Roland Furieux – Tome 2

Chant XXVII

ARGUMENT. – Mandricard, Roger, Rodomont etMarphise, suivant les traces de Doralice, arrivent sous les murs deParis. Ils assaillent l’armée chrétienne et repoussent Charles audedans des murailles. Cela fait, ils reviennent à leur premièrequerelle. Le roi d’Afrique laisse à Doralice le choix entreMandricard et Rodomont. Ce dernier est repoussé, et part plein dedépit, dans l’intention de s’en retourner en Afrique ; il logeun soir dans une hôtellerie sur les bords de la Saône.

 

Souvent les résolutions prises à l’improvistepar les dames sont meilleures que celles qu’elles adoptent aprèsavoir longtemps réfléchi. C’est là un don spécial qui leur estpropre, parmi tous ceux dont le ciel les a si largement gratifiées.Au contraire, les résolutions des hommes risquent fort de ne pasêtre bonnes, si une mûre réflexion ne les appuie, ou si on ne lesrumine longuement, avec beaucoup de soin et d’application.

La résolution prise par Maugis lui parutbonne, mais elle ne le fut pas en réalité, bien que, comme j’aidit, elle lui servît à délivrer son cousin Richardet d’un grandpéril. Il avait forcé le démon à éloigner Rodomont et le fils duroi Agricant, sans songer qu’ils étaient entraînés vers un lieu oùleur présence amènerait la défaite des chrétiens.

S’il avait eu le temps de réfléchir à cela, ilest à croire qu’il aurait secouru son cousin sans danger pour lagent chrétienne. Il aurait pu, en effet, ordonner au démond’emporter la donzelle si loin sur la route du Levant ou du Ponant,qu’on n’en eût plus jamais de nouvelles en France.

De la sorte, ses amants l’auraient suivie, demême qu’ils la suivaient à Paris et en tout autre lieu. Mais,n’ayant pas eu le temps de réfléchir longuement, Maugis ne songeapoint à cela, et le Malin chassé du ciel, toujours en quête desang, de carnage et de ruines, prit le chemin par où il espéraitapporter le plus vite l’affliction dans l’armée de Charles, sonmaître ne lui en ayant imposé aucun.

Le palefroi, ayant le démon dans ses flancs,emporta Doralice épouvantée. Fleuves, fossés, bois, marais, ravinsou précipices, rien ne put l’arrêter, jusqu’à ce que, traversant lecamp anglo-français, ainsi que l’armée innombrable des ennemis desétendards du Christ, il l’eût remise aux mains de son père, le roide Grenade.

Rodomont et le fils d’Agrican la suivirentpendant quelque temps le premier jour, l’apercevant, mais deloin ; puis ils ne tardèrent pas à la perdre de vue, et furentobligés de la suivre à la trace, comme le chien suit le lièvre oule chevreuil. Ils ne s’arrêtèrent que lorsqu’ils furent arrivés aucamp, où ils apprirent qu’elle était auprès de son père.

Garde-toi, Charles. Voici que s’apprête àtomber sur toi une telle fureur, que je ne te vois pas en sûreté.Tu ne vas pas seulement avoir à faire à ces deux guerriers. Le roiGradasse s’est levé, ainsi que Sacripant, pour la perte de tonarmée. La Fortune, voulant t’éprouver jusqu’au bout, t’enlève enmême temps les deux flambeaux de force et de sagesse qui étaientauprès de toi, et tu restes plongé dans les ténèbres.

Je parle de Roland et de Renaud. L’un, toutplein de fureur et de folie, erre nu, par la plaine et par lamontagne, à ciel découvert, sous la pluie, le froid et le chaud.L’autre, à peine un peu plus sain d’esprit, t’a quitté au moment oùtu avais le plus besoin de son aide. Ne trouvant point Angélique àParis, il est parti ; et il va, cherchant ses traces.

Un vieillard, enchanteur rusé, comme je vousl’ai dit tout d’abord, lui a fait croire, par une fantastiqueerreur, qu’Angélique s’en allait en compagnie de Roland. Le cœurmordu de la plus grande jalousie que jamais amant ait éprouvée, ilvint à Paris. À peine arrivé à la cour, son mauvais destin le fitenvoyer en Bretagne.

Après la bataille dont tout l’honneur luirevint, et où il avait réussi à enfermer Agramant dans son camp, ilétait retourné à Paris. Là, il avait fouillé tous les monastères defemmes, les maisons, les châteaux. Amant infatigable, il auraittrouvé sa maîtresse, si elle avait été dans ces murs. Voyant enfinque ni elle ni Roland ne s’y trouvaient, il partit avec la fermevolonté de les chercher tous les deux.

Il pensa d’abord que Roland jouissait d’elle,au sein des fêtes et des jeux, dans ses châteaux d’Anglante et deBlaye. Il y courut, mais il ne la trouva dans aucun de ces deuxendroits. Il retourna alors à Paris, comptant saisir bientôt lepaladin à son retour, car il ne pouvait prolonger son absence loinde l’armée sans encourir un blâme sévère.

Renaud séjourna un jour ou deux dans la cité.Puis, Roland ne revenant pas, il reprit ses recherches, tantôt versAnglante, tantôt vers Blaye, toujours en quête d’apprendre desnouvelles d’Angélique ; chevauchant de nuit et de jour, à lafraîcheur de l’aube ou à l’heure ardente de midi, il fit, sous lalumière du soleil et de la lune, non pas une fois, mais deux centsfois ce chemin.

Mais l’antique ennemi, celui qui poussa Ève àlever la main vers le fruit défendu, jeta un jour ses yeux lividesdu côté de Charles, et voyant que le brave Renaud était loin delui, comprenant quel carnage on pouvait faire en ce moment del’armée des chrétiens, il conduisit vers eux tout ce qu’il y avaitde meilleur parmi les chevaliers sarrasins.

Il inspira au roi Gradasse et au brave roiSacripant, qui étaient devenus compagnons d’armes au sortir duchâteau enchanté d’Atlante, le désir de venir au secours destroupes assiégées d’Agramant, et d’anéantir l’armée de l’empereurCharles. Il les conduisit lui-même par des chemins inconnus quiabrégèrent leur voyage.

Il chargea un des siens de pousser Rodomont etMandricard sur les traces de Doralice emportée par son camarade. Ilen envoya également un autre pour presser Marphise et le vaillantRoger. Toutefois il recommanda à celui qui devait conduire ces deuxderniers de retenir un peu la bride, afin qu’ils n’arrivassent pasen même temps que les autres.

Marphise et Roger furent conduits de façon àarriver une demi-heure en retard. L’ange noir, dans son désird’écraser les chrétiens, prévit que la dispute pour la possessiondu destrier pourrait bien contrarier ses desseins. Et cette disputese serait infailliblement renouvelée, si Roger et Rodomont étaientarrivés en même temps.

Les quatre premiers se rencontrèrent ensembleà un endroit d’où ils pouvaient voir les tentes de l’armée assiégéeet celles des assiégeants dont le vent agitait les bannières. Ilstinrent un instant conseil, et conclurent qu’ils devaient, en dépitde l’obstacle que leur opposait Charles, secourir le roi Agramant,et le délivrer du cercle où il était enfermé.

Serrés les uns contre les autres, ilss’élancent au beau milieu des logements de l’armée chrétienne,criant : Afrique ! Espagne ! et faisant voir ainsiqu’ils sont païens. On entend par tout le camp retentir lecri : Aux armes, aux armes ! Mais, aux premiers coups, ungrand nombre de soldats s’enfuient en déroute avant même d’avoirété attaqués.

L’armée chrétienne, mise sens dessus dessouspar ce tumulte, s’agite sans comprendre ce qui se passe. Elle croitd’abord que c’est une des alertes habituelles des Suisses ou desGascons. Mais comme la plupart des soldats ignorent la vérité,chaque nation se forme en bataille, les unes au son du tambour, lesautres au son de la trompette. La rumeur est grande et rebonditjusqu’au ciel.

Le magnanime empereur, entièrement armé, forsla tête, a près de lui ses paladins. Il accourt, et s’informe de cequi a mis ainsi les escadrons en désordre. Il menace les fuyards etles arrête. Il voit qu’un grand nombre d’entre eux sont blessés auvisage et à la poitrine ; d’autres ont la tête et la gorgeruisselantes de sang ; d’autres enfin s’en reviennent avec unemain ou un bras coupés.

Il pousse plus avant ; une multitude deguerriers gisent à terre, baignant dans un horrible lac vermeil,formé de leur propre sang. Ni médecin ni magicien ne sauraient lesrendre à la vie. Charles voit, cruel spectacle, les têtes, lesbras, les jambes, séparés des troncs. Partout, depuis les premièresjusqu’aux dernières tentes, il ne rencontre que des morts.

La petite troupe, digne d’une éternellerenommée, avait laissé sur son passage cette longue tracesanglante, comme un témoignage à jamais mémorable pour l’univers.Charles s’avance, contemplant la cruelle boucherie ; plein destupeur, de colère et d’indignation, il va, pareil à celui dont lamaison a été frappée par la foudre, et qui cherche de tous côtésparmi les décombres.

Ce premier secours n’était pas encore arrivéjusqu’aux remparts qui protégeaient le camp du roi africain,lorsque Marphise et l’impétueux Roger survinrent d’un autre côté.Le digne couple, après avoir jeté une fois ou deux les yeux autourde lui, comprit bien vite quel était le plus court chemin poursecourir son souverain assiégé, et s’élança soudain.

Lorsqu’on a mis le feu à la mine, la flamme,libre, ardente, court le long du sillon noir tracé par la poudre,si rapide que l’œil peut à peine la suivre, puis l’on entend lebruit de l’écroulement des durs rochers et des murs épais quiretombent brisés. Tel fut le fracas que produisirent Roger etMarphise en entrant dans la bataille.

De long et de large, ils commencèrent à fendreles têtes, à tailler les bras et les épaules dans ces foules troplentes à s’enfuir et à leur débarrasser la voie. Quiconque a vu latempête battre le versant d’une montagne ou d’une vallée, tandisqu’elle épargne l’autre versant, peut se représenter le chemin queles deux guerriers s’ouvrirent à travers tant de gens.

Un grand nombre qui s’étaient dérobés par lafuite aux coups de Rodomont et de ses compagnons rendaient déjàgrâce à Dieu qui leur avait octroyé des jambes si promptes et despieds si agiles. Mais, en venant donner du front et de la poitrinecontre Marphise et Roger, ils virent bien, les malheureux, quel’homme, qu’il s’arrête ou qu’il fuie, ne peut éviter sadestinée.

Celui qui échappe à un danger retombe dans unautre, et paye le tribut de chair et d’os. Ainsi le timide renard,croyant s’échapper, tombe avec ses petits dans la bouche du chien,après avoir été chassé de son ancienne tanière par le paysan voisinqui l’a adroitement fait déloger, grâce au feu et à la fumée, duseul endroit où il n’eût rien à craindre.

Marphise et Roger pénètrent dans l’enceinte ducamp des Sarrasins. Là, tous ceux qu’ils viennent sauver, les yeuxlevés au ciel, remercient Dieu de leur arrivée. On n’y a plus peurdes paladins ; le plus faible païen en défie un cent, et l’ondécide que, sans prendre le moindre repos, on retournera porter lecarnage dans leur camp.

Les cornets, les trompettes, les clochesmauresques emplissent le ciel de sons formidables. On voit, dansles airs, trembler aux vents les bannières et les gonfalons. D’unautre côté, les capitaines de Charles rangent auprès des Allemandset des Bretons les troupes de France, d’Italie et d’Angleterre, etla mêlée, âpre et sanglante, recommence.

La force du terrible Rodomont, celle dufurieux Mandricard, du brave Roger, source inépuisable devaillance, du roi Gradasse si fameux dans le monde ;l’intrépide physionomie de Marphise, celle du roi de Circassie ànulle autre seconde, forcèrent le roi de France à regagner Parisaux cris de : Saint Jean et saint Denis !

Ces chevaliers et Marphise déployèrent un élansi invincible, une si admirable puissance, qu’on ne saurait s’enfaire une idée, seigneur, loin que cela se puisse décrire. Par là,vous pouvez Juger combien de gens furent occis dans cette journée,et quel cruel revers éprouva le roi Charles, d’autant plus quevinrent bientôt à la rescousse Ferragus et plus d’un Maurefameux.

Beaucoup de chrétiens, dans leur empressementà fuir, se noyèrent dans la Seine, car le pont ne pouvait suffire àfaire passer une telle multitude. Ayant la mort devant et derrièreeux, ils souhaitaient d’avoir des ailes comme Icare. Excepté Ogieret le marquis de Vienne, tous les paladins furent faitsprisonniers. Olivier revint blessé sous l’épaule droite ;Ogier, la tête fendue.

Et si, comme Renaud et Roland, Brandimart eûtabandonné la partie, Charles, en pleine déroute, aurait été chasséde Paris, si même il avait pu sortir vivant de cette fournaise.Brandimart fit tout son possible pour arrêter les Sarrasins, etquand il se vit impuissant, il céda devant leur furie. Ainsi laFortune sourit à Agramant qui assiégea Charles une secondefois.

Les cris et les plaintes des veuves, desenfants orphelins, des vieillards aveugles, s’élevant au-dessus decette atmosphère morbide, montent jusqu’à l’éternelle sérénité oùsiège Michel, et lui font voir que le peuple fidèle est la proiedes loups et des corbeaux, et que les guerriers de France,d’Angleterre et d’Allemagne couvrent au loin la campagne.

