Rose-d’Amour

Chapitre 4

 

Jusque-là, madame, je n’avais jamais eul’ombre d’un regret ni d’un remords. À partir de cette fatalejournée, je n’eus pas un moment de repos intérieur. Je voyais monbonheur détruit, mon mari perdu, et, ce qui était pire encore, jen’avais même pas la consolation d’une bonne conscience. Ma vieétait gâtée, je le voyais, je le sentais, et quoique personne ne lesût, excepté Bernard, je n’osais lever les yeux sur personne ;il me semblait qu’on y aurait lu ce que je voulais me cacher àmoi-même. Enfin, je commençai à avoir honte de moi-même. Avoirhonte, madame, n’est-ce pas le pire tourment qu’on puisse souffriren ce monde ?

Cette douleur était d’autant plus vive queBernard, son père et sa mère étant sans asile à cause de l’incendiede leur maison, furent obligés de venir habiter pendant quelquetemps dans celle de mon père, et que je me trouvai tous les jours,matin et soir, en face de Bernard. Moi, si vive autrefois, si gaie,je me sentais triste à tout moment et je ne disais pas troisparoles par jour. Mon père lui-même finit par s’en étonner et paren chercher la cause, car il voyait bien qu’il y avait au fond dece silence quelque chose de plus que la tristesse de voir partirBernard. Il me fit plusieurs questions, mais je n’osai répondre, jen’osai surtout lui dire la vérité. Et d’ailleurs, quelremède ?

Ce qui vous étonnera peut-être, c’est queBernard lui-même paraissait presque aussi confus que moi de lafaute que nous avions commise. Soit qu’il commençât d’en craindreles suites, soit qu’il devinât ma tristesse et ma honte et qu’il sereprochât d’en être cause, soit enfin qu’il fût entièrement occupéde l’idée de partir et de me quitter peut-être pour toujours, ilreprit avec moi le ton et les manières d’un frère, commeauparavant.

Enfin, il reçut l’ordre de partir et derejoindre son régiment. Cette nouvelle, que nous attendions tousles jours, fut cependant pour nous comme le coup de la mort. Savieille mère poussait des cris déchirants :

« Ah ! malheureuse !disait-elle, c’est moi qui l’égorge et qui le tue ! C’est moiqui ai brûlé la maison, c’est moi qui envoie mon fils à lamort ! »

Et s’adressant à son mari :

« C’est ta faute aussi vieux fou, vieuxpropre à rien, qui ne penses tout le long du jour qu’à boire,manger, dormir et te promener ! Tu avais bien besoind’inventer cette promenade de Saint-Sulpice et ces dîners, et decourir les cabarets, et de vider les bouteilles, et de danser commeun pantin, à ton âge ! Quand on pense qu’il a cinquante-cinqans, l’âge de Mathusalem, et que monsieur veut encore danser dansles prés avec toutes les filles du canton ! Sans-cœur,va !

– Ma femme, dit le vieux Bernard, je n’aique cinquante-trois ans.

– Cinquante-trois ou soixante-dix,n’est-ce pas la même chose, vieux sans cervelle, vieuxmange-tout !

– Eh ! pauvre mère ! ditBernard.

– Tais-toi, dit-elle, ce n’est pas à toide m’apprendre à parler. Je ne suis pas encore folle, n’est-ce pas,ni imbécile, pour recevoir des conseils de mes enfants.

– Allons, voisine…, interrompit monpère.

– Et vous aussi, vieuxSans-Souci, qui avez toujours la pipe à la bouche et quiavez fait mourir votre femme de chagrin, faut-il encore que vousveniez vous mêler des affaires de tout le monde ? C’est assezd’avoir renversé votre soupe, voyez-vous ; il ne faut pasvenir encore cracher dans celle des autres. Ce n’est pas parce quenous ne sommes plus riches comme auparavant qu’il faut croire quevous me ferez la loi. Pauvreté n’est pas vice, voyez-vous, vieuxSans-Souci, et les Bernard ont toujours eu la tête près dubonnet ; et il ne faut pas croire qu’il n’y a qu’une fille iciet que Bernard n’en trouverait pas d’autre à épouser : car,pour les filles, nous en avons, Dieu merci, par douzaines, et,toute brûlée qu’est ma maison, Bernard n’est pas encore un parti àdédaigner, et je connais des filles d’huissier qui s’en lécheraientles doigts bien volontiers ; mais il n’est pas fait pour leurnez. »

À ces mots, mon père se mit à bourrertranquillement sa pipe en faisant signe du coin de l’œil au pèreBernard.

« Oui, oui, j’entends bien vos signes,vieux sans-cœur, vieux Sans-Souci, dit-elle. Vous avezl’air de dire à Bernard : Laisse couler l’eau, ou :Autant en emporte le vent, car vous vous entendez tous entre hommescomme larrons en foire. Au lieu de pleurer comme moi mon pauvreBernard et de le tirer d’embarras et du service militaire, vousfumez là vos pipes comme des va-nu-pieds. Eh bien ! c’est moiqui le sauverai, moi, sa mère.

– Comment ? dit le vieuxBernard.

– J’irai chez le maire, j’irai chez lesous-préfet, j’irai chez le préfet, chez le général, s’il le faut,mais je ne laisserai pas emmener mon enfant, car ils vont mel’emmener et me le faire tuer en Afrique, pour sûr.

– Va ! dit le père.

– Oui, va, c’est bientôt dit. Et commentveux-tu que j’aille ? Est-ce que je les connais, moi, cesgens-là et ces seigneurs ? Mais tu me laisses toujours labesogne sur le dos, grand fainéant, et tu engraisses là au coin dufeu, les mains dans les poches, pendant que je trotte et que jecours par les chemins, sous la pluie, le vent et la neige,cherchant le pain de la famille.

– Alors n’y va pas, reprit le vieuxBernard.

– Oui, n’y va pas ! Et si je n’yvais pas, qui donc ira ? Est-ce toi, vieille poule mouillée,homme de carton, bœuf au pâturage ? Et tu auras le cœur et lefront de laisser partir notre enfant, notre dernier enfant, le seulqui nous soit resté de quatre que j’ai nourris ! PauvreBernard, pauvre ami, soutien de ma vieillesse, qui donc t’aimera,puisque ton père te jette là au coin de la borne comme une vieillecasquette ? »

Les deux hommes se levèrent et allèrents’asseoir sur un banc devant la porte pour fumer tranquillementleurs pipes ; mais leur tranquillité ne fit qu’irriterdavantage la pauvre femme, qui se mit à dire que tout le mondel’abandonnait, qu’elle le voyait bien, qu’on ne lui parlait mêmeplus, qu’elle était bonne à porter en terre, que le plus tôt seraitle meilleur, et qui, finalement, fondit en larmes et embrassaBernard en sanglotant pendant plus d’une heure.

À ce moment, les forces lui manquèrent. Ellese jeta sur son lit et s’endormit. C’était le moment que nousattendions, Bernard et moi, sans nous le dire. Nos pères étaientrentrés et s’étaient couchés aussi ; car le chagrin même nepouvait pas leur faire oublier le travail du lendemain, et lespauvres gens, par bonheur, ont trop d’affaires pour se lamenteréternellement, comme ceux qui ont des rentes et du loisir.

Je menai Bernard dans ma chambre. Il s’assitsur la table et moi sur une chaise à côté de lui. Si vous trouvez,madame, que c’était une démarche bien hardie, il faut penser quecette entrevue était la dernière, que nous ne devions pas nousretrouver avant sept ans, que nous avions mille choses à nous direpour lesquelles il ne fallait pas de témoin, et qu’enfin je luiavais, par malheur, donné des droits sur moi. Au reste, il n’étaitpas disposé à en abuser ce soir-là, car nous nous sentions tousdeux le cœur serré, et nous retenions à peine nos larmes.

« Rose, ma chère Rose, me dit-il dès quenous fûmes assis, c’est la dernière fois que je te parle, il nefaut pas que tu me caches rien. M’aimes-tu comme je t’aime et commeje t’aimerai toujours ? M’aimes-tu assez pour attendre monretour sans inquiétude, et de me jurer de ne pas te marier et den’écouter les discours de personne pendant tout ce longtemps ? Dis, m’aimes-tu assez pour cela ? »

Tout en parlant il serrait mes mains dans lessiennes avec une force et une tendresse extraordinaires.

« Oui, je t’aime assez pour t’aimeréternellement, dis-je à mon tour.

– Pense, reprit-il, que j’ai vingt ansaujourd’hui, et que j’en aurai vingt-sept et toi vingt-quatre à monretour. Pense que ce temps est bien long, qu’il viendra peut-êtrebeaucoup de gens pour te regarder dans les yeux, pour te dire quetu es belle, que je suis loin et que je ne reviendrai jamais ;pense…

– J’ai pensé à tout, lui dis-je. Maistoi, veux-tu jurer de m’être toujours fidèle, d’avoir en moi uneconfiance entière, non pas seulement aujourd’hui, ni demain, maistous les jours de l’année, et dans deux ans, et dans dix ans, etdurant la vie entière ? Veux-tu jurer de ne croire personneavant moi, quelque chose qu’on puisse te dire de ma conduite,quelque parole qu’on puisse te rapporter ?

– Je le jure !

– Pense à ton tour qu’il est bien facilede dire du mal d’une honnête fille, qu’il ne faut qu’un mot d’unemauvaise langue et qu’un mensonge pour la déshonorer, qu’il se faitbien des histoires dans le pays et qu’on pourra me mettre dansquelqu’une de ces histoires. Es-tu bien résolu et déterminé àn’écouter rien de ce qu’on pourra te dire contre moi, à moins quetu ne l’aies vu de tes deux yeux ; et veux-tu jurer, si l’onte fait quelque rapport, quand ce rapport viendrait de ton père oude ta mère, ou des personnes que tu respectes le plus, de me ledire à moi avant toute chose, afin que je puisse me justifier etconfondre le mensonge ?

– Je le jure ! Et maintenant, Rose,nous sommes mariés pour la vie. Prends cet anneau d’or que j’aiacheté aujourd’hui pour toi ; et si je manque à mon serment,que je meure ! ».

Je ne répéterai pas, madame, le reste de notreconversation. Nos parents mêmes auraient pu l’écouter sans nousfaire rougir, et Bernard évita avec soin tout ce qui aurait pu merappeler la faute que nous avions commise. Moi-même je n’osai yfaire la moindre allusion, par un sentiment de pudeur que vouscomprendrez aisément. Hélas ! il était bien tard pour megarder.

Le lendemain, Bernard partit avec lesconscrits de sa classe et alla rejoindre son régiment.

Dès qu’il fut parti, je me trouvai seule commedans un désert. Je sentais que mes vrais malheurs allaientcommencer.

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