Robin Hood, le prince des voleurs – Tome I

Chapitre 12

 

Le baron écoutait négligemment la lecture descomptes d’un homme d’affaires, quand Robin, flanqué de deux soldatset précédé du sergent Lambic, dont nous avions oublié le nom, futintroduit dans sa chambre.

Aussitôt l’impétueux baron imposa silence àson lecteur et s’avança vers la petite troupe en lançant desregards qui ne présageaient rien de bon.

Le sergent leva les yeux sur son seigneur,dont les lèvres frémissantes s’entr’ouvraient, et il crut faireacte de politesse en lui laissant la parole ; mais le vieuxFitz-Alwine n’était pas homme à attendre patiemment qu’il plût ausergent de lui adresser son rapport, aussi lui appliqua-t-il unvigoureux soufflet comme pour lui dire : J’écoute.

– J’attendais… balbutia le pauvre Lambic.

– Moi aussi, j’attendais. Et lequel de nousdeux doit attendre, s’il vous plaît ? Ne voyez-vous pas,imbécile que vous êtes, que j’ouvre l’oreille depuis uneheure ?… Mais d’abord sachez, mon cher monsieur, que l’on adéjà raconté vos exploits, et que cependant je veux vous faire lagrâce d’en entendre une seconde fois le récit de votre proprebouche.

– Est-ce qu’Halbert vous a dit,monsieur ?…

– Vous m’interrogez, je crois ?parbleu ! voilà du nouveau ! monsieur m’interroge !Ah ! ah !

Lambic raconta en tremblant l’arrestation duvrai Robin.

– Vous oubliez une petite circonstance,monsieur ; vous ne me dites pas que vous avez relâché, aprèsl’avoir capturé, le coquin à l’arrestation duquel je tenaisessentiellement. Cela était fort spirituel de votre part,monsieur.

– Vous êtes dans l’erreur, milord.

– Je ne commets jamais d’erreurs, monsieur.Oui, vous avez capturé un jeune homme qui s’est dit Robin Hood, etvous l’avez laissé libre quand ce jeune homme de Sherwood aparu.

– C’est la vérité, milord, répondit Lambic quiavait omis par prudence cet épisode de son expédition dans laforêt.

– Oh ! c’est le plus sage, le plusardent, le plus pénétrant, le plus rusé des troupiers que maîtreLambic, sergent d’une compagnie de mes hommes d’armes, s’écria lebaron avec dédain ; puis il ajouta :

– Tu ne t’es donc pas souvenu des traits deceux que tu avais mis au cachot quelques heures auparavant ?roi des idiots, chauve-souris, escargot invalide !

– Je n’avais vu ni l’un ni l’autre desprisonniers, milord.

– Vraiment ! Tu avais alors un emplâtresur les yeux ? Avance ici, Robin ! cria le baron d’unevoix de tonnerre et en se laissant tomber sur le fauteuil.

Les soldats poussèrent Robin devant lebaron.

– Très bien, jeune bouledogue ! Abois-tutoujours aussi fort ? Je vais te dire ce que j’ai déjà dittantôt ; tu répondras franchement à mes questions, sinonj’ordonnerai à mes gens de t’assommer, entends-tu ?

– Interrogez-moi, répliqua froidementRobin.

– Ah ! tu t’amendes, tu ne refuses plusde parler ; bravo !

– Interrogez-moi, vous dis-je, milord.

L’œil du baron, qui s’était adouci, flamboyade nouveau et s’attacha sur Robin ; mais Robin sourit.

– Comment t’es-tu sauvé, jeune loup ?

– En sortant de mon cachot.

– J’aurais pu deviner cela sans beaucoup depeine ; qui t’a aidé à fuir ?

– Moi-même.

– Et qui encore ?

– Personne.

– Mensonge ! Je sais le contraire ;je sais que tu n’as pu passer par le trou de la serrure et que l’ont’a ouvert la porte.

– On ne m’a pas ouvert la porte, et, si jen’ai pas été assez fluet pour passer par le trou de la serrure, dumoins l’embonpoint ne m’a-t-il pas empêché de me glisser entre lesbarreaux de la lucarne du cachot ; de là j’ai sauté sur lerempart, où j’ai trouvé une porte ouverte, et, cette portefranchie, j’ai parcouru des escaliers, des galeries, des préaux,puis je suis arrivé au pont-levis… et j’étais libre, milord.

– Et ton compagnon, comment s’est-ilsauvé ?

– Je l’ignore.

– Il faut cependant que tu me le dises.

– Impossible. Nous n’étions pasensemble ; nous nous sommes rencontrés.

– Dans quel endroit du château vous êtes-vousrencontrés si à propos ?

