Roland Furieux – Tome 2

Chant XLII

ARGUMENT. – Le combat de Lampéduse setermine par la mort de Gradasse et d’Agramant, occis par la main deRoland, qui accorde la vie à Sobrin. – Bradamante se désole duretard de Roger. – Renaud, en allant sur les traces d’Angélique,trouve un remède qui le guérit de son amoureuse passion. S’étantremis en chemin pour rejoindre Roland, il fait la rencontre d’unchevalier qui le reçoit dans un magnifique palais orné de statuesreprésentant diverses dames de la maison d’Este. Son hôte luipropose un moyen de s’assurer de la fidélité de sa femme.

 

Quel frein assez dur, quel nœud de fer, quellechaîne de diamant, s’il peut en exister, feraient que la colère sepourrait contenir dans de justes bornes et ne dépassât point lamesure, quand on voit celui pour lequel Amour vous a mis au cœurune solide affection, frappé par ruse ou par violence de déshonneurou d’un coup mortel ?

Et si l’âme devient alors cruelle etinhumaine, il faut l’excuser, car la raison n’a plus de prise surelle. Achille, après avoir vu Patrocle, sous les armes qu’il luiavait prêtées, rougir la terre de son sang, ne put assouvir sacolère en tuant son meurtrier ; il fallut encore qu’il letraînât derrière son char et lui fît mille outrages.

Invincible Alphonse, c’est une colère pareillequi enflamma vos soldats, le jour où vous fûtes si gravement blesséau front d’un coup de pierre, que chacun crut votre âme partie pourl’autre monde ; leur fureur fut telle, que retranchements,murailles ou fossés, rien ne put protéger les ennemis contre leurélan, et qu’ils ne s’arrêtèrent qu’après les avoir tous massacrés,sans en laisser un seul vivant pour porter la nouvelle.

C’est en vous voyant tomber, que les vôtresentrèrent dans une telle fureur, et se livrèrent à de tellescruautés. Si vous aviez été debout, vous auriez certainement modéréleur soif de carnage. Cela vous suffisait en effet d’avoir reprisla Bastia en quelques heures, alors que les gens de Grenade et deCordoue avaient dû employer plusieurs jours pour vousl’enlever.

Peut-être fut-ce une vengeance permise parDieu, que vous vous soyiez trouvé en pareil état, afin que lesennemis fussent ainsi punis des épouvantables excès auxquels ilss’étaient livrés quelque temps auparavant. Le malheureux Vestidel,las et blessé, s’étant rendu leur prisonnier, fut frappé, alorsqu’il était sans armes, et tué de plus de cent coups d’épée par cesforcenés, dont la plupart étaient mahométans.

Mais, pour conclure, je dis qu’il n’y a pas decolère comparable à celle qu’on éprouve quand on voit outrager sousses yeux un parent ou un vieil ami. Il était donc tout naturelqu’une colère soudaine envahît le cœur de Roland, lorsqu’il vit unami si cher étendu mourant, par suite de l’horrible coup que luiavait porté le roi Gradasse.

De même que le pasteur nomade, qui a vus’enfuir en sifflant l’horrible serpent dont la dent venimeuse acausé la mort de son enfant qui jouait sur le sable, saisit sonbâton avec colère et avec rage, ainsi le chevalier d’Anglante,plein de fureur, saisit l’épée au tranchant sans pareil. Le premierqu’il rencontra fut le roi Agramant,

Qui, tout ensanglanté, sans épée, avec unemoitié d’écu, le casque délacé, et blessé en plus d’endroits que jene puis dire, s’était tiré des mains de Brandimart, comme unépervier imprudent qui se serait attaqué à un vautour par voracitéou par étourderie. Roland arrive sur lui, et lui porte un coupjuste à l’endroit où la tête s’attache au buste.

Agramant avait son casque brisé, et le coudésarmé, de sorte que Roland le lui coupe net comme si c’eût été unjonc. La tête du roi de Libye tombe, et son corps roule lourdementsur le sable. Son âme prend sa course vers les ondes infernales, oùCaron l’attire avec son croc dans sa barque. Roland ne s’attardepas à le frapper une seconde fois ; il court au Sérican avecBalisarde.

Gradasse en voyant tomber Agramant, la têteséparée du buste, éprouve ce qu’il n’a jamais ressenti ; soncœur tremble ; son visage pâlit. Lorsque le chevalierd’Anglante arrive sur lui, il semble présager son sort, et, vaincud’avance, il n’a pas encore songé à se mettre en défense quand lecoup mortel descend sur lui.

Roland le frappe au flanc droit, sous ladernière côte ; le fer, entré par le ventre, ressort d’unepalme du côté gauche, ruisselant de sang jusqu’à la garde. C’est dela main du plus franc et du meilleur guerrier de l’univers que futporté le coup qui mit à mort le chevalier le plus redoutable detous les païens.

Le paladin, peu joyeux d’une telle victoire,se jette promptement à bas de selle, et, le visage troublé et pleinde larmes, il court en toute hâte à son cher Brandimart. Il voittout autour de lui la terre couverte de sang. Son casque, quisemble ouvert d’un coup de hache, ne l’avait pas plus protégé ques’il eût été d’écorce.

Roland relève sa visière, et voit qu’il a latête fendue jusqu’au nez, juste entre les deux sourcils. CependantBrandimart a conservé assez de souffle pour demander pardon de sesfautes au roi du Paradis, pour consoler le comte dont les jouessont sillonnées de larmes, et l’exhorter à la patience.

Il lui dit : « Roland, souviens-toide moi dans tes prières qui sont agréables à Dieu. Je te recommandema Fleur-de… » Mais il ne peut en dire davantage ; ilmeurt sans achever le mot. Des voix d’anges, s’unissant en chœurscélestes, s’entendirent soudain dans les airs, dès qu’il eut exhaléson âme ; et celle-ci, dégagée de ses liens corporels, s’élevavers le ciel au milieu d’une douce mélodie.

Roland, bien qu’il dût se réjouir d’une fin sichrétienne, et bien qu’il sût que Brandimart était monté auxdemeures bienheureuses, car il avait vu le ciel s’ouvrir pour lui,ne pouvait cependant maîtriser sa nature humaine et ses sensfragiles. En songeant qu’il venait de se voir enlever celui quiétait pour lui plus qu’un frère, il ne pouvait empêcher les larmesd’humecter son visage.

Sobrin gisait depuis longtemps à terre,perdant beaucoup de sang qui découlait de sa tête sur ses joues etsur sa poitrine. Il ne devait plus guère en rester dans ses veines.Quant à Olivier, il était encore renversé sous son cheval, etn’avait pu dégager son pied que le poids du destrier avait à moitiébrisé.

Et si son beau-frère, gémissant et tout enlarmes, n’était pas venu l’aider, il n’aurait pu se dégager delui-même. Son pied lui faisait tellement mal, qu’une fois qu’ill’eut retiré de dessous son cheval, il ne put ni s’en servir, nimême s’appuyer dessus. Sa jambe elle-même était si engourdie, qu’illui fallut se faire aider pour pouvoir changer de place.

Roland se réjouit peu de la victoire ; illui était trop dur, trop cruel de voir Brandimart mort et sonbeau-frère dans un état si peu rassurant. Sobrin était encorevivant, mais c’est à peine s’il lui restait quelque souffle, car savie était prête à s’exhaler avec la dernière goutte de sonsang.

Le comte le fit enlever tout sanglant du champde bataille, et le fit soigner avec beaucoup de soin ; il leconsolait par de douces paroles, comme s’il eût été de safamille ; car, après le combat, il ne gardait aucune trace decolère, et son cœur était tout à la clémence. Il fit ramasser lesarmes et les chevaux des morts, et laissa le reste auxserviteurs.

Ici, je dois avouer que Frédéric Fulgose doutequelque peu de la véracité de mon histoire, car, ayant visité avecsa flotte les moindres recoins du rivage barbaresque, il descenditsur l’île où eut lieu le combat des six chevaliers, et en trouva lesol si montueux, si inégal, qu’il n’y a pas, dit-il, un seulendroit où l’on puisse mettre le pied à plat.

Il ne peut tenir pour vraisemblable que, surcet écueil accidenté, six chevaliers, la fleur du monde entier,aient pu se livrer cette bataille à cheval. Je réponds à cetteobjection qu’au temps de Roland il y avait, sur la droite, uneplaine assez vaste, qui depuis fut recouverte par suite del’éboulement d’un immense rocher, détaché de sa base lors d’untremblement de terre.

C’est pourquoi, ô splendeur éclatante de larace des Fulgoses, ô lumière sereine et toujours plus vivace, sivous me prenez encore à partie sur ce point, et surtout devant cetinvincible duc, grâce auquel votre patrie jouit maintenant d’undoux repos et voit l’amour succéder pour elle à la haine, je vousprie de lui dire sans retard qu’il se peut fort bien qu’en cettecirconstance je n’aie point dit un mensonge.

Cependant Roland, ayant tourné ses regardsvers la mer, aperçut un navire léger qui venait à toutes voiles etparaissait vouloir aborder à l’île. Quel était ce navire ? Jene veux pas vous le dire maintenant, parce que je suis attendu enplus d’un autre endroit. Pour le moment, voyons en France si leshabitants, délivrés enfin des Sarrasins, sont chagrins oujoyeux.

Voyons ce que fait cette amante fidèle, quivoit de nouveau s’éloigner l’accomplissement de ses vœux ; jeveux parler de la malheureuse Bradamante. Quand elle voit que Rogera encore manqué au serment qu’il a fait quelques jours avant leconflit survenu entre les deux armées, elle ne sait plus sur quoiplacer son espérance.

Elle renouvelle ses pleurs et ses reproches,et, selon son habitude, elle recommence à appeler Roger cruel, et àtraiter le destin d’impitoyable. Puis, déployant les voiles à sagrande douleur, elle accuse d’injustice, de complicité ou defaiblesse le ciel qui a permis un tel parjure, et qui n’a pas mêmefait un signe pour l’empêcher.

