Trois Hommes en Balade

Chapitre 2

 

Une tâche ardue. – Ce qu’Ethelberthaaurait pu dire. – Ce qu’elle dit. – Ce queMme Harris dit. – Ce que nous dîmes à George. –Nous partons le mercredi. – George expose que nous pouvons profiterde ce voyage pour cueillir un peu de savoir. – Harris et moi endoutons. – Quel est celui qui trime le plus sur un tandem ? –L’avis de celui qui est devant. – Ce qu’en pense celui qui estderrière. – Comment Harris égara sa femme. – La question desbagages. – La sagesse de mon vieil oncle Podger. – Début del’histoire de l’homme porteur d’un sac.

 

Le soir même, j’entamai le débat avecEthelbertha. J’affectai d’être irritable. Je m’attendais à cequ’Ethelbertha fît une remarque à ce sujet. J’en aurais admis lebien-fondé, attribuant mon état à un peu de surmenage cérébral.

Une fois sur le chapitre de ma santé,l’urgence de remèdes radicaux nous apparaîtrait. Avec du tact,j’amènerais Ethelbertha à prendre l’initiative de la décision.J’imaginais qu’elle dirait : « Mon chéri, c’est unchangement de régime qu’il te faut, un changement complet.Laisse-toi persuader et pars pour un mois. Non, ne me demande pasde t’accompagner. Je sais que tu le préférerais, mais je ne le veuxpas. C’est la société d’hommes qu’il te faut. Essaie de déciderGeorge et Harris à t’accompagner. Crois-moi, une tension d’espritperpétuelle réclame de temps à autre un relâchement de l’effortjournalier. Tâche pour quelque temps d’oublier qu’il faut auxenfants des leçons de musique, des bottines, des bicyclettes et dela rhubarbe trois fois par jour ; tâche d’oublier qu’il existece qu’on appelle des cuisinières, des tapissiers, des chiens devoisins et des notes de boucher. Va-t’en te mettre au vert, etchoisis loin d’ici un endroit où tout te sera nouveau, où toncerveau surmené pourra se retremper dans une atmosphère de calme etd’oubli. Reste absent quelque temps ; donne-moi le loisir dete regretter et de méditer sur ta bonté et sur tes qualités quej’ai continuellement sous les yeux, que je pourrais oublier ;car ce serait humain, puisqu’on devient facilement indifférent auxbienfaits du soleil et aux beautés de la lune. Va-t’en etreviens-nous reposé, de corps et d’âme, plus brillant, meilleur, sipossible.

Mais même lorsque nos désirs s’accomplissent,jamais le bonheur ne se présente tel exactement que nous l’aurionssouhaité. Pour commencer, Ethelbertha ne sembla pas remarquer monénervement ; il fallut que je forçasse son attention. Jefis :

– Excuse-moi, je ne suis pas bien cesoir.

– Tiens…, me répondit-elle, je n’avaisrien remarqué ; qu’est-ce qui ne va pas ?

– Je ne saurais te l’expliquer. Je sensvenir cela depuis des semaines.

– C’est ce whisky. Jamais tu n’y touches,sauf quand nous allons chez les Harris. Tu sais pourtant que tu nele supportes pas. Tu n’as pas la tête solide.

– Ce n’est pas le whisky ; c’estplus sérieux que cela. Je pense que c’est une affection plutôtmentale que physique.

– Tu as encore lu ces critiques, ditEthelbertha avec un peu plus de sympathie. Pourquoi, selon monconseil, ne les as-tu pas jetées au feu ?

– Ce ne sont pas les critiques. Elles ontmême été flatteuses, du moins les deux ou trois dernières.

– Alors qu’est-ce que c’est ? Car ily a sûrement une raison.

– Non, il n’y en a pas. Et c’est cela quiest étonnant. Je définirais mon état : une sensation étranged’agitation…

Il me sembla qu’Ethelbertha me scrutaitbizarrement ; mais comme elle ne dit rien, jecontinuai :

– Cette grise monotonie de la vie, cesjournées paisibles de félicité sans événements finissent par mepeser.

– Voilà-t-il pas de quoi seplaindre ! s’écria Ethelbertha. Nous pourrions avoir desjournées d’une autre teinte et les aimer encore moins.