– Je ne connais pas l’intérieur du château etne puis désigner cet endroit.

– Et ce coquin, où était-il quand le sergentLambic t’a arrêté ?

– Je l’ignore. Nous nous étions séparés depuisquelques instants ; je retournais seul chez mon père.

– Est-ce lui qu’on avait arrêté avanttoi ?

– Non.

– Mais où est-il ? qu’est-ildevenu ?

– De qui parlez-vous, milord ?

– Tu le sais bien, jeune fourbe ; jeparle d’Allan Clare, ton complice, ton ami.

– J’ai vu Allan Clare avant-hier pour lapremière fois.

– Quelle corruption, grand Dieu ! Ilsosent nous mentir en face, les vilains d’aujourd’hui ! plus debonne foi, plus de respect depuis que les enfants apprennent àdéchiffrer des grimoires et à barbouiller du papier ! Ma filleelle-même subit l’influence du vice ; elle correspond par cesinfernales lettres avec le misérable Allan Clare. Eh bien !puisque tu ignores où il se cache, ce misérable, aide-moi à devineroù je pourrai le trouver, je te promets la liberté pourrécompense.

– Milord, je n’ai pas l’habitude de passer montemps à deviner des énigmes.

– Eh bien ! je vais t’obliger à consacrerplusieurs heures par jour à cet utile exercice. Holà ! Lambic,remets ce bouledogue à la chaîne, et s’il s’évade encore, que Dieute préserve de la potence !

– Oh ! il ne m’échappera pas, répondit lesergent en hasardant un maigre sourire.

– Allons, file, et gare la corde !

Le sergent conduisit Robin de passages enpassages, d’escaliers en escaliers, jusqu’à une petite porteouvrant sur un corridor étroit ; là il prit des mains d’undomestique, venu en éclaireur, une torche allumée, et fit entrerRobin dans un réduit dont tout le mobilier consistait en une bottede paille.

Notre jeune forestier jeta les yeux autour delui ; rien de plus hideux que ce cachot ; pas d’issueautre que la porte, faite d’épais madriers bardés de fer ;comment sortir de là ? Il cherchait dans sa pensée un moyen,un expédient pour rendre inutiles les minutieuses précautions deson geôlier et n’en trouvait aucun, lorsque tout à coup il vitbriller dans l’obscurité du couloir, derrière les soldats, leregard clair et limpide d’Halbert. Cette vision lui renditl’espérance, et il ne douta plus de sa délivrance prochaine enpensant que des cœurs dévoués compatissaient à sa misère.

– Voilà votre chambre à coucher, ditLambic ; entrez, messire, et nargue le chagrin ! Nousdevons tous mourir un jour, vous ne l’ignorez pas ; que cesoit aujourd’hui, demain ou plus tard, qu’importe ! Qu’importeaussi le genre de mort : mourir d’une façon ou d’une autre,c’est toujours mourir.

– Vous avez raison, sergent, répondit Robinavec calme, et je comprends qu’il vous serait indifférent de mourircomme vous avez vécu… c’est-à-dire comme un chien.

En disant cela, Robin examinait du coin del’œil la porte encore ouverte, et relevait la position des soldatsau-dehors. Le domestique qui avait cédé sa torche à Lambic étaitparti, le jeune Hal également ; brisés de fatigue, lessoldats, au nombre de quatre, se tenaient nonchalamment appuyéscontre les murailles, et ne prêtaient guère d’attention à lacauserie de leur chef avec le prisonnier.

Habile à concevoir et prompt à exécuter, lejeune loup de Sherwood profita de l’inattention des hommes d’armeset de la faiblesse relative de Lambic, dont les mouvements étaientgênés par la torche qu’il tenait de la main droite, et, bondissantcomme un chat sauvage, il poussa la torche sur le visage de Lambic,l’y éteignit du coup, et s’élança hors du cachot.

Malgré l’obscurité, malgré les atrocesdouleurs que lui causaient les brûlures de son visage, Lambic,suivi de ses hommes, appuya une vigoureuse chasse au fugitif ;mais jamais lièvre au déboulé n’était parti si prestement, jamaisaussi renard ayant meute sur ses pistes ne fit plus de crochets, etvainement les limiers du baron hurlèrent en fouillant dans lescoins et recoins des immenses galeries. Robin leur échappa.

Déjà depuis quelques instants le jeune hommene marchait plus qu’à petits pas, sans savoir où il se trouvait, etles bras tendus en avant pour se garer des obstacles, quand il seheurta contre un être humain qui ne put retenir un cri defrayeur.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-on d’une voixpresque tremblante.

– C’est la voix d’Halbert, pensa Robin.

– C’est moi, mon cher Hal, répondit le jeuneforestier.

– Qui, vous ?

