Rose-d’Amour

Chapitre 3

 

Bernard et moi nous assistions au conseil.

« Ah ! dit le père Bernard, il estbien dur de travailler toute sa vie et d’amasser avec beaucoup depeine quatre ou cinq mille francs pour en faire cadeau augouvernement ou n’importe à qui, quand on est vieux et quand on nepeut plus travailler. »

Mon père, qui était là, ne répliqua rien.Comme il n’avait pas de dot à me donner, il était trop fier pourengager les parents de Bernard à faire donner un remplaçant à leurfils. Ce fut la mère de Bernard qui répondit à son mari.

« Écoute, mon vieux. Ces trois millefrancs qu’il nous faudra donner nous mettront sur la paille, c’estvrai ; mais aimerais-tu mieux que Bernard partît pour l’armée,qu’il tint un fusil dans les mains, qu’il allât tuer l’ennemi,qu’il en fût tué ou estropié, pendant que nous jouirions ici bientranquillement de l’argent gagné, et que nous aurions de bonneviande à manger et de bon vin à boire tous les jours que Dieu nousdonne ?

À chaque bouchée ne penserais-tu pas queBernard est là-bas, qu’il a froid, qu’il a faim peut-être, qu’onnous le tue ? Et cette pensée ne te couperait-elle pasl’appétit ? Pour moi, je suis vieille, infirme, je n’ai paslongtemps à vivre, je n’ai pas d’autre enfant que Bernard, et jeveux voir les siens avant de mourir. Qu’il en coûte ce qu’ilpourra, il faut lui donner un remplaçant.

– Comme tu voudras, dit le vieux.Crois-tu que je n’aime pas Bernard autant que toi, et que je n’aipas envie de voir une demi-douzaine de marmots grimper sur mesgenoux et me tirer les cheveux et la barbe ? Va, va, je neregrette pas plus mon argent que toi. Allons, viens ici, Bernard,et toi, ma petite Rose-d’Amour, ne pleure pas comme une fontaine,tu auras ton amoureux. C’est convenu : embrassez-vous, et quece soient là vos fiançailles. Demain, je vais chercher quelqu’un àqui je puisse vendre ma maison.

– Mais je ne veux pas que tu lavendes ! s’écria mon pauvre Bernard. Je ne veux pas que mamère et toi vous soyez ruinés pour moi. Je partirai. Rose-d’Amourm’attendra, je le sais ; je reviendrai à cheval et avec desépaulettes comme un seigneur, et nous nous marierons dans sept anscomme Jacob et Rachel.

– Tais-toi, dit le père, et ne parle nide Rachel ni de Jacob, ni de sept ans. Je veux voir ton premier-nél’année prochaine, et si Rose-d’Amour manque à nous le donner, jeme fâcherai tout de bon. Allons, à quinze jours la noce. Est-cedécidé, vieux Sans-Souci ?

– Si ça plaît aux enfants, répondit monpère, je ne suis pas pour les contrarier ».

Vous croyez, madame, que j’allais être la plusheureuse des femmes ? Attendez la fin. Ah ! la tuiletombe toujours sur celui qui ne l’attend pas.

Huit jours avant celui qui était fixé pournotre mariage, le père Bernard avait trouvé un bourgeois quiconsentait à lui prêter trois mille francs hypothéqués sur lamaison et le jardin, qui en valaient à peu près deux fois autant.Aussitôt, il vint chez nous, le soir, pour nous annoncer cettebonne nouvelle.

« Eh bien ! vieuxSans-Souci, dit-il, l’affaire est faite, et Bernard va semarier. C’est Malingreux qui les prête. Tu connais Malingreux, cepetit homme sec, avec un nez de fouine, qui est une si bonnepratique pour les huissiers ? Quand je dis qu’il les prête,c’est une manière de parler, car il ne déboursera pas un centime,mais il me les fait prêter par un propriétaire, à 5 pour 100. Cen’est pas trop cher, hein, pour Malingreux ?

– Ma foi, dit mon père, je ne l’en auraispas cru capable.

– Oui, mais le propriétaire lui-même, quine les a pas, est obligé de les emprunter à un notaire, à 6 pour100.

– Six et cinq, ça fait onze, dit monpère.

