Rose-d’Amour

Chapitre 6

 

Dès que la porte fut refermée sur moi et quej’eus mis le verrou, je collai mon visage à la cloison, et jecherchai à voir par la fente qui était entre deux planches ;car notre maison, que mon père avait bâtie pièce à pièce, prenantlà les pierres, ici le mortier, plus loin la brique, n’était pas,comme vous pensez bien, aussi solide que ces belles maisons enpierres de taille qu’on bâtit pour les bourgeois, qui ont pignonsur rue, chevaux à l’écurie, vin dans la cave, gibier et viande deboucherie dans le garde-manger, et des vêtements à n’en savoir quefaire. Tout se faisait à bon marché chez nous ; notre plancherétait en cailloux tirés du fond de l’eau, et nos meubles auraientpu demeurer cinquante ans exposés dans la rue, nuit et jour, sanstenter personne.

Mais, malgré toute mon attention, jen’entendis rien. La mère de Bernard parlait à voix basse, et monpère, la tête dans ses mains et tourné vers le feu, demeuraitimmobile comme un rocher.

Excepté un cri étouffé qu’il fit aucommencement, vous auriez dit une de ces statues qu’on voit àl’église dans les niches des saints.

Quand elle eut fini de parler, il ne réponditpas un mot. J’attendais avec toute l’inquiétude que vous pouvezpenser quel serait son premier mouvement. La mère de Bernard, aubout d’un moment, recommença à parler et à l’interroger, mais il nerépondit encore rien. Ce silence m’inquiétait plus que ne l’auraitfait la plus violente colère.

« Eh bien ! demanda-t-elle unetroisième fois, que voulez-vous faire ?

– Ah ! ma fille ! ma pauvrefille ! »

Ce fut tout ce qu’il put dire. Il se leva, et,sans dire ni bonjour ni bonsoir à la mère de Bernard, il sortit etalla s’asseoir sur le rocher où nous nous étions assis si longtempsensemble. J’eus peur un moment qu’il ne voulût se jeter de là dansle précipice et s’y briser la tête.

J’ouvris la porte sur-le-champ, et je courussur ses pas.

Il se retourna.

« Que veux-tu ? »

Je me jetai à genoux devant lui en joignantles mains.

« Père, pardonne-moi !

– Rentre ! dit-il d’une voix qui meparut toute changée. Rentre ! »

Je n’osai lui désobéir et je retournai dans machambre.

Le lendemain, en ouvrant la fenêtre au pointdu jour (je ne m’étais pas couchée), je le vis encore sur sonrocher et dans la même position où je l’avais laissé le soir. Ilavait les yeux fixes et la figure horriblement pâle.

La cloche de l’atelier sonna. C’était l’heureoù tous les ouvriers descendent et vont travailler. Il se levamachinalement, prit sa hache, et parut prêt à descendre ;puis, tout à coup, il fit un geste comme une personne accablée,jeta sa hache dans le jardin, sortit et s’en alla dans lacampagne.

Le soir, il ne reparut pas, ni le lendemain,ni le troisième jour. Je me sentais tourmentée de remordshorribles, je commençais à craindre qu’il ne se fût tué, et j’allaiprier la mère Bernard de le faire chercher partout.

Quand j’entrai chez elle, je n’y trouvai quele vieux Bernard.

« Ma femme m’a tout raconté, dit-il.Viens ici, Rose. »

Je m’approchai en tremblant.

« Écoute, ce n’est pas à moi de te faireun crime, si tu me donnes des petits-enfants avant le temps. C’estbien la faute de Bernard autant que la tienne. Je ne te gronderaidonc pas pour cela ; mais tu vas me faire un serment.

– Lequel ?

– Tu vas me jurer que jamais tu n’asdonné le petit bout du doigt à personne.

– Oh ! père Bernard !

