Roland Furieux – Tome 2

Chant XXXI

ARGUMENT. – Funestes effets de lajalousie. – Combat de Renaud et de Guidon le Sauvage. Ce dernierest reconnu et se joint à la troupe des guerriers de Montauban qui,réunis aux forces dont dispose Charles, fait un grand carnage desMaures. – Brandimart va avec Fleur-de-Lys sur les traces de Roland,et arrive au petit pont construit par Rodomont dont il devientprisonnier. – L’armée des Sarrasins se retire à Arles.

 

Quel état serait plus doux, plus agréable quecelui d’un cœur amoureux ; quelle vie serait plus heureuse,plus fortunée que celle que l’on passerait en servage d’amour, sil’homme n’était sans cesse tourmenté de ce soupçon funeste, decette crainte, de ce martyre, de cette frénésie, de cette ragequ’on appelle jalousie ?

Cependant, quelle que soit l’amertume qui seglisse dans cette suavissime douceur, elle ne fait qu’augmenter laforce ou aiguiser la finesse de l’amour. La soif fait paraîtrel’eau bonne et savoureuse, et c’est grâce à la faim que l’onapprécie les aliments. Celui-là ne connaît point la paix et enignore le prix, qui n’a pas d’abord éprouvé ce que c’est que laguerre.

On supporte paisiblement de ne point voir avecles yeux ce que le cœur voit toujours ; plus on reste éloignéde ce qu’on aime, plus le retour, quand il s’effectue, apporte desoulagement. Servir sans récompense se peut accepter, pourvu quel’espérance ne soit pas morte, car le prix d’un fidèle servagefinit toujours par venir, quelque tard qu’il vienne.

Le souvenir des dédains, des refus, etfinalement de tous les martyres, de toutes les peines d’amour, faitque l’on goûte mieux un plaisir quand il arrive. Mais si cetteinfernale peste vient à infester un esprit malade, elle l’affaiblitet l’empoisonne au point que, s’il survient par la suite uneoccasion de joie et d’allégresse, l’amant n’en a plus souci, et nel’apprécie pas.

Voilà la plaie cruelle, empoisonnée, que nepeuvent guérir ni les liqueurs ni les drogues, ni les grimoires, niles inventions des sorcières, ni la longue observation des astresbienfaisants, ni tout l’art magique dont Zoroastre est l’inventeur.Voilà la plaie qui fait plus souffrir que toute autre douleur, etqui conduit l’homme au désespoir et à la mort.

Ô plaie incurable qui s’attache aussifacilement au cœur d’un amant sur un faux que sur un vraisoupçon ! Plaie qui accable si cruellement l’homme, qu’ellelui offusque la raison et l’intelligence, et le rend sidissemblable à ce qu’il était auparavant ! ô jalousie inique,comme tu as, bien à tort, enlevé toute joie à Bradamante !

Je ne parle pas de l’impression amère que lerécit d’Hippalque et de son frère lui avait laissée au cœur, maisd’une nouvelle aussi cruelle que fausse qui lui avait été annoncéequelques jours plus tard, et en comparaison de laquelle les autresn’étaient rien. Je vous la dirai, mais après quelque digression.J’ai à vous parler auparavant de Renaud qui se dirige vers Parisavec les siens.

Le jour suivant, vers le soir, ilsrencontrèrent un chevalier qui avait une dame à ses côtés. Son écuet sa soubreveste étaient entièrement noirs et coupés seulement parune bande blanche. Ce chevalier défia au combat Richardet quimarchait le premier, et qui avait l’air d’un franc guerrier.Celui-ci, qui ne refusa jamais pareille proposition, tourna brideet prit du champ.

Sans dire un mot, sans plus se demander quiils étaient, ils coururent à la rencontre l’un de l’autre. Renaudet les autres chevaliers s’arrêtèrent pour voir le résultat de lajoute. « En voilà un – se disait à part lui Richardet – qui vatout à l’heure se trouver par terre, si je le frappe bien àl’endroit où je le vise. » Mais il arriva tout le contraire dece qu’il pensait,

Car le chevalier inconnu lui porta, au-dessousde la visière, un coup tel qu’il l’enleva de selle et le jeta àplus de deux longueurs de lance loin de son destrier. Alard, quivoulut aussitôt le venger, se retrouva en un instant à ses côtés,étourdi et contusionné, tellement fort fut le coup qui rompit sonécu.

Guichard, voyant les deux frères à terre, mitsur-le-champ sa lance en arrêt, bien que Renaud lui criât :« Attends, attends. » Mais Renaud n’avait pas encore soncasque attaché sur la tête, de sorte que Guichard eut le temps decourir à la rencontre du chevalier. Mais il ne sut pas mieux setenir que les autres, et en un clin d’œil il se retrouva parterre.

Richard, Vivien et Maugis se disputaient déjàà qui jouterait le premier. Mais Renaud, ayant fini de s’armer, mitfin à leur contestation en disant : « Il est tempsd’arriver à Paris, et ce serait nous retarder trop que de vouloirattendre que chacun de vous fût abattu l’un aprèsl’autre. »

Il dit cela entre ses dents et de façon àn’être pas entendu, parce que c’eût été pour les autres une injureet une honte. Les deux adversaires avaient déjà pris du champ ets’en revenaient avec impétuosité l’un sur l’autre. Renaud ne futpoint jeté à terre, car il valait à lui seul tous ses compagnons.Les lances se brisèrent comme du verre, mais les cavaliers nereculèrent pas d’une ligne.

Les deux chevaux se heurtèrent avec une telleforce que leur croupe alla toucher le sol. Bayard se relevaaussitôt, et c’est à peine s’il interrompit sa course. L’autretomba si malencontreusement, qu’il se rompit l’épaule et les reins.Le chevalier, voyant son destrier mort, abandonna les étriers, etse retrouva en un instant sur pied.

Il dit au fils d’Aymon, qui s’en revenait verslui la main vide : « Seigneur, ce serait manquer à mondevoir que de laisser sans vengeance la mort du bon destrier donttu viens de me priver, et qui me fut cher tant qu’il vécut.Viens-t’en donc, et fais de ton mieux, car il faut qu’il y aitbataille entre nous. »

Renaud lui dit : « Si c’est à causedu destrier mort, et non pour autre chose, que nous devons nouslivrer bataille, je te donnerai un des miens, et sois assuré qu’ilne vaut pas moins que le tien. » L’autre reprit :« Tu te trompes, si tu crois que je manque de destrier. Maispuisque tu ne comprends pas ce que je veux, je t’expliquerai plusclairement la chose.

» Je veux dire que je croirais commettreune faute en ne t’éprouvant pas aussi à l’épée, et en ne cherchantà savoir si, dans cette nouvelle joute, tu es mon égal, ou si tuvaux mieux ou moins que moi. Donc, comme il te plaira, descends oureste à cheval. Pourvu que tu ne tiennes pas tes mains inoccupées,je suis content de te donner tout l’avantage, tellement je désiret’éprouver à l’épée. »

Renaud, ne le fit pas attendre longtemps, etdit : « Je te promets la bataille, puisque tu es siardent ; et pour que tu n’aies point soupçon au sujet des gensqui m’accompagnent, ils continueront leur route jusqu’à ce que jeles rejoigne. Il ne restera avec moi qu’un valet pour tenir moncheval. » Là-dessus, il ordonna à ses compagnons de s’enaller.

La courtoisie du vaillant paladin fut fortappréciée par le chevalier étranger. Renaud mit pied à terre etremit les rênes de son destrier Bayard aux mains du valet. Puis,lorsqu’il ne vit plus son étendard qui était déjà bien loin, ilembrassa son écu, saisit son glaive redoutable, et défia lechevalier au combat.

Alors commença une bataille telle qu’on n’envit jamais de plus fière. Chacun des chevaliers ne pensait pas queson adversaire fût de force à lui résister longtemps. Mais quand àl’épreuve ils virent que des deux côtés les forces étaient bienégales, ils comprirent que ni l’un ni l’autre n’avaient à seréjouir ou à s’attrister. Mettant l’orgueil et la colère de côté,tous deux déploient toute leur habileté pour obtenirl’avantage.

Leurs coups, implacables et féroces,remplissent tous les environs d’un bruit horrible, soit qu’ilstombent sur les boucliers, sur les cuirasses ou sur les cottes demailles. Sous peine de laisser l’adversaire prendre l’avantage,l’un et l’autre doivent s’étudier à bien parer plutôt qu’àattaquer, car la première faute commise pouvait entraîner unéternel dommage.

L’assaut dura une heure, et plus de la moitiéde l’heure suivante. Déjà le soleil se cachait sous l’onde, et lesténèbres étendaient leur filet jusqu’aux extrémités de l’horizon,sans que les combattants eussent pris le moindre repos, niinterrompu leurs coups furibonds. Cependant, ils n’étaient excitésau combat ni par la colère ni par la haine, mais seulement par lepoint d’honneur.

Entre temps, Renaud songeait que le chevalierinconnu possédait une telle force que non seulement il aurait peineà se tirer de ses mains sain et sauf, mais qu’il courait granddanger de mort. Il en avait déjà été si fortement travaillé et siéchauffé, que la sueur lui coulait du front, et qu’il commençait àdouter de l’issue du combat. Il y aurait volontiers mis fin, si sonhonneur eût été sauvegardé.

De son côté, le chevalier étranger – qui nesavait également pas que c’était le seigneur de Montauban, ceguerrier si fameux dans toute la chevalerie, contre lequel il avaitété amené à lutter l’épée à la main avec si peu d’animosité – étaitcertain que les armes ne pouvaient lui donner la preuve d’un hommeplus excellent.

Il aurait voulu ne pas avoir entrepris devenger la mort de son cheval, et, s’il avait pu le faire sansencourir de blâme, il se serait volontiers retiré de cettepérilleuse bataille. La nuit était déjà si obscure et si épaisse,que presque tous les coups portaient dans le vide. Ils ne pouvaientattaquer et encore moins parer, car c’est à peine s’ils voyaientleurs épées dans leurs mains.

Le sire de Montauban fut le premier à dire quela bataille ne pouvait se continuer ainsi dans l’obscurité, etqu’il valait mieux la remettre jusqu’à ce que le paresseux Arthureût accompli son évolution[9] terrestre.En attendant, son adversaire peut venir sous sa tente où il ne serapas moins en sûreté, ni moins bien servi et honoré qu’en aucunautre lieu.