Elle en arrive à accuser Mélisse et à maudirel’oracle de la grotte qui, par ses conseils mensongers, l’aprécipitée dans la mer d’amour où elle est sur le point de mourir.Puis elle va trouver Marphise, et se plaindre à elle de son frèrequi a manqué à sa foi jurée. Elle soulage sa douleur en criant, enpleurant auprès d’elle, et lui demande aide et appui.

Marphise la serre dans ses bras, et fait cequ’elle peut pour la consoler. Elle ne croit pas que Roger aitfailli à ce point ; elle pense qu’il ne tardera pas à revenirauprès d’elle. Elle lui jure, s’il ne revient pas, qu’elle nesouffrira pas une si grave offense, et qu’elle se battra avec lui,ou lui fera observer sa promesse.

Par ces paroles, elle réussit à adoucir un peula douleur de Bradamante qui, ayant quelqu’un pour s’épancherdésormais, éprouve une angoisse moindre. Maintenant que nous avonsvu Bradamante accuser dans son chagrin Roger de parjure, de cruautéet d’orgueil, voyons si son frère est plus heureux ; je veuxparler de Renaud qui est brûlé jusqu’à la moelle des feux del’amour.

Je veux parler de Renaud qui, comme vous lesavez, aimait si passionnément la belle Angélique. C’était unenchantement, encore plus que la beauté de cette dernière, quil’avait fait tomber ainsi dans les rets de l’amour. Les autrespaladins vivaient en repos, depuis qu’ils étaient complètementdébarrassés des Maures ; lui seul, parmi les vainqueurs, étaitresté captif de son amoureuse peine.

Il avait envoyé de côtés et d’autres plus decent messagers pour s’enquérir de ce qu’elle était devenue ;lui-même l’avait cherchée longtemps. Enfin il était allé trouverMaugis qui l’aidait toujours dans les cas embarrassants. Le visagerouge de honte et les yeux baissés, il se décida à lui avouer sonamour. Puis il le pria de lui enseigner où se trouvait Angélique sidésirée par lui.

Maugis éprouve un grand étonnement d’un cas siétrange. Il sait que, seul entre ses rivaux, Renaud a eu jadisl’occasion de tenir plus de cent fois Angélique dans son lit, etlui-même, persuadé de cette vérité, avait fait tout ce qu’il avaitpu, par ses prières et par ses menaces, pour le pousser à cerésultat, sans avoir pu jamais l’y amener.

Il l’avait d’autant plus vivement poussé danscette voie, qu’en écoutant ses conseils, Renaud aurait alors retiréMaugis de prison. Et voilà que maintenant que l’occasion estmanquée, et que rien ne peut plus lui venir en aide, Renaud demandede lui-même ce qu’il a jadis refusé plus que de raison ; voilàqu’il vient le prier, lui Maugis, alors qu’il doit se rappelerqu’il a failli causer sa mort en une obscure prison par ses refusd’autrefois !

Mais plus les sollicitations de Renaudparaissent importunes à Maugis, plus ce dernier reconnaîtmanifestement combien son amour est grand. Les prières de Renaud letouchent enfin ; il noie dans l’océan de sa mémoire leressentiment de l’offense ancienne, et s’apprête à lui venir enaide.

Il met fin à ses obsessions, et lui rendl’espoir en lui disant qu’il lui sera favorable, et qu’il saura luidire quelle route suit Angélique, qu’elle soit en France ouailleurs. Aussitôt Maugis se rend à l’endroit où il a l’habitude deconjurer les démons. C’est une grotte située au sein de montsinaccessibles. Il ouvre son livre, et appelle la foule des espritsinfernaux.

Puis il en choisit un fort instruit sur tousles cas amoureux, et il veut savoir de lui comment il se fait queRenaud, qui jadis avait le cœur si dur, l’a maintenant si sensible.Alors il apprend l’histoire de ces deux sources, dont l’une attisele feu, tandis que l’autre l’éteint ; il apprend que le malcausé par l’une des deux ne peut être guéri par rien, si ce n’estpar l’eau de l’autre.

Il apprend aussi comment Renaud, ayant bud’abord à celle des deux sources qui chasse l’amour, se montra siobstinément rebelle aux longues prières d’Angélique la belle ;mais ayant été plus tard amené par sa mauvaise étoile à boire àl’autre source qui donne l’amoureuse ardeur, Renaud se mit à aimercelle qui jusque-là lui avait déplu au delà de toute raison.

Il fut vraiment poussé par sa mauvaise étoileet le destin cruel à boire la flamme dans cette sourceglacée ; car, presque au même moment, Angélique s’en vintboire à l’autre source qui rendit son cœur si inaccessible àl’amour, que, depuis, elle se mit à fuir Renaud comme un serpent.Quant à Renaud, il l’aimait, et l’amour était aussi fort chez luique la haine et le dédain chez elle.

Quand le démon eut pleinement instruit Maugissur le cas étrange de Renaud, il raconta avec non moins de détailsqu’Angélique s’était donnée tout entière à un jeune Africain, etcomment elle avait quitté l’Europe et s’était embarquée en Espagne,sur les galères des hardis marins catalans, pour retourner dansl’Inde.

