Roland Furieux – Tome 2

Chant XXX

ARGUMENT. – Étranges preuves de folie deRoland. – Mandricard et Roger combattent l’un contre l’autre pourl’écu d’Hector et l’épée de Roland. Roger est blessé et Mandricardest tué. – Bradamante reçoit des mains d’Hippalque la lettre deRoger et se plaint de lui. – Renaud vient à Montauban, et emmèneavec lui ses frères et ses cousins au secours de Charles.

 

Quand la raison se laisse dominer parl’impétuosité et la colère ; quand elle ne sait pas sedéfendre de l’aveugle fureur qui pousse la main et la langue ànuire à ses propres amis, bien qu’ensuite on en pleure et qu’on engémisse, la faute commise n’en est point rachetée. Hélas ! jepleure et je m’afflige en vain de tout ce que, dans un moment decolère, j’ai dit à la fin du dernier chant.

Mais je suis comme un malade qui, après avoirpris longtemps patience, ne peut plus résister à la douleur, cède àla rage et se met à blasphémer. La douleur passe, ainsi quel’irritation qui poussait la langue à maudire. Le malade se raviseet se repent, il a honte de lui-même ; mais nous ne pouvonsfaire que ce que nous avons dit n’ait pas été dit.

J’espère beaucoup, dames, en votre courtoisie,pour obtenir un pardon que j’implore de vous. Vousm’excuserez ; car si j’ai failli, c’est sous l’influence de lafrénésie, vaincu d’une âpre passion. Rejetez-en la faute sur monennemie qui me traite d’une telle façon que je ne pourrais pas êtreplus mal traité. C’est elle qui me fait dire ce dont je me repensensuite. Dieu sait que c’est à elle que le tort appartient ;quant à elle, elle sait si je l’aime !

Je ne suis pas moins hors de moi que le futRoland, et je ne suis pas moins excusable que lui qui s’en allaiterrant à travers les monts et les plaines, et qui parcourut ainsila plus grande partie du royaume de Marsile. Pendant plusieursjours, il traîna, sans rencontrer d’obstacle, la jument toute mortequ’elle était. Mais arrivé à un endroit où un grand fleuve entraitdans la mer, force lui fut d’abandonner son cadavre.

Sachant nager comme une loutre, il entra dansle fleuve et gagna l’autre rive ; au même moment, un bergerarrivait, monté sur un cheval qu’il venait abreuver dans le fleuve.Bien que Roland s’avance droit sur lui, le berger qui le voit seulet nu ne cherche pas à l’éviter : « Je voudrais, – luidit le fou – faire un échange de ton roussin avec ma jument.

» Je te la montrerai de l’autre côté, situ veux, car elle gît morte sur l’autre rive ; tu pourrasensuite la faire panser. Je ne lui connais pas d’autre défaut. En yajoutant peu de chose, tu peux me donner ton roussin. Descends-endonc de toi-même, car il me plaît. » Le berger se met à rire,et, sans répondre, il va vers le gué et s’éloigne du fou.

« Je veux ton cheval : holà !n’entends-tu pas ? » reprend Roland ; et, plein defureur, il s’élance. Le berger avait à la main un bâton noueux etsolide ; il en frappe le paladin. La rage, la colère du comtedépassant alors toutes les bornes, il semble plus féroce quejamais. Il frappe du poing sur la tête du berger qui tombe mort,les os broyés.

Le comte saute à cheval et s’en va courant pardivers chemins, saccageant tout sur son passage. Le roussin negoûte jamais foin ni avoine, de sorte qu’en peu de jours il restesur le flanc. Roland n’en va point à pied pour cela ; ilentend aller aussi en voiture tout à son aise ; autant il enrencontre, autant il en prend pour son usage, après avoir occis lesmaîtres.

Il arriva enfin à Malaga et y commit plus dedommages que partout ailleurs. Non seulement il sema le carnageparmi la population, mais il extermina tant de gens que cetteannée, ni la suivante, les vides qu’il fit ne purent être comblés.Il détruisit et brûla tant de maisons, que plus du tiers du paysfut ravagé.

Après avoir quitté ce pays, il vint dans uneville nommé Zizera, et qui s’élève sur le détroit de Gibraltar oude Zibelterre – car on l’appelle de l’un et de l’autre nom. – Là,il vit une barque qui s’éloignait de terre ; elle était pleinede gens qui s’ébattaient joyeusement sur les eaux tranquilles de lamer, aux rayons naissants du matin.

Le fou commença par leur crier de toutes sesforces de l’attendre, car l’envie lui était venue de monter sur labarque. Mais c’est bien en vain qu’il prodigue ses cris et seshurlements, car il était une marchandise que l’on n’embarque pasvolontiers. La barque file sur l’eau, aussi rapide que l’hirondellequi fend l’air. Roland presse son cheval, le frappe, le serre, etcomme une catapulte, le pousse à la mer.

