli, tout emporté.

Cependant un être vivant errait dans lecarrefour, jetant de droite et de gauche les regards intelligentsd’une inquiète recherche : cet être était le cheval dumoine.

À la vue des deux jeunes gens, le poney trottade leur côté d’un air de satisfaction ; mais, en reconnaissantcelui qui l’avait attaché, il hennit, se cabra et disparut.

– La douce Mary s’est émancipée, ditPetit-Jean, et bien certainement elle sera avant le jour lapropriété d’un outlaw.

– Essayons de nous en emparer, ditRobin ; avec son secours il me sera peut-être possible derejoindre les soldats.

– Et de vous faire tuer par eux, mon ami,répondit sagement le neveu de sir Guy ; la démarche serait, jevous l’assure, aussi inutile qu’imprudente ; retournons auhall, demain nous aviserons.

– Oui, retournons au hall, dit Robin, undouloureux devoir m’y rappelle aujourd’hui même.

Le surlendemain de cette funeste journée, lecorps de Gilbert, sur lequel Tuck avait pieusement prié, futenseveli et prêt à être transporté à sa dernière demeure.

Robin, resté seul, à son instante demande,auprès des restes chéris du bon vieillard, pria avec ferveur pourle repos de celui qui l’avait tant aimé.

– Adieu pour toujours, mon père chéri, dit-il,adieu, toi qui as reçu dans ta maison l’enfant étranger et sansfamille ; adieu, toi qui as noblement donné à cet enfant unemère tendre, un père dévoué, un nom sans tache, adieu, adieu,adieu !… La séparation mortelle de nos corps ne sépare pointnos âmes. Ô mon père ! tu vivras éternellement dans mon cœur,tu y vivras aimé, respecté, honoré à l’égal de Dieu. Ni le temps,ni les misères de la vie, ni même le bonheur n’affaibliront mafiliale tendresse. Tu m’as souvent dit, ô mon vénéré père !que l’âme des bons garde et protège ceux qu’elle a aimés. Veillesur ton fils, sur celui auquel tu as donné un nom qu’il conserveratoujours digne de toi. Je te le jure, père, ma main dans ta main,le regard vers le ciel, je te le jure, Robin Hood ne commettrajamais une action, bonne qu’elle ne soit guidée par toi, mauvaisequ’elle ne soit tempérée par des souvenirs de ta loyalejustice.

Quelques minutes de calme succédèrent à cesparoles, puis le jeune homme se leva, appela ses amis, et, têtenue, suivi de tous les membres de la famille Gamwell, il accompagnales restes mortels du vieux forestier.

Derrière le triste cortège marchait Lincoln,plus pâle que le mort, puis un chien boiteux, un pauvre chien quepersonne ne voyait, auquel personne ne songeait, un pauvre chienfidèle jusqu’à l’exil de la tombe.

Lorsque le corps, tout habillé et ensevelidans un drap, fut couché sur son dernier lit de repos, lorsque lesarmes de Gilbert eurent été déposées auprès de lui, le bon vieuxLance se glissa jusqu’au bord de la fosse, hurla tristement et sejeta sur le corps.

Robin voulut enlever le chien.

– Laissez le serviteur auprès du maître, sirRobin, dit gravement Lincoln, maître et chien sont morts.

Le vieillard avait dit vrai, Lance n’existaitplus.

La tombe fermée, Robin resta seul, car lesgrandes douleurs ne veulent ni consolations ni témoins.

Le soleil s’était couché dans un manteau depourpre, les premières étoiles scintillaient au ciel, les douxrayons de la lune venaient éclairer la solitude de Robin au momentoù deux ombres blanches apparurent à quelques pas du jeunehomme.

Le léger contact de deux mains simultanémentposées sur ses épaules arracha Robin à cette torpeur du désespoir,plus triste que des sanglots.

Il leva la tête et vit à ses côtés Maude enpleurs et Marianne pensive.

– L’espérance, le souvenir et mon affectionvous restent, Robin, dit Marianne d’une voix émue. Si Dieu donne ladouleur, il donne également la force de la supporter.

– Je couvrirai la tombe des fleurs dusouvenir, Robin, dit Maude, et nous parlerons ensemble de celui quin’est plus.

– Merci, Marianne, merci, Maude, réponditRobin.

Et, ne pouvant exprimer par des paroles saprofonde reconnaissance, le jeune homme se leva, pressa les mainsde Maude, s’inclina devant Marianne, et s’éloignaprécipitamment.

Les deux jeunes filles s’agenouillèrent à laplace que Robin venait de quitter et se mirent silencieusement àprier.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer