Rose-d’Amour

Chapitre 2

 

À parler sincèrement, madame, je crois que lesbelles demoiselles des villes qui ont des chapeaux de velours, descrinolines, des robes de soie, des écharpes, des cachemires, desbagues, des bracelets, et généralement tout ce qui leur plaît ettout ce qui coûte cher, ne sont pas moitié si heureuses que nousavant leur mariage, ni peut-être même quand elles sontmariées ; et je vais vous en dire la raison.

S’il leur prend fantaisie d’avoir un amoureuxet de courir les champs avec lui (en tout bien tout honneurs’entend), et d’admirer la lune, et l’herbe verte des prés, et lahauteur des arbres, et la beauté du ciel, et les étoiles quiressemblent à des clous d’or, et qui font rêver si longtemps à despays inconnus et magnifiques, on les enferme dans leurs chambres,on tourne la clef à double tour, et on les engage à lire l’Écrituresainte, qui est une très-bonne lecture, ou l’Imitation deJésus-Christ.

Et si l’on veut agir plus doucement avecelles, on leur fait de beaux et longs sermons qui durent troisheures ou trois quarts d’heure, sur la manière de penser, deparler, de s’asseoir, de regarder les jeunes gens du coin de l’œilsans en faire semblant, et d’attendre après sur des chaises qu’ilsviennent les chercher, soit pour la danse, soit pour le mariage, etde ne pas écouter un mot de ces beaux jeunes gens si bien gantés,cirés, frisés et pommadés, à moins que les parents n’aient connud’abord s’ils sont riches ou s’ils sont pauvres, s’ils ont desplaces ou s’ils n’en ont pas, si la famille est convenable, etplusieurs autres belles choses qui sont sagement inventées pourrefroidir l’inclination naturelle des deux sexes à s’aimer l’unl’autre et à se le dire.

Tout cela, madame, est sans doute très-juste,très-bien arrangé et très-nécessaire pour sauver de toute atteintela fragilité des demoiselles ; mais il faut dire aussi que ceserait à les faire périr d’ennui si elles n’avaient la consolationde penser que leurs mères se sont ennuyées de la même façon et n’ensont pas mortes, et qu’étant aussi bien constituées que leursmères, elles n’en mourront sans doute pas davantage.

Cependant une Anglaise qui travaillait dans lemême atelier que moi m’a souvent assuré que les demoiselles de sonpays n’étaient pas plus surveillées que nos ouvrières, qu’ellescouraient les champs avec les jeunes gens, qu’elles faisaient desparties de plaisir, et que cela ne les empêchait pas de se bienconduire et de se bien marier. Mais, comme vous savez, madame,chacun est juge de ses affaires, et si l’on a décidé qu’en Franceles demoiselles baisseraient toujours les yeux, tiendraient lescoudes attachés au corps, ne parleraient que pour répondre etjamais pour interroger, c’est leur affaire et non la mienne.

Permettez-moi seulement de dire que j’aimemieux, toute pauvre qu’elle est, la condition d’une ouvrière quifait sa volonté matin et soir, que celle d’une demoiselle quiaurait en dot des terres, des prés, des châteaux, des fabriques etdes billets de banque, et qui obéit toute sa vie, – fille à sonpère, et femme à son mari.

Pour moi, qui avais le bonheur de n’être pasgardée à vue, et tenue dans une chambre comme une demoiselle, etsurveillée à tout instant, et écartée de la compagnie des garçons,ni d’aucune compagnie plaisante et agréable, je n’attendis pasquinze ans pour avoir mon amoureux en titre, qui, fut, comme vouspensez bien, Bernard l’Éveillé, Bernard leVire-Loup, mon sauveur Bernard.

Je ne vous apprendrai rien, je crois, madame,en vous disant que nos amours étaient la plus innocente chose dumonde, et que la sainte Vierge et les saints pouvaient les regarderdu haut du Paradis, sans rougir. Bernard avait dix-sept ans, etj’en avais quatorze. Nos amours consistaient surtout à nouspromener ensemble, le dimanche, à cueillir des églantines le longdes haies ou des noisettes et des mûres dans les buissons, ouencore dans les grands jours, – jours de fête, ceux-là ! – àboire du lait chaud dans les villages voisins.