Force est enfin au cheval d’entrer dans l’eau.En vain la pauvre bête veut reculer ; en vain il résiste detoutes ses forces ; il y entre jusqu’aux genoux, puis jusqu’auventre, jusqu’à la croupe ; bientôt on ne voit plus que satête qui dépasse à peine la vague. Il n’a plus espoir de revenir enarrière, et les coups de houssine lui pleuvent entre les oreilles.Le malheureux ! il faut qu’il se noie, ou qu’il traverse ledétroit jusqu’à la rive africaine.

Roland n’aperçoit plus ni la poupe ni la prouedu bateau qui lui avait fait quitter le rivage pour se jeter dansla mer. Il a fui dans le lointain, et les flots mobiles le cachentaux regards. Roland pousse toujours son destrier à travers l’onde,résolu à passer de l’autre côté de la mer. Le destrier, plein d’eauet vide d’âme, cesse de vivre et de nager.

Il va droit au fond et il aurait entraîné soncavalier avec lui, si Roland ne s’était soutenu sur l’eau par laseule force de ses bras. Il se démène des jambes et des mains, etrejette, en soufflant, l’eau bien loin de sa figure. L’air étaitsuave et la mer dans tout son calme. Et ce fut fort heureux pour lepaladin, car pour peu que la mer eût été mauvaise, il y auraitperdu la vie.

Mais la Fortune, qui prend soin des insensésle fit aborder au rivage de Ceuta, sur une plage éloignée des mursde la ville de deux portées de flèche. Pendant plusieurs jours, ilcourut à l’aventure le long de la côte, du côté du Levant, jusqu’àce qu’il vînt à rencontrer, se déployant sur le rivage, une arméeinnombrable de guerriers noirs.

Laissons le paladin mener sa vieerrante ; le moment reviendra bien de parler de lui. Quant àce qui, seigneur, arriva à Angélique après qu’elle eut échappé desmains du fou, à la façon dont elle trouva bon navire et meilleurtemps pour retourner en son pays, et dont elle donna le sceptre del’Inde à Médor, un autre le chantera peut-être sur un meilleurluth.

Pour moi, j’ai à parler de tant d’autreschoses, que je ne me soucie plus de la suivre. Il faut que jereporte ma pensée vers le Tartare qui, après avoir écarté sonrival, jouit en paix de cette beauté dont l’Europe ne renferme plusl’égale, depuis qu’Angélique l’a quittée et que la chaste Isabelleest montée au ciel.

Mais l’altier Mandricard ne peut jouirentièrement du bénéfice de la sentence qui lui a octroyé lapossession de la belle dame, car il a sur les bras d’autresquerelles. L’une lui est suscitée par le jeune Roger, auquel il neveut pas céder le droit de porter l’aigle blanche sur sesarmes ; l’autre, par le fameux roi de Séricane, qui veut luifaire rendre l’épée Durandal.

Agramant perd sa peine, ainsi que Marsile, àvouloir débrouiller cet inextricable conflit. Non seulement il nepeut parvenir à les rendre amis, mais Roger ne veut point consentirà laisser à Mandricard l’écu de l’antique Troyen, et Gradasse exigequ’on lui rende l’épée ; de sorte que l’une et l’autrequerelle sont loin d’être apaisées.

Roger ne veut point qu’il se serve de son écucontre un autre adversaire que lui ; de son côté Gradassen’entend point qu’il combatte, excepté contre lui, avec l’épée quele glorieux Roland portait d’habitude. À la fin, Agramantdit : « Trêve aux paroles, et voyons ce que la Fortunedécidera. Celui qu’elle désignera passera le premier.

» Et si vous voulez encore plus mecomplaire, ce dont je vous aurai une obligation éternelle, vousallez tirer au sort à qui de vous combattra, mais à la conditionque le premier dont le nom sortira de l’urne sera chargé de viderles deux différends, de façon que, s’il est vainqueur, il auravaincu aussi pour le compte de son compagnon ; et, s’il estvaincu, il aura succombé pour tous les deux.

» Entre Gradasse et Roger, je crois quela différence est nulle, ou à peu près, comme valeur, et celui desdeux qui combattra le premier se comportera excellemment sous lesarmes. Quant à la victoire, elle sera du côté que la divineProvidence voudra. Le chevalier vaincu n’aura rien à sereprocher ; tout sera imputable à la Fortune. »

Roger et Gradasse n’opposèrent mot à laproposition d’Agramant, et furent d’accord que le premier d’entreeux dont le nom sortirait, se chargerait de l’une et l’autrequerelle. En conséquence, leurs noms furent écrits sur deux billetsayant même ressemblance et même forme et renfermés dans une urneque l’on agita longtemps, de manière à les bien remuer.