Renaud n’a pas besoin de prier beaucoup lecourtois chevalier, pour que ce dernier accepte soninvitation ; ils s’en vont donc ensemble à l’endroit où lepennon de Montauban s’était arrêté en un lieu sûr. Renaud,cependant, ôtant des mains de son écuyer un beau cheval, bienharnaché et bon pour le combat à la lance et à l’épée, en a faitdon au chevalier.

C’est alors que le guerrier étranger appritqu’il marchait à côté de Renaud, car, avant d’arriver à la tente,celui-ci s’était, par hasard, nommé lui-même. Et comme ils étaientfrères, il se sentit le cœur doucement remué d’une pieuseaffection, et se mit à pleurer de joie et de tendresse.

Ce guerrier était Guidon le sauvage, qui, encompagnie de Marphise, de Sansonnet et des fils d’Olivier, avaitnaguère longtemps voyagé sur mer, comme je vous l’ai dit. Le félonPinabel, en le faisant prisonnier et en le retenant ensuiteconformément à la honteuse loi qu’il avait établie, l’avait empêchéde revoir plus tôt sa famille.

Guidon, en apprenant que c’était là ce Renaud,fameux parmi tous les chevaliers, et qu’il avait toujours plusdésiré voir qu’un aveugle ne désire recouvrer la lumière du jourqu’il a perdue, s’écria plein de joie : « Ô mon seigneur,quelle fatalité m’a conduit à vous combattre, vous que depuislongtemps j’aime et j’honore par-dessus tout en ce monde !

» Constance me donna le jour sur lesrivages extrêmes du pont Euxin. Je suis Guidon, conçu, comme vous,de l’illustre semence du généreux Aymon. C’est le désir de vousvoir, vous et tous les nôtres, qui m’a fourni l’occasion de venirici. Et, lorsque mon vœu le plus cher est de vous honorer, il setrouve que j’en suis venu à vous faire injure !

» Mais excusez l’erreur qui a fait que jene vous ai point reconnu, vous ni vos autres compagnons ; pourla racheter, si faire se peut, dites-moi ce que je doisfaire ; je ne reculerai devant rien. » Après qu’ils sefurent plusieurs fois embrassés, Renaud lui répondit :« Qu’il ne vous reste souci de vous excuser envers moi decette bataille.

» Pour témoigner que vous êtesvéritablement un rameau de notre antique souche, vous ne pouviezpas donner de meilleure preuve que la grande vaillance que nousavons éprouvée en vous. Si vos actes avaient été plus pacifiques,et plus calmes, nous vous aurions cru avec plus de peine, car ledaim n’engendre pas le lion, ni la colombe l’aigle ou lefaucon. »

Tout en raisonnant ainsi, ils ne laissaientpas de poursuivre leur route, de sorte qu’ils arrivèrent vers lestentes. Là, le brave Renaud apprit à ses compagnons que lechevalier était Guidon, qu’ils avaient tant désiré voir, et qu’ilsavaient si longtemps attendu. Cette nouvelle remplit tout le mondede joie, et tous déclarèrent qu’il ressemblait à son père.

Je ne dirai pas l’accueil que lui firentAlard, Richardet et les autres deux, non plus que celui qu’il reçutde Vivian, d’Aldigier, de Maugis, ses cousins. Ce fut entre chaquechevalier et lui un échange d’affectueuse courtoisie, et jeconclurai simplement en disant que sa venue fut bien vue detous.

L’arrivée de Guidon aurait été de tout tempschère à ses frères, mais elle leur fut surtout agréable en cemoment où, plus que jamais, ils en avaient besoin. Dès que lesoleil eut émergé ses rayons lumineux hors des vagues de l’Océan,Guidon partit sous la bannière de ses frères et de ses parents,dont il augmenta la troupe.

Ils marchèrent de telle sorte qu’en deux joursils arrivèrent sur les rives de la Seine, à moins de dix milles desportes assiégées de Paris. Là, ils retrouvèrent par un heureuxhasard Griffon et Aquilant, les deux guerriers à la redoutablearmure : Griffon le blanc et Aquilant le noir, que Gismondeconçut d’Olivier.

Ils causaient avec une damoiselle dontl’apparence annonçait la haute condition, et dont la robe blancheétait ornée d’une broderie d’or. Elle était très belle et d’unaspect fort agréable, bien qu’elle parût triste et larmoyante. Ellesemblait, par ses gestes et sa contenance, parler de choses fortimportantes.

Quand il fut près d’eux, Guidon reconnut lesdeux chevaliers, et dit à Renaud : « En voici deux quepeu de guerriers dépassent en vaillance. S’ils viennent avec nousau secours de Charles, les Sarrasins ne résisteront pas. »Renaud confirma les dires de Guidon, en assurant que l’un etl’autre étaient des guerriers accomplis.

Lui aussi les avait reconnus à leurs armeshabituelles. L’un était revêtu d’une armure toute noire, l’autred’une armure toute blanche ; tous deux portaient par-dessus deriches ornements. De leur côté, les deux frères reconnurent etsaluèrent Guidon, Renaud et ses frères. Ils embrassèrent Renaudcomme un ami, car ils avaient depuis longtemps oublié leur anciennehaine.

Ils avaient, pendant un certain temps, été engrande contestation avec Renaud, à cause de Truffaldin ; maisce serait trop long à vous raconter. Oubliant toute colère, ilss’embrassèrent tous avec une affection fraternelle. Renaud seretourna ensuite vers Sansonnet qui avait un peu plus tardé que lesautres à venir, et le reçut avec les honneurs qui lui étaient dus,dès qu’il fut instruit de sa grande valeur.

Dès que la damoiselle eut vu Renaud de plusprès et l’eut reconnu – car elle connaissait tous les paladins –elle lui apprit une nouvelle qui la tourmentait beaucoup. Ellecommença ainsi : « Seigneur, ton cousin, auquel l’Égliseet l’Empire doivent tant, Roland, autrefois si sage et si honoré,est devenu fou et s’en va errant à travers le monde.

» D’où lui est venu un tel malheur, je nesaurais te le dire. J’ai vu son épée et ses autres armes qu’ilavait jetées par les champs. Je les ai vues ramassées de côté etd’autre par un chevalier pieux et courtois qui les suspendit commeun trophée glorieux aux branches d’un arbuste.

» Mais, le jour même, l’épée fut enlevéepar le fils d’Agrican. Tu peux penser quelle perte c’est pour lachrétienté que Durandal soit encore une fois retombée au pouvoirdes païens. Bride-d’Or, qui errait en liberté autour des armes deson maître, a été pris aussi par le Sarrasin.

» Il y a peu de jours, j’ai vu Roland,sans vergogne et privé de sa raison, courir nu en poussant des criset des hurlements épouvantables. En somme, il est complètement fou.Et je ne l’aurais pas cru, si je n’avais vu de mes yeux unspectacle aussi déplorable et aussi cruel. » Puis elle luiraconta comment elle avait vu Roland tomber du haut du pont dans salutte corps à corps avec Rodomont.

» À tous ceux que je ne crois pas êtreennemis de Roland, je raconte cela – ajouta-t-elle – dans l’espoirque, parmi les nombreux chevaliers auxquels j’en parle, il s’entrouvera un qui, ému de pitié pour une situation si étrange et sifâcheuse, essaiera de ramener le comte à Paris ou dans tout autrelieu ami, afin qu’on lui guérisse le cerveau. Si Brandimart lesavait, je suis bien sûre qu’il fera tout son possible pourcela. »

Cette damoiselle était la belle Fleur-de-Lysque Brandimart aimait plus que lui-même. Elle venait à Paris pourle retrouver. Elle raconta encore qu’une grande querelle avaitéclaté entre le roi de Séricane et le roi de Tartarie pour lapossession de l’épée ; qu’elle était restée à Mandricard dontelle avait par la suite causé la mort, puis qu’enfin elleappartenait actuellement à Gradasse.

Renaud ne cesse de gémir et de se lamenter surune aussi étrange et aussi malheureuse aventure. Il sent son cœurs’attendrir à ce récit, comme la glace fond au soleil. Il prend enlui-même la résolution immuable de chercher Roland où qu’il soit.Il espère, quand il l’aura retrouvé, qu’il pourra le guérir decette rage.

Mais comme, soit volonté du ciel soit hasard,il a pu réunir une troupe de chevaliers illustres, il veut toutd’abord mettre les Sarrasins en fuite, et délivrer les remparts deParis. Toutefois il lui paraît avantageux de différer l’attaquejusqu’à ce que la nuit soit devenue tout à fait obscure, entre latroisième et la quatrième vigile, alors que l’eau du Léthé aurarépandu le sommeil sur la terre.

Il logea les siens au milieu d’un bois, et lesy laissa reposer pendant tout le jour. Mais quand le soleil,laissant le monde plongé dans les ténèbres, fut retourné vers sonantique nourrice, et que les ourses, le capricorne, les serpents etles autres bêtes, qui jusque-là s’étaient tenues cachées à cause dela lumière trop éclatante du jour, eurent illuminé le ciel, Renaudfit avancer sa troupe taciturne.

Accompagné de Griffon, d’Aquilant, de Vivien,d’Alard, de Guidon, de Sansonnet et des autres, il marche à pasmesurés, et sans prononcer une parole, pendant un mille, jusqu’à cequ’il rencontre l’avant-garde d’Agramant, qu’il trouve endormie. Iltue tout, sans faire un prisonnier. De là, il pénètre au cœur del’armée maure, sans avoir été vu ni entendu.

À peine arrivé dans le camp des infidèles,Renaud tombe à l’improviste sur la garde dont il fait un telcarnage que pas un homme n’échappe à la mort. Cette première troupeexterminée, les Sarrasins n’ont plus la partie belle, car, pleinsde sommeil, inertes et effarés, ils ne peuvent faire que peu derésistance à de tels guerriers.

Pour augmenter l’épouvante des Sarrasins,Renaud, dès le commencement de l’attaque, fait soudain soufflerdans les trompes et les cornets, et crier à haute voix son nom. Iléperonne Bayard qui n’est pas lent à lui obéir ; d’un bond, ilfranchit la barrière élevée, renverse les cavaliers, foule auxpieds les fantassins, et abat les baraques et les tentes.

Les plus hardis, parmi les païens, s’arrachentles cheveux quand ils entendent résonner dans les airs les nomsredoutés de Renaud et Montauban. Les Espagnols fuient pêle-mêleavec les Africains, sans perdre de temps à charger les bêtes desomme. Aucun n’est d’avis d’attendre une telle furie dont ils ontdéjà, à leur grand dam, éprouvé les effets.

