Roland Furieux – Tome 2

Chant XLV

ARGUMENT. – Roger, saisi pendant sonsommeil, devient le prisonnier de Théodora, sœur de l’empereurConstantin. – Entre temps, Charles, à la requête de Bradamante, afait publier que quiconque voudra l’avoir pour femme devra sebattre avec elle et la vaincre. – Léon, qui a conçu de l’amitié etde l’estime pour Roger, sans le connaître, le tire de prison etl’engage à combattre en son nom contre Bradamante. Roger, portantles insignes de Léon, se bat contre la guerrière. Survient lanuit ; Charles fait cesser le combat et donne Bradamante àcelui qu’il croit être Léon. Roger, désespéré, veut se tuer ;mais Marphise va trouver Charles et empêche ce mariage.

 

Plus l’on voit l’homme misérable au faîte dela roue mobile de la Fortune, et plus on est près de le voir lespieds où il avait la tête, et d’assister à sa chute profonde. Nousen avons pour exemples Polycrates, le roi de Lydie, Denys etd’autres que je ne nomme pas, et qui sont passés en un jour dusommet de la Fortune à l’extrême misère.

Par contre, plus l’homme est au bas de cettemême roue, et plus il se trouve près de remonter et de se trouverau faîte. On en a vu qui, après avoir la tête presque sur lebillot, ont donné, quelques jours après, des lois au monde.Servius, Marius et Ventidius l’ont montré dans l’antiquité, et, denotre temps, le roi Louis[31] ;

Le roi Louis, beau-père de mon duc, qui, misen déroute à Saint-Albin, tomba entre les griffes de son ennemi, etfut près d’être décapité. Quelque temps auparavant, le grandMathias Corvin échappa à un péril semblable. Cependant, une fois ledanger passé, le premier devint roi des Français, et le second roides Hongrois.

On voit par ces exemples, dont fourmillel’histoire ancienne et moderne, que le bien suit le mal et que lemal suit le bien ; que le blâme ou la gloire sont laconséquence l’un de l’autre ; et que l’homme ne doit pas sereposer sur ses richesses, sur son royaume, sur ses victoires, pasplus qu’il ne doit désespérer dans la fortune contraire, car laroue tourne toujours.

La victoire que Roger avait remportée sur Léonet sur l’empereur son père l’avait rendu tellement confiant dans safortune et dans sa grande vaillance, que, sans compagnons pour luivenir au besoin en aide, il pensait pouvoir traverser seul plus decent escadrons de cavaliers et de fantassins, et occire de sa mainle fils et le père.

Mais celle qui ne permet pas que l’on escompteses faveurs, ne tarda pas à lui montrer qu’elle abat aussi vitequ’elle élève, et qu’elle devient contraire ou amie avec la mêmepromptitude. Elle le fit reconnaître précisément par le chevalierqu’il avait forcé à fuir en toute hâte et qui, pendant la bataille,avait eu grand’peine à s’échapper de ses mains.

Ce dernier fit savoir à Ungiard que leguerrier qui avait mis en déroute les gens de Constantin, et quiles avait détruits pour de longues années, était dans la villedepuis le matin, et qu’il devait y passer la nuit. Il lui dit qu’ilfallait saisir par les cheveux la Fortune qui lui permettait, sanspeine et sans lutte, de rendre un grand service à son roi ; etqu’en faisant le chevalier prisonnier, il permettrait à Constantinde subjuguer les Bulgares.

Ungiard, par les fuyards qui s’étaientréfugiés dans la ville – et il en était arrivé une grande quantité,tous n’ayant pas pu passer sur les ponts – savait quel carnage ilavait été fait de l’armée des Grecs qui avait été à moitiédétruite, et comment un seul chevalier avait causé la déroute d’unedes deux armées et le salut de l’autre.

Il s’étonne que ce chevalier soit venu donnerlui-même de la tête dans ses filets, et sans qu’il ait eu la peinede lui donner la chasse. Il témoigne de sa satisfaction par sonair, par ses gestes et par ses paroles joyeuses. Il attend queRoger soit endormi ; puis il envoie sans bruit des genschargés de saisir dans son lit le brave chevalier qui n’avait aucunsoupçon.

Roger, accusé par son propre écu, restaprisonnier dans la cité de Novengrade, aux mains d’Ungiard, hommedes plus cruels, et qui se réjouit fort de cette aventure. Quepouvait faire Roger qui était tout nu, et qui fut chargé de liensavant même d’être réveillé ? Ungiard dépêche en toute hâte uncourrier en estafette, pour annoncer la nouvelle à Constantin.

Pendant la nuit, Constantin avait faitentièrement évacuer les bords de la Saxe par ses troupes, et lesavait ramenées avec lui à Beltech, ville appartenant à sonbeau-frère Androphile, père du chevalier que Roger, maintenantprisonnier du féroce Ungiard, avait transpercé de part en part,comme s’il eût été de cire.

L’empereur avait fait fortifier les rempartset réparer les portes, car il redoutait une nouvelle attaque desBulgares, et il craignait qu’ayant à leur tête un guerrier siredoutable, ils ne fissent plus que de lui faire peur, et nedétruisissent le reste de son armée. Mais, dès qu’il apprend que ceguerrier est prisonnier, il ne redoute plus les Bulgares, quandbien même le monde entier serait avec eux.

L’empereur nage dans une mer de lait ;dans sa joie, il ne sait plus ce qu’il fait. Il affirme d’un airsatisfait que les Bulgares sont défaits d’avance. L’empereur, dèsqu’il a appris la capture du guerrier étranger, est aussi sûr de lavictoire que celui qui irait au combat après avoir fait rompre lesbras à son ennemi.

