Suleïma

XIV

 

Hier, pour ma première nuit passée au foyer,j’ai fait un rêve noir.

Dans la journée, j’étais entré dans ma chambreturque, pour saluer en arrivant tous ces souvenirs d’un passé mortqui dorment là, dans les tentures venues de Stamboul.

C’est tout fermé comme d’habitude, et un peude jour filtrait à peine sur ces choses rares et dépaysées.

J’y trouvai un aspect d’abandon, comme dansles appartements longtemps inhabités, et une odeur de Turquierestée encore dans l’air. C’était bien de l’Orient, mais sans lalumière et sans la vie.

À quoi bon, décidément, avoir apporté toutcela, et qu’est-ce qu’ils sont venus faire au foyer, ces pauvreschers souvenirs d’une époque de mon existence qui ne peut plus êtrerecommencée ?…

Je n’ouvre jamais ces fenêtres, pour laisserperdre ici la notion du lieu, et y garder un peu l’illusion de monvrai logis turc celui d’autrefois qui donnait là-bas sur laCorne-d’Or.

Ce jour-là, je les ouvris toutes grandes, etla lumière tomba en plein, une fois par hasard, sur ces chosesanciennes, faites pour le soleil, qui se mirent à briller, dans destons extraordinaires, de reflets de soie et d’éclats de métal.

Et puis, en me penchant au-dehors, jecontemplai longuement cette vue mélancolique qu’on a de cesfenêtres et que, depuis pas mal de temps, j’avais oubliée :des jardins avec des roses, des murs avec du lierre, et, au loin,la plaine unie sur laquelle la rivière trace une raiebrillante.

Jadis ma grand-tante Berthe se tenait dans cetappartement (c’était bien avant que je ne m’en fusse emparé pour enfaire un lieu oriental). Et, comme ces fenêtres donnent aucouchant, elle me faisait appeler le soir, du temps de ma petiteenfance, pour me montrer les couchers du soleil, quand ils étaienttrès beaux.

Moi, alors, je montais quatre à quatre, depeur de les manquer, car ils passaient très vite.

… Dans ce temps-là, pour sûr, ces couchers desoleil qu’on voyait par les fenêtres de ma tante Berthe avaient unesplendeur que n’ont plus ceux d’aujourd’hui.

Dans mon rêve d’hier, j’étais entré aussi danscette chambre turque, et j’y avais trouvé un vieillard, assis surun divan, un vieillard affaissé et à demi mort un vieillard quiétait moi…

Autour de nous, les choses agrandies avaientpris une magnificence sombre ; les objets s’étaient faitssinistres, et tous ces dessins de l’art musulman d’autrefoissemblaient symboliser des mystères.

Alors, comme dans la journée, j’écartai lesépais rideaux de soie et j’ouvris la fenêtre. Il entra une lueur derêve. On vit les jardins et la plaine là-bas, tout cela étrangesous un coucher de soleil jaune, et ayant quelque chose de ladésolation du Grand-Désert.

Et la lumière tomba aussi sur la figure de cevieillard, qui était bien moi, et que je regardais, debout devantlui, avec pitié, et dégoût, et terreur.

Je devinais toute son existence : ilavait continué de s’éparpiller, de se gaspiller par le monde, et àprésent il allait mourir seul, n’ayant pas même su se faire unefamille. Dans ses yeux qui étaient les miens éteints par les annéesil n’avait rien gardé de tout ce soleil qu’il avait dû voir pendantsa vie ; il avait une expression terne, désolée etmaudite.

Une voix prononça le mot islam.

« L’islam », répéta le vieillard… eton eût dit que tout un monde de choses mortes s’éveillaient ets’agitaient dans la cendre de sa tête, des souvenirs de Stamboul,la mer bleue, des armes brillantes au soleil…

Je n’étais plus debout devant lui. Ses penséesétaient les miennes ; j’étais lui-même, nous ne faisions plusqu’un. Et je me débattais, comme étouffé dans une espèce de nuitqui s’épaississait toujours, et je suppliais des êtres à peineébauchés qui se penchaient sur moi de m’emporter loin de ce pays,où j’allais mourir, de m’emporter une dernière fois, là-bas, enOrient, dans la lumière et dans le soleil…

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