– Oui, onze et trois pour la peine deMalingreux, cela fera quatorze, sans comprendre lesrenouvellements. Enfin, Bernard est sauvé de la conscription, c’esttout ce que nous voulions. Ce sera à lui et à Rose-d’Amour deregagner ma pauvre maison, et d’économiser jour et nuit. Etmaintenant viens, Sans-Souci. Veux-tu venir avec nousfaire une partie à Saint-Sulpice ? Nous dînerons au cabaretavec toute la famille, excepté ma femme, qui ne peut pas aller siloin. Rose-d’Amour et Bernard seront bien aises de se promenerensemble. »

Le lendemain nous partions huit ou dix,ensemble, à pied, pleins de joie comme pour une noce. J’avais prisle bras de Bernard, et nous marchions les premiers à plus d’unquart de lieue en avant. Jamais nous n’avions été si gais. Pensezun peu, madame, si jeunes, si heureux, contents de nous-mêmes, denos parents, de nos amis, du bon Dieu et de toute la nature,délivrés d’ailleurs de toute inquiétude pour l’avenir, nous étionsdans un de ces jours qu’on ne rencontre pas trois fois dans lavie.

Saint-Sulpice est un village de quarante oucinquante maisons, à deux lieues de chez nous. Derrière chaquemaison sont des prés et des chènevières. Au milieu du village estune grande place avec une belle église, consacrée à saint Sulpice,un saint à qui l’on a coupé la tête dans les anciens temps, et dontles reliques font encore des miracles. Tout le village esttrès-beau et bien situé sur le penchant de la montagne. Lesprairies sont les meilleures du département, on les fauche troisfois par an, et les bœufs si beaux que j’entends dire qu’on lesenvoie à Paris, pour être servis sur la table de l’empereur. Voussavez mieux que moi, madame, si l’on m’a dit la vérité.

La plus belle maison du village est un grandcabaret, toujours plein le dimanche, et où les gens de la villevont quelquefois dîner comme les gens de la campagne. On y trouvetoujours des pâtés, du veau rôti, des fruits, du lait, du vind’Auvergne, de la bière et du cassis : et comme, à cause deschemins qui sont très-mauvais dans nos montagnes, il est pluscommode d’aller à pied, on a toujours faim et soif en arrivant.

Nous n’étions pas, vous pensez bien, pourfaire autrement que les autres, et nous ne tardâmes pas beaucoup ànous mettre à table. On but et l’on mangea comme à la noce ;et de fait, c’était notre noce qu’on célébrait. Après dîner ondansa de toutes ses forces. Nous avions amené un vieux joueur deviolon qui nous joua les plus belles bourrées du pays, et nous fitsauter comme des Basques, ou comme des tanches dans la friture. Peuà peu on s’échauffa de telle sorte, que les plus vieux se mirent dela partie et voulurent danser comme les autres.

Le vieux Sans-Souci lui-même ne sefit pas prier : on invita les paysans et les paysannes quiétaient là et qui nous regardaient, à danser avec nous, et bientôttoute la commune, le maire en tête, se mit en branle, et commença àfaire un tel vacarme qu’on n’entendait pas le son des cloches quiappelaient les paroissiens à vêpres.

Pour moi, je dansais de mon mieux avec Bernardsans que personne s’occupât de nous, tant le tumulte et les cris dejoie empêchaient de rien remarquer.

Quant au père de Bernard, il était d’unegaieté folle ; le vin et la danse avaient réjoui savieillesse, il parlait de ses petits-enfants et chantait deschansons à boire. Enfin la nuit vint, et nous retournâmes à laville.

Comme nous arrivions, nous vîmes une grandeflamme s’élever au-dessus du faubourg. C’était la maison de Bernardqui brûlait. Sa mère, restée seule et infirme, avait, sans ypenser, mis le feu aux rideaux de son lit. On l’avait sauvée àgrand’ peine. La rivière était loin, on n’eut pas d’eau pourl’incendie, et la maison fut brûlée tout entière sans qu’on put enretirer une chaise.

« Allons, dit le père Bernard, plus demaison, plus d’hypothèque ; plus d’hypothèque, plusd’argent ; plus d’argent, plus de remplaçant, plus de Bernard.Mes enfants, il faut vous séparer, Bernard partira dans dix jours.Ma pauvre Rose, vos amours sont finies pour l’éternité, à moins quevous n’attendiez ce garçon pendant sept ans ; et sept ans,croyez-moi, c’est beaucoup. »

Bernard ne dit pas un mot : on aurait cruque le tonnerre venait de tomber sur sa tête. Pour moi, je mesauvai dans ma chambre, et je pleurai toute la nuit.

Le vieux Sans-Souci, qui s’inquiétaitd’entendre mes sanglots à travers la cloison, se leva au milieu dela nuit et m’embrassa en disant :

« Pauvre Rose ! »

Il était loin de connaître tout monmalheur ! Hélas ! madame, à l’insu de nos parents, nousétions déjà mariés devant Dieu, et, depuis quelques jours, jen’avais plus rien à refuser à Bernard.

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