Suleïma

XVI

 

…Encore un an après. (Deux ans, depuis le baiser d’adieu deSuleïma.)

Nous courions ventre à terre, Si-Mohammed etmoi, sur la route de Sidi-Ferruch à Alger. C’était en mai.

Le ciel bas, sombre, menaçait d’un déluge, etnous avions lancé nos chevaux, qui s’étaient emballés.

Nous approchions d’Alger, et tout le long duchemin il y avait la foule habituelle du dimanche, qui rentraitaussi, par peur de la pluie : des matelots et des zouaves,fraternisant dans tous les cabarets ; des boutiquiers de larue Bâb-Azoun, endimanchés et en goguette. Nous balayions cetteroute, et on se rangeait.

La terre et la verdure, mouillées par lespluies de la veille, étaient fraîches et avaient bonne odeur.

Il fallut ralentir, à cause de ce monde. Nosbêtes faisaient mille sottises. Le cheval de Si-Mohammed, qui étaitun étalon noir, sautait, s’enlevait des quatre membres à la fois,gesticulant ensuite en l’air avec ses jambes de devant ; oubien jetait la tête de droite et de gauche, pour essayer de mordrela botte de mon ami, laquelle était en cuir du Maroc brodéd’or.

« Qu’il est méchant ! disaitMohammed, tranquille, avec son accent arabe. Regarde comme il estméchant ! » Le mien, qui était de la couleur d’une sourisavec une queue flottante, s’en allait tout de côté en sautillant,et encensait de la tête avec beaucoup de grâce. Il n’ymettait pas de malice, lui ; c’était de la jeunesse et del’enfantillage. Et je le laissais faire à sa guise, tout occupéd’admirer le calme de Mohammed sur sa grande gazelle enragée.

On entendait le bruit des sabots ferrésfrappant le sol par saccades, et le bruit des harnais de cuirsubitement raidis par des mouvements de cou, et le cliquetis descroissants d’argent que le cheval de Mohammed portait pendus à sonpoitrail, et puis, à la cantonade, les imprécations de ces gens quise garaient.

Près de la porte Bâb-el-Oued, l’étalon noirfit par surprise un grand saut (dit « saut de mouton »)suivi d’une ruade, et Mohammed, lancé par-dessus la tête de soncheval, tomba en avant sur les mains.

« Ce n’est rien, dit-il ; mais j’aisali mes gants ! » II était horriblement vexé devant toutce monde.

Il remonta, agile comme un Numide. Aussitôt onvit jaillir des filets de sang sous ses éperons, et son cheval eutun tremblement des reins, avec un hennissement de douleur.

« II ne pleuvra pas, dit-il. Nous avonsencore le temps de traverser la ville et d’aller au Jardin d’Essaientendre la musique de quatre heures. » Et nous traversâmesAlger.

Il y eut des incidents nouveaux : moncheval voulut à toute force entrer à reculons dans un poste dezouaves, et faillit y réussir malgré les éperons qui faisaientperler des gouttes rouges sur sa robe couleur de souris.

C’est drôle, ces idées obstinées qu’ont lesbêtes.

Nous, quand nous nous entêtons à faire deschoses absurdes, en général, nous ne savons pas pourquoi.

Les bêtes, le savent-elles ? À moitiéroute de ce jardin, la pluie nous prit. Des gouttes lourdes,tombant lentement d’abord ; et puis pressées, rapides ;une de ces pluies torrentielles d’Afrique. Et vite, il falluttourner bride.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer