Rose-d’Amour

Chapitre 9

 

Le meurtrier de mon père ayant été arrêté, futjugé deux mois après à la cour d’assises. Je fus forcée, commetémoin, d’assister au jugement. Nouvelle douleur, qui recommençaitl’ancienne.

Ah ! madame, si vous saviez dans quelstermes les magistrats me parlèrent, comme on me fit entendre, enm’interrogeant, que j’étais une fille perdue, comme tous lestémoins déclarèrent que j’avais une réputation déplorable, comme leprocureur du roi me renvoya à ma place d’un air de mépris enrelevant la manche de sa robe, comme on rejeta sur moi tous lestorts de la querelle, comme l’avocat de celui qui avait tué monpère fit l’éloge de son client, comme il assura que mon pauvrepère, le vieux Sans-Souci, était un homme sans mœurs, unvagabond, mal famé ; que sais-je encore ? (hélas !pauvre père ! un si bon ouvrier, si laborieux et sidoux ! et c’est moi qui lui attirais toutes cesinjures !) comme il ajouta que son client avait donné unemarque d’intérêt et d’amitié à mon père en lui demandant desnouvelles de sa petite-fille ; comment mon père, qui étaittoujours (à son dire) ivrogne et furieux, avait répondu par desinjures et des coups à cette marque d’amitié ; comme il avaitvoulu assommer le client, pris en traître (en traître !) etforcé de se défendre, avait résisté de son mieux ; comment uncompas s’était trouvé dans sa poche : comment mon père avaitvoulu le prendre et l’en frapper ; comment l’autre s’étaitdébattu et mon père s’était enferré, ce qu’on pouvait appeler« une justice de la divine Providence. ».

Enfin, madame, il parla tant et si bien ;il leva si souvent les bras vers le ciel et les fit retomber sur labarre, il invoqua les présents et les absents, et il dit de sibelles choses de son client et de si laides de mon père et de moi,que l’assassin fut acquitté et que le peuple le reconduisit enpoussant des cris et en applaudissant à la sentence ; et moi,pour échapper aux coups de pierres et aux huées, j’attendis lanuit, je traversai la ville en courant, et m’enfermai chez moi engrande peur d’être poursuivie. C’est la justice des hommes.

Quand je rentrai, ma petite Bernardine metendit les bras en riant ; je la pris à mon cou, je la serraide toutes mes forces sur ma poitrine, comme si l’on avait voulu mel’arracher, et je me sentis consolée. Après tout, grâce à montravail et au petit jardin que mon père m’avait laissé, je n’avaisni froid ni faim, et je pouvais vivre en paix, entre ma famille etDieu. Combien de malheureux voudraient pouvoir en direautant !

Cependant je comptais les jours, les mois etles années qui me séparaient encore de Bernard. Lui seul me restaitsur la terre ; mais s’il venait à m’abandonner, je me sentaistout à fait découragée, car les réflexions pieuses et la confianceen Dieu pouvaient bien m’adoucir l’amertume de la vie, mais non pasme la rendre précieuse et me la faire aimer. L’amour seul pouvaitfaire ce miracle.

Une chose surtout, quand j’étais seule,m’inquiétait cruellement. Pourquoi ne m’écrivait-il pas ? Ilest vrai que je ne savais pas l’écriture (c’est un de nos grandsmalheurs à nous, pauvres ouvrières), mais la mère Bernard aurait dûme lire ses lettres.

Quand je l’interrogeais, elle répondaittoujours :

« Bernard va bien, il sera sergent un deces jours. Son capitaine est très-content. S’il veut être officier,il le sera, et même colonel.

– Colonel ! »

À vous dire le vrai, madame, je ne sais pastrop ce que c’est qu’un colonel ; mais j’ai toujours entendudire qu’il faut être si riche et si grand seigneur pour en porterles épaulettes, que j’avais peine à croire que Bernard pût êtrecolonel, et cependant, en y pensant bien, je trouvais que personnen’en pouvait être plus digne.