Le fils n’a pas moins sujet que son père de seréjouir ; outre qu’il espère reconquérir Belgrade, etsubjuguer tout le pays des Bulgares, il forme aussi le projet degagner l’amitié du guerrier étranger et de l’attacher à sonservice. Une fois qu’il l’aura pour compagnon d’armes, il n’envierani Renaud ni Roland à Charlemagne.

Mais Théodora est bien loin d’approuver lesmêmes sentiments. Roger a tué son fils en lui plongeant, sous lamamelle, sa lance qui est ressortie d’une palme derrière l’épaule.Elle se jette aux pieds de Constantin, dont elle est la sœur, etpar les larmes abondantes qui coulent sur son sein, elle cherche àl’attendrir et à gagner son cœur à la pitié.

« Seigneur – lui dit-elle – je ne melèverai point que tu ne m’aies accordé de me venger du félon qui atué mon fils, maintenant que nous le tenons prisonnier. Outre quemon fils était ton neveu, tu sais combien il t’aimait, et quellesactions d’éclat il avait accomplies pour toi. Ne serais-tu pascoupable de ne point tirer vengeance de son meurtrier ?

» Prenant notre deuil en pitié, Dieu apermis que ce cruel quittât les champs et vînt, comme un oiseau, seprendre au vol dans nos filets, afin que, sur la rive du Styx, monfils ne reste pas plus longtemps sans vengeance. Donne-moi ceprisonnier, seigneur, et permets que j’apaise ma douleur par sonsupplice. »

Ainsi elle pleure, ainsi elle se lamente,ainsi elle supplie. Et, bien que Constantin ait voulu à plusieursreprises la relever, elle ne veut point le faire avant qu’il ne luiait accordé ce qu’elle demande. Ce que voyant, l’empereur ordonnequ’on aille chercher le prisonnier, et qu’on le remette aux mainsde Théodora.

Pour ne pas la faire attendre, on va, le jourmême, chercher le guerrier de la licorne, et on le remet sans plusde retard aux mains de la cruelle Théodora. Celle-ci estime que lefaire écorcher vif, et le faire mourir publiquement au milieu desopprobres et des outrages, est une peine trop douce ; ellecherche un supplice plus nouveau et plus atroce.

En attendant, la cruelle femme le fait jeter,les mains, les pieds et le cou pris dans une lourde chaîne, au fondd’une tour obscure, où n’entrait jamais le moindre rayon de soleil.Elle lui fit donner pour toute nourriture un peu de painmoisi ; elle le laissa même pendant deux jours privé de toutaliment. Elle le donna à garder à des gens qui étaient encore plusdisposés qu’elle à le maltraiter.

Ah ! si la belle et vaillante filled’Aymon, si la magnanime Marphise avaient su que Roger était enprison, torturé de cette façon, l’une et l’autre auraient risquéleur vie pour le sauver. Pour voler à son secours, Bradamanteaurait fait taire tout respect pour Béatrix et Aymon.

Cependant Charles, se rappelant la promessequ’il a faite à Bradamante de ne pas lui laisser imposer un marisans que celui-ci ait prouvé qu’il est supérieur en vaillance et envigueur, fait annoncer sa volonté à son de trompe, non seulement àsa cour, mais sur toutes les terres soumises à son empire. De là,la renommée répand la nouvelle par le monde entier.

Le ban impérial contient l’avis suivant :quiconque prétendra devenir l’époux de la fille d’Aymon devralutter contre elle, l’épée à la main, depuis le lever jusqu’aucoucher du soleil. Ce délai passé, si l’adversaire de Bradamanten’a pas été vaincu, la dame se déclarera, sans plus decontestation, vaincue par lui, et ne pourra refuser de le prendrepour mari.

La dame accorde le choix des armes sanss’inquiéter de savoir quels seront ceux qui le réclameront. Ellepouvait en effet le faire sans danger, car elle maniaitadmirablement toutes les armes, soit à cheval, soit à pied. Aymon,qui ne peut ni ne veut s’opposer à la volonté royale, est enfinforcé de céder ; après avoir longtemps hésité, il retourne àla cour avec sa fille.

Bien que Béatrix éprouve encore un vifressentiment contre sa fille, elle lui fait cependant, par orgueil,revêtir de riches et beaux vêtements, aux broderies et aux couleursvariées. Bradamante revient donc à la cour avec son père, mais, n’yretrouvant pas celui qu’elle aime, la cour est loin de lui paraîtreaussi belle qu’avant.

De même que celui qui, après avoir vu, enavril et en mai, un beau jardin tout resplendissant de feuillage etde fleurs, le revoit à l’époque où le soleil incline ses rayonsvers le pôle austral et raccourcit les jours, et le trouve désert,horrible et sauvage, ainsi, au retour de Bradamante, la cour, oùRoger n’est plus, lui paraît tout autre que lorsqu’elle l’aquittée.

Elle n’ose demander des nouvelles de Roger, depeur d’augmenter les soupçons. Mais, sans interroger personne, elleprête l’oreille à tout ce qu’elle entend dire à ce sujet. Elleapprend qu’il est parti, mais elle ne peut parvenir à savoir quellevoie il a prise, car en partant il n’a pas dit un mot à d’autresqu’à l’écuyer qu’il a emmené avec lui.

Oh ! comme elle soupire ; oh !comme elle tremble en apprenant qu’il s’est enfui ; comme ellea peur qu’il ne s’en soit allé afin de l’oublier ! Voyantqu’il avait Aymon contre lui, et ayant perdu tout espoir de l’avoirpour femme, ne s’est-il pas éloigné dans l’espérance de se guérirde son amour ?

Peut-être aussi a-t-il formé le projet dechercher une autre dame, dont l’empire chasse plus vite de son cœurson premier amour. Ne dit-on pas que c’est ainsi qu’un clou chassel’autre ? Mais en y songeant davantage Bradamante revoit Rogertel qu’il est, c’est-à-dire plein de la foi qu’il lui a jurée.

Elle se reproche d’avoir un seul instant prêtél’oreille à cette supposition injuste et absurde. Ainsi Roger esttour à tour accusé et défendu par ses propres pensées. Elle écoutel’une et l’autre, et se livre tantôt à celle-ci, tantôt à celle-là,sans pouvoir se résoudre à en adopter une. Cependant elle penchevers celle qui est la plus douce à son cœur, et elle s’efforce derepousser l’autre.

Parfois aussi, se rappelant ce que Roger lui adit tant de fois, elle s’accuse et se repent, comme si elle avaitcommis une faute grave, de sa jalousie et de ses soupçons. Comme siRoger était présent, elle se reconnaît coupable et frappe sapoitrine. « J’ai commis une faute – disait-elle – et je lereconnais. Mais celui qui en est la cause a causé bien plus de malencore.

» C’est Amour qui en est cause ;c’est lui qui m’a imprimé au cœur ta belle et ravissante image.C’est lui qui t’a donné la vaillance, l’esprit et la vertu dontchacun parle. Aussi me paraît-il impossible qu’en te voyant toutedame ou damoiselle ne se sente pas éprise de toi, et ne mette touten œuvre pour t’enlever à mon amour et te soumettre au leur.

» Hélas ! qu’Amour n’a-t-il imprimétes pensées dans les miennes, comme il y a imprimé tonvisage ! Je suis bien sûre que je les trouverais telles que jeles crois sans les voir, et que je serais si éloignée d’en êtrejalouse, que je ne me ferais pas, comme en ce moment, une pareilleinjure, une peine qui non seulement me brise et m’abat, mais quifinira par me tuer.

» Je ressemble à l’avare dont les penséessont tellement tournées vers le trésor qu’il a enfoui, qu’il nepeut vivre en paix, et tremble toujours qu’on le lui ait dérobé.Maintenant que je ne te vois plus, que je ne te sens plus auprès demoi, ô Roger, la crainte a sur moi plus de pouvoir que l’espérance.J’ai beau traiter cette crainte de menteuse et la croire vaine, jene puis m’empêcher de m’y abandonner.

» Mais ton visage joyeux, maintenantcaché à mes regards en je ne sais quel lieu du monde, ô mon Roger,n’aura pas plus tôt frappé mes yeux de sa vive lumière, que mesfausses terreurs disparaîtront, ne laissant plus de place qu’àl’espérance. Ah ! reviens à moi, Roger, reviens et rends-moil’espérance que la crainte a quasi tuée en mon cœur !

» De même qu’après le coucher du soleill’ombre s’épaissit et inspire la terreur, et que, lorsqu’ilresplendit de nouveau, les ténèbres diminuent et toute craintes’envole ; ainsi sans Roger j’éprouve de la peur, et si jevois Roger la peur s’efface aussitôt. Ah ! reviens à moi,Roger ; reviens avant que la crainte n’ait complètement chassél’espérance !

» De même que, la nuit, la moindreétincelle brille d’une vive lueur, et s’éteint subitement dès quele jour paraît, ainsi, quand je suis privée de mon soleil, la peurme montre son spectre hideux. Mais dès qu’il reparaît à l’horizon,la crainte fuit et l’espérance revient. Reviens, reviens à moi, ôchère lumière, et chasse la peur malsaine qui me consume !

» Lorsque le soleil s’éloigne de nous etque les jours se raccourcissent, la terre perd toutes ses beautés.Les vents frémissent, et portent à leur suite les glaces et lesneiges. Ainsi quand tu détournes de moi tes doux rayons, ô mon beausoleil, mille terreurs funestes s’abattent sur moi, et font dansmon cœur un âpre hiver plus d’une fois dans l’année.

» Ah ! reviens vers moi, ô monsoleil ; reviens, et ramène le doux printemps si désiré !Viens fondre les glaces et les neiges et rasséréner mon esprittroublé par de sombres vapeurs ! » Semblable à Progné quise lamente, ou à Philomèle qui était allée chercher de la pâturepour ses petits et qui retrouve le nid vide, ou bien encore à latourterelle qui pleure sa compagne perdue,

Bradamante se plaint et se désespère. Ellecraint que son Roger ne lui ait été ravi. Son visage est la plupartdu temps baigné de larmes, mais elle se cache le plus qu’elle peutpour pleurer. Oh ! combien elle se plaindrait davantage sielle savait ce qu’elle ignore ; si elle savait que son épouxest en prison, où il endure de cruels tourments, et où il attendune mort affreuse !

La cruauté dont la méchante vieille use enversle brave chevalier qu’elle tient prisonnier et qu’elle se prépare àfaire mourir au milieu de tourments nouveaux et de supplicesinouïs, parvient enfin, grâce à la Bonté suprême, aux oreilles dugénéreux fils de César. Celui-ci ne peut consentir à laisser périrun guerrier si vaillant, et il forme le projet de lui venir unaide.

Le généreux Léon qui aime Roger, sans savoirencore que c’est Roger, et simplement parce qu’il a été touché decette vaillance qu’il proclame unique au monde et qui lui semblesurhumaine, cherche le moyen de le sauver. Il ourdit enfin unetrame fort habile, et qui lui permettra de sauver Roger, sans quesa cruelle tante puisse s’en offenser et lui faire dereproches.

Il va trouver en secret le geôlier de laprison, et lui dit qu’il voulait voir le chevalier avant que lasentence capitale prononcée contre lui n’ait reçu son exécution. Lanuit venue, il prend avec lui un de ses plus fidèles serviteurs,plein de force et d’audace, et tout à fait apte à un coup demain ; il s’arrange ensuite de façon que le geôlier, sans direà personne qu’il est Léon, vienne lui ouvrir.

Le geôlier, sans prendre aucun de ses acolytesavec lui, conduit secrètement Léon et son compagnon à la tour oùest gardé le malheureux condamné au dernier supplice. Arrivés dansla tour, et comme le geôlier leur tourne le dos pour ouvrir latrappe, Léon et son compagnon lui jettent un nœud coulant autour ducou, et l’étranglent sur l’heure.

Ils ouvrent la trappe, et Léon y descend,suspendu à une corde qu’ils avaient apportée à cette intention, ettenant à la main une torche allumée. Il trouve Roger plongé dansune obscurité profonde, enchaîné et couché sur un grabat baignant àmoitié dans l’eau. Ce lieu infect l’aurait à lui seul fait mourirau bout d’un mois, et même en moins de temps.

Léon, saisi de grande pitié, embrassa Roger etlui dit : « Chevalier, ta haute vaillance m’a liéindissolublement à toi d’une volontaire et éternelle amitié. Tesintérêts me sont plus chers que les miens, et pour te sauverj’expose ma propre vie. L’amitié que je porte à mon père et à toutema famille passe après ton affection.

» Tu me comprendras mieux quand tu saurasque je suis Léon, fils de Constantin, et que je viens te sauver,comme tu vois, en personne, bravant le danger d’être chassé àjamais par mon père, s’il vient à savoir ce que je fais pour toi.Tu as mis ses gens en déroute et tu lui en as tué la plus grandepartie devant Belgrade ; c’est pourquoi il te hait. »

Il poursuit en lui disant tout ce qu’il pensede nature à le rappeler à l’amour de la vie. Pendant ce temps, ille débarrasse de ses chaînes. Roger lui dit : « Je vousai une reconnaissance infinie ; cette vie que vous me donnez,j’entends qu’elle vous soit rendue à quelque heure que vous lademandiez, et toutes les fois que vous aurez besoin que je l’exposepour vous. »

Roger une fois hors de ce cachot obscur, ondescendit à sa place le cadavre du geôlier, sans que Roger ni sescompagnons fussent reconnus par personne. Léon conduisit Roger dansses appartements, où il lui conseilla de rester caché quatre oucinq jours. Pendant ce temps, il essaierait de ravoir les armes etle vaillant destrier qu’Ungiard lui avait enlevés.

Le jour venu, on trouva la prison ouverte, legeôlier étranglé, et l’on constata la fuite de Roger. Chacunparlait de cet événement ; tous donnaient leur avis, mais pasun ne devina juste. On aurait pensé à tout le monde, hormis à Léon,qui avait, aux yeux du plus grand nombre, des motifs pour détruireRoger, et non pour lui venir en aide.

De tant de courtoisie Roger reste si confus,si rempli d’étonnement, et tellement revenu de la pensée quil’avait poussé là à une si grande distance, que, comparant sanouvelle pensée à la première, il trouve qu’elles ne se ressemblentaucunement l’une à l’autre. La première n’était rien que haine,colère, venin ; la seconde est pleine de pitié etd’affection.

Il y pense souvent la nuit, il y pense souventle jour ; il n’a d’autre souci, d’autre désir que de selibérer de l’immense obligation qu’il a contractée, par unecourtoisie égale sinon plus grande. Il lui semble que, quand mêmeil consacrerait à servir Léon sa vie tout entière, longue oucourte, quand même il s’exposerait à mille morts certaines, il nepourrait encore assez faire pour s’acquitter.

Cependant la nouvelle du ban qu’avait faitpublier le roi de France, et par lequel il ordonnait que quiconqueprétendrait à Bradamante, aurait à lutter contre elle l’épée et lalance à la main, était parvenue en Grèce. Cette nouvelle fut sidésagréable à Léon, qu’on le vit pâlir en l’apprenant. Ilconnaissait en effet sa force, et il savait bien qu’il ne pourraitpas lutter les armes à la main contre Bradamante.

Après avoir réfléchi, il pensa qu’il pourraitsuppléer par une ruse à la vigueur qui lui faisait défaut. L’idéelui vint de faire combattre, couvert de ses armes, le guerrier dontil ne savait pas encore le nom, mais qui lui paraissait pouvoirlutter avantageusement contre n’importe quel chevalier de France.Il est persuadé que s’il lui confie cette entreprise, Bradamantesera vaincue par lui et faite prisonnière.

Mais, pour cela, il lui faut deuxchoses : d’abord faire consentir le chevalier à cetteentreprise, puis le faire entrer dans la lice à sa place, sans quepersonne puisse soupçonner la ruse. Il fait appeler Roger, luiexpose le cas, et le prie avec instances de consentir à combattresous le nom d’autrui et sous une devise menteuse.

L’éloquence du Grec avait grand pouvoir surRoger, mais l’obligation que ce dernier avait à Léon avait plus depuissance encore, car il ne devait jamais s’en délivrer. Aussi,quoique l’entreprise lui parût dure et presque impossible, il luirépondit, le visage joyeux mais le cœur brisé, qu’il était prêt àtout faire pour lui.

À peine a-t-il fait cette promesse, qu’il sesent le cœur frappé d’une atroce douleur. Elle le ronge jour etnuit ; elle le tourmente et l’afflige, et la mort est sanscesse devant ses yeux. Cependant, il ne se repent pas de l’avoirfaite, car, avant de désobéir à Léon, il mourrait mille fois pourune.

Il est bien assuré de mourir, car, s’il luifaut renoncer à sa dame, il doit renoncer aussi à la vie. D’unautre côté, la douleur et l’angoisse lui viendront en aide pourmourir, et si la douleur et l’angoisse ne sont pas suffisantes, ils’ouvrira la poitrine de ses propres mains et s’en arrachera lecœur. Tout lui semble facile, excepté de voir sa dame n’être pas àlui.