Lorsque Renaud vint chercher la réponse de soncousin, Maugis chercha fortement à le dissuader d’aimer pluslongtemps Angélique. Il lui dit qu’elle s’était livrée à un vilBarbare ; elle était à cette heure si loin de France, qu’ilaurait beaucoup de peine à retrouver ses traces, car elle avaitdéjà fait plus de la moitié du chemin pour arriver dans son pays,où elle retournait avec Médor.

Le départ d’Angélique n’aurait point sembléchose trop pénible à l’intrépide amant, et n’aurait point troubléson sommeil, ni empêché qu’il ne conçût l’idée de partir pour leLevant. Mais, en apprenant qu’un Sarrasin avait cueilli lesprémices de son amour, il éprouve une telle souffrance, une telleangoisse, qu’en aucun autre moment de sa vie il ne souffritdavantage.

Il lui est impossible de faire la moindreréponse. Son cœur, au dedans, son cœur tremble ; au dehors,ses lèvres s’agitent vainement ; sa langue ne peut articulerune parole. Sa bouche est amère comme s’il avait avalé du poison.Il quitte soudain Maugis, et après avoir poussé de grands soupirs,exhalé de grandes plaintes, il se décide à partir pour le Levant oùl’entraîne sa rage jalouse.

Il demande congé au fils de Pépin, et prendpour prétexte son destrier Bayard qu’emmène le Sarrasin Gradasse,au mépris des devoirs de tout vaillant chevalier. C’est le souci deson honneur qui le pousse à courir après lui, afin qu’il empêche leSérican menteur de se vanter jamais d’avoir enlevé Bayard, par lalance ou l’épée, à un paladin de France.

Charles lui donne licence de partir, bienqu’il en soit triste, ainsi que toute la France. Mais il ne peutlui refuser cette faveur, tant son désir lui paraît honorable.Dudon et Guidon veulent accompagner Renaud, mais celui-ci repoussel’offre de l’un et de l’autre. Il quitte Paris et s’en va seul,plein de soupirs et d’amoureux soucis.

Il a sans cesse à la mémoire, et cette penséene peut s’ôter de son esprit, qu’il a pu mille fois posséderAngélique, et qu’il a toujours obstinément, follement repoussé unesi rare beauté. Mais le temps où il pouvait avoir un tel plaisir,et où il n’a pas voulu, ce bon temps est perdu, et maintenant ilconsentirait à la posséder un seul jour, sauf à mourir après.

Il se demande sans cesse – et il ne peutsonger à autre chose – comment il a pu se faire qu’un pauvre soldatait soumis son cœur, rebelle aux mérites et à l’amour de tantd’illustres amants. C’est avec une telle pensée, qui lui ronge lecœur, que Renaud s’en va vers le Levant. Il suit la route qui mènedroit au Rhin et à Bâle, jusqu’à ce qu’il ait atteint la grandeforêt des Ardennes.

Le paladin avait fait plusieurs milles dansl’intérieur de la forêt aventureuse, loin de tout village et detout castel, et il était arrivé dans un endroit sauvage et plein dedangers, lorsqu’il vit soudain le ciel se troubler, et le soleildisparaître derrière une masse de nuages. Au même moment s’élançaitd’une caverne obscure un monstre étrange ayant la figure d’unefemme.

Sa tête avait mille yeux sans paupières ;il ne pouvait les clore et par conséquent je crois qu’il lui étaitimpossible de dormir. Il avait autant d’oreilles que d’yeux. Aulieu de cheveux, il avait sur la tête une multitude de serpents. Cespectre épouvantable était sorti des ténèbres infernales pour serépandre sur le monde. Il avait pour queue un féroce et immenseserpent, qui roulait ses nœuds autour de sa poitrine.

Ce qui n’était jamais arrivé à Renaud en milleet mille aventures lui arriva là. Quand il vit le monstres’apprêter à l’attaquer, et s’élancer sur lui, une peur inconnuejusque-là pénétra dans ses veines. Cependant il dissimula, résolu àmontrer son audace accoutumée. D’une main tremblante, il saisit sonépée.

Le monstre s’apprête à lui donner un rudeassaut, avec autant de science que s’il était maître de guerre. Leserpent venimeux se déroule en l’air, puis il s’élance contreRenaud, autour duquel il multiplie, de çà de là, ses bonds énormes.Renaud cherche à s’en défendre, mais c’est en vain qu’il prodigueses coups à droite et à gauche. Aucun d’eux n’atteint sonadversaire.

Tantôt le monstre dirige sur la poitrine deRenaud son serpent qui se glisse sous les armes du chevalier et leglace jusqu’au cœur ; tantôt il le fait pénétrer par lavisière et le promène sur le cou et sur la figure de Renaud.Celui-ci finit par se débarrasser de cette étreinte, et donne tantqu’il peut de l’éperon à son cheval. Mais l’infernale Furie n’estpas boiteuse ; d’un bond elle le rattrape, et lui saute encroupe.

Qu’il aille à gauche, à droite, où bon luisemble, Renaud a toujours cette bête maudite acharnée après lui. Ilne sait comment s’en débarrasser, bien que son destrier ne cesse delancer des ruades. Le cœur de Renaud tremble comme unefeuille ; non pas que le serpent le tourmente davantage, maisil éprouve une telle horreur, un tel dégoût, qu’il crie, gémit, etse plaint de vivre encore.