Guidon suit Renaud et ne fait pas moins quelui. Les deux fils d’Olivier les imitent, ainsi qu’Alard, Richardetet les deux autres frères. Sansonnet s’ouvre un chemin avec sonépée. Aldigier et Vivien font éprouver leur vaillance à bon nombred’ennemis. Tous ceux qui suivent l’étendard de Clermont seconduisent en vaillants guerriers.

Renaud avait avec lui sept cents combattants,venus de Montauban et des pays d’alentour, habitués à braver sousles armes le froid et le chaud, et non moins redoutables que lesMirmidons d’Achille. Chacun était si solide à la besogne, que centd’entre eux n’auraient pas reculé devant mille adversaires.Beaucoup l’emportaient sur les plus fameux guerriers.

Et bien que Renaud ne fût pas riche, bienqu’il n’eût ni cités ni trésors, il se les attachait tellement parses bonnes paroles et ses bons traitements, partageant toujoursavec eux ce qu’il possédait, que pas un d’eux ne consentit jamais àservir un autre maître, même pour une paye plus forte. Il fallaitune bien grande nécessité pour qu’ils consentissent à quitterMontauban.

Afin de porter à Charlemagne un secours plusefficace, Renaud avait laissé son château sous la garde de peu demonde. À peine sa bannière, cette bannière dont je raconte lagloire, fut-elle arrivée parmi les Africains, qu’elle en fit uncarnage pareil à celui que fait le loup féroce au milieu destroupeaux laineux du Galèse, au pays de Phalante, ou le lion parmiles troupeaux de chèvres barbues des bords du Cinyphe.

Charles, qui avait été avisé par Renaud de sonarrivée aux environs de Paris, et de son intention d’assaillirpendant la nuit le camp des Sarrasins, se tenait en armes et prêt àcombattre. Quand il jugea qu’il était temps, il vint en aide àRenaud avec ses paladins, auxquels s’était joint le fils du richeMonodant, le fidèle et sage amant de Fleur-de-Lys.

Celui qu’elle avait pendant tant de jours, etpar de si longs chemins, cherché en vain dans toute la France, ellele reconnut de loin aux insignes qu’il avait l’habitude de porter.Dès que Brandimart la vit, il abandonna le champ de bataille, ettout entier revenu à des sentiments plus humains, il courutl’embrasser. Plein d’amour, il lui donna mille baisers, ou peu s’enfallut.

Les chevaliers de cette antique époque avaientgrande confiance en leurs dames et en leurs damoiselles. Ils leslaissaient aller sans escorte par monts et par vaux dans descontrées étrangères ; et, au retour, ils les tenaient pourbonnes et belles, sans que jamais le soupçon vînt les saisir.Fleur-de-Lys raconta sur-le-champ à son amant que le seigneurd’Anglante était devenu fou.

Brandimart aurait eu peine à croire d’uneautre bouche une si étrange et si fâcheuse nouvelle ; mais illa crut, venant de la belle Fleur-de-Lys qui lui avait déjà faitcroire des choses bien plus fortes. Elle ajouta qu’elle l’avait nonpas entendu dire, mais qu’elle l’avait vu de ses propres yeux, etqu’elle connaissait Roland de longue date et mieux que toutautre ; et elle dit où et quand.

Elle lui rapporta la scène dont elle avait ététémoin sur le pont dangereux, dont Rodomont disputait le passage àtous les chevaliers, afin de leur enlever leur soubreveste et leursarmes pour servir d’ornement à un riche sépulcre. Elle lui ditqu’elle avait vu Roland furieux se livrer en cet endroit à desactes horribles et terrifiants, et comment il avait jeté le païendans le fleuve, au risque de s’y noyer lui-même.

Brandimart qui aimait le comte autant qu’onpeut aimer un compagnon, un frère ou un fils, résolut d’aller à sarecherche et de ne reculer devant aucune fatigue, aucun danger,pour essayer de le guérir de sa fureur, soit avec le concours d’unmédecin, soit à l’aide d’enchantements. Comme il se trouvait enselle, tout armé, il se mit sur-le-champ en route avec sa belledame.

Tous deux se dirigèrent vers le lieu où ladame avait vu le comte. De journée en journée, ils arrivèrent aupont que gardait le roi d’Alger. La sentinelle avertit Rodomontdont les écuyers apprêtèrent aussitôt les armes et le cheval, etqui se trouva tout prêt à combattre quand Brandimart voulut tenterle passage.

D’un ton qui dénotait sa fureur, le Sarrasincria à Brandimart : « Qui que tu sois, toi qu’une erreurde chemin ou ta propre folie amène ici, descends de cheval etdépouille-toi de tes armes, et fais-en hommage à ce grand sépulcre,avant que je ne te tue et que je ne t’offre comme victimeexpiatoire aux ombres qu’il renferme. Si tu refuses, je te tueraitout de même, et je ne t’en aurai aucun gré. »

Brandimart ne voulut pas répondre à cettesommation altière autrement qu’avec la lance. Il éperonne Batolde,son gentil destrier, et s’élance contre son adversaire avec uneimpétuosité telle qu’il fit bien voir qu’en fait de courage, ilpouvait être comparé à n’importe quel chevalier du monde. Quant àRodomont, mettant sa lance en arrêt, il galope à toute bride sur lepont étroit.

Son destrier, qui avait l’habitude de cechemin difficile sur lequel il avait déjà fait souvent tomber plusd’un cavalier, accourait avec assurance à la rencontre. L’autre,effrayé par cette course inaccoutumée, s’avançait hésitant ettimide. Le pont tremblait sous leurs pieds et semblait près des’écrouler dans l’eau, outre qu’il était fort étroit et sansparapet.

Les chevaliers, tous deux maîtres en l’art dejouter, avaient des lances grosses comme des madriers et tellesencore qu’elles étaient dans leurs écorces sylvestres. Ils s’enportèrent des coups si terribles, qu’il ne servit à rien à leurscoursiers d’être vigoureux et lestes. Tous les deux furentrenversés sur le pont, ainsi que leurs maîtres, ne formant qu’untas.

Pressés par les éperons, ils voulurent serelever immédiatement, mais le pont était si étroit, qu’ils netrouvèrent pas où poser un pied ferme. Tous deux, par une égalefatalité, tombèrent dans l’eau. Leur chute produisit un bruiteffroyable qui monta jusqu’au ciel, pareil à celui que fit entombant dans notre fleuve celui qui sut si mal diriger le char dusoleil.

Les deux chevaux, chargés du poids de leurscavaliers, qui étaient restés fermes en selle, allèrent voir aufond de la rivière si quelque belle nymphe n’y était pas cachée. Cen’est pas le premier, ni le second saut que le païen fait avec sonaudacieux destrier, du haut du pont dans l’eau. Il connaît fortbien, par conséquent, le fond du fleuve.

Il sait les endroits où le fond est ferme etoù il est vaseux, où l’eau est basse et où elle est profonde. Il abientôt la tête, la poitrine et la ceinture hors de l’eau et peutattaquer Brandimart avec un grand avantage. Brandimart était tombéau beau milieu du courant ; son destrier, enfoncé dans lesable qui formait le fond, ne pouvait plus s’en retirer, et tousdeux risquaient de se noyer.

L’eau, soulevée par la chute, les eut bientôtculbutés et les entraîna à l’endroit le plus profond. Brandimartétait dessous et le destrier dessus. Fleur-de-Lys, restée sur lepont, presque morte d’épouvante, pleure et adresse au vainqueur sesvœux et ses supplications : « Ah ! Rodomont, parcelle que tu révères dans sa tombe, ne sois pas si cruel que delaisser noyer un tel chevalier !

» Ah ! seigneur plein de courtoisie,si tu as jamais aimé, aie pitié de moi, car je l’aime. Qu’il tesuffise, au nom de Dieu, de le faire prisonnier et d’orner tonmonument de cette nouvelle dépouille. Parmi toutes celles que tu asgagnées, celle-ci sera la plus belle et la plus glorieuse. »Elle sut si bien dire, qu’elle émut le roi païen, quelque cruelqu’il fût.

Et elle fit si bien, qu’il se hâta de portersecours à son amant ; celui-ci était retenu sous l’eau par sondestrier et était sur le point de perdre la vie, ayant bu beaucoupd’eau sans la moindre soif. Toutefois, Rodomont ne le tirad’embarras qu’après lui avoir pris son épée et son casque. Il lesortit ensuite de l’eau, et le fit transporter dans la tour, où setrouvaient déjà beaucoup d’autres prisonniers.

La dame sentit toute sa joie tomber, quandelle vit son amant s’en aller prisonnier. Cependant, elle préféraitcela à le voir périr dans le fleuve. Elle s’adressait à elle-mêmetoute sorte de reproches. C’était elle en effet qui avait faitvenir son amant en lui racontant qu’elle avait reconnu le comte surle pont si dangereux.

Enfin elle part, ayant déjà conçu la pensée demener en ces lieux le paladin Renaud, ou Guidon le sauvage, ouSansonnet, ou tout autre chevalier illustre de la cour du fils dePépin, capable de lutter avec le Sarrasin sur la terre et surl’eau. Elle espère que ce nouveau champion sera sinon plus fort, dumoins plus heureux que son cher Brandimart.

Elle marche pendant plusieurs jours avant derencontrer un chevalier tel qu’elle le voulait pour combattrecontre le Sarrasin et délivrer son amant. Après avoir longtempscherché quelqu’un qui convînt à cette besogne, elle rencontra unchevalier à la soubreveste riche et ornée, toute brodée de troncsde cyprès.

Je vous raconterai ailleurs qui c’était. Jeveux auparavant retourner à Paris, et vous dire la suite de lagrande déroute que Renaud et Maugis firent essuyer aux Maures. Jene saurais vous énumérer ceux qui purent fuir et ceux qui furentenvoyés sur les bords du Styx. L’obscurité de la nuit ne permit pasà Turpin, qui avait entrepris de le faire, de les compter.

Dans le premier sommeil, sous sa tente,dormait Agramant. Un chevalier vient le réveiller en lui disantqu’il va être fait prisonnier, s’il ne prend immédiatement lafuite. Le roi, regardant alors autour de lui, voit la confusion quirègne parmi les siens. Ceux-ci, sans songer à faire tête àl’ennemi, fuient çà et là, nus et désarmés, car ils n’ont pas mêmeeu le temps de prendre leur bouclier.

Le roi, fort perplexe et sans un seulconseiller autour de lui, se faisait attacher sa cuirasse, quandarrivent Falsiron, le fils de Grandonio, Balugant et d’autresencore. Ils montrent à Agramant le danger qu’il court de restermort ou prisonnier en ce lieu ; ils ajoutent même que s’ilpeut sauver sa personne ; la fortune se sera montrée propiceet bonne envers lui.

Ainsi parle Marsile, ainsi parle le braveSobrin, ainsi disent tous les autres d’un commun accord. Sa perteest d’autant plus prochaine, que Renaud s’avance avec plusd’impétuosité. S’il attend que le paladin, cet homme avide decarnage, soit arrivé avec tous ses gens, il peut être certain quelui et ses amis resteront tous morts, ou aux mains des ennemis.

Mais il peut se réfugier dans Arles ou dansNarbonne avec le peu de gens qu’il a autour de lui. L’une etl’autre de ces villes sont fortes et peuvent supporter un siège deplusieurs jours. Quand il aura mis sa personne en sûreté, il pourravenger cet affront, et refaire promptement une nouvelle armée aveclaquelle il vaincra Charles.

Le roi Agramant se rend à leur avis, bien quece parti lui semble cruel et dur. Il se dirige vers Arles, par lechemin qui lui paraît le plus sûr, et il semble qu’il ait desailes. Il a de bons guides, et l’obscurité favorise grandement sondépart. Vingt mille Africains et Espagnols purent ainsi échapper àRenaud.

Quant à ceux qui furent occis par lui, par sesfrères, par les deux fils du sire de Vienne, par les sept centshommes d’armes obéissant à Renaud, par Sansonnet, ou qui, dans leurfuite, se noyèrent dans la Seine, celui qui pourrait les comptercompterait aussi les feuilles que Zéphire et Flore font éclore enavril.

D’aucuns pensent que Maugis prit une grandepart à la victoire de cette nuit, non pas en arrosant la campagnedu sang sarrasin, ni par le nombre des ennemis qu’il occit de sapropre main, mais en faisant sortir, par son art, les espritsinfernaux des grottes du Tartare, et cela en si grande quantité,qu’un royaume deux fois grand comme la France n’aurait pu leverautant de bannières ni de lances.

On ajoute qu’il fit entendre tantd’instruments métalliques, tant de tambours, tant de bruits divers,tant de hennissements de chevaux, tant de cris et de tumulte defantassins, que plaines, monts et vallées devaient en retentirjusqu’aux contrées les plus lointaines, et que les Maures enéprouvèrent une telle peur, qu’ils s’empressèrent de prendre lafuite.

Le roi d’Afrique n’oublia pas que Roger étaitblessé et qu’il gisait encore gravement malade sur son lit. Ils’enquit d’un destrier à l’allure la plus douce qu’il put trouver,fit placer le blessé dessus, et après l’avoir mis en sûreté, il lefit porter sur son navire et conduire doucement jusqu’à Arles, oùil avait donné rendez-vous à tous ses gens.

Ceux qui s’enfuirent devant Renaud et Charles– et ils furent, je crois, cent mille ou à peu près – cherchèrent,à travers champs, bois, montagnes et vallons, à échapper aux mainsdes populations franques. Mais la plupart trouvèrent tout cheminfermé, et rougirent de leur sang l’herbe verte et les routesblanches. Il n’en arriva point ainsi du roi de Séricane, qui avaitsa tente loin des autres.

En apprenant que c’est le sire de Montaubanqui a assailli ainsi le camp, il ressent en son cœur une telleallégresse, qu’il en saute çà et là de joie. Il remercie lesouverain Auteur de lui avoir fourni l’occasion si rare des’emparer cette nuit de Bayard, ce coursier qui n’a pas sonpareil.

Il y avait longtemps – je crois que vousl’avez déjà lu ailleurs – que ce roi désirait avoir la bonneDurandal à son côté, et chevaucher ce coursier accompli. Il étaitjadis venu en France pour cela à la tête de cent mille hommesd’armes. Il avait alors défié Renaud au combat, pour la possessionde ce cheval.

Et il s’était rendu sur le rivage de la mer oùla bataille devait avoir lieu ; mais Maugis en faisant partirmalgré lui son cousin qu’il avait embarqué sur un navire, étaitvenu tout déranger. Il serait trop long de dire toute l’histoire.Depuis ce jour, Gradasse avait tenu le gentil paladin pour lâche etcouard.

Maintenant que Gradasse apprend que c’estRenaud qui a assailli le camp, il s’en réjouit. Il revêt ses armes,il monte sur son cheval et s’en va cherchant son ennemi à traversl’obscurité. Autant de guerriers il rencontre, autant il en coucheà terre, frappant indifféremment de sa bonne lance les gens deFrance ou de Libye.

Il va de çà de là, cherchant Renaud,l’appelant de sa voix la plus forte, et se portant toujours versles endroits où il voit le plus de morts amoncelés. Enfin ils setrouvent en face l’un de l’autre l’épée à la main, car leurs lancesavaient été brisées en mille morceaux, et les éclats en avaientvolé jusqu’au char constellé de la Nuit.

Quand Gradasse reconnaît le vaillant paladin,non à son enseigne, mais aux coups terribles qu’il porte, ainsiqu’à Bayard qui semble à lui seul être maître de tout le camp, ilse met sans retard à lui reprocher – conduite indigne de lui – dene s’être pas présenté sur le champ du combat, au jour fixé, pourvider leur différend.

Il ajoute : « Tu espérais sansdoute, en te cachant ce jour-là, que nous ne nous rencontrerionsplus jamais en ce monde ; or, tu vois que je t’ai rejoint.Quand même tu descendrais sur les rives les plus extrêmes du Styx,quand même tu monterais au ciel, sois certain que je t’y suivrais,si tu emmenais avec toi ton destrier au séjour de la lumière, oulà-bas dans le monde aveugle.

