Rose-d’Amour

Chapitre 7

 

Un soir, la mère de Bernard entra chez nousavec son mari. Elle tenait à la main une grande lettre ouverte quime fit battre le cœur dès que je l’aperçus.

« Eh bien ! Rose-d’Amour, dit-elleen m’embrassant, voici des nouvelles de Bernard. Il n’est pas mort,il n’est pas estropié : il est vainqueur du sultan deMaroc ; il a les galons de caporal ; il a pris latante du sultan. Ah ! pour ça, je n’y comprends rien.Que veut-il faire de la tante du Sultan ? Il valait bien mieuxprendre son neveu ; mais il paraît qu’il courait à brideabattue et que Bernard, qui était à pied et qui portait son sac etson fusil, n’a pas pu le rattraper. C’est égal, c’est bien drôle delaisser là sa tante. Pourquoi l’avait-il menée à labataille ?

– Voyons, dit le vieux Bernard, donne-moila lettre pour que je la lise, car tu nous la racontes si bien queje n’y comprends plus rien.

– Et qu’est-ce que tu comprends, vieuxfou ? Tu ne sais pas seulement faire cuire ta soupe, et si tufermais les yeux tu ne saurais pas la manger. Écoute-moi cettelettre, Rose, et tu verras les belles choses qu’il dit pour toi etpour moi. »

En même temps, elle commença sa lecture.Tenez, madame, voici la lettre :

« Isly… 1845.

« Ma chère mère,

« La présente est pour vous dire que jeme porte bien et que je souhaite que la présente vous trouve dansle même état qu’elle me quitte, c’est-à-dire joyeuse et bienportante, ainsi que mon père, le vieux Sans-Souci et ma petiteRose-d’Amour, et mes parents, et mes amis, et toutes mesconnaissances.

« Subséquemment, je viens d’être faitcaporal avec des galons dont auxquels je me suis fait sensiblementhommage pour la circonstance de ce que les Marocains sont venusnous attaquer pendant que nous mangions la soupe, ce qui m’adérangé notoirement, vu qu’il est sensible qu’on ne peut manger lasoupe et faire le coup de feu avec commodité, et qu’il faut choisirsubstantiellement entre la soupe et l’étrillement du moricaud, dontj’ai choisi l’étrillement, dans l’espérance de manger plutôt masoupe et plus tranquillement, ce qui n’a pas manqué.

« Insensiblement le sultan de Maroc,qu’on appelle Raman, Karaman ou quelque chose de pareil, vu quedans son pays on est comme qui dirait aux galères et qu’on y rame àperpétuité, à cause du soleil qui est chaud comme braise et quirend noirs comme charbon ceux qui ont la négligence de le regarderen face, ce pauvre sultan, que je dis, a eu l’imprudence de venirse frotter contre ma baïonnette, dont je lui ai montré la pointeavec l’intention de la lui mettre dans la poitrine comme dans unfourreau ; mais que le moricaud, pénétrant mon dessein, m’agrossièrement montré le dos, comme s’il avait eu besoin d’unlavement ; mais que je n’ai pas eu le temps d’obtempérer à sondésir, vu qu’il était déjà loin et que ma baïonnette conséquemmentn’a pas des ailes comme les oiseaux, et que, comme dit l’autre, cen’est pas la peine de courir après la mauvaise compagnie, et que,s’il m’a fait une impolitesse en me tournant le dos, je puis bienlui pardonner diamétralement en long et en large, vu qu’il a faitle même affront au maréchal Bugeaud et à tous les officiers etsous-officiers du régiment, et que le sergent-major m’a dit qu’ilaurait fait la même chose au grand Napoléon lui-même.

« Itérativement et sans tarder, j’aicouru droit vers sa tente, qui était étendue sur six bâtons doréset qui prenait l’air au soleil, et que moi et Dumanet nous l’avonsemportée à nous deux sur nos épaules et qu’on a dit que nousaurions la croix, ou du moins que mon capitaine l’aurait, ce quihonore toute la compagnie et subséquemment le simple soldat, dontauquel du reste mon capitaine a bien voulu me dire que je seraismis à l’ordre du jour et que j’aurais les galons de caporal, ce quim’a fait plaisir, vu que je sais que tu es glorieuse de ton fils etque tu seras bien aise d’apprendre qu’il est le brave des braves ouqu’il ne s’en faut de guère, mais qu’il t’aime toujours par-dessustoute chose, mère Bernard, excepté toutefois ma chère Rose-d’Amourque j’espère qui m’attendra toujours, et qui sera éternellement machérie.

« Je compte que tu m’écriras bientôt pourme donner de tes nouvelles, et subséquemment de celles de mon père,de Rose-d’Amour et de toute la famille, et que tu me diras quiest-ce qui vit et qui est-ce qui meurt, et qui est-ce qui se marie,et je t’embrasse sur les deux yeux.