Il se jette dans les sentiers les moinsfrayés, dans les chemins les plus affreux, au plus épais dubois ; il gravit les pentes les plus raides ; ils’enfonce dans les défilés les plus inextricables de la vallée, làoù l’air est le plus obscur. Il espère ainsi arracher de dessus sesépaules l’abominable, l’horrible bête qui y est attachée. Il n’yserait sans doute point parvenu, si quelqu’un n’était soudainarrivé à son secours.

Mais il est secouru à temps par un chevaliercouvert d’une armure d’acier éclatante et splendide, et portantpour cimier un joug rompu. Son écu jaune est semé de flammesardentes, ainsi que le reste de ses vêtements d’un caractèresévère, et la housse de son cheval. Il a la lance au poing, l’épéeau côté ; sa masse pendue à l’arçon projette du feu.

Cette masse est remplie d’un feu éternel quibrûle toujours sans la consumer jamais. La bonté d’un écu, latrempe d’une cuirasse, l’épaisseur d’un casque, rien ne luirésiste. Le chevalier se fait infailliblement faire place, partoutoù il en dirige l’inextinguible lumière. Il ne lui fallait pasmoins que cet avantage pour sauver Renaud des mains du monstrecruel.

En chevalier avisé et prudent, il court augalop vers l’endroit où il a entendu la rumeur, jusqu’à ce qu’ilaperçoive le monstre horrible qui a enlacé Renaud de mille nœuds,et qui couvre d’une sueur glacée le malheureux paladin, sans quecelui-ci puisse s’en débarrasser. Le chevalier se précipite, frappele monstre au flanc, et le fait tomber du côté gauche.

Mais à peine l’horrible bête a-t-elle touchéterre, qu’elle se redresse, faisant tourner et siffler son longserpent. Le chevalier ne cherche plus à la frapper avec lalance ; il se décide à la poursuivre par le feu. Il saisit samasse, et fait pleuvoir une tempête de coups partout où le serpentdresse la tête. Il ne laisse pas le temps au monstre de le saisirune seule fois.

Pendant qu’il le tient en échec, le frappe etlui fait mille blessures, il conseille au paladin de s’échapper parle chemin qui conduit au sommet de la montagne. Le paladin suit ceconseil, et prend le chemin qui lui est indiqué, et bien que lacolline soit âpre et rude à escalader, il s’éloigne, sans retournerla tête, jusqu’à ce qu’on l’ait perdu de vue.

Le chevalier, après avoir contraint le monstreinfernal de retourner à son antre obscur, où il se ronge de rage etde dépit, et où il verse des pleurs inépuisables par ses milleyeux, monte derrière Renaud, afin de lui servir de guide. Il netarde pas à le rejoindre sur le sommet de la colline et, marchant àses côtés, il le conduit hors de ces lieux sombres etdangereux.

Dès que Renaud le voit revenu près de lui, illui dit qu’il lui doit des remerciements infinis, et que partout oùil sera, il peut disposer de sa vie. Puis il lui demande comment ilse nomme, afin qu’il puisse proclamer le nom de celui qui est venuà son secours, et exalter sa vaillance parmi ses compagnons, devantCharles lui-même.

Le chevalier lui répond : « Ne temets pas en peine de ce que je ne veux pas te dire mon nommaintenant. Je te le dirai avant que l’ombre n’ait cru d’un pas, cequi ne tardera guère. » En continuant à marcher côte à côte,ils finirent par trouver une source fraîche, aux eaux claires, àlaquelle les bergers et les voyageurs, attirés par son douxmurmure, venaient boire l’amoureux oubli.

C’étaient là, seigneur, ces eaux glacées quiéteignent le feu de l’amoureuse ardeur. C’était après y avoir buqu’Angélique avait conçu pour Renaud la haine qu’elle ne cessadepuis de lui porter ; et si lui-même avait autrefois montrétant de mépris pour elle, l’unique cause, seigneur, en était qu’ilavait bu aussi de ces mêmes eaux.

Dès que le chevalier avec lequel Renaudchemine se voit devant la claire fontaine, il retient son destriertout fumant et dit : « Nous reposer ici ne sauraitnuire. » Renaud dit : « Cela ne peut que nous fairedu bien ; car, outre que la chaleur de midi m’oppresse, lemonstre m’a tellement travaillé, qu’il me sera doux et agréable deme reposer. »

L’un et l’autre descendent de cheval, etlaissent leurs bêtes paître en liberté par la forêt. Tous deuxmettent pied à terre dans l’herbe parsemée de fleurs rouges etjaunes, et retirent leur casque. Renaud, poussé par la chaleur etla soif, court aussitôt vers la source de cristal, et buvant àlongs traits son eau fraîche, chasse en même temps de sa poitrineembrasée la soif et l’amour.

Quand le chevalier le voit relever la bouchede dessus la fontaine, et revenir entièrement guéri de son folamour, il se lève tout debout, et d’un air altier, il lui dit cequ’il n’a pas voulu lui dire auparavant : « Sache,Renaud, que mon nom est : le Dédain ! Je suis venuuniquement pour te délivrer d’un joug indigne. »

À ces mots, il disparaît et son destrierdisparaît avec lui. Cette aventure semble un grand miracle àRenaud. Il cherche tout autour de lui et dit : « Oùest-il passé ? » Il ne sait si tout ce qu’il vient devoir n’est pas du domaine de la magie, et si Maugis ne lui a pasenvoyé un de ses serviteurs infernaux pour rompre la chaîne qui l’asi longtemps retenu captif.

Peut-être aussi, du haut de son trône, Dieului a-t-il, dans son ineffable bonté, envoyé, comme il fit jadispour Tobie, un ange chargé de le guérir de son aveuglement. Maisque ce soit un ange, un démon, ou toute autre chose, il le remerciede lui avoir rendu la liberté. Il sent en effet que désormais soncœur est délivré de son angoisse amoureuse.

Angélique est redevenue l’objet de sa hainepremière ; non seulement elle ne lui paraît pas digne de toutle long chemin qu’il a déjà fait pour la suivre, mais il ne feraitpas maintenant une demi-lieue pour elle. Cependant il persiste danssa résolution d’aller dans l’Inde, pour chercher Bayard jusqu’enSéricane, tant parce que l’honneur le lui commande, que parce quec’est le prétexte qu’il a invoqué près de Charles.

Il arrive le jour suivant à Bâle, où venait deparvenir la nouvelle que le comte Roland devait se battre contreGradasse et le roi Agramant. Ce n’était point par un avis duchevalier d’Anglante que cette nouvelle avait été sue, mais unvoyageur, venu rapidement de Sicile, l’avait donnée comme sûre.

Renaud désire ardemment se trouver à côté deRoland dans ce combat ; mais il est bien éloigné du champ debataille. Tous les dix milles, il change de chevaux et de guides,et court à bride abattue. Il passe le Rhin à Constance, et, commeen volant, il traverse les Alpes et arrive en Italie. Laissantderrière lui Vérone et Mantoue, il atteint le Pô, et le passe entoute hâte.

Déjà le soleil touchait au terme de sa course,déjà la première étoile apparaissait au ciel, et Renaud, deboutprès de la rive, se demandait s’il devait changer de cheval, ou sereposer en ce lieu, jusqu’à ce que les ténèbres se fussentdissipées devant la belle aurore, lorsqu’il vit venir à lui unchevalier à l’aspect et aux manières pleins de courtoisie.

 

Celui-ci, après l’avoir salué, lui demandapoliment s’il était marié. Renaud lui dit : « Je suis eneffet soumis au joug conjugal. » Mais en lui-même ils’étonnait de cette demande, lorsque son interlocuteurajouta : « Je me réjouis qu’il en soit ainsi. »Puis, pour lui expliquer ses paroles, il dit : « Je teprie d’avoir pour agréable d’accepter ce soir l’hospitalité chezmoi.

» Je te ferai voir une chose que doitvolontiers connaître quiconque a femme à son côté. » Renaud,autant parce qu’il voulait se reposer, fatigué qu’il était d’avoircouru, autant par le désir inné qu’il avait toujours eu de voir etd’entendre de nouvelles aventures, accepta l’offre du chevalier, etle suivit.

Ils sortirent de la route à une portée d’arc,et se trouvèrent devant un grand palais, d’où accoururent un grandnombre d’écuyers avec des torches allumées, qui projetèrent autourd’eux une grande clarté. Renaud, étant entré, jeta les regardsautour de lui, et vit un palais comme on en voit rarement,admirablement construit et distribué, et trop vaste pour servir dedemeure à un homme de condition privée.

La riche voûte de la porte d’entrée étaittoute en serpentine et en dur porphyre. La porte elle-même était enbronze, et ornée de figures qui semblaient respirer et remuer leslèvres. On passait ensuite sous un arc de triomphe, où un mélangede mosaïques flattait agréablement les yeux. De là partait une courcarrée, dont chaque côté avait cent brasses de long.

Chaque côté de cette cour était bordé depavillons ayant chacun une porte spéciale. Les portes étaientséparées par des arcades d’égale grandeur, mais de formes variées.Chaque arcade pouvait facilement donner accès à un sommier avec sacharge, et conduisait à un escalier d’où l’on pénétrait dans unesalle par une arcade supérieure.

Les arcades supérieures dépassaientl’alignement général de façon à recouvrir les portes. Chacuned’elles était soutenue par deux colonnes, l’une de bronze, l’autrede roche. Il serait trop long de vous faire une entière descriptiondes pavillons de la cour, et de vous parler, en outre, de ce quel’on apercevait au-dessus du sol, des souterrains que le maître dece palais avait fait construire sous tous les bâtiments.

Les hautes colonnes avec leurs chapiteaux enor incrustés de pierreries ; les marbres étrangers sculptés demille manières par une main habile ; les peintures et lesstucs, et une foule d’autres ornements, dont la plupart étaientdérobés aux regards par l’obscurité, indiquaient que les richessesréunies de deux rois n’avaient pas dû suffire à bâtir un telédifice.