– Moi, Robin Hood ; je viens dem’échapper, ils me poursuivent, cachez-moi quelque part.

– Suivez-moi, messire, dit le braveenfant ; donnez-moi la main, marchez tout près de moi, etsurtout pas un mot.

Après mille tours et détours dans l’obscurité,et remorquant le fugitif par la main, Halbert s’arrêta et frappalégèrement à une porte dont les ais mal joints laissaient filtrerquelques rayons de lumière ; une voix douce s’enquit du nom duvisiteur nocturne.

– Votre frère Hal.

La porte s’ouvrit aussitôt.

– Quelles nouvelles avez-vous, chezfrère ? demanda Maude en pressant les mains du jeunegarçon.

– J’ai mieux que des nouvelles, chèreMaude ; tournez la tête et regardez.

– Juste ciel ! c’est lui ! s’écriaMaude en sautant au cou de Robin.

Surpris et peiné d’un accueil qui révélait unepassion qu’il était loin de partager, Robin voulut raconter lesfaits de son retour au château, de sa nouvelle évasion, mais Maudene le laissa pas parler.

– Sauvé ! sauvé ! sauvé !balbutiait-elle follement avec des larmes, des rires, des sanglotset des baisers, sauvé ! sauvé !

– Quelle étrange fille vous êtes, Maude,disait l’innocent novice écuyer ; je croyais vous faireplaisir en vous amenant ici messire Robin Hood, et voilà que vouspleurez comme une Madeleine.

– Hal a raison, ajouta Robin, vous gâtez vosbeaux yeux, chère Maude ; redevenez donc joyeuse autant quevous l’étiez ce matin.

– C’est impossible, répondit la jeune filleavec un profond soupir.

– Je ne veux pas le croire, répliqua Robinpenché sur la tête de Maude et posant ses lèvres sur les bandeauxde ses cheveux noirs qui encadraient son front.

Maude se ressentit sans doute de la froideurque le jeune forestier mettait dans ces simples mots :« Je ne veux pas le croire » ; car elle pâlit etsanglota amèrement.

– Chère Maude, ne pleurez plus, mevoilà ! répétait sans cesse Robin ; dites-moi la cause devotre chagrin.

– Ne me demandez pas cela aujourd’hui ;plus tard vous saurez tout… Lady Christabel et moi nous pensions àvous rendre libre… Oh ! quelle joie quand elle saura que vousl’êtes déjà ! Messire Allan Clare a reçu sa lettre ;quelle réponse lui apportez-vous ?

– Messire Allan n’a pas eu la possibilité nid’écrire ni de conférer avec moi ; mais je connais sesintentions, et je veux, avec l’aide de Dieu et votre concours,chère Maude, enlever du château lady Christabel et la conduire prèsde son fiancé.

– Je cours prévenir milady, dit vivementMaude ; mon absence ne sera pas de longue durée. Attendez icimon retour ; viens avec moi, Hal.

Robin, demeuré seul, s’assit au bord du lit dela jeune fille, et rêva. Nous avons déjà dit que, malgré sajeunesse, Robin parlait et agissait comme un homme. Cette précoceraison, il la devait aux soins de Gilbert pour son éducation.Gilbert lui avait appris à penser seul, à agir seul, et à bienagir ; mais il ne lui avait pas révélé que des sympathiesautres que celles de l’amitié peuvent naître fortuitement et sedévelopper irrésistibles entre deux êtres d’un sexe différent. Laconduite de Maude, depuis le furtif baiser qu’il avait déposé sursa main en sortant de la chapelle, l’étonnait donc beaucoup. Mais àforce d’y rêver, et comme par intuition, il crut deviner ce quec’était que l’amour ; il comprit aussi que c’était de l’amourque Maude ressentait pour lui, et il s’en affligea, car il neressentait rien pour elle, sinon qu’il la trouvait jolie,gracieuse, aimable et pleine de dévouement.

Cependant, tout en s’affligeant de sonindifférence involontaire pour Maude, il en vint à se reprochercette même indifférence et à se demander s’il ne devait pas, souspeine de manquer de probité, s’efforcer de rendre à Maude amourpour amour. Le naïf adolescent allait donc donner son cœur qu’ilcroyait encore libre, quand soudain l’image chérie de Mariannepassa devant ses yeux.

– Ô Marianne ! Marianne !s’écria-t-il avec enthousiasme.

La cause de Maude était à jamais perdue.

Bientôt succédèrent à cet enthousiasme ledoute et la tristesse. Marianne, de même que Christabel,appartenait à une noble famille, et Marianne ferait fi de l’amourd’un obscur forestier. Marianne aimait déjà peut-être quelque beaucavalier de la Cour. Certes Marianne lui avait déjà donné de bientendres regards, mais qui prouvait au jeune homme que ces regardssi tendres n’étaient pas uniquement inspirés par lareconnaissance ?

À mesure que Robin s’adressait ces questions,et beaucoup d’autres encore auxquelles il répondait à sondésavantage, la cause de Maude s’améliorait.

Maude, jolie, aussi jolie que Marianne etChristabel, n’était pas noble, Maude n’avait pas pour adorateursdes gentilshommes, et un humble forestier pourrait lutter contreses adorateurs ; Maude donnait de tendres regards à Robin, etces regards n’étaient point provoqués par la reconnaissance ;au contraire, c’était Robin qui devait de la reconnaissance àMaude.

Robin éprouvait d’étranges sensations pendantces rêveries et s’y abandonnait avec des alternatives de bonheur etd’angoisse, quand un bruit de pas lourds et très différents de ceuxde la légère Maude retentit dans le couloir ; ce bruits’approchait de la chambre, et Robin éteignit la lumière au premiercoup vigoureusement frappé sur la porte.

– Holà ! Maude, dit le visiteurau-dehors, pourquoi éteignez-vous la lumière ?

Robin n’eut garde de répondre et se blottitentre le lit et la muraille.

– Maude, ouvre-moi !

Impatienté de ne pas recevoir de réponse, levisiteur ouvrit la porte et entra. Sans l’obscurité, Robin auraitpu voir un homme d’une haute stature, et d’une corpulenceproportionnée.

– Maude, Maude, parleras-tu ? Je suiscertain que tu es ici, j’ai vu briller ta lampe par les fentes dela porte.

Et l’homme à grosse voix bourrue cherchait entâtonnant par toute la chambre.

Robin, pour plus de sûreté, se glissa sous lelit.

– Les stupides meubles ! dit l’homme quise heurta le front contre une armoire et s’embarrassa les jambesdans une chaise. Ma foi ! pour plus de sûreté je m’assieds parterre.

Un long silence se fit ; Robin nerespirait qu’à rares intervalles et le plus doucement possible.

– Mais où peut-elle être ? repritl’étranger en allongeant le bras et en promenant sa main sur lelit. Elle n’est pas couchée ; sur mon âme, je commence àcroire que Gaspard Steinkoff m’a dit la vérité, une vérité qui lui avalu un bon coup de poing, à Gaspard ! il m’a dit ;« Ta fille, maître Hubert Lindsay, embrasse les personnesaussi librement que je bois un verre d’ale. » Ô le coquin deGaspard ! oser me dire à moi qu’un enfant qui m’appartient àmoi, et dont je suis le père, moi, embrasse des prisonniers !…Ô le coquin !… Cependant je trouve très bizarre qu’à une heureaussi avancée Maude ne soit pas dans sa chambre. Elle ne peut êtreauprès de lady Christabel ; où est-elle alors ? MonDieu ! j’ai l’enfer dans la tête. Où est-elle, ma petiteMaude, où est-elle ? Par la sainte mère de Dieu ! siMaude commet une faute, je… Bah ! je suis un aussi misérablecoquin que Gaspard Steinkoff… j’insulte mon sang, ma vie, mon cœur,mon enfant, ma Maude chérie. Ah ! vieille tête folle que jesuis ! j’oubliais qu’Halbert est sorti du château pour allerchercher un médecin, car milady est malade, et Maude est auprès demilady. Oh ! que je suis donc content, bien content de m’êtresouvenu de cela. Je mériterais d’être roué pour avoir eu demauvaises pensées sur ma chère fille.

Robin, immobile sous le lit, avait eu luiaussi de mauvaises pensées, et de plus un certain tressaillement dejalousie avant de reconnaître dans le visiteur nocturne le gardienporte-clefs du château, l’honnête père de Maude, HubertLindsay.

Des pas légers et précipités, le frôlementd’une robe, le rayonnement d’une lampe, interrompirent le monologued’Hubert, qui se remit sur ses pieds.

Maude, à sa vue ne put retenir un crid’effroi, et lui dit avec anxiété :

– Pourquoi êtes-vous ici, mon père ?

– Pour causer avec toi, Maude.

– Nous causerons demain, père ; il estfort tard, je suis fatiguée et j’ai besoin de dormir.

– Je n’ai que quelques mots à dire.

– Je ne veux rien entendre, cher père ;je vous embrasse et je deviens sourde, bonsoir.

– Je n’ai qu’une question à te faire, tu yrépondras, et je partirai.

– Je suis sourde, vous dis-je, et je vaisdevenir muette. Bonsoir, bonsoir, bonsoir, ajouta Maude, enapprochant son front des lèvres du vieillard.

