Trois Hommes en Balade

Chapitre 10

 

Baden-Baden jugé par un étranger. – Lesbeautés du lendemain matin envisagées de la veille au soir. – Ladistance mesurée au compas. – La même, mesurée avec les jambes. –George d’accord avec sa conscience. – Une machine paresseuse. – Lesport de la bicyclette d’après l’affiche du fabricant : sonaisance. – Le cycliste, selon l’affiche : son costume ;sa méthode. – Le griffon, joujou du ménage. – Un chien qui a del’amour-propre. – Le cheval insulté.

 

À Bade, nous commençâmes à faire sérieusementde la bicyclette. Il suffit d’un mot pour décrire Bade : villede plaisir tout à fait semblable aux autres villes de plaisir. Nouscombinâmes une excursion de dix jours pour achever notre tour deForêt Noire, avec pointe dans la vallée du Danube. C’est une desplus belles vallées de l’Allemagne, au long des vingt kilomètresqui séparent Tuttlingen de Sigmaringen ; le Danube s’y fraieun passage étroit, longeant des villages vieillots où se sontconservées les mœurs du bon vieux temps ; il côtoie desmonastères anciens, perdus dans des nids de verdure ; iltraverse des prairies peuplées de troupeaux dont les bergers,nu-pieds et nu-tête, ont les hanches serrées étroitement par unecorde et tiennent une houlette à la main. Le fleuve passe ensuiteau milieu de forêts rocheuses entre des murs de rocs abrupts, dontchaque pointe est couronnée d’une forteresse en ruines, d’uneéglise ou d’un château. On y jouit en même temps d’une vue sur lesmontagnes des Vosges où la moitié de la population se froisse sivous lui adressez la parole en français, tandis que l’autre seconsidère comme insultée si vous lui parlez en allemand ; maisles deux manifestent une même indignation et un égal mépris àl’audition du premier mot d’anglais ; situation qui rend laconversation quelque peu énervante et fatigante.

 

Nous n’avons pu suivre notre programme à lalettre par la raison que les humains, même animés des meilleuresintentions, ne parviennent pas toujours à mener à bonne fin leursprojets. Il est facile de dire à trois heures de l’après-midi avecconviction :

– Nous nous lèverons à cinq heures ;nous ferons un léger déjeuner à la demie et partirons à sixheures.

– Nous aurons ainsi fait la plus grandepartie de notre chemin avant la grande chaleur, remarquequelqu’un.

– En cette saison, dit un autre, lespremières heures du matin sont assurément les meilleures de lajournée.

– N’est-ce pas votre avis ? ajouteun troisième.

– Eh ! indubitablement.

– Il fera si frais et siagréable !

– Et les demi-teintes sont siexquises !

Le premier matin on met ces projets àexécution. Les excursionnistes se rassemblent à cinq heures trente.On est très silencieux ; chacun, pris à part, est quelque peugrognon ; on est tenté de trouver la nourriture mauvaise etbeaucoup d’autres choses avec ; l’atmosphère est chargée d’uneirritabilité contenue qui cherche une issue. Dans le cours de lasoirée la voix du Tentateur se fait entendre :

– Je pense que si nous nous mettions enroute à six heures et demie précises, cela suffirait.

La voix de la Vertu protestefaiblement :

– Cela bouleversera nos intentions. LeTentateur réplique :

– Les intentions furent créées pour leshommes et non les hommes pour les intentions. (Le Diable saitparaphraser l’Écriture dans son propre intérêt.) D’ailleurs, celadérange tout l’hôtel, songez donc aux malheureux domestiques.

La voix de la Vertu continue, enfaiblissant :

– Mais par ici tout le monde se lève debonne heure.

– Ils ne se lèveraient pas si tôt, lespauvres, s’ils n’y étaient obligés ! Mettons donc le déjeunerà six heures et demie précises, cela ne dérangera personne.

Ainsi le Péché se dissimule sous les traits dela Bonté, et on dort jusqu’à six heures, expliquant à saconscience, qui d’ailleurs ne vous croit pas, qu’on n’agit ainsique par altruisme. J’ai vu des considérations de ce genre prolongerle repos jusqu’à sept heures sonnées.

Semblablement, les distances mesurées aucompas ne sont pas les mêmes que mesurées avec les jambes.

– Dix milles à l’heure pendant septheures font soixante-dix milles. Ce n’est pas trop de fatigue pourune journée.

– N’y a-t-il pas quelques côtes trèsraides à gravir ?