J’ai su depuis que la mère de Bernard ne medisait pas tout. Son fils m’avait écrit, mais en mettant sa lettredans celle de sa mère, parce qu’il désirait que sa mère me la lûttout haut elle-même, et aussi parce qu’il avait peur que mon pauvrepère (le vieux Sans-Souci), dont il ignorait la mort, ne voulûtl’intercepter ; en quoi il se trompait des deux côtés, car monpère me laissait toute liberté, et la mère de Bernard, quicommençait à se dégoûter de moi à cause de tout le bruit qu’onavait fait, et qui rêvait de voir son fils officier, et qui auraitvoulu lui faire épouser la fille d’un notaire, garda soigneusementtoutes les lettres sans m’en dire un seul mot.

Enfin, j’étais arrivée à l’âge de vingt-deuxans ; Bernard n’avait plus que deux ans de service à faire, etje commençais à espérer la fin de mes peines, lorsqu’un soir lecontremaître Matthieu, qui n’avait jamais cessé de me faire la courmais que j’avais tenu à distance, s’avisa de me demander unrendez-vous.

Il faut vous dire que sa femme était mortedepuis deux mois, et qu’avantageux comme il l’était, il avaittoujours cru qu’il n’y avait que cet obstacle entre nous. Je lepriai de me laisser tranquille.

« Écoute, dit-il, il faut que tu aies unamoureux caché, car de vivre ainsi seule et d’attendre quelqu’unqui ne viendra jamais, ce n’est pas naturel. »

Je haussai les épaules sans répondre, et jerentrai chez moi.

Il était à peu près dix heures du soir ;Bernardine était déjà couchée et j’allais me coucher moi-même,lorsque j’entendis qu’on frappait à la vitre deux coups légers. Jen’eus pas grand’ peur d’abord, car il n’y avait rien à prendrechez moi, et la mère de Bernard venait quelquefois chez moi le soiret frappait de la même manière pour se faire entendre.

Je me levais donc et j’ouvris la fenêtre sansdéfiance.

« Est-ce vous, mère ? »

Pour toute réponse, un homme sauta dans lachambre qui était au rez-de-chaussée et au niveau de la rue.Aussitôt je poussai un cri.

« Tais-toi, dit-il. C’est moi, Matthieu.Ne me reconnais-tu pas ? »

Je reculai, moitié de frayeur, moitié decolère :

« Je ne vous connais pas. Que mevoulez-vous ? Sortez, ou j’appelle.

– Pas de bruit, Rose. On viendrait, on metrouverait ici, et l’on croirait que tu m’as fait venir.Expliquons-nous tranquillement.

– Je ne veux pas m’expliquer, lui dis-jeavec force. Sortez d’ici !

– Allons, tu fais la méchante ; tuas tort. Je t’aime, tu le sais bien. Tu es seule, je suis seulaussi, car mes enfants ne comptent pas. Nous pouvons vivreensemble.

– Va-t’en, Matthieu, ou je crie : Aufeu ! »

À ces mots, il saute tout à coup sur moi etveut me fermer la bouche. Mais je me dégage à la faveur del’obscurité ; je saisis une chaise, et la jette dans sesjambes. Il tombe, j’ouvre la porte, et je me mets à courir commeune folle dans la rue.

Dès qu’il vit que je m’étais échappée, ilsortit lui-même, et pour éviter d’être rencontré, il descendit àtravers les jardins qui vont de ce côté-là jusqu’à la rivière.

Quand je vis qu’il était parti, je rentraimoi-même toute tremblante dans la maison, je fermai soigneusementla porte et la fenêtre, je mis un bâton à côté de mon lit pour medéfendre si j’étais attaquée la nuit, et je dormis asseztranquillement jusqu’au lendemain.

Je ne parlai de cette aventure à personne, eton ne l’aurait pas connue si un voisin qui par hasard était dansson jardin, n’avait aperçu au clair de lune Matthieu qui fuyait ducôté de la rivière. Il le reconnut sur-le-champ, et n’eut rien deplus pressé que d’en parler le lendemain à tout le quartier.

Ce fut une rumeur générale. Si le feu avaitpris à trois maisons à la fois, on n’en aurait pas fait plus debruit.

On fit d’abord raconter au voisin tout cequ’il avait vu.

« À quelle heure ?

– À dix heures.

– C’était Matthieu ? L’avez-vousbien reconnu ?

