Suleïma

XVIII

 

Cette grande bâtisse neuve où la pluie nousavait fait entrer par hasard, était le tribunal de guerre. Onjugeait une empoisonneuse, amenée des cercles du Sud de la zonemilitaire.

En haut, une galerie supérieure, disposée entribune, dominait la salle. Nous y montâmes et nous vîmes l’accuséesur son banc. Elle était voilée entièrement, affaissée, effondréeune masse informe de burnous et de draperies blanches.

Les juges étaient de vieux officiers del’armée d’Afrique, aux figures jaunies, éteintes par les fatigueset la vie de garnison.

On lut l’acte d’accusation, qui était à fairefrémir.

Elle avait empoisonné, l’un après l’autre, sestrois maris, et, en dernier lieu, la chienne d’un grand Agha.

Et nous regardions, Mohammed et moi, cetteforme blanche, chargée de crimes, imaginant là-dessous le visageépouvantable d’une femme vieille et sinistre.

L’interprète commanda à l’accusée de se leveret d’ôter son voile.

Alors elle s’avança vers la table des juges,rejeta tous ses burnous avec un geste étonnamment jeune et apparutà la manière de Phryné, dans son beau costume d’Arabe du Sud, lataille cambrée et la tête haute…

Moi, je l’avais devinée avant qu’elle eûtdévoilé son visage. Dès qu’elle avait marché, dès qu’elle s’étaitlevée, je l’avais pressentie et reconnue à un je ne sais quoi dedéjà aimé et d’inoubliable…

Et pourtant elle était très changée,Suleïma ; elle était transfigurée et bien belle. La petitesauterelle du Désert s’était développée tout à coup au grand air delà-bas ; sous ses vêtements libres, elle avait pris lasplendeur de lignes des statues grecques, elle s’était épanouie enfemme faite et admirable.

Ses beaux bras étaient nus, elle étaitcouverte de bracelets et de colliers et portait la volumineusecoiffure à paillettes de métal des femmes de l’intérieur, quijetait sur sa beauté un mystère d’idole.

Elle promenait autour d’elle la flammeinsolente de ses grands yeux noirs de vingt ans, regardant avecaplomb ces hommes, ayant conscience d’être désirée par euxtous.

Un officier de zouaves, l’un des juges,pendant qu’elle tournait la tête, lui envoya par derrière unbaiser ; les autres étaient là, souriant cyniquement à cetteaccusée, les plus vieux échangeant tout bas des grivoiseries decaserne…

Et, moi, je cherchais son regard. Enfin ilmonta jusqu’à moi et s’y arrêta : sans doute un souvenir,d’abord vague, lui traversait l’esprit, et puis elle se rappelaitmieux, elle me reconnaissait… Mais que lui importait après tout quece fût moi ou autre ; je ne pouvais plus rien pour elle, et cesentiment qu’elle avait eu un matin, en me donnant son baiser depetite fille, n’avait peut-être pas duré deux heures…

Quant à moi, une pensée folle d’amourm’emportait vers elle, à présent qu’il y avait entre nous cettebarrière de crimes ; à présent qu’elle était une chose perdueappartenant à la justice, et aussi inviolable qu’une fillesacrée.

Même ses crimes lui donnaient tout à coup surmes sens un charme ténébreux, et ce souvenir de l’avoir possédéedevenait une chose absolument troublante.

J’aurais voulu dire cela à ces hommes qui laconvoitaient, leur faire savoir à tous que j’avais eu une fois sonseul vrai baiser, son seul mouvement un peu pur de tendresse etd’amour…

À présent c’était fini en elle de toutsentiment humain ; le vice l’avait prise tout entière, et,sous l’enveloppe encore admirable, rien ne restait plus.

Pourtant quand ses yeux se levaient vers moi,il me semblait qu’ils changeaient, qu’ils avaient encore quelquechose d’attendri, de suppliant, de presque bon ; mais celapassait vite, et, quand ils regardaient le tribunal et la foule,ils exprimaient le défi farouche et dur.

Aucun remords, aucune pudeur.

Elle parlait, et l’interprètetraduisait : « Ses maris d’abord l’avaient ruinée ;elle n’avait seulement plus de quoi s’acheter à manger avec sonpain dans sa prison. Le dernier lui avait pris tout son argent etmême son collier à trois rangs de louis d’or.

Ce collier qu’elle avait à présent était encuivre ; et, comme preuve, elle en arrachait des paillettes,qu’elle lançait aux juges avec dédain.

« Quant à la chienne de l’Agha, cen’était pas vrai. Toute la tribu pourrait le dire : elle étaitmorte d’une certaine gale de chiens !… »

L’averse était passée ; il était cinqheures. Il nous fallut à toute force nous arracher de là ;remonter à cheval et aller nous mettre en tenue. Il y avait le soirun dîner au palais de Mustapha, chez le gouverneur d’Alger, enl’honneur d’un grand-duc de Russie, et nos deux uniformes étaientofficiellement conviés à faire nombre à cette table. (Si-Mohammedétait capitaine au 1er spahis.) Nous partîmes, forttroublés de l’avoir vue ; irrités de penser qu’elle était à lamerci de ces officiers, et que ces juges-là allaient peut-êtrefaire tomber une tête si belle.

Au dîner, nous fûmes tous deux très distraitsmoi très triste. Ma pensée s’en allait souvent, de la salleilluminée où j’étais, à la prison noire ou dormait Suleïma, ettoutes sortes de projets insensés germèrent jusqu’au lendemain dansma tête.

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