– On les descend ensuite. Mettons huitmilles à l’heure, et convenons de ne faire que soixante milles.Dieu du ciel ! si nous ne pouvons pas faire du huit à l’heure,il vaudrait mieux nous faire traîner dans une voiture de malade.(Il semble en effet impossible de faire moins sur le papier.)

Mais à quatre heures de l’après-midi la voixdu Devoir sonne moins haut.

– Eh bien ! il me semble que le plusgros est fait.

– Oh ! rien ne presse ! Ne noushâtons pas. Vue ravissante, n’est-ce pas ?

– Ravissante. N’oubliez pas que noussommes à vingt-cinq milles de Saint-Blasien.

– Vous dites ?

– Vingt-cinq milles ; sinon un peuplus.

– Vous voulez dire que nous n’en n’avonsfait que trente-cinq ?

– Oh ! à peine.

– C’est impossible. Je n’en crois pasvotre carte.

– Cela ne se peut pas, voyons ! nouspédalons consciencieusement depuis les premières heures dujour.

– Non. Nous ne sommes pas partis avanthuit heures.

– Huit heures moins un quart.

– Bien, mettons huit heures moins unquart, et tous les six milles nous nous sommes arrêtés.

– Nous ne nous sommes arrêtés que pourregarder le site ! Il est inutile de parcourir une région, sion ne prend pas le temps de l’admirer.

– Et il nous a fallu grimper quelquescôtes très raides.

– Et il fait exceptionnellement chaudaujourd’hui.

– En tout cas, n’oubliez pas que noussommes à vingt-cinq milles de Saint-Blasien, c’est un fait.

– Encore des montagnes ?

– Oui, deux ; ça monte et puis çadescend.

– Je croyais que vous aviez dit que laroute descendait jusque dans Saint-Blasien ?

– C’est vrai pour les dix derniersmilles, mais… nous sommes encore à vingt-cinq milles deSaint-Blasien !

– Est-ce qu’il n’y a rien entre ici etSaint-Blasien ? Qu’est-ce donc que ce petit endroit au bord dece lac ?

– Ce n’est pas Saint-Blasien, ni rien quien soit proche. Il y a du danger à entrer dans cet ordred’idées.

– Il y en a surtout à nous surmener. Ondevrait en toutes circonstances s’appliquer à agir avec modération.Joli petit pays que Titisee, d’après la carte ; on doit yrespirer un air pur.

– Très bien. Je suis conciliant. C’estvous autres qui vouliez pousser jusqu’à Saint-Blasien.

– Oh ! je ne tiens pas tant que ça àSaint-Blasien. C’est dans le fond d’une vallée. On y étouffe.Titisee est beaucoup mieux situé.

– Et assez près, n’est-ce pas ?

– Cinq milles. Alors tous enchœur :

– On s’arrête à Titisee.

George avait dissocié la théorie et lapratique dès notre premier jour d’excursion.

– Je croyais, dit-il (il était sur sabicyclette, tandis que Harris et moi, sur le tandem, menions letrain), qu’il avait été entendu que nous gravirions les côtes enfuniculaire et les descendrions sur nos machines.

– Oui, d’une manière générale. Mais lesfuniculaires ne gravissent pas toutes les côtes dans laForêt Noire, spécifia Harris.

– Je m’en étais bien un peu douté, grognaGeorge. Et le silence régna quelque temps.

– D’un autre côté, dit Harris, qui avaitapparemment ruminé ce sujet, il est impossible que vous ayez espérén’avoir que des descentes. Ce ne serait pas de jeu. Sans un peu detravail, il n’est pas de plaisir.

Du silence encore. George le rompit :

– Ne vous surmenez pas pour le seulplaisir de m’être agréable, vous deux.

– Que voulez-vous dire ? demandaHarris.

– Je veux dire qu’aux endroits oùd’aventure nous pourrions prendre le funiculaire, il ne vousfaudrait pas craindre de blesser ma susceptibilité. Pour moncompte, je me déclare prêt à gravir toutes ces montagnes dans desfuniculaires, même si ce n’est pas de jeu. Je me charge de memettre en règle avec ma conscience ; voici huit jours que jeme lève à sept heures du matin, et je trouve que cela vaut unecompensation. Ne vous gênez donc pas pour moi à ce sujet.

Nous promîmes de ne pas oublier son vœu etl’excursion continua dans un mutisme absolu, jusqu’au moment oùGeorge nous en fit sortir de nouveau par cette question :

– De quelle marque m’avez-vous ditqu’était votre machine ?

Harris le lui dit. Je ne me rappelle pas dequelle marque elle était ; peu importe.

– En êtes-vous sûr ? insistaGeorge.

– Naturellement, j’en suis sûr.Pourquoi ?

– Eh bien ! elle ne fait pas honneurà son affiche. C’est tout.

– Quelle affiche ?

– L’affiche qui a pour but de prônercette marque de cycles. J’en ai regardé une peu de jours avantnotre départ, qui était placardée sur un mur de Sloane Street. Unjeune homme montait une machine de cette marque, un jeune homme,une bannière à la main : il ne faisait aucun effort, c’étaitaussi clair que le jour. Il était simplement assis dessus à aspirerlargement le grand air. Le cycle avançait par sa propre initiativeet avançait d’un bon train. Votre bicyclette me laisse à moi toutle travail. Votre machine est un monstre de paresse. Si on ne suaitpas sang et eau, ce n’est pas elle qui bougerait. À votre placej’irais réclamer.

En y réfléchissant, il y a bien peu demachines qui fassent honneur à leurs réclames ! Je ne mesouviens que d’une seule affiche où le cycliste apparemmentpeinait. Mais c’est qu’il était poursuivi par un taureau. Le plussouvent, l’intention de l’artiste est de prouver au néophytehésitant que le sport de la bicyclette consiste à être assis sur laselle luxueuse et à être transporté rapidement par des forcesinvisibles et surnaturelles dans la direction où l’on désirealler.

D’une manière générale le cycliste est unedame. Une fée voyageant sur une légère nuée estivale ne peut pasparaître plus à son aise que la bicycliste de l’affiche. Elle portele costume rêvé pour faire de la bicyclette par de fortes chaleurs.Des patronnes d’auberges un peu bégueules lui refuseraientpeut-être l’accès de leur salle à manger ; et une police àl’esprit étroit pourrait vouloir la protéger en l’enveloppant dansun châle, avant de l’incriminer. Mais elle ne s’occupe pas de cesdétails. Par monts et par vaux, en des passages où un chat auraitdu mal à trouver son chemin, sur des routes faites pour briser unrouleau compresseur, elle passe comme une vision de beauténonchalante, ses cheveux blonds ondulant au vent, son corps desylphide alangui dans une attitude éthérée, un pied sur la selle etl’autre effleurant la lanterne. Parfois elle consent à s’asseoirsur la selle ; en ce cas elle place ses pieds sur les leviersde repos, allume une cigarette et brandit un lampion.

Quelquefois, mais plus rarement, ce n’estqu’un mâle qui conduit la bicyclette. Acrobate moins accompli quela demoiselle, il réussit pourtant des tours de forceappréciables : se tenir debout sur la selle en agitant desdrapeaux, boire de la bière ou du bouillon en pleine marche. Ilfaut bien qu’il fasse quelque chose pour occuper ses loisirs :ce doit être fort pénible pour un homme d’un tempérament actif derester tranquillement assis sur sa machine des heures durant sansrien avoir à faire, sans même avoir à réfléchir. Et c’est pourquoion le voit se dresser sur ses pédales en arrivant près du sommetd’une haute montagne, pour apostropher le soleil ou pour déclamerdes vers à la campagne environnante.

Parfois l’affiche représente un couple decyclistes ; et alors on saisit sur le vif toutes lessupériorités qu’a, au point de vue du flirt, la bicyclette modernesur le salon, ou sur la grille du jardin du bon vieux temps. Lui etelle grimpent sur leurs bicyclettes, après s’être naturellementassurés qu’elles sont de bonne marque. Après quoi, ils n’ont plusrien à faire qu’à se répéter l’éternelle chanson d’amour toujourssi douce. Gaiement les roues de la « Bermondsey Company’sBottom Bracket Britain’s Best » ou de la « CamberwellCompany’s Jointless Eureka » roulent le long d’étroitssentiers, à travers les villes qui sont des ruches en travail. Onn’a besoin ni de pédaler ni de les conduire. Donnez-leur unedirection et dites-leur à quelle heure vous voulez êtrerentrés : c’est tout ce qu’il leur faut pour agir. Pendantqu’Edwin se penche sur sa selle pour murmurer à l’oreilled’Angélina les mille petits riens si doux, pendant que le visaged’Angélina se tourne vers l’horizon décoratif pour cacher sa chasterougeur, les bicyclettes magiques poursuivent leur courserégulière.

Et le soleil brille toujours et toujours lesroutes sont sèches. Ils ne sont ni suivis par des parents sévères,ni accompagnés d’une tante encombrante, ni épiés au coin des ruespar un démon de petit frère ; jamais ils ne rencontrentd’obstacle à leur bonheur. Ah ! mon Dieu ! pourquoin’avons-nous pas pu louer des « Britain’s Best » ou des« Camberwell Eurekas » quand nous étionsjeunes ?

Il se peut aussi que la « Britain’sBest » ou la « Camberwell Eureka » soit appuyéecontre une grille ; elle est peut-être fatiguée. Elle a eubeaucoup à travailler cet après-midi pour transporter ces jeunesgens. Animés des meilleures intentions, ils ont mis pied à terrepour donner du repos à la machine. Ils sont assis sur l’herbe,ombragés par de jolis arbustes ; l’herbe est longue et biensèche ; un ruisseau coule à leurs pieds. Tout respire la paixet la tranquillité.

L’artiste, compositeur d’affiches pour cycles,s’ingénie toujours à donner cette impression élyséenne de paix etde tranquillité.

Mais, au fait, j’ai tort d’affirmer que,d’après les affiches, jamais cycliste ne peine. J’en ai vu quireprésentaient des hommes à bicyclette travaillant dur ou même sesurmenant. Ils paraissent amaigris et hagards ; à force detravail, la sueur perle sur leur front ; ils vous donnentl’impression que, s’il y a une autre montagne au delà de l’affiche,il leur faudra ou abandonner ou mourir. Mais c’est le résultat deleur propre folie et cela ne leur arrive que parce qu’ilss’obstinent à monter une machine d’une marque inférieure. Ah !s’ils montaient une « Putney Popular » ou une« Battersea Bounder » comme le jeune homme raisonnablequi occupe le centre de l’affiche, ils n’auraient aucun besoin dese dépenser en efforts inutiles ! On ne leur demanderait entémoignage de reconnaissance que d’avoir l’air heureux ; toutau plus de freiner un peu parfois lorsqu’il arrive à la machine,dans sa juvénile fougue, de perdre la tête et de prendre une allurepar trop précipitée.

Vous, pauvres jeunes hommes si las, assismisérablement sur une borne kilométrique, trop éreintés pourprendre garde à la pluie persistante qui vous traverse, vous jeunesfilles harassées, aux cheveux raides et mouillés, que l’heuretardive énerve, qui lanceriez un juron si vous saviez vous yprendre ; vous, hommes chauves et corpulents, qui maigrissez àvue d’œil en vous éreintant sur la route sans fin ; vous,matrones pourpres et découragées, qui avez tant de mal à maîtriserla roue récalcitrante ; vous tous, pourquoi n’avez-vous pas eusoin d’acheter une « Britain’s Best » ou une« Camberwell Eureka » ? Pourquoi ces bicyclettes demarques inférieures sont-elles si répandues ? Ou bien enest-il du cyclisme comme de toute chose en ce bas monde : laVie réalise-t-elle jamais la promesse de l’Affiche ?

En Allemagne, ce qui ne manque jamais de mefasciner, c’est le chien autochtone. On se lasse en Angleterre desvieilles races, on les connaît trop : il y a le dogue, leplum-pudding dogue, le terrier (au poil noir, blanc ou roux, selonle cas, mais toujours querelleur), le collie, le bouledogue ;et jamais rien de nouveau. Mais en Allemagne vous rencontrez de lavariété. Vous y apercevez des chiens comme vous n’en avez jamais vujusque-là ; que vous ne prendriez pas pour des chiens, s’ilsne se mettaient à aboyer. Tout cela est si neuf, sicaptivant ! George s’arrêta devant un chien à Sigmaringen etattira notre attention sur lui. Il nous sembla le produithétérogène d’une morue et d’un caniche, et, ma foi, je n’oseraispas affirmer qu’il n’était pas, en effet, issu du croisement d’unemorue et d’un caniche. Harris essaya de le photographier, mais lechien se hissa le long d’une palissade et disparut dans quelquehaie.

J’ignore les intentions de l’éleveurallemand ; il les cache pour le moment. George prétend qu’ilvise à produire un griffon. On est tenté de défendre cettethéorie : j’ai observé un ou deux cas de quasi-réussite en cegenre. Et cependant je ne peux pas m’empêcher de croire que ce nefurent que de simples accidents. L’Allemand est pratique :quel intérêt aurait-il à réaliser un griffon ? Si on n’estpoussé que par le désir d’avoir une bête originale, n’a-t-on pasdéjà le basset ? Que faut-il de plus ? Au surplus, legriffon serait très incommode dans une maison : chacun, àchaque instant, lui marcherait sur la queue. À mon idée, lesAllemands tentent de produire une sirène, qu’ils dresseraient à lapêche.