– Eh ! mon enfant, tu ne serais pasla première. Au reste, je ne veux pas te faire de peine. Oui, Rose,je te crois, et je suis prêt à recevoir mon petit-fils quand sontemps sera venu : mais tu sens qu’il faut que tu te tiennescomme une sage personne, et que tu ne fasses plus parler de toijusqu’à l’arrivée de Bernard, si tu veux qu’il t’épouse ; car,sans cela, point de salut. On m’a parlé de Matthieu, lecontremaître…

– Oh ! père, pouvez-vouscroire ?…

– Je ne crois rien, tu le vois bien,puisque je veux que tu sois ma fille comme auparavant ; mais,enfin, il faut prendre ses précautions en ce monde. Je suis vieux,Rose, et j’ai bien vu des filles qui auraient juré de… Allons, nepleure pas, mon enfant, je ne te dis pas cela pour t’affliger, maisparce que je ne veux pas qu’on se moque de moi. »

Pendant qu’il parlait, je pleurais comme uneMadeleine. Hélas ! madame, je commençais à voir toutes lessuites de ma faute, et tous les malheurs que je m’étais attirés.Mon père en fuite, moi déshonorée, mon enfant sans père, et toutema vie perdue pour un moment d’oubli.

« Et vous irez chercher mon père ?dis-je au vieux Bernard.

– J’irai le chercher, Rose, mais je neréponds pas qu’il revienne. Sans-Souci a de l’honneur, etl’on n’aime pas à voir sa fille montrée au doigt dans lequartier. »

Chacune de ses paroles me perçait le cœur, etle pauvre homme n’y faisait pas attention et ne s’apercevait pas del’effet de ses consolations. Enfin il fut résolu qu’il iraitchercher mon père le lendemain.

Il partit, en effet, et, deux jours après,ramena mon père. Il ne se borna pas là, et chercha à nousréconcilier. Aux premiers mots, le vieux Sans-Soucil’interrompit :

« Laisse-nous, Bernard. Je veux luiparler seul. »

Quand la porte fut refermée, mon père me dit,sans me regarder :

« Assieds-toi, Rose. Je ne te reprocherien. J’aurais dû te garder mieux. J’ai oublié mon devoir de père.Dieu m’en punit. J’ai eu confiance en toi ; tu m’as trompé, tune me tromperas plus. Aujourd’hui tu es femme et maîtresse de toi.Je n’ai plus aucun droit sur toi. Si tu veux courir les champs etprendre un autre amant, en attendant le retour de Bernard, tu eslibre. Je ne te dirai pas un mot, je ne ferai plus un pas pour t’enempêcher. Mais si je n’ai plus de droits, j’ai encore des devoirsenvers toi. Je dois te protéger jusqu’à ton mariage (si tu dois temarier jamais), contre la faim, la misère et les mauvais sujets.Quoique tu aies mérité d’être insultée, je ne veux pas qu’ont’insulte, et le premier qui te parlera plus haut ou autrement qu’àl’ordinaire, je lui romprai les os ; oui, je lui romprai lesos ! ajouta-t-il en frappant sur la table un coup si fort,qu’elle se fendit en deux. Je voulais d’abord te quitter et telaisser cette maison, que j’avais bâtie pour toi, où ta mère estmorte, où tes sœurs sont nées, je ne voulais plus te voir ;mais si l’on croyait que je t’abandonne, tout le monde tecracherait à la figure, car on serait bien aise d’insulter unefemme sans défense. Cela dispense les autres femmes de faire preuvede vertu. »

Les paroles sortaient une à une de son gosieravec un effort qui faisait peine à voir. Ces trois jours passés àcourir la campagne l’avaient fatigué plus qu’une longue maladie. Jel’écoutais, abattue, consternée, presque prosternée, sans riendire. Il reprit :

« Nous vivrons donc ensemble comme par lepassé. Tout ce qui te manquera, je te le donnerai mais tu ne serasplus pour moi qu’une étrangère. »

À ces mots, je fondis en larmes et me jetai àgenoux devant lui. Il m’écarta doucement de la main, se leva, et,prenant sa hache, il alla travailler comme à l’ordinaire.

Je me couchai sur mon lit, les membres briséspar la fatigue et la douleur. La fièvre me prit et ne me quittaqu’au bout de huit jours. Cependant mon histoire commençait à serépandre. Le départ subit de mon père et son retour, qu’on nes’expliquait pas, avaient fait causer les voisins, car dans notrepays tout est événement. On interrogea mon père, qui ne réponditrien, suivant sa coutume. Alors la mère de Bernard fit entendrequ’elle en savait sur ce mystère plus long qu’elle n’en voulaitdire. On la pressa de parler.