Parmi les ornements magnifiques qui ornaienten profusion cette riante demeure, il y avait une fontaine quirépandait ses eaux fraîches et abondantes par une foule de petitesrigoles. C’est là que les serviteurs avaient dressé les tables,droit au milieu de la cour. On l’apercevait des quatre portes duprincipal corps de bâtiment.

Élevée par un architecte instruit et habile,la fontaine avait la forme d’une galerie ou d’un pavillon octogone,recouvert de tous côtés par un plafond d’or tout parsemé d’émaux.Huit statues de marbre blanc soutenaient ce plafond avec leursbras.

L’ingénieux architecte leur avait mis dans lamain droite la corne d’Amalthée, d’où l’eau retombait, avec unagréable murmure, dans un vase d’albâtre. Tous ces pilastres,sculptés avec le plus grand art, représentaient de grandes femmes,différant d’habits et de visage, mais ayant toutes la même grâce etla même beauté.

Chacune d’elles reposait les pieds sur deuxbelles figures situées plus bas, et qui se tenaient la boucheouverte, comme pour indiquer qu’elles prenaient plaisir à chanteret à jouer. Leur attitude semblait aussi indiquer que toute leurscience, toute leur application était destinée à célébrer leslouanges des belles dames qu’elles portaient sur leurs épaules.

Les statues inférieures tenaient à la main delongs et vastes rouleaux couverts d’écriture, où était inscrit,avec de grands éloges, le nom des plus illustres parmi les damesque représentaient les statues supérieures, et où pouvaient se lireaussi leurs propres noms en lettres brillantes. Renaud, à la lueurdes torches, admirait une à une les dames et les chevaliers.

La première inscription qui frappa ses yeuxportait le nom longuement honoré de Lucrèce Borgia, dont la beautéet l’honnêteté étaient mises par Rome, sa patrie, bien au-dessus decelles de l’antique Lucrèce. Les deux statues qu’on avait destinéesà supporter une si excellente et si honorable charge portaientécrits les noms de Antonio Tebaldo et Hercule Strozza, un Linus etun Orphée.

La statue qui venait après était non moinsbelle et non moins agréable à voir ; son inscriptiondisait : Voici la fille d’Hercule, Isabelle. Ferrare semontrera plus heureuse de l’avoir vue naître que de tous les autresbiens que la fortune favorable lui a accordés et lui accorderapendant la suite des siècles.

Les deux statues qui se montraient désireusesde célébrer constamment sa gloire avaient toutes deux le prénom deJean-Jacques ; l’un s’appelait Calandra, l’autre Bardelone.Dans le troisième et le quatrième côté, où l’eau s’échappait horsdu pavillon par d’étroites rigoles, étaient deux dames ayant mêmepatrie, même famille, même réputation, même beauté et mêmevaleur.

L’une s’appelait Elisabeth, l’autre Léonora.Ainsi que le racontait l’écrit sculpté sur le marbre, la terre deMantoue se glorifiera encore plus de leur avoir donné naissance qued’avoir produit Virgile qui l’honore tant. La première avait à sespieds Jacopo Sadoleto et Pietro Bembo.

L’autre était supportée par l’élégantCastiglione et le savant Muzio Arelio. Ces noms, alors inconnus,aujourd’hui si fameux et si dignes de louange, étaient sculptés surle marbre. Après ces statues, venait celle à qui le ciel doitaccorder tant de vertus, qu’elle n’aura pas sa pareille parmi lestêtes couronnées, soit dans la bonne, soit dans la mauvaisefortune.

L’inscription d’or la signalait comme étantLucrèce Bentivoglia ; parmi les éloges qui lui étaient donnés,on disait que le duc de Ferrare se réjouissait ets’enorgueillissait d’être son père. Ses louanges étaient célébréesd’une voix claire et douce par ce Camille, dont le Reno et Felsinaécoutent les chants[28] avecautant d’admiration et de stupeur que jadis l’Amphrise en mettait àentendre chanter son berger,

Et par un autre poète, grâce auquel la terreoù l’Isaure verse ses eaux douces dans la vaste mer sera plusrenommée, depuis le royaume de l’Inde jusqu’à celui des Maures, quela ville de Pesaro, qui reçut son nom de ce que les Romains ypesèrent leur or. Je veux parler de Guido Postumo, à qui Pallas etPhébus ont décerné une double couronne.

La statue de femme qui suivait était Diane.« Ne vous arrêtez pas – disait l’inscription – à son airaltier ; car son cœur est aussi sensible que sa figure estbelle. » Le savant Celio Calcaguin, de sa claire trompettefera longtemps retentir sa gloire et son beau nom dans le royaumedes Parthes, dans celui de Mauritanie, dans l’Inde et dans toutel’Espagne.

Elle aura aussi, pour chanter sa gloire, unMarco Cavallo, qui fera jaillir d’Ancône une source de poésie aussiabondante que celle que le cheval ailé fit jaillir autrefois d’unemontagne sacrée, le Parnasse ou l’Hélicon, je ne sais pluslaquelle. Auprès de Diane, Béatrice levait son front ;l’inscription qui lui était consacrée s’exprimait ainsi :Vivante, Béatrice rendra son époux heureux ; elle le laisseramalheureux après sa mort ;

Ainsi que toute l’Italie qui avec elle seratriomphante, et après elle retombera captive. Un seigneur deCorregio paraissait écrire et chanter ses louanges, ainsi queTimothée, l’honneur des Bendedeï. Tous deux feront s’arrêter surses rives, aux sons de leurs luths harmonieux, le fleuve où il futpleuré jadis des larmes d’ambre.

Entre celle-ci et la colonne représentantLucrèce Borgia, dont je viens de parler, était une grande damereprésentée en albâtre, et d’un aspect si grandiose et si sublime,que sous son simple voile, et sous ses vêtements noirs et modestes,sans ornements d’or et sans pierreries, elle ne paraissait pasmoins belle, parmi toutes les autres statues, que Vénus au milieudes autres étoiles.

On ne pouvait, en la contemplantattentivement, reconnaître qui l’emportait le plus en elle, de lagrâce, ou de la beauté, ou de la majesté du visage, indice de songrand esprit et de son honnêteté. « Celui qui voudra – disaitl’inscription gravée sur le marbre – parler d’elle comme ilconvient qu’on en parle, entreprendra la plus honorable des tâches,mais sans pouvoir jamais arriver jusqu’au bout. »

La statue, douce et pleine de grâce, semblaits’indigner d’être célébrée dans un chant humble et bas par l’espritgrossier qu’on lui avait donné – je ne sais pourquoi – sanspersonne à côté de lui, pour le soutenir. Tandis que sur toutes lesautres statues on avait sculpté leur nom, l’artiste avait omis dele faire sur ces deux dernières.

Toutes ces statues entouraient un espace rond,pavé de corail, maintenu constamment dans une fraîcheur délicieusepar l’eau pure et limpide comme du cristal qui s’échappait audehors par un canal. Ce canal allait féconder, en l’arrosant, unpré aux riantes couleurs vertes, azurées, blanches et jaunes.L’eau, courant par de nombreuses rigoles, portait la vie auxplantes et aux arbrisseaux.

Le paladin se tenait à table, raisonnant avecson hôte si courtois ; de temps en temps, il lui rappelait detenir sans plus différer ce qu’il lui avait promis. En attendant,il le regardait, et il avait remarqué qu’il avait le cœur oppresséd’un grand chagrin, car il ne se passait guère de moment sans qu’uncuisant soupir s’échappât de ses lèvres.

Souvent la parole, poussée par le désir, vintjusque sur les lèvres de Renaud, prêt à renouveler sademande ; mais la courtoisie l’arrêtait aussitôt et ne luipermettait pas de la laisser sortir au dehors. Soudain, le repasterminé, un jeune page, averti par le majordome, plaça sur la tableune belle coupe d’or fin, ornée à l’extérieur de pierresprécieuses, et remplie de vin.

Le châtelain se mit alors à sourire, et levales yeux sur Renaud ; mais à qui l’aurait bien examiné, il eûtfait l’effet de quelqu’un plus disposé à pleurer qu’à rire. Ildit : « Le moment me semble venu de satisfaire tacuriosité, et de te montrer un chef-d’œuvre qui doit être précieuxpour quiconque a femme à son côté.

» À mon avis, chaque mari doit sans cesseépier sa femme pour savoir si elle l’aime, si elle lui fait honneurpar sa conduite, ou si elle le déshonore ; si, en un mot elleen fait une bête, ou si elle le traite comme un homme. Le poids descornes est le plus léger qui soit au monde, bien que le plusoutrageant. Presque tous les autres le voient, celui-là seul quil’a sur la tête ne le sent jamais.

» Si tu sais que ta femme est fidèle, tuas un motif pour l’aimer et l’honorer davantage ; il n’en estpas de même de celui qui sait que sa femme est coupable, ou decelui qui doute d’elle et qui souffre de ce doute. Beaucoup defemmes, chastes et vertueuses, sont soupçonnées à tort par leursmaris. Beaucoup de maris, au contraire, sont dans la plus grandeconfiance à l’endroit de leurs épouses, qui vont le chef orné decornes.

» Si tu désires savoir si ta femme estchaste – comme je crois que tu le penses et que tu dois le penser,car croire le contraire serait un tourment inutile si tu ne pouvaist’assurer de la vérité par des preuves – tu peux l’apprendretoi-même sans que personne ait à te le dire, en buvant dans cevase. Je ne l’ai pas fait apporter sur cette table pour un autremotif que pour te montrer ce que je t’ai promis.

» Si tu y bois, tu verras se produire uneffet surprenant. Si tu portes le cimier de Cornouailles, le vin serépandra entièrement sur ta poitrine, sans que tu puisses en faireentrer une gouttelette dans ta bouche. Si tu as une épouse fidèle,tu boiras tout. Or il t’appartient de connaître ton sort. » Àces mots, l’hôte s’apprête à regarder si le vin va se répandre surla poitrine de Renaud.

Renaud, presque décidé à savoir ce qu’ensuiteil sera peut-être très fâché d’avoir appris, avance la main etprend le vase. Il va pour tenter l’épreuve ; mais, sur lepoint d’y porter les lèvres, une pensée vient l’arrêter. Maispermettez, seigneur, que je me repose ; puis je vous dirai ceque le paladin répondit.

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