Un innocent enfant mit la main dans l’urne etprit un billet ; le hasard amena le nom de Roger et laissa aufond celui du Sérican. On ne saurait dire quelle allégresseressentit Roger, quand il vit son nom sortir de l’urne. Par contre,le Sérican en fut très affligé ; mais ce que le ciel décide,force est de l’accepter.

Le Sérican passe tout son temps, met tous sessoins à conseiller, à aider Roger, afin qu’il soit vainqueur. Illui montre une à une et lui rappelle toutes les choses qu’il a déjàexpérimentées par lui-même ; comment on se couvre tantôt del’épée, tantôt de l’écu ; quelles bottes sont mauvaises etquelles sont celles dont on est sûr ; à quel moment il fautavancer puis reculer.

Le reste de ce jour, où l’accord avait eu lieuainsi que le tirage au sort, est consacré de part et d’autre parles amis à encourager les deux guerriers, selon l’usage. La foule,avide d’assister au combat, s’empresse d’occuper les places.Beaucoup veillent toute la nuit, dans la crainte d’arriver troptard le lendemain.

La vile multitude attend avec impatience queles deux braves chevaliers en viennent aux mains, car elle n’envoit pas et n’en comprend pas plus long que ce qui se passe devantses yeux. Mais Sobrin et Marsile, qui voient plus loin etcomprennent ce qui peut nuire ou être utile, blâment cette batailleet Agramant qui la permet.

Ils ne cessent de lui faire voir quel gravedommage ce sera pour le peuple sarrasin, quel que soit celui desdeux qui meure, de Roger ou du roi tartare. La mort d’un seul del’un d’eux profitera plus au fils de Pépin, que celle de dix milleautres guerriers, parmi lesquels il serait difficile d’en retrouverun aussi brave.

Le roi Agramant reconnaît que tout cela estvrai, mais il ne peut plus refuser ce qu’il a promis. Il prie bienMandricard et le brave Roger de lui rendre sa parole, d’autant plusque l’objet de leur querelle est sans importance et ne mérite pasde subir l’épreuve des armes. Il leur demande que s’ils ne veulentpoint lui obéir en cela, ils consentent au moins à différer lecombat ;

Qu’ils reportent leur combat singulier à cinqou six mois, plus ou moins, jusqu’à ce qu’il ait chassé Charles deson royaume et lui ait enlevé le sceptre, la couronne et le manteauimpérial. Mais l’un et l’autre, bien que désireux d’obéir au roi,restent inflexibles, estimant un tel accord honteux pour celui quiy consentirait le premier.

Mais plus que le roi, plus que tous lesautres, la belle fille du roi Stordilan fait dépense de parolespour apaiser le Tartare. Suppliante, elle le prie ; elle selamente et gémit. Elle le conjure de consentir à la demande du roiafricain et de vouloir ce que veut le camp tout entier. Elle selamente et se plaint d’être, grâce à lui, toujours tremblante etpleine d’angoisses.

« Hélas ! – disait-elle – pourrai-jejamais vivre tranquille, si un nouveau désir vous prend à chaqueinstant de chercher querelle tantôt à l’un, tantôt à l’autre ?Comment pourrai-je me réjouir de ce que la bataille projetée entrevous et Rodomont soit évitée, alors qu’une autre non moinsdangereuse est prête à s’allumer ?

» Hélas ! c’est bien en vain quej’étais fière qu’un roi si glorieux, qu’un chevalier si redoutableconsentît à risquer pour moi la mort dans un combat périlleux etacharné, puisque je vois maintenant que vous n’hésitez pas à vousexposer aux mêmes dangers pour une cause si futile ! c’étaitvotre ardeur naturelle, et non votre amour pour moi, qui vouspoussait.

» Mais s’il est vrai que votre amour soittel que vous vous efforcez de me le montrer à toute heure, je vousprie par cet amour même, et par cette angoisse qui m’oppresse l’âmeet le cœur, de ne pas vous tourmenter plus longtemps de ce queRoger garde sur son écu l’oiseau aux plumes blanches. Je ne saispas en quoi il peut vous être utile ou nuisible qu’il abandonnecette devise ou qu’il la porte.

» Vous gagnerez peu de chose, et pourrezperdre beaucoup à la bataille que vous allez livrer. Quand vousaurez arraché l’aigle des mains de Roger, ce sera un maigrerésultat pour un grand travail. Mais si la Fortune vous estcontraire – et vous ne la tenez pas encore par son cheveu – vousserez cause d’un malheur à la seule pensée duquel je sens que moncœur se déchire.

» Si vous tenez pour vous-même assez peuà la vie pour lui préférer une aigle peinte, qu’elle vous soit aumoins chère pour ma vie à moi, car l’une ne saurait s’éteindre sansentraîner l’autre avec elle. Ce n’est pas de mourir avec vous quime paraît douloureux ; je vous suivrai dans la vie, comme dansla mort ; mais je ne voudrais pas mourir avec la douleur dedescendre après vous dans la tombe. »

Par de telles paroles et beaucoup d’autressemblables, accompagnées de larmes et de soupirs, elle ne cessetoute la nuit de supplier son amant et de le ramener à des idées depaix. Celui-ci cueille ces douces larmes sur ses beaux yeuxhumides, et ces tendres plaintes sur ses lèvres plus vermeilles quela rose. Pleurant lui aussi, il répond ainsi :

« Ô ma vie, ne vous mettez par Dieu pointen souci pour si peu de chose ; quand même Charles et le roid’Afrique, et tout ce qu’ils ont avec eux de chevaliers maures etfrançais, déploieraient leurs bannières contre moi seul, vous nedevriez pas vous en effrayer davantage. Vous paraissez me tenir enpeu d’estime, puisqu’un Roger seul vous fait trembler pour moi.

» Vous devriez cependant vous rappelerque seul, et n’ayant ni épée ni cimeterre, j’ai avec un tronçon delance exterminé une troupe de chevaliers armés. Gradasse, bienqu’il en ait vergogne et dépit, raconte à qui le lui demande qu’ilfut mon prisonnier dans un château de Syrie ; et pourtant il aune bien autre renommée que Roger.

» Le roi Gradasse ne nie point également,votre Isolier et Sacripant savent aussi – je dis Sacripant, roi deCircassie, – et le fameux Griffon et Aquilant, et cent autres etplus, qu’ayant été faits prisonniers quelques jours auparavant à cepassage, je les délivrai tous, mahométans et gens baptisés, le mêmejour.

» Leur étonnement dure encore des grandesprouesses que je fis en ce jour et qui dépassèrent ce que j’auraispu faire si j’avais eu autour de moi, comme ennemis, les armées desMaures et des Francs. Et maintenant Roger, un simple jouvenceau,pourrait, dans un combat seul à seul, être pour moi sujet de périlou d’affront ? Et maintenant que je possède Durandal etl’armure d’Hector, Roger doit-il vous faire peur ?

» Ah ! pourquoi n’ai-je pas eubesoin de vous conquérir tout d’abord par les armes ! Je vousaurais tellement rendue certaine de ma vaillance, que vous pourriezdéjà prévoir la fin destinée à Roger. Séchez vos larmes, et de parDieu ne me faites pas un présage aussi triste. Soyez persuadée quec’est le souci de mon honneur qui me pousse, et non pas l’oiseaublanc peint sur l’écu. »

C’est ainsi qu’il lui parla. La dame, rempliede tristesse, lui répliqua par une foule de raisons capables nonpas seulement de le faire changer de résolution, mais de fairebouger de place une colonne. Elle finit par le vaincre, bien qu’ilfût armé et qu’elle fût en jupons, et elle l’avait amené à dire quesi le roi leur parlait de nouveau d’un accord, il yconsentirait.

Et il l’aurait fait, si, dès le lever del’aurore avant-courrière du soleil, l’impétueux Roger, qui voulaitmontrer qu’il portait à juste titre l’aigle brillante, sans écouterdavantage les paroles de conciliation, n’avait fait sonner du coret ne s’était présenté tout armé, dans la lice dont le peupleentourait la palissade.

Aussitôt que le Tartare entend le son éclatantqui le défie au combat, il ne veut plus entendre parler d’accord.Il se jette hors de son lit et crie qu’on lui apporte ses armes.Son visage respire une telle résolution, que Doralice elle-mêmen’ose plus lui parler de paix ni de trêve. Il faut enfin que labataille ait lieu.

Mandricard s’arme rapidement et reçoit avecimpatience les services de ses écuyers. Puis il s’élance sur le boncheval qui avait appartenu au grand défenseur de Paris, et il courten toute hâte vers la place choisie pour vider par les armes lesgrandes querelles. Le roi et la cour y arrivent en même temps quelui, de sorte que l’assaut éprouve peu de retard.

On leur lace en tête les casques reluisants,et on leur remet leurs lances. Puis la trompette donne le signalqui fait pâlir les joues à plus de mille spectateurs. Leschevaliers mettent la lance en arrêt et, donnant de l’éperon dansles flancs de leurs coursiers, ils viennent avec une telleimpétuosité à la rencontre l’un de l’autre, que le ciel sembles’abîmer et la terre s’entr’ouvrir.

De l’un et de l’autre côté, on voit s’avancerl’oiseau blanc qui soutient Jupiter dans les airs[8], ainsi qu’on le vit plus d’une fois jadisen Thessalie, mais avec d’autres ailes. Chacun des deux championsmontre son ardeur et sa force dans le maniement des massivesantennes. Sous le choc terrible, ils sont plus inébranlables que latour battue des vents ou l’écueil fouetté par les vagues.

Les éclats de leur lance volent jusqu’au ciel.Turpin, très véridique en cette circonstance, raconte que deux outrois de ces éclats, qui étaient parvenus jusqu’à la sphère du feu,en retombèrent tout enflammés. Les chevaliers avaient saisi leurépée, et, comme des gens peu accessibles à la peur, ils revinrentl’un sur l’autre. Tous deux se frappèrent à la visière de la pointedu glaive.

Ils se frappèrent tout d’abord à la visière.Ils ne songèrent pas, pour se démonter, à donner la mort auxchevaux, ce qui aurait été une mauvaise action, car les pauvresbêtes ne sont pas cause de la guerre. Celui qui penserait qu’ilsagissaient ainsi par suite d’une convention conclue entre eux, setromperait beaucoup et ne connaîtrait pas l’usage antique : endehors de toute convention, celui qui frappait le cheval de sonadversaire, encourait une éternelle honte et un blâme général.

Ils se frappèrent à la visière qui étaitdouble, et qui, malgré cela, eut peine à résister à une tellefurie. Les coups se succèdent l’un après l’autre ; les bottessont plus serrées que la grêle qui brise et dépouille les branchesdes arbres, et détruit la moisson désirée. Vous savez si Durandalet Balisarde coupent, et ce qu’elles valent en de telles mains.

Mais ils ne portent pas encore de coups dignesd’eux, tant l’un et l’autre se tiennent sur leurs gardes. C’estMandricard qui fit la première blessure dont le brave Roger faillitrecevoir la mort. D’un de ces grands coups, comme les chevaliers dece temps savaient en porter, il fend en deux l’écu de sonadversaire, lui ouvre la cuirasse, et son glaive cruel pénètre danssa chair vive.

L’âpre coup glace le cœur dans la poitrine desassistants, dont la majeure partie, sinon tous, manifestaient leurspréférences et leur sympathie pour Roger. Et si la Fortune seprononçait selon le vœu de la majorité, Mandricard serait déjà mortou prisonnier. C’est pourquoi le coup porté par lui fait frémirtout le camp.

Je crois qu’un ange dut intervenir pour sauverle chevalier de ce coup. Roger, plus terrible que jamais, ripostesur-le-champ. Il dirige son épée sur la tête de Mandricard ;mais l’extrême colère qu’il éprouve soudain le fait se pressertellement, que ce n’est pas sa faute si l’épée ne frappe point dutranchant.

Si Balisarde était retombée droit sur lecasque d’Hector, c’est en vain qu’il eût été enchanté. Mandricardfut si étourdi sous le coup, qu’il laissa échapper les brides de samain. Il inclina trois fois la tête, pendant que Bride-d’Or, quevous connaissez de nom, encore tout ennuyé d’avoir changé demaître, courait tout autour de la lice.

Le serpent foulé sous les pieds, ou le lionblessé, n’ont jamais éprouvé une colère, une fureur semblable àcelle du Tartare, quand il revint de l’étourdissement où l’avaitplongé ce coup d’épée. Sa force et sa vaillance croissent en raisonde sa colère et de son orgueil. Il fait faire à Bride-d’Or un bondprodigieux, et revient sur Roger l’épée haute.

Il se lève sur ses étriers et dirige le coupsur le casque de son adversaire et vous croiriez cette fois qu’ilva le fendre jusqu’à la poitrine. Mais Roger est plus agile quelui ; avant que le bras du Tartare soit redescendu pourfrapper, il lui plonge son épée sous l’aisselle droite, s’ouvrantun passage à travers la cotte de mailles qui la protège.

Il retire Balisarde ruisselante d’un sangtiède et vermeil, amortissant ainsi le coup porté par Durandal.Cependant bien qu’il ait ployé la tête jusque sur la croupe de soncheval, la douleur lui fait froncer les sourcils, et s’il avait euun casque de moins bonne trempe, il se serait souvenu à jamais dece coup formidable.

Roger ne s’arrête pas ; il pousse soncheval, et frappe Mandricard au flanc droit. La finesse et latrempe de l’armure de ce dernier ne peuvent rien contre l’épée deRoger qui ne frappe point vainement et qui n’a pas besoin d’autrepreuve pour montrer qu’elle est véritablement enchantée, puisqueles cuirasses ni les cottes de mailles enchantées ne peuventrésister à ses coups.

Elle taille tout ce qu’elle touche et blesseau flanc le Tartare qui blasphème le ciel et frémit d’une colèretelle, que la mer soulevée par la tempête est moins effrayante àvoir. Il s’apprête à déployer toutes ses forces ; plein dedédain, il jette loin de lui l’écu sur lequel est peint l’oiseaublanc et saisit son glaive à deux mains.

« Ah ! – lui dit Roger – cela seulsuffit à prouver que tu n’es pas digne de porter cet emblème,puisque tu le jettes après l’avoir taillé en deux. Tu ne pourrasdésormais plus dire qu’il t’appartient. » Il dit, et il n’aque le temps d’apercevoir Durandal qui descend sur son front avecune telle furie et d’un poids si lourd, que le choc d’une montagnelui paraîtrait plus léger.

L’épée lui fend la visière par le milieu –heureusement pour lui qu’elle ne touche pas le visage – ; puiselle retombe sur l’arçon qui ne peut résister, bien qu’il soitdoublé d’acier. Le fer atteint le cuissard, l’entr’ouvre comme dela cire, ainsi que l’étoffe qui le recouvre, et blesse si gravementRoger à la cuisse qu’il fut longtemps ensuite à en guérir.

Un double filet de sang rougit les armes desdeux adversaires, de sorte qu’on ne saurait dire encore lequeld’entre eux a l’avantage. Mais Roger lève aussitôt ce doute ;de son épée qui a déjà châtié tant d’ennemis, il porte un terriblecoup de pointe juste à l’endroit que Mandricard a découvert enjetant son bouclier.

Il le frappe au côté gauche de la cuirasse, ettrouve un chemin jusqu’au cœur, car le fer entre de plus d’unepalme dans le flanc de Mandricard ; de sorte qu’il faut quecelui-ci tombe et perde tous les droits qu’il pouvait avoir surl’oiseau blanc et sur la fameuse épée, et qu’il perde aussi la vie,plus précieuse qu’épée et bouclier.

Le malheureux ne mourut pas sans vengeance. Aumoment même où il était frappé, il levait son épée et il auraitfendu en deux la tête de Roger, si celui-ci ne lui avait enlevé unebonne partie de sa vigueur et de sa force par la blessure qu’il luiavait faite tout d’abord sous l’aisselle droite.

Roger fut frappé par Mandricard juste aumoment où il lui arrachait la vie. Le coup fut encore assez fortpour fendre en deux la coiffe d’acier et le cercle de fer qui lasurmontait. Durandal, taillant le casque et les os, entra de deuxdoigts dans la tête de Roger qui tomba à la renverse, baigné dansun ruisseau de sang.

Celui des deux qui tomba le premier à terrefut Roger ; l’autre, avant de tomber, resta encore un instanten selle, de sorte que tout d’abord chacun crut que Mandricardavait remporté le prix et l’honneur de la bataille. Sa Doralice quipartageait l’erreur générale, et qui avait plus d’une fois passédes pleurs au rire, levait les mains au ciel et rendait grâce àDieu de ce que le combat eût eu une semblable fin.

Mais quand on vit manifestement lequel desdeux était vivant et lequel était mort, il se fit un grandchangement dans l’esprit des assistants ; ceux qui étaientjoyeux devinrent tristes. Le roi, les seigneurs et les chevaliersles plus renommés, qui s’affligeaient déjà de la mort de Roger,poussèrent des cris d’allégresse, coururent l’embrasser, exaltantsa gloire et son mérite.

Chacun se réjouit de la victoire deRoger ; chacun pense et parle de même à ce sujet. Seul,Gradasse nourrit un sentiment contraire à celui qu’il laisseparaître. Son visage rayonne de joie, mais en lui-même il envie lagloire acquise par Roger, et maudit le sort qui a fait sortir cenom le premier de l’urne.

Que dirai-je de la faveur, des caresses aussiaffectueuses que sincères, dont le roi Agramant combla Roger !Il ne voulut pas lever le camp, ni retourner sans lui en Afrique.C’est en vain qu’il est entouré de tant de braves chevaliers.Depuis que Roger a vaincu et mis à mort le fils d’Agrican, il ne sefie plus qu’à lui, et fait plus de cas de lui que de l’universentier.

Ce n’était pas seulement les hommes quiétaient ainsi disposés en faveur de Roger, mais aussi les dames quiavaient suivi sur le territoire des Francs les troupes d’Afrique etd’Espagne. Doralice elle-même, bien qu’elle pleurât son amant pâleet inanimé, aurait peut-être suivi l’exemple des autres, si un durfrein de vergogne ne l’avait retenue.

Je dis que peut-être – mais sans l’affirmer –elle aurait pu être inconstante, telle était la beauté, telsétaient le mérite, les manières et la prestance de Roger. Quant àelle, d’après ce que nous avons déjà vu, elle était si facile àchanger de sentiments, que, pour ne pas rester sans amours, elleaurait très bien pu porter son cœur à Roger.

Mandricard vivant lui convenait fort bien,mais qu’en aurait-elle fait une fois mort ? Il lui fallait sepourvoir d’un amant qui nuit et jour fût vaillant et fort à labesogne. Cependant le médecin le plus expérimenté de la courn’avait pas tardé à accourir. Après avoir examiné chaque blessurede Roger, il avait répondu de sa vie.

Le roi Agramant fit promptement coucher Rogersous sa propre tente ; nuit et jour il veut l’avoir devant lesyeux, tellement il l’aime et tellement il s’intéresse à lui. Le roifait suspendre aux pieds de son lit l’écu et toutes les armes quiont appartenu à Mandricard, excepté Durandal, qui est laissée auroi de Séricane.

Avec les armes, les autres dépouilles deMandricard sont données à Roger. On lui donne aussi Bride-d’Or, cebel et brave destrier que Roland avait abandonné dans sa fureur.Roger l’offre en présent au roi, pensant que ce don lui serait trèsagréable. Mais laissons tout cela, et revenons à celle pour quiRoger en vain soupire et qu’il réclame en vain.

J’ai à vous parler des tourments amoureux queBradamante eut à souffrir dans l’attente de son amant. Hippalque,de retour à Montauban, lui avait apporté des nouvelles de celuiqu’elle désirait tant. Elle lui raconta d’abord ce qui lui étaitarrivé avec Rodomont, au sujet de Frontin ; puis elle luiparla de Roger, qu’elle avait trouvé près de la fontaine avecRichardet et les frères d’Aigremont.

Elle lui dit qu’il était parti avec elle dansl’espoir de retrouver le Sarrasin et de le punir d’avoir enlevé àune dame son cheval Frontin, mais qu’il n’avait pu accomplir sondessein, parce qu’il avait pris un autre chemin que Rodomont ;elle lui expliqua ensuite la raison pour laquelle Roger n’était pasvenu à Montauban.

Elle lui rapporta de point en point lesparoles que Roger l’avait chargée de transmettre pour s’excuser.Enfin, tirant la lettre de son sein, elle la lui donna. D’un airplus troublé que calme, Bradamante prit la lettre et la lut. Cettelettre lui aurait été bien plus agréable, si elle n’avait pasnourri l’espoir de voir arriver Roger lui-même.

Avoir attendu Roger, et, à sa place, êtreobligée de se contenter d’un message, voilà ce qui troublait sonbeau visage de crainte, de douleur et de dépit. Elle baisa dix etdix fois la lettre, reportant sa pensée vers celui qui l’avaitécrite. Les larmes dont elle l’arrosa empêchèrent seules qu’elle nela brûlât de ses soupirs ardents.

Elle lut l’écrit quatre ou cinq fois, etpendant ce temps, elle se fit répéter par son ambassadrice tout ceque celle-ci lui avait déjà dit. Elle l’écoutait en pleurant ;on aurait pu croire qu’elle ne se serait jamais consolée, si ellen’avait eu pour la réconforter l’espoir de revoir bientôt sonRoger.

Roger avait fixé le terme de son retour àquinze ou vingt jours, et avait affirmé avec mille serments àHippalque qu’il n’y avait pas à craindre qu’il dépassât ce délai.« Hélas ! – disait Bradamante – qui m’assure desaccidents qui peuvent arriver en tous lieux et surtout à laguerre ? Qui me dit qu’il ne s’en produira pas un qui détournetellement Roger qu’il ne puisse plus revenir ?

» Hélas ! Roger ; hélas !qui aurait cru que t’ayant aimé plus que moi-même, tu pourrais mepréférer ta nation ennemie ? Tu portes secours à ceux que tudevrais combattre, et tu tortures celle que tu devrais secourir. Jene sais si tu mérites le blâme ou l’éloge, car tu comprends bienpeu ce qu’il faut récompenser et ce qu’il faut punir.

» Ton père, j’ignore si tu le sais, futmis à mort par Trojan ; les rochers eux-mêmes le savent ;et tu mets tous tes soins à ce que le fils de Trojan ne reçoive nidéshonneur ni dommage. Est-ce là la vengeance que tu tires dumeurtre de ton père, ô Roger ? Est-ce pour récompenser ceuxqui l’ont vengé, que, moi qui suis de leur sang, tu me fais mourirde douleur et de chagrin ? »

La dame adressait ces paroles et d’autresencore à son Roger absent, et versait d’abondantes larmes. Non pasune fois, mais souvent, Hippalque venait lui tenir compagnie et laconsolait en lui disant que Roger lui garderait entièrement sa foi,et qu’elle n’avait qu’à l’attendre, puisqu’elle ne pouvait faireautrement, jusqu’au jour marqué pour son retour.

Les consolations d’Hippalque et l’espérance,compagne assidue des amoureux, calmèrent la crainte et le chagrinde Bradamante et la firent rester à Montauban pour y attendre leterme fixé par Roger. Mais celui-ci tint mal son serment.

Ce ne fut point sa faute s’il manqua à sapromesse ; et plusieurs causes indépendantes de sa volontél’empêchèrent de tenir son engagement. Il dut rester pendant plusd’un mois étendu sur son lit, en danger de mort, tellement son étatavait empiré depuis le combat qu’il avait soutenu contre leTartare.

L’énamourée jouvencelle l’attendit jusqu’aujour marqué, mais elle l’attendit en vain. Elle n’en eut pas denouvelles autrement que par Hippalque et par son frère qui luiraconta que Roger avait pris sa défense, et avait délivré Maugis etVivien. Cette nouvelle, bien qu’elle lui fût agréable, lui avaitcependant causé quelque amertume.

Dans le récit de son frère, elle avait entenduvanter la haute valeur et la beauté de Marphise. Elle avait apprisque Roger était parti avec elle en disant qu’il se rendait au campdans lequel Agramant était mal en sûreté. La dame le félicitad’être en si digne compagnie, mais elle n’avait pas lieu de s’enréjouir, ni de l’approuver.

Et le soupçon qui l’oppresse n’est pas petit,car si Marphise est belle, comme la renommée le rapporte, et queRoger soit resté jusqu’à ce jour près d’elle, c’est un miracle s’ilne l’aime pas. Pourtant, elle ne veut pas le croire encore, et elleespère et elle craint. Dans sa misère, elle attend le jour qui doitla rendre heureuse ou plus infortunée encore. Soupirant, elle resteà Montauban sans jamais porter ses pas au dehors.

Elle y était encore, lorsque le prince, leseigneur de ce beau domaine, le premier de ses frères – je ne dispoint le premier par l’âge, mais par l’honneur, car deux autres deses frères étaient nés avant lui – Renaud, qui jetait sur tous lessiens des rayons de gloire et de splendeur, comme le soleil sur lesétoiles, arriva un jour au château à l’heure de none. Hormis unpage, il n’avait personne avec lui.

La cause de son arrivée était celle-ci :retournant un jour de Brava vers Paris, – je vous ai dit quesouvent il faisait ce voyage pour retrouver les traces d’Angélique– il avait appris la fâcheuse nouvelle que ses cousins Vivien etMaugis allaient être livrés au Mayençais. C’est pour cela qu’ilavait pris le chemin d’Aigremont.

Là, on lui avait dit qu’ils avaient étédélivrés, que leurs ennemis étaient morts et détruits, que c’étaitMarphise et Roger qui les avaient mis en cet état, et que sesfrères et ses cousins étaient retournés tous ensemble à Montauban.Il se souvint alors qu’il y avait un an qu’il ne s’était plustrouvé au château avec eux, et qu’il ne les avait embrassés.

Renaud s’en vint donc à Montauban où ilembrassa sa mère, sa femme, ses fils, ses frères et ses cousins quiétaient naguère captifs. Il ressemblait, en arrivant parmi lessiens, à l’hirondelle qui vient au nid, apportant à la bouche lapâture pour ses petits affamés. Après être resté un jour ou deux auchâteau, il partit, emmenant tous les autres avec lui.

Richard, Alard, Richardet, les fils d’Aymon,le plus âgé des deux Guichard, Maugis et Vivien, suivirent en armesle vaillant paladin. Bradamante, voyant s’approcher le temps oùcelui qu’elle désirait tant devait venir, dit à ses frères qu’elleétait malade, et refusa de se joindre à leur troupe.

Et elle leur disait bien vrai, car elle étaitmalade, non de fièvre ou de douleur corporelle ; mais c’étaitle désir qui consumait son âme, et la souffrance amoureuse quialtérait son visage. Renaud ne s’arrêta pas davantage à Montauban,et partit emmenant avec lui la fleur de sa famille. Je vous diraidans l’autre chant comment il arriva à Paris, et combien il vint enaide à Charles.

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