« Ton fils honoré,

« Bernard. »

« Dis à Rose-d’Amour que je voulais luienvoyer la tente du sultan, mais qu’on va l’embarquer pour laFrance et la donner au roi Louis-Philippe, qui pourra la montrer,s’il veut, à tous ces badauds de Parisiens. Dis-lui aussi que voicibientôt deux ans que je suis loin d’elle et que nous n’avons plusque cinq ans à attendre. »

Je ne sais pas, madame, ce que vous pensez decette lettre, mais, pour moi, elle me fit un effet dont vous nepouvez pas avoir d’idée. Tout ce que j’avais souffert, je l’oubliaien un instant. Je ne pensai plus qu’au bonheur de revoir Bernard,et, s’il faut le dire, ses galons de caporal me rendaient toutefière. Je pensai tout de suite qu’il avait gagné la bataille à luitout seul, et que c’était une grande injustice de ne pas lui donnerla croix et de ne pas mettre son nom dans tous les journaux ;et j’enviai la mère de Bernard, qui pouvait s’en aller et montrersa lettre dans tout le quartier et se faire honneur de son fils,comme j’aurais voulu me faire honneur de mon mari et du père de mapetite Bernardine.

Mon père, qui avait tout entendu, et qui n’enfaisait pas semblant, parut plus content qu’à l’ordinaire, etpendant quelques jours je fus presque heureuse. Hélas !madame, ce n’était qu’un moment de repos dans ma douleur, et ce quej’avais souffert n’était rien auprès de ce que j’avais à souffrirencore.

Un soir, c’était pendant l’été, après souper,mon père tenait ma petite Bernardine dans ses bras et était assissur un banc devant la porte. Il s’amusait à la faire sauter sur sesgenoux et la faisait rire aux éclats, lorsqu’un homme qu’ilconnaissait vint à passer. C’était un mauvais ouvrier, méchant,querelleur, ivrogne, et qui avait eu quelque dispute avec mon pèredeux mois auparavant, je ne sais plus à quel sujet.

Quand cet homme vit mon père ainsi occupé,comme il avait bu ce jour-là, il voulut l’insulter et luidit :

« Bonsoir, Sans-Souci, commentva ta petite bâtarde ? »

À ces mots, mon père, qui était l’homme leplus doux du monde et le plus ennemi des batailles, devint pâlecomme un mort ; il déposa Bernardine à terre, et saisissantl’homme aux cheveux, il le roula dans la poussière et l’accabla decoups de pied et de coups de poing.

Les voisins voulurent l’arracher de ses mains,mais mon père y allait avec tant de rage qu’on ne put jamaisdélivrer l’autre ; à peine si l’on parvint à le relever àdemi, tout sanglant et la bouche écumante.

Cependant, à force de frapper, mon père,fatigué, finit par lâcher prise. À ce moment, l’autre ayant sesdeux mains libres, tira de sa poche un compas (c’était uncharpentier comme mon père) et l’en frappa deux fois dans lapoitrine. Mon père tomba aussitôt, et l’autre se sauva sans qu’onpût l’arrêter.

Jugez, madame, quel spectacle pour moi quivoyais toute cette bataille commencée à cause de moi, et qui nepouvais pas l’empêcher. Je me jetai sur mon père pour lerelever ; mais il était en tel état qu’il fallut le porter surson lit. On appela le médecin, qui secoua la tête et dit qu’iln’avait pas deux heures à vivre.

« Puisqu’il en est ainsi, dit mon père,sortez tous : je veux parler à ma fille. »

Mes yeux se fondaient en eau. Je ne pouvaisplus parler. Je m’avançai vers son lit.

« Embrasse-moi, dit-il, ma chère enfant,et réconcilions-nous, puisque je vais mourir. Dieu me punit d’avoirété peut-être trop sévère avec toi, après avoir été tropnégligent.

– Oh ! père, tu mepardonnes ! »

Et je l’embrassai de toutes mes forces.

« Je ne te pardonne pas, ma pauvre Rose,dit-il, c’est Dieu seul qui pardonne. Moi, je t’aime. Qu’est-ce queje pourrais te reprocher ? Ne m’as-tu pas aimé, soigné,caressé ? As-tu été ingrate ou méchante avec moi ?Jamais. Et si tu as manqué à tes devoirs de femme, n’est-ce pas toiqui en as porté la peine ? Va, je t’aime, et si je regrettequelque chose, c’est de te laisser seule et sans protection sur laterre, car tes sœurs, je le sais, sont tout occupées de leurs mariset de leurs enfants, comme il est naturel, et ne pourront jamaist’aider. Je ne puis plus rien pour toi que te donner cette maison.Je te la donne. Tes sœurs ont reçu leur dot. Toi, attends Bernard,puisqu’il le faut, et élève Bernardine mieux que je ne t’ai élevée.Je ne te demande pas de la rendre meilleure et plus douce que toi,car tu as toujours été bonne et soumise envers moi, ni pluslaborieuse, car je ne t’ai jamais vu perdre une minute, mais de lasurveiller mieux. Hélas ! tu vois tous les malheurs quinaissent d’un moment d’oubli. Apporte-moi Bernardine. »

Il la prit dans ses bras, la regarda unmoment, l’embrassa, et me la rendit en disant :

« C’est tout ton portrait ; ellesera aussi jolie que toi. »

Quelques moments après, le prêtre entra etresta seul pendant une demi-heure avec lui. Quand il fut sorti, jerevins à mon tour, je pris la main de mon père ; il fit uneffort pour me sourire encore, et mourut.

Je me trouvai seule sur la terre, avecBernardine qu’il fallait protéger, quand j’avais moi-même si grandbesoin de protection.

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