– Parbleu ! si je l’aireconnu ! il a laissé sa casquette dans mon jardin.

– Et d’où venait-il ?

– Ah ! pour cela, je n’en saisrien.

– Je le sais, moi, dit une femme. Ilvenait de chez Rose-d’Amour. »

À ce nom, tout le monde se mit àcrier :

« En voilà une gaillarde, uneeffrontée ! Rien ne pourra donc la corriger ?Comment ! elle va débaucher les pères de famille,maintenant !

– Faites attention à ce que je vous dis,ajouta une de mes camarades d’atelier, il y aura encore quelqu’unde tué pour cette malheureuse.

– Ce n’est pas étonnant, dit une vieillefemme. Les hommes n’aiment que ces créatures-là ? »

Et cette fois encore, on rejeta sur moi tousles torts. C’était moi qui avais encouragé Matthieu. Du vivant desa femme, je l’avais reçu chez moi tous les soirs. Quelqu’un ditqu’il l’avait vu sortir de ma maison à trois heures du matin. Onplaignit la pauvre défunte, on assura qu’elle était morte duchagrin de voir la mauvaise conduite de son mari ; enfin toutce qu’on avait dit contre moi depuis le départ de Bernard seréveilla de nouveau, et cette fois je n’avais plus d’appui nullepart. Mon père était mort, mon pauvre père, le seul être qui m’eûtprotégée !

Il faut vous dire que j’avais encore, sans lesavoir, un nouveau sujet de tristesse.

Quand je vis que Bernard ne m’écrivait pas etque sa mère ne me parlait plus de lui que rarement, de loin enloin, j’avais résolu d’apprendre à lire et à écrire, et d’écriremes lettres moi-même, car excepté le catéchisme, qu’on m’avait faitapprendre pour la première communion, je ne savais absolument riende ce qu’on enseigne dans les écoles.

Mais en même temps j’étais fort embarrasséed’apprendre, car d’abord, madame, je n’avais pas la tête bienorganisée pour les livres. Cela vient un peu de naissance, commevous savez, et mon père, mes sœurs et moi nous avions la tête sidure qu’il avait fallu renoncer à nous apprendre à lire.

Cependant, comme je veux fermement ce que jeveux, je m’en allai trouver un pauvre garçon qu’on appelaitJean-Paul, qui était sans famille, sans parents connus, et sorti,je crois, de l’hospice de Lyon. Ce pauvre Jean-Paul, qui étaitboiteux et marqué de la petite vérole, mais doux comme un mouton etaimé de tout le monde à cause de sa bonté, faisait le soir, aprèssouper, une école de lecture et d’écriture à sept ou huit filles demon âge qui n’avaient pas appris à lire mieux que moi, et qui ensentaient trop tard la nécessité.

Comme il était garçon tailleur et vivait deson aiguille, sans être riche, il faisait son école gratis et ne sefaisait pas prier pour écrire les lettres de son quartier. J’allailui demander de me recevoir parmi ses élèves.

Le pauvre garçon me regarda en souriant,suivant sa manière, et me dit :

« Tu es bien grande, Rose-d’Amour, pourapprendre l’écriture à ton âge. Est-ce que tu veux écrire à toncolonel ?

– Justement. C’est à mon colonel.

– Au colonel Bernard ?

– Oui, au colonel Bernard.

– Eh bien ! viens quand tuvoudras. »

J’y allai le soir même, et je commençai àtravailler si durement et avec tant d’application à faire desbarres, des a, des o, des i, desu, des majuscules, des minuscules, de la ronde, del’anglaise, de la bâtarde et de la coulée, que j’en étais biensouvent plus fatiguée que de bêcher la terre, tant la plume est unoutil pesant pour celui qui n’en a pas l’habitude.

Enfin je commençai à écrire des lettresgrandes d’un pouce, puis d’un demi-pouce, d’un quart de pouce, etfinalement de grandeur naturelle, et quoique je n’aie jamais étégrande écrivassière, je puis maintenant me faire lire et lire lesautres.

Pendant ce temps, Jean-Paul pensait à toutautre chose. Un soir, comme je m’en allais après la leçon, il meretint par le bras, et me fit signe qu’il avait quelque secret à medire. Moi, toujours simple et bien éloignée de croire qu’on pûts’occuper de moi, je restai et je m’assis.