Il est résolu à mourir, mais il ne sait pasencore quel genre de mort il choisira. Il songe parfois àdissimuler sa force, et à présenter sa poitrine nue aux coups de ladamoiselle ; pourrait-il trouver mort plus heureuse, que cellequ’il recevrait de cette main ? Mais il comprend que s’il nefait pas tout ce qu’il pourra pour qu’elle devienne la femme deLéon, il n’aura point payé sa dette de reconnaissance.

Car il a promis d’entrer en champ clos, et des’y battre contre Bradamante, mais non pas d’une manière feinte etseulement pour la forme, ce qui ferait paraître Léon inférieur àson adversaire. Il tiendra donc ce qu’il a promis ; et bienque toutes sortes de pensées viennent l’assaillir, il les repoussetoutes, et ne veut s’arrêter qu’à une seule, celle qui l’invite àne point manquer à la foi jurée.

Léon, avec l’autorisation de son père, avaitdéjà fait préparer ses armes, ses chevaux, et était parti, emmenantavec lui une suite selon son rang. Il avait à côté de lui Rogerauquel il avait fait rendre ses armes et Frontin. De journée enjournée, ils marchèrent si bien, qu’ils arrivèrent en France, sousles murs de Paris.

Léon ne voulut pas entrer dans la ville. Ilfit dresser ses tentes dans la campagne, et, le jour même, il fitprévenir par ambassade le roi de France de son arrivée. Le roi entémoigna sa satisfaction en lui faisant force présents, et enallant à plusieurs reprises lui rendre visite. Léon lui exposa lemotif de sa venue, et le pria de hâter le combat.

Il le pria de faire descendre au plus tôt dansla lice la damoiselle qui ne voulait pas avoir un mari moinsvigoureux qu’elle, car il était venu dans l’intention de laconquérir pour femme, ou de recevoir la mort de sa main. Charles yconsentit, et décida que le combat aurait lieu le jour suivant,hors des portes de la ville, dans une enceinte que l’on prépara entoute hâte pendant la nuit, sous les remparts.

La nuit qui précéda le jour du combat fut pourRoger semblable à celle que passe un homme condamné à mourir lelendemain matin. Il avait choisi de combattre armé de toutespièces, afin de ne pas être reconnu. Il ne voulut prendre ni lance,ni destrier, et se contenta de son épée pour toute armeoffensive.

Il ne choisit pas la lance, non qu’il craignîtla lance d’or qui avait appartenu d’abord à l’Argail, puis àAstolphe et que possédait actuellement Bradamante. C’était cettelance qui faisait vider les arçons à tous ceux qui en étaienttouchés. Personne ne connaissait du reste ce pouvoirsurnaturel ; on ignorait même qu’elle fût l’œuvre de lanécromancie ; seul le roi qui l’avait fait faire et quil’avait donnée à son fils, l’avait su autrefois.

Astolphe et la dame qui l’avaient portée aprèsl’Argail, ne savaient pas qu’elle était enchantée ; ilsattribuaient ses coups merveilleux à leur propre vigueur, et ilscroyaient qu’ils en auraient fait autant avec toute autre lance. Laseule raison qu’eût Roger pour ne pas jouter avec la lance, fut lacrainte de voir son bon Frontin reconnu.

La dame aurait pu facilement le reconnaître enle voyant, car elle l’avait longtemps monté, et elle l’avait gardéavec elle à Montauban. Roger qui n’avait d’autre souci, d’autrepréoccupation que de n’être pas reconnu par elle, ne voulut pasprendre Frontin, ni conserver aucune marque extérieure qui eût pudonner le moindre soupçon.

Il voulut même prendre une autre épée que sonépée ordinaire. Il savait trop bien que, pour résister à Balisarde,toute armure serait comme une pâte molle, et qu’aucune trempe nepouvait l’arrêter. Il eut soin encore d’enlever avec un marteau letranchant de sa nouvelle épée, afin de la rendre moins dangereuse.C’est armé de la sorte que Roger, aux premières lueurs quipointèrent à l’horizon, entra en champ clos.

Afin qu’on le prît pour Léon, il avait endosséla soubreveste que ce dernier portait la veille. Sur son écu, peinten rouge, s’étalait l’aigle d’or à deux têtes. On pouvait d’autantplus facilement s’y méprendre, que tous deux étaient de même tailleet de même grosseur. Tandis que l’un se montrait avec ostentation,l’autre se dissimulait avec mille précautions.

Les dispositions de Bradamante étaient biendifférentes de celles de Roger ; si ce dernier avait pris lapeine de frapper sur le tranchant de son épée afin de la rendremoins dangereuse, la dame au contraire avait aiguisé la sienne etn’avait qu’un désir, celui de la plonger dans le sein de sonadversaire, et de lui arracher la vie. Elle aurait voulu que chaquecoup de taille ou de pointe pût pénétrer jusqu’au cœur.

De même qu’en deçà de la barrière, le chevalsauvage et plein de feu, qui attend le signal du départ, ne peut setenir tranquille sur ses pieds, gonfle les narines et dresse lesoreilles, ainsi l’impatiente dame qui ignore qu’elle va combattrecontre Roger, attend le signal de la trompette ; elle sembleavoir du feu dans les veines, et ne peut rester en place.

Souvent, après un coup de tonnerre, un ventviolent s’élève soudain, soulevant les vagues de la mer et faisantvoler jusqu’au ciel des tourbillons de poussière ; on voitalors fuir les bêtes féroces, les pasteurs et leurs troupeaux,tandis que les nuées se résolvent en grêle et en pluie. Ainsi ladamoiselle, à peine a-t-elle entendu le signal, saisit son épée etse précipite sur son Roger.

Mais le chêne antique ou les épaissesmurailles d’une tour, ne cèdent pas davantage sous les efforts deBorée ; l’écueil impassible n’est pas plus ébranlé par la meren courroux dont les vagues l’assaillent jour et nuit, que le braveRoger, en sûreté sous les armes que Vulcain donna jadis à Hector,ne ploie sous la tempête de haine et de colère qui fond sur sesflancs, sur sa poitrine, sur sa tête.

La damoiselle frappe de taille etd’estoc ; elle n’a d’autre préoccupation que de plonger sonfer dans le sein de son adversaire, afin d’assouvir sa rage. Ellele tâte d’un côté et d’autre, tournant de çà, de là. Elle seplaint, elle s’irrite de voir qu’elle ne peut aboutir à rien.

De même que celui qui assiège une cité forteet bien pourvue de fossés et de murailles épaisses, redouble sesassauts, essaye tantôt d’enfoncer les portes, tantôt d’escaladerles tours élevées, tantôt de combler les fossés, et voit ses genstomber morts autour de lui sans qu’il puisse pénétrer dans laplace ; ainsi, malgré tous ses efforts, la dame ne peut ouvrirune seuls pièce, une seule maille de son adversaire.

Mille étincelles jaillissent de l’écu, ducasque, du haubert, sous les coups terribles qu’elle porte auxbras, à la tête, à la poitrine, plus rapides et plus pressés que lagrêle qui rebondit sur les toits sonores des grandes cités. Rogerse tient sur la défensive et détourne les coups avec beaucoupd’adresse, sans riposter jamais.

Tantôt il s’arrête, tantôt il bondit decôté ; tantôt il recule, se couvrant de son écu ou de son épéequ’il oppose sans cesse à l’épée de son ennemie. Il ne la frappepoint, ou s’il la frappe, il a bien soin de ne l’atteindre que làoù il pense lui nuire le moins. La dame, avant que le jour nes’achève, n’a d’autre désir que de mettre fin au combat.

Elle se rappelle le ban publié, et s’aperçoitdu danger qu’elle court, si, à la fin du jour, elle n’a pas tué oufait prisonnier celui qui l’a provoquée. Déjà Phébus est prêt àplonger sa tête dans les flots par derrière les colonnes d’Hercule,lorsqu’elle commence à se défier de ses forces, et à perdrel’espérance.

Mais plus son espérance décroît, plus sacolère augmente, et plus elle redouble ses bottes furieuses. Ellevoudrait mettre en pièces d’un seul coup ces armes dont elle n’apu, pendant tout un jour, détacher une seule maille. C’est ainsique l’ouvrier en retard pour un travail qu’il doit livrer, et quivoit venir la nuit, se dépêche en vain, s’inquiète et se fatigue,jusqu’à ce que les forces viennent à lui manquer en même temps quele jour.

Ô malheureuse damoiselle ! si tuconnaissais celui à qui tu veux donner la mort ; si tu savaisque c’est Roger, auquel la trame de ta vie est attachée ; tuvoudrais j’en suis sûr te tuer plutôt que d’essayer de le fairepérir, car je sais que tu l’aimes plus que toi-même. Et quand tusauras que c’est Roger, tu regretteras, je le sais, les coups quetu lui portes maintenant.

Charles et la plupart de ceux qui l’entourent,croyant que c’est Léon et non Roger qui combat, et voyant combienil a déployé de force et d’adresse contre Bradamante, sans jamaislui porter un coup qui pût la blesser, changent de sentiment à sonégard, et disent : « Ils se conviennent bien tous deux,car il est digne d’elle, et elle est digne de lui. »

Dès que Phébus s’est tout entier caché dans lamer, Charles fait arrêter le combat ; il décide que la damedoit prendre Léon pour son époux, et qu’elle ne peut plus refuser.Roger, sans prendre le moindre repos, sans ôter son casque ous’alléger d’une seule pièce de son armure, monte sur une petitehaquenée, et se hâte de regagner la tente où Léon l’attend.

Léon se jette à plusieurs reprises au cou duchevalier qu’il accueille comme un frère. Il lui retire lui-mêmeson casque, et l’embrasse avec de grands témoignagesd’affection : « Je veux – dit-il – que tu fasses comptede moi comme de toi ; sans jamais me lasser, tu peux disposerde ma personne et de mes États selon ton désir.

» Je ne vois pas de récompense qui puissejamais m’acquitter de l’obligation que je viens de contracterenvers toi, quand même je m’ôterais la couronne de la tête pour laposer sur la tienne. » Roger, sous le coup d’une angoisseamère, et maudissant la vie, lui répond à peine. Il rend à Léon sesinsignes, et reprend la devise de la Licorne.

Feignant d’être fatigué et las, il prend congéde lui le plus tôt qu’il peut, et rentre tout armé dans sa tente,un peu après minuit. Aussitôt il selle son destrier, et sans sefaire accompagner, sans prévenir personne, il monte à cheval, etprend le chemin qu’il plaît à Frontin de suivre.

Frontin s’en va tantôt droit devant lui,tantôt faisant de longs détours. Il franchit les forêts et leschamps, emportant son maître qui passe toute la nuit à se plaindre.Roger appelle la mort, et n’a plus d’espérance qu’en elle, pours’affranchir de la douleur qui l’obsède. Il ne voit que la mort quipuisse mettre fin à son insupportable martyre.

« Hélas – disait-il – à qui dois-je m’enprendre de la perte de mon unique bien ? contre qui faut-ilvenger mon injure ? mais je ne vois personne qui m’aitoffensé ; c’est moi seul qui suis coupable et qui me suisrendu malheureux. C’est donc contre moi-même que je dois me venger,car c’est moi qui ai fait tout le mal.

