Roland Furieux – Tome 2

Chant XXXVIII

ARGUMENT. – Roger, fidèle à l’honneur quil’appelle auprès d’Agramant, s’en va à Arles. Bradamante etMarphise se présentent à la cour de Charles. Marphise reçoit lebaptême. – Astolphe, à la tête d’une armée de Nubiens, saccagel’Afrique et menace Biserte. Agramant, instruit de ces événements,obtient de Charles de décider de la guerre entre eux par le combatsingulier de deux champions élus dans chaque camp.

 

Dames courtoises, qui écoutez mes vers avecbienveillance, je vois à votre physionomie que cette nouvelle etbrusque séparation de Roger et de sa fidèle amante vous cause ungrand ennui, et que votre déplaisir n’est pas moindre que celuiqu’éprouva Bradamante. Vous en concluez que la flamme amoureuse deRoger n’était pas très ardente.

Si, pour tout autre motif, il s’était éloignéde sa maîtresse malgré elle, et quand bien même il eût espéréacquérir plus de trésors que n’en possédèrent ensemble Crésus etCrassus, je croirais comme vous que le trait qui l’avait blessén’avait point pénétré jusqu’au cœur ; car l’or ni l’argent nepeuvent remplacer une joie si pure, un si grand contentement.

Pourtant, le souci de son honneur peut nonseulement l’excuser, mais le rend digne d’éloges. S’il eût agiautrement, je dis qu’il aurait mérité le blâme et l’ignominie. Etsi sa dame se fût obstinée à le faire rester auprès d’elle, elleaurait montré clairement par là, ou qu’elle l’aimait peu, ouqu’elle avait peu d’intelligence.

Car si l’amante doit estimer la vie de sonamant plus ou autant que sa propre vie – je parle d’une amanteprofondément atteinte par le coup qu’Amour lui a porté – elle doitmettre l’honneur de son amant autant au-dessus du plaisir qu’ellepeut recevoir de lui, que l’honneur l’emporte sur la vie et surtous les autres plaisirs.

Roger fit son devoir en suivant sonseigneur ; il n’aurait pu sans ignominie s’en affranchir, caril n’avait aucun motif pour l’abandonner. Si Almonte avait faitpérir son père, une telle faute ne devait pas rejaillir surAgramant qui avait, par ses bienfaits innombrables envers Roger,racheté le crime de ses pères.

Roger fit son devoir en retournant vers sonprince. Bradamante fit aussi le sien en ne cherchant pas à leretenir, ainsi qu’elle l’aurait pu, par ses prières instantes.Roger satisfera plus tard au désir de sa dame, s’il ne peut lefaire en ce moment. Mais quiconque manque un seul instant àl’honneur, ne pourrait en cent et cent années racheter safaute.

Roger retourna à Arles où Agramant avaitrallié les troupes qui lui restaient. Bradamante et Marphise, quis’étaient liées d’une grande amitié, allèrent ensemble trouver leroi Charles. Celui-ci avait rassemblé toutes ses forces, dansl’espoir de débarrasser la France d’une si longue guerre, soit parune bataille, soit en assiégeant les Sarrasins dans Arles.

Lorsqu’on connut au camp l’arrivée deBradamante, ce fut une joie et une fête. Chacun la saluaitrespectueusement, et elle rendait aux uns et aux autres leur salutd’un signe de tête. Renaud, dès qu’il eut appris sa venue, accourutà sa rencontre. Richard, Richardet et tous ses autres parentsvinrent aussi et la reçurent avec allégresse.

Puis, quand on apprit que sa compagne étaitMarphise, si fameuse par les lauriers qu’elle avait cueillis desfrontières du Cathay aux confins de l’Espagne, chacun, pauvre ouriche, sortit de sa tente. La foule, désireuse de la voir, venaitde tous côtés, se heurtait, se poussait, s’écrasait, pour admirerun si beau couple.

Elles se présentèrent modestement devantCharles. Ce fut le premier jour, écrit Turpin, qu’on vit Marphiseployer les genoux. Le fils de Pépin lui parut seul digne d’un telhommage, parmi tous les empereurs et tous les rois illustres parleur courage ou leurs richesses que comptait l’armée sarrasine oul’armée chrétienne.

Charles l’accueillit avec bienveillance, etvint à sa rencontre en dehors de sa tente. Il voulut qu’elles’assît à ses côtés, au-dessus de tous, rois, princes et barons.Ayant congédié la plus grande partie des assistants, il ne gardaprès de lui qu’un petit nombre de courtisans, c’est-à-dire lespaladins et les princes. La vile plèbe se répandit au-dehors.