Jean-Paul ferma la porte et s’assit en face demoi.

« Rose-d’Amour, la bien nommée, dit-il,comment me trouves-tu ? »

Je crus qu’il voulait rire.

« Très-joli garçon », luidis-je.

Il secoua la tête.

« Non, non, ce n’est pas cela que je tedemande, Rose. Parle-moi sérieusement, et regarde-moi bien… Écoute,j’ai vingt-six ans, cent francs d’économies et le mobilier quevoilà ; je t’aime à la folie. Veux-tu m’aimer ?

– Est-ce que tu vas m’insulter,Jean-Paul ? » lui dis-je d’un air triste.

Je me sentais venir les larmes aux yeux.

« T’insulter ? moi !Rose-d’Amour ! moi, t’insulter ! As-tu pu lecroire ? Je te demande si tu veux te marier avecmoi ? »

Je lui tendis la main. Il la baisa et la serradans les siennes.

« Eh bien, tu acceptes ? dit-il. Ence cas, la noce se fera dans quinze jours.

– Elle ne se fera pas. Tu ne m’as pascomprise, mon bon Jean-Paul. Elle ne se fera jamais.

– Ah ! oui, je le sais, tu aimesBernard ; mais pense-t-il encore à toi, et reviendra-t-iljamais ?

– Qu’il revienne ou non, je l’aime, etj’ai promis de l’attendre.

– Non, tu ne l’aimes pas, s’écria-t-il.Écoute-moi, Rose, je sais ce qui t’arrête. C’est ta fille. Ehbien ! je la reconnaîtrai. On se moquera de moi, mais je memoquerai des autres à mon tour. Je t’aime et je serai heureux. Jen’ai pas de parents, pas de famille, je suis un enfant trouvé, jene dois compte de rien à personne, et je t’aime. Ne me dis pas quetu ne m’aimes pas aujourd’hui : je le sais et je te lepardonne ; mais tu m’aimeras un jour. Tu es si bonne !car je te vois depuis cinq ans, Rose, et je n’ai pas cru un seulmot de ce qu’on a dit de toi. Je ne le croirais pas quand jel’aurais vu de mes deux yeux. Tu es seule, sans amis, sans fortune,sans mari, sans amant. Je suis seul comme toi, et personne nem’aime ; appuyons-nous l’un sur l’autre, aimons-nous etmarions-nous. Va, je ne serai pas jaloux de Bernard. Je te prendstelle que tu es, et je t’aime mieux qu’aucune créature, car tu esla meilleure fille du quartier ; et quoiqu’on t’ait fait biendu mal, tu n’as jamais cherché à te venger : et la vengeanceaurait été pourtant bien facile. Ce qu’il me faut, c’est une bonnefemme, douce et laborieuse, et soigneuse, et je sais que tu leseras, car tu l’es déjà. Dis un mot, Rose, et tu feras mon bonheuret peut-être le tien.

Je ne puis vous dire, madame, combien je fustouchée des paroles de ce pauvre garçon : je sentais bienqu’il disait vrai et qu’il m’aimait tendrement ; mais moi jene l’aimais pas, et surtout j’avais dans le cœur un trop tendresouvenir de Bernard.

Comme il vit que je ne répondais rien, il mecrut ébranlée et voulut continuer. Ses yeux bleus, qui étaientpleins de douceur, m’imploraient encore mieux que sesdiscours ; mais, d’un mot, je lui fermai la bouche.

« Adieu, Jean-Paul. Je te remercie, et tuseras toujours pour moi un ami, le meilleur et le plus sûr aprèsBernard ; mais ce mariage est impossible, et je ne remettraiplus les pieds dans cette maison.

– Et tu ne me permettras pas d’aller tevoir ?

– Non, car tu ne pourrais pas t’empêcherde me parler de ce que je ne veux plus entendre. Devant Dieu, jesuis la femme de Bernard, et je ne dois entendre de personne un motd’amour. »

À ces mots, je sortis et refermai la porte. Iln’essaya pas de me retenir, tant il était consterné.

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