Mon père qui craignait par-dessus tout de mecontrarier, et qui avait d’ailleurs confiance en moi, nous laissaitsouvent tête à tête dans ces promenades. Et pourquoi aurions-nousfait du mal ? Savions-nous seulement, excepté par les discoursdes vieilles gens, ce que c’était que le mal ? Quepouvions-nous désirer de plus ? Nous nous voyions tous lesjours, nous nous aimions, nous nous l’étions dit cent fois, nousvoulions nous marier ensemble ; nos parents le voyaient et enétaient contents ; les camarades de Bernard faisaient la couraux autres filles de mon âge, comme lui à moi, et personne ne letrouvait mauvais : c’est le moyen de choisir son marilongtemps d’avance, de le bien connaître, de s’accommoder à sonhumeur, ou de l’accommoder à la sienne propre ; qu’est-cequ’on pourrait reprendre à cela ?

Maris et femmes, dans notre monde tout estjeune ; comme les garçons n’ont point d’argent, ils ne peuventpas courir après des femmes de mauvaise vie qui leur feraientdépenser leur jeunesse et leur santé ; comme les filles en ontencore moins, et que personne n’a dix écus à côté d’elles, elles nepensent pas à acheter des choses qui coûtent cher. Un bonnet blanc,une robe d’indienne, un fichu rouge ou bleu, voilà toute latoilette. Comment la jeunesse ne serait-elle pasheureuse ?

Aussi étions-nous heureux, Bernard et moi,parfaitement heureux, et nous comptions bien que ce bonheurdurerait toujours. Bernard était un grand garçon, leste, bien fait,dégagé, un peu mince, qui chantait toujours, qui riait, quim’aimait, et qui n’avait pas deux idées en dehors de moi, ni unevolonté contraire à la mienne. Ses parents, qui étaient assezriches (la maison et le jardin valaient bien cinq mille francs),n’étaient pas fiers ni avares, et ils ne cherchaient pas àcontrarier ses inclinations ; et quoique je n’eusse pas deuxcents francs de dot à attendre du vieux Sans-Souci, monpère, et que pour des pauvres gens la différence entre nous fûténorme, son père et sa mère n’avaient pas l’air de s’en apercevoir.Ils m’aimaient comme leur fille.

Souvent Bernard me disait : « Mapetite Rose-d’Amour (c’était le nom que mes amies m’avaient donné,justement parce que je n’étais pas belle), je t’aime à la folie, etles autres ne sont rien auprès de toi. Tu es toujours de l’avis detout le monde, tu ne contraries personne, tu es gaie comme unchardonneret, et si mes camarades pouvaient te voir et t’entendretous les jours comme je te vois et t’entends, ils seraient tousamoureux de toi. Quand tu leur parles, je sens quelque chose qui meserre le cœur, et quand tu les regarde avec ces yeux bleus qui sontsi beaux qu’il n’y en a de pareils à la ronde, j’ai des envies deme jeter sur eux et de leur arracher un par un tous les cheveux dela tête… Et toi, Rose-d’Amour, comment m’aimes-tu ? »

Je répondais à mon tour :

« Mon bon Bernard, mon cher Vire-loup, jet’aime comme je peux, c’est-à-dire de toutes mes forces.

– Ce n’est pas assez », disaitBernard.

Et nous commencions une dispute qui n’étaitpas près de finir, et qui valait toujours quelque chose à Bernard,car les disputes d’amoureux ne vaudraient guère si elles nefinissaient par un raccommodement, et le raccommodement par unbaiser.

Pardonnez-moi, madame, de vous dire tout celaet de vous ennuyer de tous ces détails. Hélas ! c’est le tempsle plus heureux de ma vie, et il me semble, lorsque je vous leraconte, boire dans la même tasse un reste de crème qu’on auraitoublié par mégarde. Mais ces temps heureux allaient finir.