Car nos Allemands n’encouragent jamais laparesse chez aucun être vivant : ils aiment voir leurs chienstravailler, et le chien allemand aime le travail. Il ne peut yavoir aucun doute à ce sujet. La vie du chien anglais doit luipeser comme un fardeau. Imaginez un être fort, intelligent etactif, d’un tempérament exceptionnellement énergique, condamné àpasser vingt-quatre heures par jour dans une inertie absolue !Aimeriez-vous cela pour vous-même ? Rien d’étonnant qu’il sesente incompris, qu’il aspire à l’impossible et ne récolte quedéboires !

Le chien allemand, au contraire, a de quoioccuper son esprit. Il se sait important et très utile. Observez-lequi s’avance, l’air heureux, attelé à sa voiturette chargée delait. Nul marguillier ne semble aussi satisfait de lui-même aumoment de la quête. Il ne fournit aucun travail véritable ;c’est l’humain qui pousse, et lui qui aboie. C’est ainsi qu’ilconçoit la division du travail. Voici ce qu’il se dit :« Le vieux bonhomme ne peut pas aboyer, mais sait pousser.C’est parfait. »

La fierté qu’il tire de ce travail estédifiante. Il se peut qu’un autre chien, le croisant, fasse uneremarque désobligeante, jette du discrédit sur la teneur en crèmede son lait. Alors il s’arrête subitement, sans tenir aucun comptede la circulation.

– Je vous demande pardon, mais quedisiez-vous de notre lait ?

– Je n’ai rien dit de votre lait, répondl’autre chien sur le ton de la plus parfaite innocence. J’avaissimplement dit qu’il fait beau temps et demandé le prix de lacraie.

– Ah ! vous avez demandé le prix dela craie, hein ? Désireriez-vous le savoir ?

– Je vous en prie, je m’imagine que vousêtes à même de me le dire.

– Vous avez raison. Je le peux. Celavaut…

– Allons, marche, dit la vieille qui achaud, qui est lasse et voudrait avoir fini sa tournée.

– Oui ; mais, nom d’un petitbonhomme ! avez-vous entendu ce qu’il a dit de notrelait ?

– Eh ! ne t’occupe donc pas de lui.Voilà un tramway qui vient de tourner la rue : nous allonsêtre écrasés.

– Possible, mais moi je m’occupe de lui.On a son amour-propre. Il a demandé le prix de la craie, et il vale savoir ! ça vaut exactement vingt fois plus…

– Vous allez tout renverser !s’écrie la vieille femme angoissée, le retenant de toutes sesfaibles forces. Mon Dieu ! j’aurais dû le laisser cheznous.

Le tram s’avance rapidement sur eux ; uncocher les invective, un autre chien, énorme, attelé à unevoiturette de pain, espérant arriver à temps pour prendre part aucombat, se hâte de traverser la rue, suivi d’un enfant qui crie detoutes ses forces. Il se forme vite un petit rassemblement ;et un représentant de la force publique se fraie un chemin vers lechamp de bataille.

– Cela vaut, reprend le chien de lalaitière, exactement vingt fois plus que vous n’allez valoir quandj’en aurai fini avec vous.

– Ah ! tu crois ça,vraiment ?

– Oui, vraiment, petit-fils de canichefrançais, mangeur de choux !

– Là ! je savais que vous alliez larenverser, dit la pauvre laitière. Je lui avais dit qu’il allait larenverser.

Mais il est occupé et ne l’écoute pas. Cinqminutes plus tard, quand la circulation a repris, quand la porteusede pain a ramassé ses miches boueuses et que le sergent de villes’est retiré après avoir noté le nom et l’adresse de toutes lespersonnes présentes, il consent à jeter un regard derrière lui.

– Évidemment on en a renversé un peu,admet-il.

Puis, se secouant pour chasser cet ennui, ilajoute gaiement :

– Mais je pense lui avoir appris le prixde la craie, à celui-là. Je crois qu’il ne reviendra plus nousennuyer.

– Je l’espère, bien sûr, dit la vieillefemme, en regardant avec regret la voie lactée.

Mais son sport préféré consiste à attendre ausommet d’une colline la venue d’un autre chien et alors de laredescendre au grand trot. En ces occasions-là son maître estsurtout occupé à courir derrière lui, pour ramasser au fur et àmesure les objets semés, des pains, des choux, des chemises. Arrivéau bas de la colline, lui s’arrête et attend amicalement sonmaître.

– Excellente course, n’est-ce pas ?remarque-t-il, essoufflé, quand l’homme arrive, chargé jusqu’aumenton. Je crois que je l’aurais gagnée, si cet idiot de petitgarçon n’était pas intervenu. Il s’est mis juste en travers de monchemin au moment où je tournais le coin. Vous l’aviezremarqué ? Je voudrais pouvoir en dire autant, salegosse ! Pourquoi se met-il à brailler de la sorte ?Parce que je l’ai renversé et que j’ai passé surlui ? Eh ! pourquoi ne s’est-il pas écarté de monchemin ? C’est une honte que les gens permettent à leursenfants de courir ainsi et de se jeter dans les jambes de tout lemonde pour faire choir les gens. Oh, là, là ! Toutes ceschoses sont tombées de-la voiture ? Vous ne l’aviezsûrement pas bien chargée, il faudra y mettre plus de soin uneautre fois. Vous ne pouviez pas vous attendre à ce que jedescendisse la colline à une allure de vingt milles àl’heure ? Vous me connaissez assez pourtant pour ne pascroire que je me laisserais dépasser par ce vieux chien desSchneider sans tenter un effort. Mais vous ne réfléchissez jamais.Vous êtes certain d’avoir retrouvé tout ? Vous lecroyez ? Je ne me contenterais pas de« croire » ; à votre place je remonterais vivementla colline et je m’en assurerais. Vous êtes tropfatigué ? Oh ! cela va bien ! mais ne dites pasalors que c’est ma faute s’il vous manque quelque chose.

Il est très entêté. Il est sûr et certain quele bon tournant est le second à votre droite, et rien ne pourra lepersuader que ce n’est que le troisième. Il est sûr de pouvoirtraverser la route suffisamment vite et ne sera convaincu ducontraire que lorsqu’il aura vu sa charrette démolie. Il est vraiqu’alors il s’excusera très humblement. Mais à quoi celaservira-t-il ? Cela réparera-t-il le mal ? Comme il ad’habitude la taille et la force d’un jeune taureau et que soncompagnon humain n’est généralement qu’un faible vieillard ou unpetit enfant, il n’en fait qu’à sa guise. La plus grande punitionque son propriétaire puisse lui infliger, c’est de le laisser à lamaison et de traîner lui-même sa voiture. Mais notre Allemand atrop bon cœur pour abuser de ce procédé.

Il ne faut pas croire que l’animal soit atteléà la voiture pour un autre agrément que le sien, et j’ai lacertitude que le paysan allemand ne commande le petit harnachementet ne fabrique la petite voiture que pour faire plaisir à sonchien. Dans d’autres pays, en Hollande, en Belgique et en France,j’ai vu maltraiter et surmener les chiens qu’on attelle ; enAllemagne, jamais. Les Allemands accablent de sottises leursanimaux d’une manière choquante. J’ai vu un Allemand se tenirdevant son cheval et le traiter de tous les noms qui lui venaient àl’esprit. Mais le cheval n’en avait cure. J’ai vu un Allemand, lasd’injurier son cheval, appeler sa femme et lui demander de l’aider.Quand elle survint, il lui révéla ce que le cheval avait fait. À cerécit la femme se fâcha, elle aussi, tout rouge ; et, setenant l’un à droite, l’autre à gauche du pauvre animal, tous deuxle rouèrent d’invectives ; ils lui firent des remarquesblessantes sur son aspect physique, son intelligence, son sensmoral, son adresse en tant que cheval. L’animal subit l’avalanchependant quelque temps avec une patience exemplaire ; puis iltrouva la meilleure solution en l’occurrence. Sans perdre sonsang-froid, il s’en alla doucement. La femme s’en retourna à salessive. Quant au mari, il le suivit, remontant la rue, la bouchepleine d’injures.

Il n’y a pas sur terre de peuple dont le cœursoit aussi tendre. Les Allemands ne maltraitent pas les enfants niles animaux. Ils n’utilisent le fouet que comme instrument demusique ; on entend son claquement du matin au soir. À Dresdeje vis la foule lyncher presque un cocher italien qui s’était servidu fouet contre sa bête. L’Allemagne est le seul pays d’Europe oùle voyageur puisse s’installer confortablement dans un fiacre avecla certitude que son laborieux et patient ami d’entre les brancardsne sera ni surmené ni maltraité.

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