– Pas de bonsoir encore, fille, dit Hubertd’un air grave ; je veux savoir d’où vous venez et pourquelles raisons vous n’êtes pas encore couchée.

– Je viens de l’appartement de milady qui esttrès souffrante.

– Fort bien. Autre question : pourquoiêtes-vous si prodigue de vos baisers en faveur de certainsprisonniers ? pourquoi embrassez-vous un étranger comme s’ilétait votre frère ? C’est mal agir, Maude.

– J’ai embrassé des étrangers, moi !moi ! et qui donc a inventé cette calomnie ?

– Gaspard Steinkoff.

– Gaspard Steinkoff en a menti, monpère ; mais il n’aurait pas menti en vous faisant connaîtrequelle fut ma colère et mon indignation quand il eut l’audace dechercher à me séduire.

– Il a osé !… s’écria Hubert rugissant decolère.

– Il a osé, répéta énergiquement la jeunefille.

Puis fondant en larmes, elle ajouta :

– Je lui résistai, je lui échappai, et il memenaça de sa vengeance.

Hubert tint sa fille pressée sur sa poitrine,et, après quelques instants de silence, il dit avec calme, un deces calmes au fond desquels on devine le sang-froid d’uneimplacable colère, il dit :

– Que Dieu, s’il pardonne à Gaspard Steinkoff,lui accorde la paix en l’autre monde ! pour moi je n’auraiplus de paix en celui-ci avant que je n’aie puni cet infâme…Embrasse-moi, mon enfant, embrasse ton vieux père qui t’aime, quite respecte, qui prie le ciel de veiller sur ton honneur.

Et maître Hubert Lindsay regagna sonposte.

– Robin, demanda aussitôt la jeune fille, oùêtes-vous ?

– Me voilà, Maude, répondit Robin déjà sortide sa cachette.

– J’étais perdue si mon père s’était aperçu devotre présence.

– Non, chère Maude, répliqua le jeune hommeavec une admirable candeur ; j’aurais, au contraire, témoignéde votre innocence. Mais dites-moi, quel est donc ce GaspardSteinkoff ? L’ai-je déjà vu ?

– Oui ; il surveillait le cachot quandvous avez été emprisonné pour la première fois.

– C’est donc lui qui nous a surpris quandnous… causions ?

– Lui-même, reprit Maude qui ne put s’empêcherde rougir.

– Vous serez vengée alors ; je mesouviens de sa figure, et, quand je le rencontrerai…

– Ne vous occupez pas de cet homme, il n’envaut guère la peine ; méprisez-le comme je le méprise… LadyChristabel désire vous voir ; mais, avant de vous conduireprès d’elle, j’ai quelque chose à vous dire, Robin… Je suis trèsmalheureuse… et…

Maude s’arrêta, les sanglotsl’étouffaient.

– Encore des larmes ! s’écriaaffectueusement Robin. Ah ! ne pleurez pas ainsi. Puis-je vousêtre utile ? puis-je contribuer à votre bonheur ?Dites-le-moi, et je me mets corps et âme à votre service ;n’hésitez pas à me confier vos peines ; un frère doit sedévouer pour sa sœur, et je suis votre frère.

– Je pleure, Robin, parce que je suis forcéede vivre dans cet horrible château où il n’y a pas d’autres femmesque lady Christabel et moi, excepté les filles de cuisine et debasse-cour ; j’ai été élevée avec milady, et malgré ladifférence de nos rangs, nous nous aimions comme des sœurs. Je suisla confidente de ses chagrins, je partage aussi ses joies ;mais, en dépit des efforts de cette bonne maîtresse, je comprends,je sens que je ne suis que sa servante, et je n’ose lui demanderdes conseils et des consolations. Mon père, si bon, si honnête etsi brave, ne me protège que de loin, et j’aurais besoin, jel’avoue, d’être protégée de près… Chaque jour les soldats du baronme courtisent… et m’insultent en se méprenant sur la légèreténaturelle de mon caractère, sur ma gaieté, sur mes rires, sur meschansons… Non, je ne me sens plus la force de supporter cetteabominable existence ! il faut qu’elle change ou que jemeure ! Voilà, Robin, ce que j’avais à vous dire, et si ladyChristabel quitte le château, je vous prie de m’emmener avecelle.

Le jeune forestier ne put répondre que par uneexclamation de surprise.

– Ne me repoussez pas, emmenez-moi, je vous enconjure ! reprit Maude d’un ton passionné. Je mourrai, je metuerai, je veux me tuer si vous franchissez le pont-levis sansmoi.

– Vous oubliez, chère Maude, que je ne suisencore qu’un enfant et que je n’ai pas le droit de vous conduiredans la maison de mon père. Mon père vous repousseraitpeut-être.

– Un enfant ! répliqua la jeune filleavec dépit, un enfant qui ce matin buvait à ses amours !

– Vous oubliez aussi votre vieux père quimourrait de chagrin… Tout à l’heure je l’ai entendu ; il vousa bénie, il a juré de punir un calomniateur.

– Il me pardonnera en pensant que j’ai suivima maîtresse.

– Mais votre maîtresse peut fuir, elle !messire Allan Clare est son fiancé.

– Vous avez raison, Robin ; moi je nesuis qu’une pauvre abandonnée.

– Il me semble cependant que frère Tuckpourrait vous…

– Oh ! c’est mal, très mal ce que vousdites ! s’écria Maude avec indignation. J’ai ri, j’ai chanté,j’ai follement causé avec le moine ; mais je suis innocenteentendez-vous, je suis innocente ! Mon Dieu ! monDieu ! ils m’accusent tous, je suis pour tous une filleperdue. Ah ! je sens que je deviens folle !

Et, la figure voilée de ses deux mains, Maudes’agenouilla en gémissant.

Robin était profondément ému.

– Relève-toi, dit-il avec douceur. Ehbien ! tu fuiras avec milady, tu viendras chez mon pèreGilbert, tu seras sa fille, tu seras ma sœur.

– Dieu te bénisse, noble cœur ! répliquala jeune fille la tête appuyée sur l’épaule de Robin ; jeserai ta servante, ton esclave.

– Tu seras ma sœur. Allons, Maude, un souriremaintenant, un joli sourire à la place de ces vilaines larmes.

Maude sourit.

– Le temps presse ; conduis-moi chez ladyChristabel.

Maude sourit encore, mais ne bougea pas.

– Eh bien ! chère,qu’attends-tu ?

– Rien, rien ; partons !

Et ce mot : Partons ! fut dit entredeux baisers sur les joues empourprées de notre héros.

Lady Christabel attendait avec impatience lemessager d’Allan.

– Puis-je compter sur vous, messire ?demanda-t-elle dès que Robin parut dans sa chambre.

– Oui, madame.

– Dieu vous récompensera, messire ; jesuis prête.

– Et moi aussi, chère maîtresse ! s’écriaMaude. En route ! nous n’avons pas un instant à perdre.

– Nous ! répliqua Christabel étonnée.

– Oui, nous, milady, nous, nous ! ripostala camériste en riant. Croyez-vous donc, madame, que Maude puissevivre éloignée de sa chère maîtresse ?

– Quoi ! tu consens àm’accompagner ?

– Non seulement j’y consens, mais encore jemourrais de douleur si vous n’y consentiez pas, madame.

– Et je suis du voyage aussi ! s’écriaHalbert, qui jusqu’alors s’était tenu à l’écart ; milady meprend à son service. Messire Robin, voici votre arc et vos flèches,dont je m’emparai quand on vous arrêta dans la forêt.

– Merci, Hal, dit Robin. À partird’aujourd’hui nous sommes amis.

– À la vie, à la mort ! messire, ajoutale jeune gars avec un naïf orgueil.

– En route donc ! s’écria Maude. Hal,passe devant nous, et vous, milady, donnez-moi la main. Maintenant,silence général et complet ; le moindre chuchotement, le pluspetit bruit pourrait nous trahir.

Le château de Nottingham communiquait avec ledehors par d’immenses souterrains dont l’entrée s’ouvrait dans lachapelle et la sortie dans la forêt de Sherwood. Hal lesconnaissait assez pour pouvoir y servir de guide ; le passagede ces souterrains n’était donc pas difficile, mais il fallaitd’abord gagner la chapelle ; or la porte de la chapellen’était plus libre comme au commencement de la nuit, le baronFitz-Alwine venait d’y faire placer une sentinelle ; parbonheur pour les fugitifs cette sentinelle avait jugé à propos demonter sa garde en dedans de la chapelle, et, vaincue par lafatigue, elle s’était endormie sur un banc, à l’instar d’unchanoine dans une stalle.

Les quatre jeunes gens pénétrèrent donc dansle saint lieu sans réveiller le soldat et sans même se douter de saprésence, tant l’obscurité était grande ; et ils allaientatteindre l’entrée des souterrains lorsque Halbert, qui marchait enavant, se heurta contre un mausolée et tomba lourdement.

– Qui vive ! demanda soudain lefactionnaire qui se crut pris en flagrant délit de sommeil.