« C’est bon, c’est bon, dit-elle ;ce n’est pas pour rien qu’on m’a surnommée Bouche-close. Vousvoudriez bien savoir ce qu’il y a, mes petits amis ; mais vousne saurez rien, c’est moi qui vous le dis.

– On ne saura rien parce qu’il n’y arien, dit une voisine.

– Ah ! vous croyez qu’il n’y a rienvous autres ? Et pourquoi donc le vieux Sans-Souciaurait-il ?… Mais je ne veux rien dire, pour vous faireenrager.

– Bon ! s’il y avait quelque chose,reprit une autre, est-ce que vous ne l’auriez pas tambouriné depuislongtemps aux quatre coins de la ville ?

– Tambouriné ! vieille folle ?c’est vous qu’on tambourine tous les jours depuis soixanteans ! Ah ! je tambourine les secrets ! Ehbien ! vous ne saurez pas celui-là, vous ne le saurez jamais,c’est-à-dire… vous ne le saurez pas avant le temps. N’empêche queBernard est un fameux gaillard et un joli garçon.

– Voilà du nouveau ! cria la vieillequi avait parlé de tambouriner. Elle va nous faire l’éloge de sonBernard. Un joli garçon, n’est-ce pas, un va-nu-pieds qui n’ajamais su gagner dix sous !…

– Mon Bernard ! unva-nu-pieds ! Eh bien ! quand je lâcherai mon coq, gardezvos poules, mes amies, je ne vous dis que ça.

– Un fameux coq ! ce Bernard !Ne dirait-on pas que les filles vont courir après lui ?

– Eh bien ! et quand on le dirait,sais-tu qu’il y en a plus d’une qui !… Mais je ne veux riendire, j’en dirais trop. Et après tout, ce n’est pas sa faute, àcette pauvre fille !…

– Quelle pauvre fille ? dit une descurieuses. Quelle est l’abandonnée du ciel qui voudrait d’un vilainsinge comme ton Bernard ?

– L’abandonnée du ciel ! Apprends,dévergondée, que tu serais encore bien heureuse d’être cetteabandonnée du ciel, et si Bernard avait voulu… Demande plutôtà…

– À qui, mère Bernard ?

– À mon bonnet, bavarde ! Tuvoudrais bien savoir ce que je ne veux pas te dire ; mais cen’est ni moi, ni Bernard, ni le vieux Sans-Souci, qui…

– Le vieux Sans-Souci !cria l’autre, c’est donc Rose-d’Amour, Rose la vertueuse, Rose larusée, Rose la renchérie, Rose qui fait la fière en public avec lesgarçons ?

– Qui est-ce qui te parle deRose-d’Amour, langue du diable, langue pestiférée ?

– Bon ! la vieille se fâche ;mais c’est toi qui nous as parlé du vieux Sans-Souci.

– Le fait est, dit une autre, que Rosepâlit tous les jours.

– Rose maigrit, Rose se dessèche, Rosedépérit.

– C’est faux, dit la première qui avaitparlé, Rose-d’Amour ne maigrit pas ; au contraire, elleengraisse. Rose-d’Amour était en fleurs ce printemps, elle donnerades fruits cet hiver.

– Est-ce que vous allez devenirgrand’mère, mère Bernard ? »

La pauvre femme vit bien alors qu’elle avaittrop parlé. Le plaisir de vanter son fils lui avait fait dire cemalheureux secret. Dès le lendemain, ce fut l’histoire de tout lequartier. Quand j’entrai dans l’atelier, le contremaître vint meprendre le menton en riant. Mes camarades se moquèrent demoi ; ce fut une risée générale. Le soir, on se mit en haiepour me voir passer. Ah ! madame, les femmes sont si dures lesunes pour les autres !