Le visage de l’Ange bienheureux se colore derougeur. Il lui semble que le souverain Créateur a été mal obéi, etil se plaint d’avoir été trompé, trahi par la Discorde perfide. Illui avait commandé d’exciter des querelles entre les païens, et sesordres ont été mal exécutés. À voir le résultat, il semble qu’on afait tout le contraire de ce qu’il avait ordonné.

Comme un serviteur fidèle qui, doué de plus dezèle que de mémoire, s’aperçoit qu’il a oublié la chose qu’ildevait avoir à cœur plus que sa propre vie, et qui s’empresse deréparer son erreur avant que son maître n’en ait connaissance,ainsi l’Ange ne veut point reparaître devant Dieu avant d’avoirrempli sa mission.

Il dirige son vol vers le monastère où il a vuplusieurs autres fois la Discorde. Il la trouve assise au chapitreassemblé pour l’élection des dignitaires. Elle prenait plaisir àvoir les bréviaires voler à la tête des moines. L’Ange la saisitpar les cheveux, et la roue de coups de pied et de coups depoing.

Il lui rompt sur la tête, sur le dos et surles bras, le manche d’une croix. La misérable crie merci de toutesses forces, et embrasse les genoux du divin messager. Michel ne lalaisse pas avant de l’avoir chassée devant lui jusque dans le campdu roi d’Afrique. Alors il lui dit : « Attends-toi à untraitement pire, si je te vois encore hors de ce camp. »

Bien que la Discorde ait le dos et les brasrompus, comme elle craint de se trouver une autre fois sous cetteaverse de coups, comme elle redoute la fureur de Michel, elle courtprendre ses soufflets, et redoublant les feux déjà allumés, enallumant de nouveaux, elle fait jaillir de tous les cœurs unimmense incendie de colère.

Elle embrase tellement Rodomont, Mandricard etRoger, qu’à peine les païens victorieux sont-ils délivrés deCharles, les trois chevaliers s’en viennent ensemble devant le roimaure. Ils lui racontent leurs différends ; ils lui en disentla cause et l’objet ; puis ils s’en remettent à lui pourdécider lesquels d’entre eux doivent combattre les premiers.

Marphise expose aussi son cas, et dit qu’elleveut finir le combat qu’elle a commencé avec le Tartare. Ayant étéprovoquée par lui, elle ne veut ni céder son tour à un autre, nidifférer le combat d’un jour, d’une heure. Elle insiste vivementpour que la bataille avec le Tartare lui soit accordée avant lesautres.

Rodomont n’est pas moins résolu à avoir lepremier le champ libre, afin de terminer avec son rival la querellequ’il a interrompue pour venir au secours du camp africain, etqu’il a dû suspendre jusqu’à ce moment. Roger l’interrompt, et ditqu’il a souffert trop longtemps que Rodomont détienne son destrier,pour qu’il ne se batte pas le premier avec lui.

Pour surcroît d’embarras, le Tartare s’avanceà son tour, et nie que Roger ait le moindre droit de porter l’aigleaux ailes blanches. Il est tellement furieux de colère et de rage,qu’il veut, si les trois autres y consentent, vider les querellesd’un seul coup. Et il ne serait pas démenti par les trois autres,si le roi donnait son consentement.

Le roi Agramant, par prières et bonnesraisons, fait tout ce qu’il peut pour ramener la paix entre eux.Enfin, quand il voit qu’ils restent sourds à ses observations etqu’ils ne veulent consentir à aucune paix, à aucune trêve, il leurdit d’attendre au moins qu’il ait assigné à chacun son rang pourcombattre, et il pense que le meilleur parti à prendre est de tirerau sort.

Il fait préparer quatre billets ; surl’un sont écrits les noms de Mandricard et de Rodomont ; surl’autre ceux de Roger et de Mandricard ; le troisième porteles noms de Rodomont et de Roger ; le quatrième, ceux deMarphise et de Mandricard. Puis, il s’en remet à la décision del’inconstante déesse. Le premier billet sortant est celui du roi deSarze et de Mandricard.

Les noms de Mandricard et de Roger viennent ensecond ; ceux de Roger et de Rodomont sortent après, et lebillet qui reste est celui de Marphise et de Mandricard. La damesemble fort contrariée de ce résultat, et Roger ne paraît pas pluscontent qu’elle. Il connaît la force des deux premierscombattants ; il sait que leur combat peut se terminer defaçon qu’il ne reste plus rien à faire ni à lui ni à Marphise.

Non loin de Paris s’étendait un emplacementd’un mille environ de tour. Une chaussée peu élevée l’entourait detoutes parts, comme si c’eût été un amphithéâtre. Un château s’yélevait jadis, mais le fer et la flamme avaient renversé ses murset ses toits. On peut en voir un semblable sur la route qui va deParme à Borgo.

Ce fut en cet endroit qu’on établit la lice.On entoura de pieux un espace suffisant, auquel on donna une formecarrée, en ménageant deux portes, selon l’usage. Le jour marqué parle roi pour le combat étant arrivé, et les chevaliers persistantdans leur intention, leurs tentes furent dressées de chaque côté,en dehors des barrières.

Dans la tente qui s’élève du côté du Ponant,se tient le roi d’Alger, à la stature de géant. L’ardent Ferraguset Sacripant lui mettent sur le dos la cuirasse en écailles deserpent. Le roi Gradasse et l’illustre Falsiron sont de l’autrecôté de la lice, dans la tente dressée au Levant, occupés àendosser de leurs propres mains les armes troyennes au successeurdu roi Agrican.

Le roi d’Afrique, ayant à ses côtés le roid’Espagne, est assis sur un tribunal spacieux et élevé. Près de luise tiennent Stordilan et les autres chefs que révère l’arméepaïenne. Heureux ceux qui peuvent trouver sur la chaussée, ou à lacime des arbres, une place d’où ils dominent la plaine !Grande est la foule qui de tous côtés ondoie autour de la barrièreextérieure.

Près de la reine de Castille, on voit lesreines, les princesses et les nobles dames d’Aragon, de Grenade, deSéville et des pays qui confinent aux colonnes de l’Atlantide.Parmi elles est assise la fille de Stordilan. Son vêtement consisteen deux riches draperies, l’une d’un rouge pâle, l’autreverte ; la première semble avoir perdu sa couleur, tellementelle tire sur le blanc.

Marphise porte un vêtement court, convenant àla fois à une dame et à une guerrière. C’est ainsi que le Thermodondut voir autrefois Hippolyte et ses compagnes[4]. Déjàle héraut portant sur sa cotte d’armes la devise du roi Agramant,est entré dans le camp, pour rappeler le règlement qui défend auxspectateurs de prendre parti, de fait ni de parole, pour l’un descombattants.

La foule épaisse est dans l’attente du combatqu’elle appelle de tout son cœur, et parfois se plaint du retardque mettent à paraître les deux fameux chevaliers. Soudain unegrande rumeur qui ne fait que s’accroître s’élève de la tente deMandricard. Or vous saurez, seigneur, que c’est le vaillant roi deSéricane et le farouche Tartare qui produisent ce tumulte et quipoussent ces cris.

Le roi de Séricane, ayant entièrement armé deses mains le roi de Tartarie, s’apprêtait à lui attacher au flancl’épée qui avait jadis appartenu à Roland, lorsqu’il vit, écrit surle pommeau, le nom de Durandal, et la devise habituelle d’Almonte.Cette épée avait été ravie au malheureux Almonte, aux bords d’unefontaine près d’Aspromonte, par Roland, tout jeune encore.

En la voyant, Gradasse fut convaincu quec’était cette épée si fameuse du seigneur d’Anglante, pour lapossession de laquelle il avait équipé la plus grande flotte quieût jamais quitté le Levant, conquis le royaume de Castille, etvaincu la France peu d’années auparavant. Mais il ne put comprendrepar quel hasard Mandricard l’avait actuellement en sapossession.

Il lui demanda si c’était par force ou partraité qu’il l’avait enlevée au comte, où et quand. Mandricard luidit qu’il avait soutenu une grande bataille avec Roland, pour avoircette épée, et que celui-ci avait feint d’être fou, « espérantainsi, ajouta-t-il, dissimuler la peur que lui inspirait la luttequ’il aurait eue à soutenir contre moi, tant qu’il aurait gardél’épée. »

Il dit qu’il avait imité le castor qui secoupe lui-même les parties génitales, à l’aspect du chasseur, caril sait qu’on ne le recherche pas pour autre chose. Gradasse nel’écouta pas jusqu’à la fin ; il dit : « Je ne veuxla donner ni à toi, ni à d’autres. Pour elle, j’ai dépensé tantd’or, j’ai supporté tant de fatigues, j’ai exterminé tant de gens,qu’elle m’appartient à bon droit.

» Songe à te munir d’une autre épée, carje veux celle-ci, et cela ne doit pas t’étonner. Que Roland soitsage ou fou, j’entends m’en emparer partout où je la retrouve. Toi,tu l’as volée sans témoin sur la route. Moi, je te la disputeraiici. Mon cimeterre te dira mes raisons, et nous irons au jugementdans l’arène.

» Il faut que tu la gagnes avant de t’enservir contre Rodomont. C’est un vieil usage, qu’avant d’affronterla bataille un chevalier doit payer ses armes. » « Iln’est pas de son plus doux à mon oreille – répondit le Tartare enélevant le front – que d’entendre quelqu’un me défier à labataille. Mais fais que Rodomont y consente.

» Fais que le roi de Sarze te cède lapremière place, et se contente pour lui de la seconde, alors tupeux être certain que je te répondrai à toi et à tout autre. »Roger s’écria : « Je n’entends pas qu’on change rien aupacte qui a été conclu et que le sort soit de nouveau consulté. QueRodomont descende le premier en champ clos, ou bien que sa querellene se vide qu’après la mienne.

» Si le raisonnement de Gradasse doitprévaloir, c’est-à-dire si avant de se servir de ses armes il fautles gagner, tu ne dois pas porter mon aigle aux blanches ailesavant de m’en avoir désarmé. Mais puisque j’ai consenti au traité,je ne veux pas revenir sur ma parole : la seconde bataillesera pour moi, si la première reste acquise au roi d’Alger.

» Si vous troublez en partie l’ordre ducombat, je le troublerai totalement, moi. Je n’entends pas telaisser ma devise, si tu ne la disputes pas à moi-mêmesur-le-champ. » « Vous seriez Mars l’un et l’autre –répondit Mandricard furieux – que ni l’un ni l’autre vous ne seriezcapables de m’empêcher de me servir de la bonne épée, ou de cettenoble devise. »

Et, poussé par la colère, il s’avance le poingfermé vers le roi de Séricane et lui frappe si rudement la maindroite, qu’il lui fait lâcher Durandal. Gradasse, ne s’attendantpas à une telle audace, à une telle folie, est si surpris, qu’ilreste tout interdit, et que la bonne épée lui est enlevée.

À un tel affront, son visage s’allume devergogne et de colère ; on dirait qu’il jette du feu. L’injurelui est d’autant plus sensible, qu’elle lui est faite dans un lieusi public. Affamé de vengeance, il recule d’un pas pour tirer soncimeterre. Mandricard a une telle confiance en lui-même, qu’ildéfie aussi Roger au combat.

« Venez donc tous deux ensemble, et queRodomont vienne faire le troisième ; viennent l’Afrique,l’Espagne et toute la race humaine ; je ne suis pas homme àbaisser jamais le front. » Ainsi disant, il fait tournoyerl’épée d’Almonte, assure son écu à son bras, et se dresse,dédaigneux et fier, en face de Gradasse et du brave Roger.

« Laisse-moi – disait Gradasse – le soinde guérir celui-ci de sa folie. » « Pour Dieu – disaitRoger – je ne te le laisse pas, car il faut que ce combat soit àmoi. Toi, reste en arrière. » « Restes-y toi-même, »criaient-ils tous deux à la fois, ne voulant point se céder le pas.Cependant la bataille s’engagea entre les trois adversaires, etelle aurait abouti à un terrible carnage,

Si plusieurs des assistants ne s’étaientinterposés entre ces furieux, et cela un peu trop sans réfléchir,car ils apprirent à leurs dépens ce qu’il en coûte de s’exposerpour sauver les autres. Le monde entier n’aurait pas séparé lescombattants, si le fils du fameux Trojan n’était venu, accompagnédu roi d’Espagne. À leur aspect, tous s’inclinèrent avec un profondrespect.

Agramant se fit exposer la cause de cettenouvelle et si ardente querelle. Puis il s’efforça de faireconsentir Gradasse à ce que Mandricard se servît, pour cettejournée seulement, de l’épée d’Hector, et jusqu’à ce qu’il eût vidéson grave différend avec Rodomont.

Pendant que le roi Agramant s’étudie à lesapaiser, et raisonne tantôt l’un, tantôt l’autre, le bruit d’unenouvelle altercation entre Sacripant et Rodomont s’élève de l’autretente. Le roi de Circassie, comme il a été dit plus haut, assistaitRodomont. Aidé de Ferragus, il lui avait endossé les armes de sonaïeul Nemrod.

Puis ils étaient venus tous ensemble àl’endroit où le destrier mordait son riche frein qu’il couvraitd’écume. Je parle du bon Frontin, au sujet duquel Roger s’était missi fort en colère. Sacripant, à qui avait été commis le soind’amener en champ clos un tel chevalier, avait regardé avec soin sile destrier était bien ferré, et s’il était harnachéconvenablement.

L’ayant examiné plus attentivement, certainssignes particuliers, ses allures sveltes et dégagées, le lui firentreconnaître, sans qu’il pût conserver le moindre doute, pour sondestrier Frontalet qui jadis lui était si cher, et pour lequel ilavait eu à soutenir autrefois mille querelles. Plus tard, cedestrier lui ayant été volé, il en fut tellement affligé que,pendant longtemps, il ne voulut plus aller qu’à pied.

Brunel le lui avait volé devantAlbraca[5], le même jour où il déroba l’anneau àAngélique, le cor et Balisarde à Roland, et l’épée à Marphise. Lemême Brunel, de retour en Afrique, avait donné Balisarde et lecheval à Roger, qui avait appelé ce dernier du nom de Frontin.

Quand le roi de Circassie eut reconnu qu’il nese trompait pas, il se retourna vers le roi d’Alger et luidit : « Sache, seigneur, que c’est là mon cheval. Il m’aété volé à Albraca. Je ne manquerais pas de témoins pour leprouver, mais comme ils sont tous fort loin, si quelqu’un le nie,je suis prêt à soutenir, les armes à la main, la vérité de mesparoles.

» Je suis très content, puisqu’en cesderniers jours nous avons été compagnons d’armes, de te prêteraujourd’hui ce cheval, car je vois bien que tu ne pourrais rienfaire sans lui, à condition cependant que tu reconnaîtras partraité qu’il est à moi et que je te l’ai prêté. Autrement, ne pensepas l’avoir ; à moins de combattre sur-le-champ avec moi poursa possession. »

Rodomont, qui ne connut jamais de chevalierplus orgueilleux que lui dans le métier des armes, et dont aucunguerrier de l’antiquité n’égala la force et le courage,répondit : « Sacripant, tout autre que toi qui oserait meparler de la sorte s’apercevrait bien vite à ses dépens qu’il eûtmieux valu pour lui naître muet.

» Mais eu égard à la camaraderie qui,comme tu l’as dit, s’est établie depuis peu entre nous, je mecontente de t’avertir de remettre à plus tard cette entreprise,jusqu’à ce que tu aies vu le résultat de la bataille qui va selivrer tout à l’heure entre le Tartare et moi. J’espère, grâce àl’exemple que tu en recevras, que tu me diras de bon cœur :Garde le destrier. »

« C’est peine perdue que d’être courtoisavec toi – dit le Circassien plein de colère et de dédain – Mais jete dis maintenant plus clair et plus net que tu n’aies plus àcompter sur ce destrier. Je t’en empêcherai, moi, tant que ma mainpourra soutenir mon épée vengeresse. Et j’y emploierai jusqu’auxongles et jusqu’aux dents, si je ne peux, l’empêcherautrement. »

Des paroles, ils en vinrent aux injures, auxcris, aux menaces, à la bataille, qui, excitée par la colère,s’alluma plus vite que la paille ne s’enflamme au contact du feu.Rodomont avait son haubert et tout le reste de ses armes ;Sacripant n’avait ni cuirasse ni cotte de mailles, mais ils’escrimait si bien de son épée, qu’il s’en couvrait toutentier.

La puissance et la férocité de Rodomont, bienqu’infinies, étaient tenues en échec par le coup d’œil et ladextérité qui doublaient les forces de Sacripant. La roue quiécrase le grain ne tourne pas plus vite sur la meule que ne faisaitSacripant, bondissant de çà, de là, partout où il était besoin.

Mais Ferragus, mais Serpentin, prompts à tirerl’épée, se jetèrent entre eux, suivis du roi Grandonio, d’Isolieret de beaucoup d’autres seigneurs de l’armée maure. C’étaient làles rumeurs entendues dans l’autre tente par ceux qui s’efforçaienten vain d’accorder le Tartare avec Roger et le roi de Séricane.

C’est là que fut rapporté au roi Agramantcomment, pour un destrier, Rodomont et Sacripant avaient commencéun âpre et rude assaut. Le roi, troublé de tant de discordes, dit àMarsile : « Veille ici à ce que la querelle ne s’envenimepas davantage avec ces guerriers, pendant que je vais apaiserl’autre contestation. »

Rodomont, voyant le roi son maître, contientson orgueil et fait un pas en arrière. Le roi de Circassie reculeavec non moins de respect, à l’arrivée d’Agramant. Celui-ci, d’unair royal, et d’une voix grave et imposante, demande la cause d’unetelle colère. Après avoir écouté leurs explications, il cherche àles mettre d’accord, mais il n’y parvient pas.

Le roi de Circassie ne veut pas que le roid’Alger reste plus longtemps en possession de son destrier, s’il necondescend à le prier de le lui prêter. Rodomont, orgueilleux commetoujours, lui répond : « Ni le ciel, ni toi, ne ferez queje m’abaisse à demander à d’autres ce que je peux avoir par maseule force. »

Le roi demande au Circassien quels droits il asur le cheval, et comment il lui fut enlevé. Sacripant lui rapportele fait de point en point, et il ne peut s’empêcher de rougir, enracontant que le subtil larron, l’ayant surpris dans une rêverieprofonde, avait soulevé sa selle sur quatre piquets et lui avaitenlevé le destrier nu, sous lui.

Marphise était accourue aux cris, avec lesautres. Aussitôt qu’elle entendit parler du vol du cheval, sonvisage se troubla. Elle se souvint qu’elle-même avait perdu sonépée ce jour-là, et elle reconnut le destrier qu’elle avait vus’enfuir loin d’elle comme s’il avait eu des ailes. Elle reconnutaussi le bon roi Sacripant, ce qu’elle n’avait pas faitjusque-là.

Ceux qui l’entouraient, et qui avaient souvententendu Brunel se vanter de ce mauvais tour, commencèrent à setourner vers ce dernier, et indiquaient par leurs gestes quec’était bien lui en effet. Marphise, soupçonneuse, s’informa auxuns et aux autres de ses voisins, et put enfin acquérir lacertitude que celui qui lui avait ravi son épée était Brunel.

Elle apprit que, pour le récompenser de celarcin, pour lequel il aurait mérité qu’on lui passât une cordebien graissée autour du cou, le roi Agramant l’avait élevé au trônede Tingitane, exemple assez étrange. Marphise, rappelant sa vieilleindignation, résolut de se venger sur-le-champ, et de punir lesrailleries et les injures que Brunel lui avait adressées sur laroute, après lui avoir dérobé son épée.

Elle se fit lacer son casque par son écuyer,car elle avait déjà sur elle le reste de ses armes. Je ne crois pasque, dans toute sa vie, elle ait été vue plus de dix fois sans sonhaubert, du jour où, brûlant de s’illustrer, elle se décida àl’endosser. Le casque en tête, elle se dirigea vers les gradins lesplus élevés, où Brunel était assis au milieu des premiers seigneursde la cour.

À peine arrivée près de lui, elle le saisit enpleine poitrine, et l’enleva aussi facilement que l’aigle rapaceenlève un poulet dans ses serres crochues. Elle le porta ainsijusqu’à l’endroit où le fils du roi Trojan cherchait à apaiser ladispute. Brunel, se voyant en de si mauvaises mains, ne cessait depleurer et de demander merci.

Par-dessus la rumeur, le vacarme, les crisdont tout le camp était pour ainsi dire partout rempli, le bruitque faisait Brunel qui faisait appel tantôt à la pitié, tantôt ausecours des assistants, s’entendait si fort, qu’à ses plaintes, àses hurlements, les soldats accoururent de tous côtés. Arrivéedevant le roi d’Afrique, Marphise, l’air altier, lui parla de cettefaçon :

« Je veux pendre par le col, de mespropres mains, ce larron, ton vassal, parce que le jour même qu’ilenleva le cheval de celui-ci, il me vola mon épée. Et si quelqu’unprétend que je ne dis pas la vérité, qu’il s’avance et prononce unseul mot ; en ta présence, je soutiendrai qu’il en a menti etque je fais selon mon devoir.

» Mais comme on pourrait peut-être mereprocher d’avoir choisi pour accomplir cet acte de justice lemoment où ceux-ci, les plus fameux parmi tes chevaliers, sont tousengagés dans de graves querelles, je consens à retarder de troisjours la pendaison. Pendant ce temps, vienne qui voudra à sonsecours. Après ce délai, si personne n’est venu me l’arracher desmains, je le servirai en pâture à mille oiseaux joyeux.

» À trois lieues d’ici, dans cette tourqui s’élève sur la lisière d’un petit bois, je me retire sans autrecompagnie qu’une de mes damoiselles et qu’un valet. S’il se trouvequelqu’un d’assez hardi pour vouloir m’enlever ce larron, qu’ilvienne, c’est là que je l’attendrai. » Ainsi elle dit, et sansattendre de réponse, elle prend sur-le-champ le chemin du châteaudont elle avait parlé.

Elle place Brunel devant elle, sur le cou dudestrier ; le misérable, qu’elle tient par les cheveux, pleureet crie, et appelle par leur nom tous ceux dont il espère dusecours. Agramant reste tellement confus de toutes cescomplications, qu’il ne voit plus comment il pourra les fairecesser. Ce à quoi il est le plus sensible, c’est que Marphise luiait ainsi enlevé Brunel.

Non qu’il l’estime, ou qu’il ait de l’amitiépour lui ; il y a longtemps au contraire qu’il le haitprofondément. Souvent il lui est venu à la pensée de le fairependre, depuis que l’anneau lui a été enlevé. Mais l’acte deMarphise lui semble injurieux pour lui, et son visage s’enflamme devergogne. Il veut en toute hâte la poursuivre lui-même, et en tirerla plus éclatant et vengeance.

Mais le roi Sobrin, qui est présent, ledissuade de ce projet, en lui disant que ce serait peu convenable àla majesté royale. Quand bien même il aurait la ferme espérance, lacertitude de revenir victorieux, il en recueillerait plus de blâmeque d’honneur, car on ne manquerait pas de dire qu’il aurait vaincuune femme.

Il recueillerait peu d’honneur, et courrait ungrand danger en engageant la bataille avec elle. Le meilleurconseil qu’il puisse lui donner est de laisser pendre Brunel. Etquand il n’aurait qu’à faire un signe de tête pour l’arracher aunœud coulant, il ne devrait pas faire ce signe, afin de ne pass’opposer à ce que la justice ait son cours.

« Si tu veux avoir satisfaction sur cepoint – disait-il – tu peux envoyer à Marphise quelqu’un qui luipromette de ta part que la corde sera mise autour du cou du larron,ce qui lui donnera satisfaction à elle-même. Et si elle s’obstine àse refuser de te le livrer, respecte son désir ; car il nefaut pas que ton amitié protège Brunel ni aucun autrevoleur. »

Le roi Agramant se rendit volontiers auraisonnement discret et sage de Sobrin. Il laissa Marphisetranquille, et ne permit pas que personne allât lui faire outrage.Il ne voulut pas non plus envoyer vers elle. Il s’y résigna, Dieusait avec quel effort, afin de pouvoir apaiser de plus gravesquerelles et de purger son camp de toutes ces rumeurs.

La folle Discorde rit de tout cela, car ellene craint plus que désormais paix ni trêve puisse se conclure. Ellecourt de çà, de là, dans tout le camp, sans prendre un seul instantde repos. L’Orgueil l’accompagne en dansant de joie, et porte aussiau feu le bois et la nourriture. Leur cri de triomphe montejusqu’au royaume céleste, et porte à Michel le témoignage de leurvictoire.

À cette voix retentissante, à cet horriblecri, Paris trembla et les eaux de la Seine se troublèrent. Le sonretentit jusqu’à la forêt des Ardennes, où, de terreur, toutes lesbêtes désertèrent leur tannière. Les Alpes, les Cévennes, lesrivages de Blaye, d’Arles et de Rouen l’entendirent, ainsi que leRhône, la Saône, la Garonne et le Rhin. Les mères en serrèrentleurs enfants sur leur sein.

Ils sont cinq chevaliers qui ont résolu devider leur querelle chacun le premier, et leurs prétentions sonttellement enchevêtrées l’une dans l’autre, qu’Apollon lui-même nes’en tirerait pas. Le roi Agramant commence par essayer dedébrouiller la première altercation qui s’est élevée entre le roide Tartarie et l’Africain, au sujet de la fille du roiStordilan.

Le roi Agramant court de celui-ci à celui-là,pour les mettre d’accord ; il parle à plusieurs reprises àchacun, comme un souverain animé par la justice, comme un frèredévoué. Mais il les trouve tous les deux sourds à tous sesraisonnements, indomptables et rebelles à l’idée que la dame, causede leur différend, doive rester à l’un au détriment de l’autre.

Il s’avise à la fin d’un moyen qui lui paraîtle meilleur et qui en effet satisfait les deux amants ; c’estde donner pour mari à la belle dame celui qu’elle choisiraelle-même. Quand elle aura prononcé, on ne pourra plus revenir enarrière, ni passer outre. Le compromis plaît à l’un et à l’autre,car chacun d’eux espère que le choix lui sera favorable.

Le roi de Sarze aimait Doralice bien longtempsavant Mandricard, et celle-ci lui avait accordé toutes les faveurspermises à une dame honnête. Il se flatte que le choix qui peut lerendre heureux tombera sur lui. Il n’est pas seul à concevoir cettecroyance, car toute l’armée sarrasine pense comme lui.