» Si tu n’as pas le cœur de te mesureravec moi, et si tu comprends que tu n’es pas de force égale ;si tu estimes la vie plus que l’honneur, tu peux sans péril tetirer d’affaire, en me laissant de bonne grâce ton coursier. Tupourras vivre ensuite, si vivre t’est cher ; mais tu vivras àpied, car tu ne mérites pas de posséder un cheval, toi quidéshonores à ce point la chevalerie. »

Ces paroles avaient été dites en présence deRichardet et de Guidon le sauvage. Tous deux tirent en même tempsleur épée pour châtier le Sérican. Mais Renaud s’oppose à leurintervention, et ne souffre point qu’ils lui fassent cet affront.Il dit : « Ne suis-je donc pas bon pour répondre à quim’outrage, sans avoir besoin de vous ? »

Puis, se retournant vers le païen, ildit : « Écoute, Gradasse ; je veux, si tu consens àm’entendre, te prouver clairement que je suis allé sur le bord dela mer pour te rejoindre. Puis, je te soutiendrai les armes à lamain, que je t’ai dit vrai de tout point, et que tu en auras mentichaque fois que tu diras que j’ai manqué aux lois de lachevalerie.

» Mais je te prie instamment, avant quenous nous livrions au combat, d’écouter jusqu’au bout mes justes etvraies excuses, afin que tu ne m’adresses plus des reproches nonmérités. Ensuite, j’entends que nous nous disputions Bayard à pied,seul à seul, en un lieu solitaire, comme tu l’as toi-mêmedésiré. »

Le roi de Séricane était courtois, comme toutcœur magnanime l’est d’ordinaire. Il fut satisfait d’entendre lapleine justification du paladin. Il vint avec lui sur la rive dufleuve, et là, Renaud, simplement, lui raconta sa véridiquehistoire et prit tout le ciel à témoin.

Puis il fit appeler le fils de Bauves, lequelétait parfaitement au courant de l’affaire. Celui-ci raconta denouveau, en présence des deux champions, comment il avait usé d’unenchantement, sans en dire ni plus ni moins. Renaud repritalors : « Ce que je t’ai prouvé par témoin, je veux t’endonner maintenant par les armes, et quand il te plaira, une preuveencore plus évidente. »

Le roi Gradasse qui ne voulait pas, pour unenouvelle querelle, abandonner la première, accepta sans contesterles excuses de Renaud, bien que doutant encore si elles étaientvraies ou fausses. Les deux adversaires ne fixèrent plus le lieu ducombat sur le doux rivage de Barcelone, comme ils l’avaient fait lapremière fois, mais ils convinrent de se rencontrer le lendemainmatin, près d’une fontaine voisine,

Où Renaud ferait amener le cheval, lequelserait placé à égale distance des combattants. Si le roi tuaitRenaud, ou s’il le faisait prisonnier, il devait prendre ledestrier sans autre empêchement. Mais si Gradasse trouvait la mortdans le combat, ou si, ne pouvant plus se défendre, il se rendaitprisonnier, Renaud lui reprendrait Durandal.

Avec plus d’étonnement et de douleur que jen’ai dit, Renaud avait appris de la belle Fleur-de-Lys que soncousin était hors de sa raison. Il avait appris également ce qu’ilétait advenu au sujet de ses armes, et le conflit qui s’en étaitsuivi. Il savait enfin que c’était Gradasse qui possédait cetteépée que Roland avait illustrée par mille et mille exploits.

Après que les deux chevaliers se furent misd’accord, le roi Gradasse rejoignit ses serviteurs, bien qu’il eûtété engagé par le paladin à venir loger chez lui. Dès qu’il futjour, le païen s’arma, et Renaud en fit autant. Tous deuxarrivèrent à la fontaine près de laquelle ils devaient combattrepour Bayard et Durandal.

Tous les amis de Renaud paraissaient redouterbeaucoup l’issue de la bataille qu’il devait soutenir seul à seulcontre Gradasse, et ils s’en lamentaient d’avance. Gradassepossédait une grande hardiesse, une force prodigieuse et uneexpérience consommée. Maintenant qu’il avait au côté l’épée du filsdu grand Milon, chacun tremblait de crainte pour Renaud.

Plus que tous les autres, le frère de Vivienredoutait ce combat. Il se serait encore volontiers entremis pourle faire manquer, mais il craignait d’encourir l’inimitié du sirede Montauban, qui lui en voulait encore d’avoir empêché la premièrerencontre en l’enlevant sur un navire.

Mais, tandis que tous les siens sont plongésdans le doute, la crainte où la douleur, Renaud s’en va calme etjoyeux de se disculper d’un soupçon injuste qui lui avait semblé sidur, et de pouvoir imposer silence à ceux de Poitiers et deHautefeuille. Il s’en va plein de confiance et sûr en son cœur deremporter l’honneur du triomphe.

Quand les deux champions furent arrivés quasien même temps à la claire fontaine, ils se saluèrent ets’accueillirent l’un et l’autre avec un visage aussi serein, aussibienveillant, que si Gradasse eût été le parent ou l’ami duchevalier de la maison de Clermont. Mais je veux remettre à uneautre fois de raconter comment ils en vinrent aux mains.

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