» Cependant si je n’avais nui qu’à moiseul, j’aurais pu peut-être me pardonner, bien que difficilement. Àvrai dire, je ne le voudrais pas. Mais lorsque Bradamante ressentl’offense autant que moi, je le voudrais encore moins. Quand jeserais assez faible pour me pardonner à moi-même, je ne puislaisser Bradamante sans être vengée.

» Pour la venger, je dois et je veux detoute façon mourir. Ce n’est pas cela qui me pèse, car je ne voispas d’autre soulagement à ma douleur, si ce n’est la mort. Jeregrette seulement de n’être pas mort avant de l’avoir offensée.Heureux, si j’étais mort alors que j’étais prisonnier de la cruelleThéodora !

» Si j’avais péri dans les supplices quesa cruauté me destinait, j’aurais du moins espéré que monmalheureux sort inspirerait quelque pitié à Bradamante. Mais quandelle saura que j’ai aimé Léon plus qu’elle, et que j’ai, de mapropre volonté, renoncé à elle pour la lui donner, elle aura raisonde me haïr, mort ou vivant. »

Tout en exhalant ces plaintes et biend’autres, entrecoupées de soupirs et de sanglots, il se trouve, aulever du soleil, au milieu d’un bois sombre, dans un endroit désertet inculte. Désespéré, voulant mourir et cacher sa mort le pluspossible, ce lieu reculé lui paraît propice à son dessein.

Il pénètre au plus épais du bois, là oùl’obscurité est plus profonde et le taillis plus enchevêtré. Maisauparavant il délivre Frontin de la bride et lui rend la liberté.« Ô mon Frontin – lui dit-il – si je pouvais te récompenserselon tes mérites, tu n’aurais rien à envier à ce destrier que l’onvoit courir dans le ciel parmi les étoiles.

» Cillare et Arion, je le sais, ne furentpas meilleurs que toi, ni plus dignes de louange. Aucun destrierdont il est fait mention chez les Grecs et les Latins ne t’asurpassé. Si, en quelques circonstances, ils t’ont égalé, pas und’eux ne peut se vanter d’avoir jamais joui de l’honneur que tu aseu.

» Tu as été cher à la plus gente, à laplus belle, à la plus vaillante dame qui fût jamais ; elle t’anourri de sa main et t’a mis elle-même le frein et la selle. Tuétais cher à ma dame. Hélas ! pourquoi l’appeler ainsi,puisqu’elle n’est plus à moi ; puisque je l’ai donnée à unautre ? Ah ! qu’attends-je plus longtemps pour tournercette épée contre moi-même ? »

Si, dans ce lieu, Roger s’afflige et setourmente, et émeut de pitié les bêtes et les oiseaux de proie,seuls témoins de ses cris et des larmes qui baignent son sein, vousdevez bien penser que Bradamante n’est pas moins malheureuse àParis, où rien ne peut plus empêcher ou retarder son mariage avecLéon.

Mais plutôt que d’avoir un autre époux queRoger, elle est résolue à tenter l’impossible, à manquer à saparole, à braver Charles, la cour, ses parents et ses amis. Etquand elle aura tout essayé, elle se donnera la mort par le poisonou par le fer, car elle aime mieux mourir que de vivre séparée deRoger.

« Ô mon Roger – disait-elle – oùes-tu ? Es-tu donc allé si loin, que tu n’as pas eu nouvelledu ban publié par Charles ? Tout le monde le connaît-il donc,excepté toi ? Si tu l’avais connu, je sais bien qu’aucun autrene serait accouru avant toi. Ah ! malheureuse, que dois-jecroire, sinon ce qui serait pour moi le pire desmalheurs ?

» Est-il possible, Roger, que toi seuln’aies pas appris ce que tout le monde a su ? Si tu l’asappris et si tu n’as pas volé vers moi, se peut-il que tu ne soispas mort ou prisonnier ? Mais qui connaît la vérité ? Cefils de Constantin t’aura sans doute retenu dans les fers ; letraître t’aura enlevé tout moyen de partir, dans la crainte que tune sois ici avant lui.

» J’ai imploré de Charles la faveur den’appartenir qu’à celui qui serait plus fort que moi, dans lacroyance que toi seul pourrais me résister les armes à la main.Hors toi, je ne craignais personne. Mais Dieu m’a punie de monaudace, puisque Léon, qui jamais de sa vie n’a accompli d’actiond’éclat, m’a faite ainsi prisonnière.

» À vrai dire, je ne suis sa prisonnièreque parce que je n’ai pu ni le tuer, ni le faire prisonnierlui-même. Mais cela ne me paraît pas juste, et je ne veux pas mesoumettre au jugement de Charles. Je sais que je me ferai accuserd’inconstance si je reviens sur ce que j’ai promis ; mais jene serai pas la première ni la dernière qui aura paruinconstante.

» Il me suffit de garder la foi que j’aijurée à mon amant, et de me garer de tout écueil. En cela,j’entends laisser bien loin derrière moi tout ce qui s’est faitdans les temps anciens et de nos jours. Que pour tout le reste onme traite d’inconstante, je n’en ai nul souci, pourvu que je retireles profits de l’inconstance. Pourvu que je ne sois pas contrainteà épouser Léon, je consens à passer pour plus mobile que lafeuille. »

C’est en se plaignant de la sorte, et enpoussant des soupirs mêlés de larmes, que Bradamante passa la nuitqui suivit ce jour fatal. Mais quand le dieu de la nuit se futretiré dans les grottes cimmériennes où il renferme ses ténèbres,le ciel, qui avait résolu dans ses décrets éternels de faire deBradamante l’épouse de Roger, lui apporta un secours inattendu.

Il poussa Marphise, l’altière donzelle, à seprésenter le matin suivant devant Charles. Elle lui dit qu’onfaisait la plus grande injure à son frère Roger ; qu’elle nesouffrirait pas qu’on lui ravît sa femme, ni qu’on prononçât uneparole de plus à ce sujet. Elle s’offrit à prouver, contrequiconque le nierait, que Bradamante était la femme de Roger.

En présence de tous, elle s’offrit à combattrecontre quiconque serait assez hardi pour le nier. Elle affirma queBradamante avait, en sa présence, dit à Roger les parolessacramentelles qui engagent dans les liens du mariage. Ces parolesavaient été plus tard consacrées par les cérémonies d’usage, desorte que ni l’un ni l’autre ne pouvait plus se délier de sonserment, et contracter une nouvelle union.

Que Marphise dît vrai ou faux, je l’ignore,mais je crois qu’elle parlait ainsi pour arrêter les projets deLéon, bien plus que pour dire la vérité. Elle ne voyait pas demoyen plus prompt et plus loyal pour dégager la parole deBradamante, écarter Léon et la rendre à Roger.

Le roi fort troublé par cette déclaration,fait sur-le-champ appeler Bradamante. En présence d’Aymon, il luifait savoir ce que Marphise offre de prouver. Bradamante tient lesyeux baissés vers la terre, et dans sa confusion, ne nie ni n’avouerien, et les assistants en concluent que Marphise pouvait bienavoir dit vrai.

Renaud et le chevalier d’Anglante sont heureuxde cet incident, qui leur paraît devoir arrêter les projetsd’alliance déjà presque conclus avec Léon. Roger obtiendra la belleBradamante malgré l’obstination d’Aymon, et quant à eux, ilsn’auront pas besoin de l’arracher de force des mains de son père,pour la donner à Roger.

Car si les paroles susdites ont été prononcéesentre Roger et Bradamante, l’hymen est chose arrêtée et ne tomberapas à terre. De la sorte, ils rempliront leur promesse enversRoger, sans être obligés de soutenir une nouvelle lutte.« Tout cela – disait de son côté Aymon – tout cela est uneruse ourdie contre moi. Mais vous vous trompez. Quand même ce quevous avez imaginé entre vous tous serait vrai, je ne m’avoueraispas encore vaincu.

» Je suppose – et je ne veux pas encorele croire – que Bradamante se soit liée secrètement à Roger, commevous le dites, et que Roger se soit lié à elle. Quand et où celas’est-il passé ? Je voudrais le savoir d’une manière plusexpresse et plus claire. Le fait est faux, je le sais ; entout cas, il ne pourrait s’être produit qu’avant le baptême deRoger.

» Mais si la chose a eu lieu avant queRoger fût chrétien, je n’ai pas à m’en préoccuper, car Bradamanteétant alors chrétienne et lui païen, j’estime que ce mariage estnul. Léon ne doit pas, pour un motif si vain, risquer le combat, etje ne pense pas non plus que notre empereur le trouve suffisantpour revenir sur sa parole.

» Ce que vous me dites maintenant, ilfallait me le dire quand rien n’était encore décidé, et avant queCharles, sur les prières de Bradamante, n’eût fait publier le banqui a fait venir ici Léon, et qui l’a fait affronter labataille. » C’est ainsi qu’Aymon raisonnait contre Renaud etcontre Roland, pour prouver la fausseté de la promesse contractéepar les deux amants. Quant à Charles, il se bornait à écouter, etne voulait se prononcer ni d’un côté ni de l’autre.

De même que, lorsque l’austral et l’aquilonsoufflent, on entend les feuilles frémir dans les forêts profondes,ou de même que l’on entend mugir les ondes sur le rivage, quandÉole se dispute avec Neptune, ainsi, par toute la France, court etse répand une rumeur immense. À force de se propager de côtés etd’autres, la nouvelle finit par se dénaturer tout à fait.

Les uns prennent parti pour Roger, les autrespour Léon. Cependant le plus grand nombre est pour Roger. Aymon a àpeine une voix sur dix en sa faveur. L’empereur ne se prononce pouraucune des deux parties, mais il renvoie la cause à son parlement.Marphise, voyant que le mariage est différé, s’avance et propose unnouveau moyen.

Elle dit : « Comme je sais queBradamante ne peut appartenir à un autre, tant que mon frère seravivant, si Léon le veut, qu’il se montre assez hardi et assez fortpour arracher la vie à Roger. Celui des deux prétendants quiplongera l’autre dans la tombe restera sans rival, et posséderal’objet de ses désirs. » Aussitôt Charles transmet cetteproposition à Léon, comme il lui avait transmis les autres.

Léon est tellement assuré de vaincre Roger,tant qu’il aura avec lui le chevalier de la Licorne, qu’aucuneentreprise ne lui paraît à craindre. Ignorant que le chagrin apoussé le chevalier jusqu’au fond d’un bois solitaire et sombre, etcroyant qu’il est allé se promener à un mille ou deux, et qu’ilreviendra bientôt, il accepte la proposition.

Il ne tarde pas à s’en repentir, car celui surlequel il compte ne reparaît pas, ni ce jour, ni les deux jourssuivants, et l’on n’a de lui aucune nouvelle. Entreprendre sans luide lutter contre Roger, paraît dangereux à Léon. Désireuxd’échapper au péril et à la honte, il envoie messager sur messagerà la recherche du chevalier de la licorne.

Il envoie par les cités, les villas et leschâteaux, aux environs et au loin, afin de le retrouver. Noncontent de cela, il monte lui-même en selle et part à sa recherche.Mais il n’en aurait pas eu de sitôt des nouvelles, non plus que lesmessagers envoyés par Charles, si Mélisse ne s’était pas trouvée làpour accomplir ce que je me réserve de vous faire entendre dansl’autre chant.

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