Chacun connaissait les exploits qu’il avaitdéjà accomplis pour elle dans les joutes, dans les tournois, dansles combats. Tous disent qu’en acceptant un tel arrangementMandricard s’abuse et se trompe. Mais celui-ci, qui a passé plusd’un bon moment en tête-à-tête avec Doralice, pendant que le soleilétait caché sous terre, et qui sait les chances certaines qu’il aen main, se rit du vain jugement du populaire.

Les deux illustres rivaux ratifient leurconvention entre les mains du roi, puis on va trouver la donzelle,et elle, abaissant ses yeux pleins de vergogne, avoue que c’est leTartare qui lui est le plus cher. Tous restent stupéfaits, etRodomont en est si étonné, si éperdu, qu’il n’ose lever lefront.

Mais quand la colère a chassé cette honte quilui a envahi le visage, il traite la décision d’injuste et de nonavenue. Saisissant son épée qui pend à son côté, il s’écrie, enprésence du roi et des autres, qu’il entend que ce soit elle quigagne sa cause ou la lui fasse perdre, et non l’arbitrage d’unefemme légère, toujours portée vers ce qu’elle doit faire lemoins.

Mandricard est déjà debout, disant :« Qu’il en soit comme tu voudras. Avant que ton navire entreau port, il aura à parcourir une longue traite sur l’Océan. »Mais Agramant donne tort à Rodomont et déclare qu’il ne peut plusappeler Mandricard au combat pour cette querelle. Il fait ainsitomber sa fureur.

Rodomont, qui se voit en un même jour atteintd’un double affront devant tous ces seigneurs, l’un venant de sonroi auquel il doit céder par respect, l’autre venant de sa dame, neveut pas rester un instant de plus dans ces lieux. Parmi sesnombreux serviteurs, il se contente d’en prendre deux avec lui, etil s’éloigne des logements mauresques.

De même que le taureau, obligé d’abandonner lagénisse au vainqueur, s’éloigne plein de dépit, fuit loin despâturages, et cherche dans les forêts et sur les rives les plussolitaires les endroits arides qu’il ne cesse de faire retentirjour et nuit de ses mugissements, sans pouvoir calmer l’amoureuserage ; ainsi, terrassé par sa grande douleur, s’éloigne le roid’Alger, renié par sa dame.

Roger veut tout d’abord le suivre, pour luireprendre son bon destrier, en vue duquel il a déjà revêtu sesarmes. Mais il se souvient de Mandricard avec qui il doit sebattre. Il laisse donc aller Rodomont, et revient sur ses pas, afind’entrer dans la lice avec le Tartare, avant que le roi de Séricanen’y descende lui-même vider sa querelle au sujet de Durandal.

Se voir enlever Frontin sous ses yeux et nepouvoir l’empêcher lui est fort pénible, mais il est fermementrésolu à reconquérir son cheval, dès qu’il aura mis fin à sonentreprise avec Mandricard. Quant à Sacripant, qui n’est pas retenupar un engagement comme Roger, et qui n’a pas autre chose à faire,il s’élance sur les traces de Rodomont.

Et il l’aurait eu bientôt rejoint, sans uneaventure imprévue qui se présenta sur son chemin et qui, leretenant jusqu’au soir, lui fit perdre les traces qu’il suivait. Ilvit une dame qui était tombée dans la Seine et qui allait y périr,s’il ne lui avait pas aussitôt porté secours. Il sauta dans l’eauet l’en retira.

Puis, quand il voulut remonter en selle, ils’aperçut que son destrier ne l’avait pas attendu, et il dut lepoursuivre jusqu’au soir, car le malin cheval ne se laissa pointprendre facilement. Il parvint enfin à le rattraper ; maisalors il ne put revenir au sentier dont il s’était fort écarté. Ilerra par monts et par vaux plus de deux cents milles avant deretrouver Rodomont.

Quand il le retrouva, il y eut bataille, augrand désavantage de Sacripant. Je ne dirai pas, pour le moment,comment il perdit son cheval et comment il fut faitprisonnier ; j’ai à vous raconter auparavant avec quel dépit,avec quelle colère contre sa dame et contre le roi Agramant,Rodomont s’était éloigné du camp, et ce qu’il dit contre l’une etcontre l’autre.

Partout où passait le dolent Sarrasin, ilembrasait l’air de ses soupirs enflammés. Écho, touché de pitié,lui répondait parfois, caché sous les roches creuses. « Ô cœurde la femme – disait-il – comme tu changes vite, comme tu portesfacilement ta foi à de nouveaux amants ! Infortuné, malheureuxqui croit en toi !

» Ni le long servage, ni le grand amourdont tu as eu mille preuves manifestes, n’ont pu retenir ton cœur,ou faire au moins qu’il ne changeât pas si promptement. Ce n’estpoint parce que je te parais inférieur à Mandricard que tu medélaisses ; je ne puis trouver d’autre raison à mon infortune,sinon que tu es femme.

» Ô sexe plein de scélératesse, je croisque Nature et Dieu t’ont mis au monde pour punir d’une faute gravel’homme qui, sans toi, aurait vécu heureux. C’est aussi dans cetteintention qu’ont été créés le serpent funeste, le loup etl’ours ; c’est pour cela que l’air est fécond en mouches, enguêpes, en taons, et que l’herbe et l’ivraie croissent parmi lesblés.

» Pourquoi la mère Nature n’a-t-elle pasfait en sorte que l’homme pût naître sans toi, comme la culturefait produire au poirier, au sorbier, au pommier des arbressemblables à chacun d’eux ? Mais la Nature même ne peut rienfaire avec mesure. Si je songe au nom dont on la nomme, je voisqu’elle ne peut rien faire de parfait ; puisqu’on lareprésente comme une femme.

» Ne soyez donc pas si fières et siorgueilleuses, ô femmes, en disant que l’homme est votre fils, carde l’épine naissent aussi les roses, et le lis éclôt sur une herbefétide. Insupportables, vaniteuses, hautaines ; sans amour,sans foi, sans raison ; téméraires, cruelles, iniques,ingrates, vous êtes nées pour l’éternelle pestilence dumonde. »

Tout en proférant ces reproches, et uneinfinité d’autres, le roi de Sarze cheminait, prodiguant tantôt àvoix basse, tantôt sur un ton qui s’entendait au loin, les injureset le blâme au sexe féminin. Il avait certainement tort, car pourune ou deux femmes qui se trouvent être mauvaises, il faut croirequ’il y en a cent de bonnes.

Pour moi, bien que, parmi toutes celles quej’ai aimées jusqu’ici, je n’en aie pas trouvé une seule fidèle, jene voudrais pas dire qu’elles sont toutes ingrates et perfides.J’aime mieux en rejeter la faute sur mon destin cruel. De nosjours, il y a beaucoup de femmes, et il y en a eu encore davantageavant nous, qui ne donnent et n’ont donné aucun sujet de reprochesà l’homme. Mais la Fortune a voulu que, s’il y en a une mauvaiseentre cent, je devienne sa proie.

Cependant je veux tellement chercher, avantque je meure ou que mes cheveux blanchissent davantage, qu’un jourpeut-être je pourrai dire que j’en ai rencontré une qui m’a gardésa foi. Si cela m’arrive – et je n’en ai pas perdu l’espoir – je neme lasserai jamais de la glorifier de mon mieux, par mes paroles etpar mes écrits, en vers et en prose.

Le Sarrasin n’avait pas moins d’indignationcontre son roi que contre la donzelle. Et à cet égard, ildéraisonnait encore en jetant sur Agramant autant de blâme que surDoralice. Il souhaite voir un tel désastre, une telle tempête sedéchaîner sur son royaume, que, dans toute l’Afrique, il ne restepas debout pierre sur pierre.

Il souhaite qu’Agramant, chassé de sonroyaume, vive misérable et mendiant, dans les tourments et lesluttes ; et que ce soit lui, Rodomont, qui vienne ensuite luirendre tout ce qu’il a perdu, et le replace sur le trône de sesancêtres. Il lui montrera ainsi ce qu’on peut attendre d’unserviteur fidèle ; il lui fera voir qu’un ami véritable, qu’ilait raison ou tort, doit être soutenu quand même il aurait tout lemonde contre lui.

Ainsi, songeant tantôt à son roi, tantôt à sadame, le Sarrasin chevauche à grandes journées, le cœur plein detrouble. Il ne s’arrête pas, et accorde peu de repos à Frontin. Lejour suivant, ou l’autre après, il se trouve sur les bords de laSaône. De là, il compte s’acheminer droit vers la mer de Provence,afin de s’embarquer pour rejoindre son royaume en Afrique.

L’une et l’autre rive du fleuve était couvertede barques et de petits navires qui amenaient, de divers pays, desvivres pour l’armée. De Paris, jusqu’aux doux rivagesd’Aigues-Mortes et aux frontières d’Espagne, toute la campagne àmain droite était en effet au pouvoir des Maures.

Les vivres, transbordés hors des navires,étaient chargés sur des chars et des mules, et conduits sous bonneescorte, à partir du point que les barques ne pouvaient dépasser.Les rives étaient encombrées de troupeaux immenses amenés decontrées lointaines. Leurs conducteurs logeaient chaque soir dansde nombreuses hôtelleries, établies le long de la rivière.

Le roi d’Alger, surpris par la nuit noire etépaisse, accepta l’invitation d’un hôtelier de l’endroit quil’engagea à descendre chez lui. Après avoir pris soin de sondestrier, il s’assit devant une table chargée de mets variés, où onlui servit des vins de Corse et de Grèce, car si le Sarrazinmangeait à la mauresque, il voulait boire à la française.

L’hôte, par la bonne chère et par son visagele plus gracieux, s’efforçait de faire honneur à Rodomont, dontl’aspect lui fit tout de suite comprendre qu’il avait à faire à unhomme illustre et rempli de vaillance. Mais celui-ci, dont l’espritet le cœur étaient ce soir bien loin – car, malgré lui, il songeaittoujours à sa dame – ne disait mot.

Le brave hôtelier, l’un des plus avisés qui sefussent jamais vus en France, et qui avait su préserver son aubergeet ses biens au milieu de tous ces étrangers ennemis, avait faitappel à plusieurs de ses parents, qui s’étaient empressés de venirl’aider à servir ses pratiques. Aucun d’entre eux n’osait parler,voyant le Sarrasin muet et pensif.

De pensée en pensée, le païen avait laissé sonesprit errer bien loin de lui, le visage incliné vers la terre.Enfin, après avoir longtemps gardé le silence, il leva les yeux,soupira comme s’il sortait d’un profond sommeil, se secouabrusquement, et ses regards tombèrent sur l’hôte et sa famille.

Rompant alors le silence, avec un air plusdoux et un visage moins troublé, il demanda à l’hôte et aux autresassistants si quelqu’un d’entre eux avait femme. Comme il lui futrépondu que l’hôte, ainsi que tous les autres, étaient mariés, illeur demanda de nouveau s’ils croyaient que leur femme leur fûtfidèle.

Excepté l’hôte, tous répondirent qu’ilscroyaient posséder des épouses et chastes et fidèles. L’hôtedit : « Chacun, en cette affaire, croit ce qui lui plaît.Pour moi, je sais que vous vous trompez. Votre crédulité vousaveugle tellement, que j’estime qu’aucun de vous n’a sa raison. Jesuis certain que c’est aussi l’avis de ce seigneur, à moins qu’ilne veuille vous faire prendre pour noir ce qui est blanc.

» De même que le phénix est seul de sonespèce, il n’y a pas deux femmes fidèles au monde. C’est pourquoiil n’y a qu’un homme qui puisse se dire exempt des tromperies deson épouse. Chacun s’imagine être cet heureux mortel ; chacunpense avoir cueilli la palme. Comment est-il possible que tout lemonde ait cette chance, puisqu’elle ne peut être que le lot d’unseul ?

» Je suis tombé moi-même autrefois dansl’erreur où vous êtes, à savoir qu’il existe plus d’une épousechaste. Mais un gentilhomme de Venise, que ma bonne fortuneconduisit ici, me tira d’erreur en me citant de nombreux exemples.Il s’appelait Jean-François Valerio, et son nom n’est jamais sortide ma mémoire.

» Il connaissait toutes les ruses dontles femmes légitimes et les maîtresses usent d’habitude. Outre sapropre expérience, il savait là-dessus une foule d’histoiresmodernes et anciennes, par lesquelles il me démontra bien vite que,pauvres ou riches, il n’y en eut jamais de pudiques, ajoutant quesi quelques-unes avaient passé pour plus chastes que les autres,c’est qu’elles avaient été plus habiles à se cacher.

» Parmi toutes les histoires qu’il meconta – et il m’en dit tant que je ne pourrais m’en rappeler letiers – il en est une qui s’est gravée dans ma tête plusprofondément qu’une inscription sur le marbre. Quiconquel’entendrait serait convaincu, comme je le fus et comme je le suisencore, de la scélératesse des femmes. Si cela ne vous déplaîtpoint de l’écouter, seigneur, je vais vous la dire pour lesconfondre. »

Le Sarrasin répondit : « Quel plusgrand plaisir, quel plus grand soulagement pourrais-tu me causer ence moment, que de me dire une histoire, de me donner un exemple quivienne confirmer ma propre opinion ? Pour que je puisse mieuxt’écouter, et pour que tu racontes plus à ton aise, assieds-toivis-à-vis de moi, que je te voie en face. » Mais je vous diraidans le chant qui suit ce que l’hôte fit entendre à Rodomont.

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