L’écho répéta seul le bruyant Qui vive !et ses retentissements prolongés de piliers en piliers et de voûtesen voûtes masquèrent le bruit des voix et des mouvements desfugitifs. Hal se blottit derrière le tombeau, Robin et Christabelsous l’escalier de la chaire ; Maude seule n’eut pas le tempsde se cacher ; la lumière d’une torche éclaira la chapelle, etle factionnaire s’écria :

– Parbleu ! c’est Maude, Maude, lapénitente à frère Tuck ! Sais-tu, ma charmante, que tu as faittrembler la moustache de Gaspard Steinkoff en le réveillant ainsibrusquement pendant qu’il rêvait de tes grâces ? Corps deDieu ! j’ai cru que le vieux sanglier de Jérusalem, notreaimable seigneur, passait la revue des sentinelles. Mais, vive lajoie ! il ronfle, le bonhomme, et la beauté meréveille !

Et, cela disant, le soldat planta sa torchedans un candélabre du lutrin, et s’avança vers Maude les brasouverts pour lui saisir la taille.

Maude répondit froidement :

– Oui, je viens prier Dieu pour ladyChristabel qui est très souffrante ; laissez-moi donc prier,Gaspard Steinkoff.

– Holà ! là ! pensa Robin en mettantsilencieusement une flèche à son arc, c’est le calomniateur…

– À plus tard les oraisons, la belle, repritle soldat dont les mains effleuraient déjà le corsage de la jeunefille ; ne soyons pas farouche et donnons à Gaspard un baiser,deux baisers, trois baisers, beaucoup de baisers.

– Arrière, lâche, insolent ! s’écriaMaude en reculant elle-même.

Le soldat fit un nouveau pas en avant.

– Arrière, calomniateur, tu as tenté de mefaire maudire par mon père pour te venger du mépris avec lequelj’ai repoussé tes odieuses galanteries ! arrière, monstre quine respecte même pas la sainteté de ces lieux !arrière !

– Triple damnation ! s’écria Gaspardécumant de rage et saisissant la jeune fille à bras-le-corps ;triple damnation ! tes insolences seront punies.

Maude résistait énergiquement et ne doutaitpas qu’Halbert et Robin ne vinssent à son secours ; mais enmême temps elle craignait que le bruit d’une lutte n’attirâtl’attention des soldats du poste le plus voisin ; elles’abstenait donc de pousser des cris et répliquait ausoldat :

– C’est toi qui seras… puni, quand une flèche,lancée par une main qui ne manquait jamais son but, traversa lecrâne du bandit et le renversa mort sur les dalles du temple. Moinsprompt que la flèche, Hal accourait pour défendre sa sœur, maiselle s’était déjà évanouie en murmurant :

– Merci, Robin, merci !…

Les lueurs tremblotantes de la torcheéclairèrent d’abord deux corps inanimés et gisant côte à côte surle sol ; l’un restait isolé dans la mort, et près de l’autredes cœurs dévoués attendaient, des yeux amis épiaient les symptômesd’un retour à la vie. Robin puisait l’eau des bénitiers à deuxmains et en mouillait doucement les tempes de la jeune fille ;Hal frappait de ses mains dans la paume des siennes, et Christabellui prodiguait les plus doux noms de l’amitié en invoquant lesecours de la Vierge ; tous trois enfin s’efforçaient deranimer les sens de la pauvre Maude, et ils eussent renoncé à fuirplutôt que de l’abandonner dans cet état. Quelques minutess’écoulèrent avant que Maude rouvrît les yeux, et ces minutesparurent des siècles ; mais quand ses paupières sedessillèrent, un long regard, le premier, un céleste regard remplide gratitude et d’amour, s’arrêta sur Robin : un sourires’échappa de ses lèvres blêmies, des nuances rosées remplacèrent lafroide pâleur des joues, sa poitrine se dilata, ses bras seréunirent aux bras tendus pour la soulever de terre, et secouant saléthargie, elle s’écria la première :

– Partons !

La marche dans le souterrain dura plus d’unegrande heure.

– Enfin nous arrivons, dit Hal ; courbezle dos, la porte est basse, et prenez garde aux épines d’une haiequi masque l’issue de ce passage au-dehors ; tournez àgauche ; bien ; suivez le sentier le long de la haie… etmaintenant, adieu la torche et vive le clair de lune ! noussommes libres !

– Et à mon tour de servir de pilote, dit Robinen s’orientant ; je suis chez moi. La forêt est à moi. Necraignez rien, mesdames, et au point du jour nous rejoindronsmessire Allan Clare.

La petite caravane s’avança lestement àtravers les taillis et les futaies, malgré la fatigue des deuxjeunes filles. La prudence défendait de suivre les sentiers et detraverser les clairières, où le baron avait sans doute déjà lancéses limiers ; et, au risque de déchirer les robes et de semeurtrir pieds et jambes, il fallait voyager comme les daims, defort en fort, de trouées en trouées. Robin paraissait réfléchirprofondément depuis quelques minutes, et Maude lui en demandatimidement la cause.

– Chère sœur, dit-il, il faut que nous nousséparions avant le jour ; Halbert va vous accompagner jusquechez mon père, et vous expliquerez au bon vieillard pourquoi je nesuis pas encore de retour de Nottingham ; il est utile etprudent de l’avertir que je conduis sans retard milady auprès demessire Allan Clare.

Les fugitifs se séparèrent donc après detendres adieux, et Maude dévora ses larmes et étouffa ses sanglotsen s’engageant à la suite d’Halbert dans le sentier que lui indiquaRobin.

Lady Christabel et son chevalier, cardésormais Robin est un vrai chevalier, atteignirent promptement lagrande route de Nottingham à Mansfeldwoohaus, et Robin, avant des’y engager, grimpa sur un arbre, et explora du regard lesalentours de l’horizon.

Rien de suspect n’apparut d’abord, et aussiloin que sa vue pouvait porter, la route lui sembla libre ;mais pendant que le jeune homme descendait de son observatoire ense croyant favorisé du sort, il vit poindre au sommet d’une descôtes de la route un cavalier qui s’avançait à franc étrier.

– Blottissez-vous là, milady, là, dans cefossé, derrière ce buisson à mes pieds, et pour l’amour de Dieu, nefaites pas un mouvement, ne poussez pas le plus petit crid’effroi.

– Y a-t-il du danger ? craignez-vousquelque chose, messire ? demanda Christabel en voyant Robinmettre une flèche à son arc et se poster en embuscade derrière untronc d’arbre.

– Vite, milady, cachez-vous, un cavaliers’avance vers nous, et j’ignore si c’est un ami ou un ennemi… Aprèstout, si c’est un ennemi, ce n’est jamais qu’un homme, et uneflèche bien lancée arrêtera toujours un homme.

Robin n’osait ajouter, de peur d’effrayerencore plus sa compagne, qu’il reconnaissait aux premières lueursdu matin les couleurs du baron Fitz-Alwine sur le pennon ducavalier. Christabel de son côté devinait les intentions hostilesde Robin et aurait voulu pouvoir crier : Plus de sang !plus de mort ! cette liberté nous coûte déjà trop cher !mais Robin d’une main tenait son arc et de l’autre lui imposaitsilence par un geste d’autorité, tandis que le cavaliers’approchait ventre à terre.

– Au nom du Dieu vivant, cachez-vous,milady ! murmura Robin les dents serrées et comme mangeant savoix : cachez-vous.

Christabel obéit, et, la tête enveloppée dansson manteau, adressa une prière mentale à la Vierge. Cependant lecavalier s’approchait, s’approchait, et Robin, campé derrièrel’arbre, l’arc tendu et la flèche à l’œil, le guettait au passage.Le cavalier passa… il passa rapide comme l’éclair… mais, plusrapide encore, une flèche le gagna de vitesse, frôla la hanche ducheval, se glissa obliquement entre son flanc et le coussin de laselle, et lui pénétra dans le ventre jusqu’à l’empennage, et bêteet cavalier roulèrent dans la poussière.

– Fuyons, milady ! s’écria Robin,fuyons !

Christabel, plus morte que vive, tremblait detous ses membres et balbutiait ces mots :

– Il l’a tué ! il l’a tué ! il l’atué !

– Fuyons, milady, répéta Robin, fuyons, letemps presse !

– Il l’a tué ! balbutiait follementChristabel.

– Mais non, je ne l’ai pas tué, milady.

– Il a poussé un cri horrible, un crid’agonie !

– Il n’a poussé qu’un cri de surprise.

– Vous dites ?

– Je dis que ce cavalier était lancé à notrerecherche, et que nous étions perdus si je n’avais mis son chevaldans l’impossibilité de le porter plus longtemps. Marchons,milady ; vous me comprendrez mieux quand vous ne tremblerezplus.

– Il n’a pas même une égratignure,milady ; mais son pauvre cheval vient de battre son derniertemps de galop. Ce cavalier avait trop d’avantages sur nous ;il pouvait aller de Mansfeldwoohaus à Nottingham et en reveniravant que nous ayons quitté cette route ; il était donc urgentd’arrêter sa fougue. Maintenant les chances sont égales entrenous : que dis-je ? les nôtres sont supérieures ; ilest à pied, et nous sommes à pied, c’est vrai, mais nos pieds sontagiles et sans entraves, tandis que les siens ne le sont pas.Courage, milady, nous serons loin d’ici quand ce messire cavalieraura pu se dégager de dessous son courtaud et se mettre en routeavec ses grosses bottes, qui ne sont plus bottes de sept lieues.Courage, milady, Allan Clare n’est pas loin, courage !

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