Quand Bernard eut vingt ans et moi dix-sept,nos parents pensèrent à nous marier. Le vieux Sans-Soucicommençait à s’inquiéter de nos amours, pourtant si innocentes, et,n’eût été la conscription, il nous aurait mariés tout desuite ; mais vous savez ce que c’est que la conscription, etcomme elle dérange souvent la vie la mieux réglée et les projetsles mieux établis. Pouvais-je épouser Bernard pour le voirs’enrôler six mois après, prendre le sac et le fusil, et passersept ans aux pays lointains ? Il fut donc décidé que nousattendrions ce terme fatal avant de nous marier.

Ce n’est pas sans délibérer beaucoup qu’onprit cette résolution. Comme les parents de Bernard étaient richeset avaient dans leur maison trois locataires qui payent chacun centfrancs, il aurait été facile de trouver un remplaçant à mon pauvreBernard ; car si l’argent est bien précieux aux pauvres gens,encore vaut-il mieux donner son argent que ses enfants. D’ailleurs,cette année-là, les remplaçants étaient fort chers, vous vous ensouvenez, madame : c’était en 1840, et l’on disait chez nousque ceux qui partiraient cette année-là seraient tués à la guerrecomme au temps du grand Napoléon, et qu’il n’en échapperait pas unsur dix, et que ceux qui reviendraient dans leurs foyers seraientestropiés à jamais.

Quand on nous dit tout cela, et que lesremplaçants coûteraient au moins trois mille francs pièce, la sommeétait si grosse qu’elle fit reculer les parents de Bernard, etqu’il fut résolu qu’on s’en remettrait au hasard, et qu’on neprendrait aucune précaution contre le mauvais numéro. Je ne saispas ce que pensa Bernard ; mais il fit bonne contenance devantmoi et me dit : « Rose-d’Amour, compte sur moi comme jecompte sur toi, et ne crains rien. S’il faut partir, je partirai,je resterai sept ans en Afrique, ou en Allemagne, ou enItalie ; mais dans le pays où l’on m’enverra, je ne penseraiqu’à toi, je n’aimerai que toi, et si tu m’aimes encore dans septans nous serons heureux tout comme aujourd’hui, foi deBernard ! » Je le crus sur parole, mais je ne pusm’empêcher de pleurer. Sept ans ! Hélas ! madame, quandon est jeune et qu’on aime, sept ans, c’est la vie entière.

Parmi les larmes, je ne pus m’empêcher dedire : « Ah ! la maudite conscription ! »Sur quoi mon père, le vieux Sans-Souci, me dit en meprenant sur ses genoux : « Mon enfant, c’est la loi. Cen’est pas nous qui l’avons faite, mais que veux-tu ? c’est laloi… Et après tout, Bernard, s’il y a guerre, tu reviendraspeut-être colonel, ou général, ou maréchal comme au temps del’autre. »

Pauvre père ! il cherchait à me consoler,mais je voyais bien sa tristesse qui était peut-être plus forte quela mienne parce que les vieilles gens désespèrent aisément detout ; les jeunes, au contraire, croient toujours que le bonDieu va venir à leurs secours.

Enfin arriva le jour du tirage, et mon pauvreBernard, plus mort que vif, s’en alla tirer le billet de l’urne.19 ? Ah ! madame, quand nous vîmes ce malheureux numéro,je sentis mon cœur défaillir, et je serais tombée à la renverse aumilieu de la salle où se faisait le tirage, si mon père ne m’avaitpas soutenue. Bernard s’avança vers nous :

« Eh bien ! ma pauvre Rose-d’Amour,dit-il tout pâle, c’est fini : je vais partir.

– Tu vas partir, lui répondit assezrudement mon père, mais tu ne vas pas mourir. Allons, donne-lui lebras et ramène-la à la maison ».

Quel retour ! Il me semblait voir Bernardpour la dernière fois. Vous auriez cru assister à unenterrement.

« Encore s’il était borgne oubossu ! disait toujours mon père, qui faisait semblant de rirepour secouer notre tristesse. Mais non, ce gaillard-là est droitcomme un I, il est joli garçon, il ferait trois lieues àl’heure : jamais le gouvernement ne voudra s’en priver pourtoi, ma pauvre enfant. »

Le soir, on délibéra dans les deux famillessur ce qu’il fallait faire.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer