Timon d’Athènes

SCÈNE IV

Une salle dans la maison de Timon.

Entrent DEUX SERVITEURS DE VARRON ET LE SERVITEUR DE LUCIUS,qui rencontrent TITUS, HORTENSIUS, et d’autres VALETS descréanciers de Timon, qui attendent qu’il sorte.

LE SERVITEUR DE VARRON. – Bonnerencontre ! Bonjour, Titus et Hortensius !

TITUS. – Je vous rends la pareille, honnêteVarron.

HORTENSIUS. – Lucius, par quel hasard noustrouvons-nous ensemble ici ?

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Je pense que le mêmeobjet nous y amène tous ; le mien, c’est l’argent.

TITUS. – C’est le leur à tous, et le mienaussi.

(Entre Philotus.)

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Et le seigneurPhilotus aussi, sans doute ?

PHILOTUS. – Bonjour à tout le monde !

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Sois le bienvenu,camarade. Quelle heure croyez-vous qu’il soit ?

PHILOTUS. – Il va sur neuf heures.

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Déjà ?

PHILOTUS. – Et le seigneur de céans n’est pasencore visible ?

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Pas encore.

PHILOTUS. – Cela m’étonne ; il avaitcoutume de briller dès sept heures du matin.

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Oui ; mais lesjours sont devenus plus courts. Faites attention que la carrière del’homme prodigue est radieuse comme celle du soleil ; maiselle ne se renouvelle pas de même. Je crains bien que l’hiver nesoit dans le fond de la bourse de Timon ; je veux dire qu’onpeut y enfoncer la main bien avant, et n’y trouver que peu dechose.

PHILOTUS. – J’ai la même crainte que vous.

TITUS. – Je veux vous faire faire une remarqueassez étrange ; votre maître vous envoie chercher del’argent ?

HORTENSIUS. – Rien n’est plus vrai.

TITUS. – Et il porte maintenant des bijoux quelui a donnés Timon, et pour lesquels j’attends de l’argent.

HORTENSIUS. – C’est contre mon cœur.

TITUS. – Ne paraît-il pas étrange que Timon,en cela, paye plus qu’il ne doit ? C’est comme si votre maîtreenvoyait demander le prix des riches bijoux qu’il porte.

HORTENSIUS. – Les dieux me sont témoinscombien ce message me pèse. Je sais que mon maître a eu sa part desrichesses de Timon ; cette ingratitude est plus criminelle ques’il les eût volés.

LE SERVITEUR DE VARRON. – Oui. – Mon billet àmoi est de trois mille couronnes ; et le vôtre ?

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – De cinq mille.

LE SERVITEUR DE VARRON. – C’est une grossesomme, et qui fait voir que la confiance de votre maître surpassaitcelle du mien, autrement sans doute que leurs créances seraientégales.

(Entre Flaminius.)

TITUS. – Voilà un des serviteurs du seigneurTimon.

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Flaminius !Holà, un mot ! Le seigneur Timon est bientôt prêt àpartir ?

FLAMINIUS. – Non, vraiment, pas encore.

TITUS. – Nous attendons sa Seigneurie ;je vous prie de l’en prévenir !

FLAMINIUS. – Je n’ai pas besoin de luidire ; il sait bien que vous n’êtes que trop ponctuels.

(Entre Flavius, le visage caché dans son manteau.)

LE SERVITEUR DE Lucius. – Ah ! n’est-cepas là son intendant qui est ainsi affublé ? Il s’enfuit commeenveloppé d’un nuage ; appelez-le, appelez-le.

TITUS. – Entendez-vous, seigneur ?

LE SERVITEUR DE VARRON. – Avec votrepermission…

FLAVIUS. – Mon ami, que voulez-vous demoi ?

LE SERVITEUR DE VARRON. – Seigneur, j’attendsici le payement d’une certaine somme…

FLAVIUS. – Si le payement était aussi certainque l’on est sûr de vous voir l’attendre, on pourrait compterdessus. Que ne présentiez-vous vos comptes et vos billets, quandvos perfides maîtres mangeaient à la table de mon seigneur ?Alors ses dettes les flattaient et les faisaient sourire ;leurs lèvres affamées en dévoraient les intérêts. Vous ne vousfaites que du tort en m’agitant ainsi ; laissez-moi passertranquillement. – Apprenez que mon maître et moi nous sommes aubout de notre carrière ; je n’ai plus rien à compter, ni lui àdépenser.

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Oui, mais cetteréponse ne servira pas.

FLAVIUS. – Si elle ne sert pas, elle ne serapas aussi vile que vous, car vous servez des fripons.

LE SERVITEUR DE VARRON. – Que murmure donc làsa Seigneurie banqueroutière ?

TITUS. – Peu importe ! Le voilà pauvre,et nous sommes assez vengés. Qui a plus droit de parler librement,que celui qui n’a pas un toit où loger sa tête ? Il peut semoquer des superbes édifices.

(Entre Servilius.)

TITUS. – Oh ! oh ! voiciServilius ; nous allons avoir une réponse.

SERVILIUS. – Si j’osais vous conjurer,messieurs, de revenir dans quelque autre moment, vous m’obligeriezbeaucoup ; car, sur mon âme, mon maître est dans un étrangeabattement ; son humeur sereine l’a abandonné ; sa santéest très-dérangée, il est obligé de garder la chambre.

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Tous ceux quigardent la chambre ne sont pas malades. D’ailleurs, si la santé deTimon est en si grand danger, c’est, ce me semble, une raison deplus pour payer promptement ses dettes, afin de s’aplanir la routevers les dieux.

SERVILIUS. – Dieux bienfaisants !

TITUS. – Nous ne pouvons pas nous contenter decette réponse.

FLAMINIUS, dans l’intérieur de lamaison. – Servilius ! Au secours ! Mon maître !mon maître !

(Entre Timon en fureur ; Flaminius le suit.)

TIMON. – Quoi ! mes portes meferment-elles le passage ? J’aurai toujours été libre, et mamaison sera devenue l’ennemie de ma liberté, ma prison ! – Lasalle où j’ai donné des festins me montre-t-elle maintenant, commetoute la race humaine, un cœur de fer ?

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Commence, Titus.

TITUS. – Seigneur, voilà mon billet.

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Voici le mien.

LE SERVITEUR D’HORTENSIUS. – Et le mien,seigneur.

LES DEUX SERVITEURS DE VARRON. – Et lesnôtres, seigneur.

PHILOTUS. – Voilà tous nos billets.

TIMON. – Assommez-moi avec eux. – Fendez-moijusqu’à la ceinture[12].

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Hélas !seigneur.

TIMON. – Coupez mon cœur en pièces demonnaie.

TITUS. – Le mien est de cinquante talents.

TIMON. – Paye-toi de mon sang.

LE SERVITEUR DE LUCIUS. – Cinq mille écus,seigneur.

TIMON. – Cinq mille gouttes de mon sang pourles payer. – Et le vôtre ? – Et le vôtre ?

LE SERVITEUR DE VARRON. – Seigneur !

LES DEUX SERVITEURS DE VARRON. –Seigneur !

TIMON. – Tenez, prenez-moi, déchirez-moi, etque les dieux vous confondent ?

(Il sort.)

HORTENSIUS. – Ma foi, je vois bien que nosmaîtres n’ont qu’à jeter leurs bonnets après leur argent : onpeut bien regarder les dettes comme désespérées, puisque c’est unfou qui est le débiteur.

(Ils sortent.)

(Rentre Timon avec Flavius.)

TIMON. – Ils m’ont mis hors d’haleine, cesesclaves ! Des créanciers ! Des diables !

FLAVIUS. – Mon cher maître,…

TIMON. – Si je prenais ce parti…

FLAVIUS. – Mon seigneur…

TIMON. – Je veux qu’il en soit ainsi, – Monintendant !

FLAVIUS. – Me voici, seigneur.

TIMON. – Fort à propos. – Allez, invitez tousmes amis ; Lucius, Lucullus, Sempronius. – Tous ; je veuxencore donner une fête à ces coquins.

FLAVIUS. – Ah ! seigneur, c’estl’égarement où votre raison est plongée qui vous fait parlerainsi ; il ne vous reste pas même de quoi servir un modesterepas.

TIMON. – Ne t’en inquiète pas. Va, je tel’ordonne, invite-les tous, amène ici ces flots de coquins ;mon cuisinier et moi nous saurons pourvoir à tout.

(Ils sortent.)

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