Marphise alors commença d’une voixdouce : « Illustre, invincible et glorieux empereur, quide la mer des Indes au détroit de Gibraltar, de la blanche Scythieà l’Éthiopie aride, fais révérer ta croix sans tache, toi dont lerègne est le plus sage et le plus juste, ta renommée, qui n’a pointde limites, m’a attirée ici du fin fond des contrées les pluséloignées.

» Et, pour te dire vrai, c’est la haineseule qui m’avait tout d’abord poussée, et j’étais venue pour tefaire la guerre. Je ne voulais pas qu’un roi qui n’avait pas lamême croyance que moi devînt si puissant. C’est pour cela que j’airougi les champs du sang chrétien. Je t’aurais encore donnéd’autres preuves sanglantes de mon inimitié, s’il ne m’était pasarrivé une aventure qui m’a faite ton amie.

» Alors que je songeais à nuire le pluspossible à tes armées, j’ai appris – je te dirai plus à loisircomment – que mon père était le brave Roger de Risa, si odieusementtrahi par son frère. Ma mère infortunée me portait dans son seinquand elle traversa la mer, et elle me mit au monde au milieu desplus cruels événements. Un magicien m’éleva jusqu’à l’âge de septans, où je lui fus enlevée par les Arabes.

» Ils me vendirent en Perse, commeesclave, à un roi auquel, devenue grande, j’ai par la suite donnéla mort, pour défendre ma virginité qu’il voulait me ravir. Je letuai ainsi que tous ses courtisans. Je chassai sa race dépravée, etje m’emparai du trône. La fortune me favorisa au point qu’àdix-huit ans, moins un ou deux mois, j’avais conquis septroyaumes.

» Jalouse de ta renommée, j’avais, commeje te l’ai déjà dit, formé le projet d’abaisser la gloire de tongrand nom. Peut-être l’aurais-je fait, peut-être me serais-je vuetrompée dans mon espoir. Mais aujourd’hui cette pensée est domptée,et ma fureur est tombée en apprenant que je te suis alliée par lesang. C’est pourquoi je suis venue ici.

» Et de même que mon père fut ton parentet ton serviteur, je suis, moi aussi, ta parente et ta servantedévouée. J’oublie à tout jamais la haine altière que je t’ai untemps portée. Je la réserve désormais à Agramant et à tous ceux quiappartiennent à la famille de son père et de son oncle, auteurs dela mort de mes parents. »

Elle poursuivit en disant qu’elle voulait sefaire chrétienne, et qu’après avoir donné la mort à Agramant, elleretournerait en Orient si cela plaisait à Charles, pour fairebaptiser ses sujets, et prendre les armes contre les peuples quiadorent Macon et Trivigant, promettant de faire hommage de toutesses conquêtes à l’empire chrétien et à la religion du Christ.

L’empereur, qui n’était pas moins éloquent quevaleureux et sage, répondit en louant vivement la vaillante dame,ainsi que son père et sa famille. Il ne laissa sans réponse aucunepartie du discours de Marphise, et levant un front où se lisaientle courage et la franchise, il conclut en l’acceptant comme saparente et comme sa fille.

Puis s’étant levé, il la serra de nouveau dansses bras, et la baisa au front comme sa fille. Tous les chevaliersde la maison de Mongraine et de la maison de Clermont vinrent lasaluer d’un air joyeux. Il serait trop long de dire tous leshommages dont l’entoura Renaud qui avait plus d’une fois éprouvé savaleur pendant le siège d’Albracca.

Il serait également trop long de dire avecquelle joie la revirent le jeune Guidon, Aquilant, Griffon etSansonnet, qui s’étaient trouvés avec elle dans la citécruelle ; Maugis, Vivian et Richardet qu’elle avait sivaillamment aidés lors du carnage qu’ils avaient fait des traîtresmayençais et de ces iniques marchands espagnols.

On fixa au jour suivant le baptême deMarphise, et Charles voulut présider lui-même à l’ornement du lieuoù devait se faire la cérémonie. Il fit rassembler les évêques etles clercs les plus versés dans les lois du christianisme, et leschargea d’instruire Marphise dans la sainte Foi.

L’archevêque Turpin, vêtu de ses habitspontificaux, vint lui-même la baptiser. Charles la tint, selon lerite consacré, sur les fonts baptismaux. Mais il est tempsdésormais de secourir le cerveau vide de sens de Roland avecl’ampoule que le duc Astolphe rapporte du ciel, sur le chard’Élie.

Astolphe était descendu du cercle lumineux dela Lune sur la terre, avec la précieuse ampoule qui devait assainirl’esprit du grand maître de la guerre. Jean montra au ducd’Angleterre une herbe dont la vertu était excellente ; il luiordonna, à son retour en Nubie, d’en frotter les yeux du roi, quiserait ainsi guéri.

Il lui dit qu’en récompense de ce service etde tous ceux qu’il lui avait déjà rendus, le roi lui donnerait unearmée avec laquelle il assiégerait Biserte. Puis le saint vieillardlui apprit de point en point comment il devait armer et conduire aucombat ces peuples inexpérimentés, et comment il lui fallait s’yprendre pour traverser sans y périr les déserts où le sable aveugleles hommes.

Il le fit ensuite remonter sur le cheval ailéqui avait d’abord appartenu à Roger et à Atlante. Le paladin, aprèsavoir pris congé de Saint-Jean, quitta ces contrées bénies. Ildescendit le long du Nil jusqu’à ce qu’il revît le pays desNubiens, et mit pied à terre dans la capitale de ce royaume, où ilretrouva Sénapes.

Grande fut la joie que son retour causa à ceprince qui n’avait pas oublié le service qu’il lui avait rendu enle délivrant de l’obsession des Harpies. Mais, lorsqu’Astolphe eutchassé l’humeur qui lui interceptait la lumière du jour, et lui eutrendu la vue, il l’adora comme un Dieu sauveur.

Non seulement il accorda à Astolphe l’arméeque celui-ci lui demanda pour attaquer le royaume de Biserte, maisil lui donna cent mille hommes de plus, et lui offrit encore l’aidede sa personne. L’armée, composée entièrement de fantassins,pouvait à peine tenir en rase campagne. Ce pays manque complètementde chevaux ; en revanche, il abonde en éléphants et enchameaux.

La nuit qui précéda le jour où l’armée deNubie devait se mettre en marche, le paladin monta surl’hippogriffe, et se dirigea rapidement vers le sud, jusqu’à cequ’il fût arrivé à la montagne d’où sort le vent du midi poursouffler contre l’Ourse. Là, il trouva la caverne d’où ce vent,lorsqu’il s’élève, s’échappe furieux par une bouche étroite.

Ainsi que son maître le lui avait recommandé,il avait apporté avec lui une outre vide. Pendant que le féroceAutan, harassé de fatigue, dormait dans son antre obscur, Astolpheplaça adroitement et sans bruit l’outre devant le soupirail. Puis,guettant le moment où le Vent, ignorant le piège, crut le lendemainsortir selon son habitude, il le prit et le lia dans l’outre, où ille retint prisonnier.

Le paladin, enchanté d’une si belle prise,retourna en Nubie, et le même jour, il se mit en route avec l’arméenègre, emmenant avec lui de nombreux approvisionnements. Leglorieux duc conduisit ses troupes saines et sauves jusqu’àl’Atlas, à travers les sables fins du désert, sans craindre que levent vînt nuire à leur marche.

Arrivé sur le point culminant de la chaîne, àun endroit d’où l’on découvrait la plaine et la mer, Astolphechoisit ses meilleurs soldats, ceux qui lui semblèrent le plusrompus à la discipline. Il les disposa par petites troupes de côtéset d’autres, au pied d’une colline qui confinait à la plaine. Leslaissant là, il gravit la cime, de l’air d’un homme qui médite ungrand dessein.

Puis, ayant ployé les genoux, et adressant àson saint patron une ardente prière, sûr qu’elle serait exaucée, ilse mit à faire rouler du haut de la colline une grande quantité depierres. Oh ! que n’est-il pas permis de faire à qui croitfermement au Christ ! les pierres, grossissant hors de touteproportion, à mesure qu’elles descendaient, prenaient un ventre,des jambes, un cou, un museau.

Elles se mettaient à hennir bruyamment, et àbondir dans ces chemins usités. Arrivées au camp, elles secouaientleur croupe, et se trouvaient changées en chevaux, les uns bais,les autres blancs ou rouans. Les troupes qui se tenaient aux aguetsdans les vallées les saisissaient aussitôt, de sorte qu’en quelquesheures elles furent toutes montées, attendu que les chevaux étaientnés avec la selle et la bride.

En un jour, Astolphe transforma ainsiquatre-vingt mille cent et deux piétons en autant de cavaliers,avec lesquels il parcourut toute l’Afrique, pillant, brûlant etfaisant prisonniers tous ceux qui tombaient sous sa main. Agramantavait confié, jusqu’à son retour, la garde du pays au roi de Ferze,au roi des Algazers et au roi Branzardo. Tous les trois seportèrent à la rencontre du duc anglais.

Auparavant, ils dépêchèrent un vaisseau rapidequi, faisant force de rames et de voiles, et déployant ses ailes,alla porter à Agramant la nouvelle que son royaume était en proieaux incursions et aux pillages de la part du roi des Nubiens. Cenavire marcha jour et nuit, et sans s’arrêter jusqu’à ce qu’il eûtatteint les rivages de la Provence. Il trouva son roi assiégé dansArles que le camp de Charles entourait d’une ceinture d’un mille delarge.

Le roi Agramant, comprenant à quel péril ilavait exposé son royaume pour vouloir conquérir celui de Pépin,assembla en conseil les princes et les rois sarrasins. Après avoirune ou deux fois tourné la tête du côté de Marsile et du côté duroi Sobrin, les deux plus âgés et les deux plus sages de tous ceuxqui étaient accourus à son appel, Agramant parla ainsi :

« Bien que je sache qu’il est péniblepour un capitaine de dire : Je n’y avais point pensé, je ledirai cependant, car lorsqu’un dommage arrive contre touteprévision humaine, il semble que ce doive être une excusesuffisante pour celui qui s’est trompé. C’est là mon cas. Je mesuis trompé en laissant l’Afrique dépourvue d’armée, puisqu’elledevait être attaquée par les Nubiens.

» Mais qui aurait pu penser, hors Dieuseul à qui aucune chose future n’est cachée, qu’une si grandequantité de gens dussent venir de contrées si éloignées pour nousattaquer ? Entre eux et nous, s’étend le sol mouvant de cedésert de sable sans cesse bouleversé par les vents. Cependant ilssont venus assiéger Biserte, et ont rendu l’Afrique en grandepartie déserte.

» Or c’est à ce sujet que je requiersvotre avis. Dois-je partir d’ici avant d’avoir obtenu le résultatque je poursuis, ou dois-je poursuivre l’entreprise jusqu’à ce queje puisse emmener avec moi Charles prisonnier ? Commentpourrai-je en même temps sauver mon royaume et détruire l’empire deCharles ? Si quelqu’un de vous a quelque avis à me donner, jele prie de ne point le taire, afin que nous adoptions celui quinous paraîtra le meilleur à suivre. »

Ainsi dit Agramant, et il tourna ses regardsvers le roi d’Espagne qui siégeait à ses côtés, comme pour luifaire comprendre qu’il attendait une réponse de lui à ce qu’ilvenait de dire. Celui-ci, après s’être levé de son siège, et avoir,par déférence, ployé les genoux et incliné la tête, se rassit surson siège d’honneur, et dénoua sa langue par les parolessuivantes :

« Tout ce que la renommée nous rapporte,seigneur, soit en bien, soit en mal, est d’habitude singulièrementaccru. C’est pourquoi je ne me laisserai jamais ni décourager niréjouir plus qu’il ne faut par les événements, bons ou mauvais, quime seront annoncés. Mais je serai toujours retenu par la crainte oul’espoir qu’ils doivent être moindres, et non comme ils nous sontparvenus après avoir passé par tant de bouches.

» Et je dois d’autant moins y ajouterfoi, qu’ils sont plus invraisemblables. Or il est tout à faitinvraisemblable que le roi d’une contrée si éloignée ait pu porterses pas jusqu’en Afrique, à la tête d’un si grand nombre de gens,après avoir traversé le désert où l’armée de Cambyse futdétruite[24].

» Je croirai bien que les Arabes soientdescendus des montagnes, et aient ravagé, saccagé, tué et pillépartout où ils n’auront pas trouvé de résistance. Je croirai queBranzardo, qui est resté dans le pays en qualité de lieutenant etde vice-roi, pour dix ennemis qu’il y a, nous en annonce mille,afin de mieux s’excuser.

» Je veux bien encore concéder que lesNubiens soient tombés du ciel comme par miracle, ou soient venus,cachés dans les nuées, puisqu’on ne les a jamais vus par leschemins. Crains-tu que de telles gens puissent t’enlever l’Afriquesi tu ne lui portes pas un prompt secours ? La garnison que tuy as laissée aurait bien peu de courage, si elle redoutait unpeuple si faible.

» Mais tu n’as qu’à envoyer quelquesnavires, seulement pour montrer tes étendards. Ils n’auront pasplus tôt levé l’ancre, que les ennemis, qu’ils soient Nubiens ouArabes, s’enfuiront vers leurs frontières. C’est en effet taprésence ici, au milieu de nous, qui les a enhardis à porter laguerre dans ton royaume dont ils te savent séparé par la mer.

» Prends donc tout le temps, pendant queCharles est privé de l’aide de son neveu, pour satisfaire tavengeance. Roland n’étant point avec eux, tes ennemis ne sauraientte résister. Si, par imprévoyance ou par négligence, tu laisseséchapper de tes mains la glorieuse victoire qui t’attend, lafortune, que maintenant nous pouvons saisir aux cheveux, ne nousmontrera plus que le côté chauve de sa tête, et cela à notre granddam et à notre éternelle honte. »

Par ces paroles prudentes et d’autres encoredu même genre, le rusé Espagnol essaye de persuader au conseil dene point quitter la France jusqu’à ce que Charles soit chassé deses États. Mais le roi Sobrin voit clairement le but auquel tend leroi Marsile ; il comprend qu’il vient de parler plutôt dansson propre intérêt que dans l’intérêt commun. Il répondainsi :

« Quand je t’engageais, seigneur, àrester en paix, plût au ciel que j’eusse été un faux devin !Mais, puisque je devais prévoir juste, plût au ciel que tu eussescru à ton fidèle Sobrin, plutôt qu’à l’audacieux Rodomont, àMabaluste, à Alzirde et à Martasin que je voudrais avoir maintenantdevant moi, surtout Rodomont,

» Pour lui jeter à la face qu’ilprétendait faire de la France comme d’un fragile morceau de verre,et qu’il avait promis de te suivre au ciel et dans l’enfer.Aujourd’hui, le voilà qui t’abandonne dans le moment où tu asbesoin de lui, et qui se gratte le ventre dans l’oisiveté la plushonteuse et la plus obscure. Et moi qui, pour t’avoir prédit vrai,fus alors traité de couard, je suis encore à tes côtés.

» Et j’y resterai toujours, jusqu’à lafin de ma vie, bien que je sois chargé d’années, prêt à combattrepour toi les chevaliers de France les plus renommés. Personne, quelqu’il soit, ne sera assez hardi pour prétendre que mes actes sontceux d’un lâche, et beaucoup qui se vantent de leurs services t’enont moins rendu que moi.

» Je parle ainsi pour démontrer que ceque j’ai dit alors et ce que je veux dire aujourd’hui, ne m’estdicté ni par lâcheté ni par félonie, mais provient de monattachement vrai et de ma fidélité pour toi. Je t’engage encore unefois à regagner le plus tôt que tu pourras le royaume de tes pères,car on doit estimer peu sage celui qui perd son bien dans l’espoirde s’emparer de celui d’autrui.

» Tu sais si tu as pu t’emparer de celuide Charles. Nous étions trente deux rois, tes vassaux, quand nousquittâmes avec toi le port. Et si maintenant je compte combien noussommes, je vois qu’il en reste à peine le tiers ; le reste estmort. Plaise au souverain Dieu qu’il n’en tombe pasdavantage ! Mais si tu veux poursuivre ton entreprise, jecrains qu’avant peu il n’en reste même plus le quart, ni lecinquième, et que ta malheureuse armée ne soit exterminée.

» L’absence de Roland ne saurait nousprofiter ; s’il était là, au lieu de n’être plus nous-mêmesque quelques-uns, il ne resterait probablement personne. Mais lepéril n’en est pas moins grand pour être plus éloigné ; il nefait que prolonger notre sort misérable. Nous avons devant nousRenaud qui, par de nombreuses preuves, a montré qu’il n’est pasinférieur à Roland. Nous avons toute sa famille, et tous lespaladins, éternel effroi de nos Sarrasins.

» Il y a aussi – et c’est bien malgré moique je fais l’éloge de nos ennemis – le guerrier qui est comme unsecond Mars ; je veux parler du valeureux Brandimart, nonmoins solide que Roland à surmonter toutes les épreuves. J’aiéprouvé moi-même sa valeur, et j’en ai vu les effets sur lesautres. Enfin il y a déjà longtemps que Roland n’est plus là, etcependant nous avons plutôt perdu que gagné du terrain.

» Si jusqu’ici nous avons beaucoup perdu,je crains qu’avant peu nous ne perdions encore davantage.Mandricard n’est plus ; Gradasse nous a retiré son concours.Marphise nous a abandonnés en cette extrémité, ainsi que le roid’Alger, duquel je dois dire que, s’il eût été aussi fidèle qu’ilest vaillant, nous n’aurions pas à regretter la perte de Gradasseni de Mandricard.

» Pour remplacer ceux qui nous ont retiréleur concours, et tant de milliers de braves qui sont morts, tousceux qui pouvaient venir sont déjà venus. On n’attend plus devaisseau qui en porte d’autres. Quatre nouveaux chevaliers sont enrevanche venus vers Charles. Tous quatre sont réputés aussi fortsque Roland ou que Renaud ; et c’est avec raison, car d’ici àBatro vous en trouveriez difficilement quatre d’égale valeur.

» Je ne sais si tu ignores l’arrivée deGuidon le Sauvage, de Sansonnet et des fils d’Olivier. Je faisgrand cas d’eux, et je les redoute bien plus que tous les ducs etchevaliers d’Allemagne ou de toute autre nation, qui combattentcontre nous en faveur de l’empire, bien qu’il ne faille pasdédaigner les nouveaux renforts que, malheureusement pour nous, lecamp ennemi a reçus.

» À chaque fois que tu tenteras unesortie, tu auras le dessous ou tu seras mis en déroute. Si l’arméed’Afrique et d’Espagne a été défaite alors que nous étions seizecontre huit, que sera-ce maintenant que l’Italie et l’Allemagnesont alliées à la France, ainsi que le peuple d’Angleterre etd’Écosse, et que nous ne serons plus que six contre douze ?Que pouvons-nous attendre, sinon le blâme et la défaite ?

» Si tu t’obstines plus longtemps à cetteentreprise, tu perdras ici ton armée, et là-bas ton royaume. Si, aucontraire, tu te décides à retourner en Afrique, tu sauveras enmême temps et tes États et ce qui reste de nous. Abandonner Marsileserait indigne de toi, et chacun t’accuserait d’ingratitude. Maisil y a un moyen, c’est de faire la paix avec Charles. Il y trouverason profit tout aussi bien que toi.

» Cependant, si tu crois que ton honneurne te permette pas de demander la paix, toi qui as été le premieroffensé, et si la bataille te tient tellement au cœur que tuveuilles que ce soit elle qui décide du succès, examine au moinspar quel moyen tu peux rester vainqueur. Tu le seras probablement,si tu veux m’en croire, et si tu confies le soin de ta cause à unchevalier, et si ce chevalier est Roger.

» Je sais, et tu sais aussi, que notreRoger vaut, les armes à la main, non moins que Roland et queRenaud, et qu’aucun autre chevalier chrétien ne peut l’égaler. Maissi tu veux continuer une guerre générale, bien que sa vaillancesoit surhumaine, il ne pourra, à lui seul, valoir autant que touteune armée.

» Je crois, sauf ton avis, qu’il fautenvoyer dire au roi chrétien que, pour finir votre querelle, etpour faire cesser le carnage que vous faites, toi de ses sujets,lui des tiens, tu lui proposes de choisir un de ses plus hardisguerriers qui devra combattre en champ clos contre celui que tuauras choisi toi-même. Le sort de la guerre sera remis à ces deuxcombattants, jusqu’à ce que l’un soit victorieux, et que l’autrereste à terre.

» Qu’il soit convenu que celui des deuxqui perdra, rendra par cela même son roi tributaire de l’autre roi.Je ne crois pas que cette condition déplaise à Charles, encorequ’il ait actuellement l’avantage pour lui. J’ai une telleconfiance dans la vigueur des bras de Roger, que je suis sûr qu’ilsera vainqueur. Le droit est tellement pour nous, qu’il vaincra,même s’il a pour adversaire le dieu Mars. »

Par ces raisonnements et d’autres plusefficaces encore, Sobrin fait si bien, que sa proposition estadoptée. On choisit sur-le-champ ceux qui doivent la transmettre,et le jour même une ambassade va trouver Charles. Celui-ci, quiavait auprès de lui tant de guerriers accomplis, tient la victoirepour assurée, et confie sa défense au brave Renaud, dans lequel,après Roland, il avait le plus de confiance.

L’une et l’autre armée se montra égalementjoyeuse d’un semblable accord, car tous en avaient assez desfatigues du corps et de l’esprit. Chacun n’aspirait qu’à se reposerpendant le reste de sa vie ; chacun maudissait les colères etles fureurs qui les poussaient à des combats et à des dangers sanscesse renouvelés.

Renaud, très fier de voir que Charles a euplus de confiance en lui qu’en tout autre, se prépare joyeusement àla glorieuse entreprise dont on l’a chargé. Il fait peu de cas deRoger. Il ne croit vraiment pas qu’il puisse lui résister ;car il ne le considère pas comme son égal, bien qu’il ait occisMandricard en champ clos.

De son côté, bien que ce lui soit un grandhonneur d’avoir été choisi par son roi comme le meilleur parmi lesmeilleurs, dans une circonstance si grave, Roger se montre pleind’ennui et de tristesse. Ce n’est pas que la crainte lui fassebattre le cœur ; il ne tremblerait pas devant Renaud et Rolandréunis.

Mais Renaud a pour sœur sa chère et fidèleépouse, qui ne cesse de le presser et de le tourmenter par seslettres, comme si elle était fortement fâchée contre lui. Or, siaux anciens griefs qu’elle a contre lui, il ajoute celui d’avoiraccepté le combat avec son frère et de l’avoir mis à mort, il luideviendra tellement odieux, qu’il ne pourra plus jamaisl’apaiser.

Si Roger s’afflige en silence et songe avecangoisse à la bataille que malgré lui il sera forcé d’accepter, sachère femme pleure et se lamente, dès qu’elle a appris la nouvelle.Elle se frappe le sein, elle déchire sa chevelure dorée, ellemeurtrit ses joues inondées de larmes. Elle multiplie ses plainteset ses reproches ; elle appelle Roger ingrat, et traite sondestin de cruel.

Quelle que soit l’issue du combat, il ne peutque lui être un sujet de douleur. Elle ne veut pas admettre queRoger puisse périr dans cette entreprise ; à cette pensée, illui semble qu’on lui arrache le cœur. Mais si, en punition denombreuses fautes, le Christ a résolu la perte de la France, outreque son frère aura reçu la mort, son malheur, à elle, n’en sera queplus acerbe et que plus grand.

Elle ne pourra, sans encourir le blâme, lahonte et l’inimitié de tous les siens, revoir jamais son époux, nimême déclarer son mariage publiquement, ainsi qu’elle en a depuissi longtemps caressé nuit et jour l’idée dans son esprit. Telleétait leur situation à tous deux, qu’ils ne pouvaient retirer nitenir leur promesse sans avoir à s’en repentir.

Mais celle qui, dans l’adversité, n’avaitjamais manqué de prêter à Bradamante son fidèle appui, je veux direla magicienne Mélisse, ne put, sans en être touchée, entendre sesplaintes et ses cris de douleur. Elle vint la consoler et luipromit que, lorsqu’il en serait temps, elle trouverait moyend’arrêter ce combat qui faisait couler ses pleurs et lui causait untel souci.

Cependant Renaud et l’illustre Rogerapprêtaient les armes pour la bataille. Le choix en appartenait auchevalier champion de l’empire romain. Comme celui-ci, depuis laperte du brave destrier Bayard avait toujours voulu aller à pied,il fut convenu que l’on combattrait revêtu de la cuirasse et de lacotte de mailles, et armé de la hache et du poignard.

Soit hasard, soit prévoyance du sage et aviséMaugis, qui savait qu’aucune arme ne pouvait résister à Balisarde,on convint que les deux guerriers combattraient sans épée, ainsique je viens de le dire. Quant au lieu du combat, on tomba d’accordsur une grande plaine près des murs de l’antique cité d’Arles.

À peine la vigilante Aurore eut-elle mis latête hors de la demeure de Titon, pour annoncer le jour et l’heurefixés pour le combat, que des deux côtés s’avancèrent les hérautsd’armes chargés de dresser les tentes à égale distance despalissades, ainsi que deux autels.

Peu après, on vit sortir l’armée païenne,rangée en bataillons nombreux. Au milieu, somptueusement armé selonla mode barbaresque, s’avançait le roi d’Afrique. Il montait uncoursier bai, à la noire crinière, au front blanc, et aux deuxpieds de devant balsanés. Côte à côte avec lui, venait Roger,auquel l’altier Marsile n’avait pas dédaigné de servird’écuyer.

Marchant à ses côtés, le roi Marsile portaitle casque que Roger avait eu naguère tant de peine à arracher auroi de Tartarie, le casque célébré en de meilleurs chants que lesmiens, et que possédait, mille ans auparavant, le Troyen Hector.D’autres princes et d’autres barons s’étaient partagé le reste desarmes dont devait se servir Roger, et qui étaient richement ornéesde pierreries et d’or.

De son côté, Charles sortit de sesretranchements à la tête de ses gens d’armes, dans le même ordre etde la même façon que s’il était entouré de ses Pairs fameux, etRenaud marchait auprès de lui armé de toutes pièces, hormis lecasque du roi Mambrin, que portait le paladin Ogier le Danois.

Les deux haches d’armes étaient portées, l’unepar le duc Naymes, l’autre par Salomon, roi de Bretagne. D’un côtéCharles groupe tous les siens, de l’autre se tiennent ceuxd’Afrique et d’Espagne ; entre les deux armées un grand espaceest laissé libre pour les deux combattants, avec défense à toutautre d’y pénétrer sous peine de mort.

Après que le second choix des armes eut étéremis au champion de l’armée païenne, deux ministres de l’une etl’autre religion sortirent des rangs, portant les livres saints.Dans celui porté par notre ministre, était écrite la vie sublime duChrist ; l’autre était l’Alcoran. L’Empereur s’avança,l’Évangile en mains, le roi Agramant avec l’autre livre.

Arrivé à l’autel que ses gens lui avaientdressé, Charles leva les mains au ciel et dit : « Ô Dieu,qui as consenti à mourir pour racheter nos âmes de la mort ; ôDame, dont la vertu fut si précieuse, que Dieu voulut prendre detoi la forme humaine, et qui le portas neuf mois dans ton seinbéni, sans avoir perdu la fleur virginale ;

» Soyez-moi témoins de la promesse que jefais pour moi et pour mes successeurs au roi Agramant et à ceux quilui succéderont dans le gouvernement de ses États, de lui donnerchaque année vingt charges d’or pur si mon champion est aujourd’huivaincu. Je promets en outre de conclure, à partir de ce moment, unetrêve qui sera bientôt suivie d’une paix perpétuelle.

» Et si je manque à cela, que votreformidable colère à tous deux s’allume sur-le-champ, et se tournecontre moi seul et contre mes enfants, sans qu’aucun autre de ceuxqui sont ici présents en soit atteint ; de sorte qu’on puissevoir ce qu’il en coûte de vous manquer de parole. » En parlantainsi, Charles tenait la main sur l’Évangile, et les yeux fixés auciel.

Puis Agramant se lève à son tour, et s’avancevers l’autel que les païens avaient richement orné. Là, il jure quenon seulement il repassera la mer avec son armée, mais qu’il payeraencore un tribut à Charles, si Roger est vaincu en ce jour. Ilajoute que la paix sera éternelle entre eux, ainsi que Charlesvient de le dire.

De même que Charles, il invoque à haute voixle témoignage du grand Mahomet, sur le livre duquel il tient lamain étendue, et promet d’observer tout ce qu’il vient de dire.Puis, chacun s’étant retiré dans son camp respectif, c’est au tourdes deux champions à prêter serment, et voici dans quels termes ilsle font.

Roger promet que si son roi vient à troublerle combat, il ne consentira plus jamais à être son chevalier ni sonbaron, et se donnera tout entier à Charles. De son côté, Renaudjure que si son seigneur cherche à l’arrêter avant que lui ou Rogerne soit vaincu, il se fera chevalier d’Agramant.

Toutes ces cérémonies terminées, chacun seretire dans son camp et les trompettes ne tardent pas à donner, deleur voix claire, le signal du terrible combat. Voici que les deuxadversaires, pleins d’ardeur, s’abordent, calculant leurs pas avecla plus grande attention et le plus grand art. Voici que l’assautcommence ; le fer résonne contre le fer, et les coups portenttantôt en haut, tantôt en bas.

Ils se frappent tantôt à la tête, tantôt auxpieds, du manche ou du fer de leur hache, et cela avec une telleadresse, une telle rapidité, qu’on ne serait pas cru si on voulaitle raconter. Roger, qui combattait contre le frère de celle quipossédait son âme, mettait une telle hésitation à le frapper, qu’ilen parut manquer de vaillance.

Il était plus attentif à parer qu’à frapper,et ne savait lui-même ce qu’il voulait faire. Il eût été si désoléde tuer Renaud, qu’il eût préféré mourir lui-même. Mais je sens queje suis arrivé au point où il convient de suspendre mon récit. Vousapprendrez le reste dans l’autre chant, si dans l’autre chant vousvenez m’entendre.

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