Cependant je n’osai rien dire, de peur que monpère ne se fît quelque querelle avec les voisins. Heureusement lepauvre homme, tout occupé de son propre chagrin, ne s’aperçut pasdes affronts qu’on me faisait. Il allait de bonne heure à sontravail, il revenait à la nuit close ; pour éviter tous lesregards, il se coulait le long des murs, il faisait des détours etrentrait à la maison en suivant des sentiers de chèvre. Nous nenous parlions plus. Je préparais la soupe comme àl’ordinaire ; il prenait son écuelle, s’enfonçait dans le coinde la cheminée et mangeait sans lever les yeux. Quand il avait finiil allait s’asseoir sur le rocher, mais seul, car je n’osais pluslui tenir compagnie ; il demeurait là une heure ou deux, àréfléchir, rentrait et se couchait. À peine si je lui disais d’unevoix tremblante :

« Bonsoir, père. »

Il me répondait :

« Bonsoir. »

Et se retournait du côté de la muraille.J’allais alors dans ma chambre, et je passais la moitié de la nuità pleurer.

Voilà, madame, comment je passai la moitié del’année. Enfin, j’accouchai d’une fille avec des douleursterribles. Mon père avait fait venir la sage-femme et attendait,dans la chambre à côté de la mienne, que je fusse délivrée. Quandma petite fille fut née, il la prit dans ses bras, l’enveloppalui-même dans les langes et la mit dans le berceau ; puis ilentra pour me voir, et me demanda si j’avais besoin de quelquechose.

« Je n’ai besoin de rien, lui dis-je, quede ton pardon. »

Il se détourna sans répondre, et sortit ens’essuyant les yeux. Le pauvre homme était, je crois, mille foisplus malheureux que moi. Il m’aimait tant, et il me voyait simalheureuse ! Mais il craignait de me donner la moindre marqued’amitié.

Quand je pus me lever, je lui demandai bienhumblement la permission de nourrir moi-même mon enfant. Jecraignais qu’il ne voulût pas la voir.

« Il est bien tard, dit-il, pour medemander cette permission-là ; mais la pauvre enfant estinnocente. Garde-la. »

Ce fut sa seule parole ; mais je levoyais me regarder souvent quand il pensait n’être pas vu, ets’attendrir sur mon sort. Il allait chercher lui-même ou achetertout ce dont j’avais besoin, et quand je voulais le remercier, ilrépondait brusquement :

« C’est pour l’enfant. »

Quand il fut question du baptême, je voulusencore lui demander conseil.

« Appelle-la comme tu voudras »,dit-il.

Je l’appelai Bernardine en souvenir de sonpère ; mais comme ce nom faisait mal au vieuxSans-Souci, je changeais, quand il était là, ce nom pourcelui de ma mère, qui s’appelait Jeanne.

Petit à petit, nous reprîmes notre vieordinaire. Je nourrissais mon enfant, et comme je savais coudre, jegagnais encore quelque argent à demeurer dans la maison. Le père etla mère de Bernard venaient nous voir souvent, et nous parlionsensemble de Bernard, du moins quand mon père n’y était pas, car lapremière fois qu’on en parla devant lui il se leva, sortit, et nevoulut pas rentrer de toute la soirée.

Il faut vous dire, madame, que ma pauvreBernardine était jolie comme un ange, avec de beaux cheveux blondsfrisés, de petites dents blanches comme du lait, et des lèvrescomme on n’en fait plus. Dès l’âge de huit mois elle commença àmarcher, et à neuf mois elle disait papa et maman, comme unepersonne naturelle.

Le vieux Sans-Souci, malgré tout sonchagrin, ne tarda pas à l’aimer plus que moi-même. Il la prenaitdans ses bras, il lui riait, il lui chantait des chansons comme onen fait aux petits enfants :

Do, do,

L’enfant do.

Il la berçait dans ses bras, il la portaitdans le jardin, il la mettait à cheval sur son cou, la promenait etla faisait sauter et danser. Quand elle eut un an, il finit par nepouvoir plus s’en séparer. Vous jugez si j’étais contente et sij’espérais de me réconcilier avec lui.

Il m’arriva bientôt un autre bonheur.

Depuis que j’avais sevré mon enfant, j’étaisretournée à l’atelier, où l’on finissait par s’accoutumer à moi. Lecontremaître seul essayait encore de prendre avec moi un airfamilier, mais je me tenais toujours aussi loin que je pouvais, etmême un jour, comme il voulut m’embrasser de force pendant que mescamarades riaient, je le menaçai de tout dire à mon père.

« Est-ce que tu crois que je le crainston père ? » dit-il en grognant et grondant comme undogue.

Mais il n’osa plus y revenir, et je vécustranquille pendant quelque temps.

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