– Je n’en suis pas sûr. Je peuxm’imaginer la douleur comme une diversion bienvenue dans une viefaite d’une joie ininterrompue. Je me demande quelquefois si lessaints au paradis ne considèrent pas cette félicité continue commeun fardeau. Pour mon compte, j’ai l’impression qu’une vie debonheur éternel, jamais coupée d’une note discordante, me rendraitfou. Sans doute, suis-je un être particulier ; il y a desmoments où je ne me comprends plus. Il m’arrive alors de medétester.

Souvent un petit discours de cette sorte,faisant allusion à des émotions indescriptibles et occultes, avaitému Ethelbertha ; mais ce soir-là elle parut étrangementinsouciante. Touchant le paradis et son effet sur moi, elle meconseilla de ne pas trop m’en tourmenter : c’était toujoursfolie d’aller au-devant d’ennuis qui peut-être n’arriveraientjamais. Que je fusse un garçon un peu étrange, ce n’était pas mafaute et, du moment que d’autres consentaient à me supporter, toutedissertation à ce sujet était vaine. Quant à la monotonie de lavie, comme c’était une épreuve commune, là-dessus nous pouvions dumoins sympathiser.

– Tu ne te doutes pas combien quelquefoisj’ai envie, continua Ethelbertha, de m’échapper, de m’éloigner,même de toi ; mais, sachant que c’est impossible, je nem’arrête pas à cette éventualité.

Jamais je n’avais entendu Ethelbertha parlerainsi ; elle m’étonnait et me chagrinait profondément.

– Ce n’est pas une remarque très affable,remarquai-je, ni bien digne d’une épouse.

– J’en conviens, admit-elle, et c’estbien pour cela que je ne l’avais pas formulée jusqu’ici. Vousautres, hommes, vous ne comprendrez jamais que, si vif que puisseêtre l’amour d’une femme, il y ait des moments où elle s’enfatigue. Tu ne sais pas combien de fois j’ai souhaité de pouvoirmettre mon chapeau et sortir sans entendre tes : « Oùvas-tu ? Pourquoi vas-tu là ? Combien de tempsresteras-tu dehors et quand seras-tu rentrée ? » Tu nesais pas combien souvent l’envie me démange de commander un dînerque j’aimerais et que les enfants aimeraient aussi, et qui auraitle don de te faire mettre ton chapeau pour aller dîner au club.Oh ! inviter une amie qui me plaît et que je sais te déplaire,aller voir des gens que j’aimerais voir, aller me coucher quandj’aurais sommeil et me lever à mon gré ! Deux personnes vivantensemble sont forcées de se sacrifier mutuellement leurs désirs.C’est quelquefois un bienfait de se relâcher un peu de la tensionjournalière.

Plus tard seulement, ruminant les parolesd’Ethelbertha, je suis arrivé à en comprendre la sagesse ;mais, je le confesse, sur le moment je me sentis blessé au vif.

– Si tu désires, dis-je, être débarrasséede moi…

– Voyons, ne fais pas l’imbécile,protesta Ethelbertha. Je voudrais seulement être débarrassée de toiun pauvre moment, juste de quoi oublier les deux ou trois petitesimperfections qui te sont inhérentes, juste assez longtemps pour merappeler quel charmant garçon tu es par ailleurs et me réjouird’avance de ton retour.

Le ton d’Ethelbertha me choquait. Elleparaissait animée d’un esprit de frivolité s’accordant mal avec lesujet de notre conversation. Je n’aimais pas du tout – et cen’était guère le genre d’Ethelbertha – qu’elle considérât gaiementune séparation de trois à quatre semaines. Ce voyage ne me tentaitplus. J’y aurais renoncé, si je ne m’étais pas senti engagévis-à-vis de George et de Harris. Je ne pouvais pas maintenantchanger d’avis : c’était une question de dignité.

– Très bien, Ethelbertha, répondis-je,j’agirai selon ton vœu. Tu tiens à être débarrassée de ma présencependant quelque temps : tu seras satisfaite ; mais, si cen’est pas chez ton mari curiosité impertinente, je voudrais biensavoir ce que tu comptes faire pendant mon absence.

– Nous louerons cette villa de Folkestoneet je m’y rendrai avec Kate. Et, si tu veux être gentil, tuengageras Harris à aller avec toi : Clara pourra alors sejoindre à nous. Toutes trois nous avons ensemble passé de bonsmoments avant qu’on ait pensé à vous autres : ce seraitdélicieux de les faire revivre. Crois-tu pouvoir persuaderM. Harris de partir avec toi ?

Je répondis que j’essaierais.

– Tu es un bon garçon. Fais de ton mieux.Peut-être George se laissera-t-il convaincre aussi.

Je répondis que je n’en voyais pas lanécessité, vu que, George étant célibataire, personne neprofiterait de son absence. Mais jamais femme ne comprit l’ironie.Ethelbertha remarqua simplement qu’il serait peu aimable de partirsans lui. Soit, je pressentirais George.

Je rencontrai Harris au club et lui demandaioù il en était.

– Oh ! ça va très bien, me dit-il.Elle ne fait aucune difficulté pour mon départ.

Mais il y avait, dans sa façon de parler, unpetit rien qui me fit soupçonner une satisfaction incomplète. Jeréclamai de plus amples détails.

– Elle s’est montrée un agneau quand jelui ai parlé de notre projet : elle déclare l’idée de Georgeexcellente et pense que ce voyage me fera du bien.

– Tout cela me semble parfait, maisqu’est-ce qui n’a pas marché ?

– Rien n’a mal marché à ce sujet ;mais ensuite elle parla d’autre chose.

– J’y suis ! dis-je.

– Oui, il y a sa vieille marotte touchantla salle de bains.

– J’en ai déjà entendu parler : ellea même poussé Ethelbertha dans cette voie.

– Eh bien, je vais être obligé de lafaire réinstaller immédiatement : je ne pouvais le luirefuser, puisqu’elle avait été si accommodante pour le reste. J’enaurai pour cent livres au bas mot.

– Tant que cela ?

– Pas un penny de moins : le devisdéjà se monte à soixante livres.

Je l’écoutais avec compassion.

– Et puis ce fut le tour du fourneau decuisine, continua Harris. Tout ce qui a cloché dans cette maison aucours des dernières années est imputable à ce fourneau.

– Je connais cela, dis-je, j’ai habitédans sept maisons depuis que je suis marié et chaque fourneau a étéplus mauvais que son devancier. Celui que nous avons en ce momentest non seulement insuffisant, il est encore malveillant. Il saitquand nous donnons un dîner, et alors, pour faire des farces, ils’éteint.

– Nous en aurons un neuf, dit Harris.(Mais il le dit sans aucune fierté.) Clara estime qu’il nous encoûtera beaucoup moins de faire exécuter ces deux travaux d’uncoup. Je suppose que si une femme désirait une tiare en diamants,elle trouverait moyen d’expliquer que c’est pour économiser le prixd’un chapeau.

– À combien estimez-vous les réparationsde votre fourneau ? demandai-je. (Je commençais à m’intéresserà la chose.)

– Je ne sais pas exactement. Je supposeque j’en aurai encore pour une vingtaine de livres. (Nous nousmîmes ensuite à parler du piano.) Avez-vous pu jamais remarquerqu’il existât une différence entre deux pianos ?

– Certainement. Ils ont des sons plusforts les uns que les autres, mais on finit par s’y habituer.

– Le soprano de mon piano est en mauvaisétat. Mais, au fait, qu’est-ce que le soprano d’un piano ?

– Ce sont, expliquai-je, les tons aigusde l’instrument, la partie du clavier qui piaille comme si on luimarchait sur la queue. Les beaux morceaux finissent toujours parune fioriture sur ces notes-là.

– Elles pèchent quant à l’harmonie,celles de notre vieux piano. Il faudra que je le mette à la nurseryet que j’en achète un neuf pour le salon.

– Et quoi encore ? m’enquis-je.

– Rien. Elle m’a semblé incapable dedécouvrir autre chose pour le moment.

– Vous verrez, quand vous rentrerez,qu’elle aura trouvé autre chose.

– Que sera-ce ?

– Une villa à Folkestone pour lasaison.

– Pourquoi cette villa àFolkestone ?

– Pour y vivre cet été.

– Elle est invitée par sa famille àpasser les vacances avec les enfants dans le pays de Galles,protesta Harris.

– Il se peut qu’elle aille dans le paysde Galles avant d’aller à Folkestone, ou bien qu’elle aille dans lepays de Galles en fin de saison. Mais ce qui est certain, c’estqu’il lui faudra une villa à Folkestone. Il est possible que je metrompe : je l’espère pour vous, mais j’ai comme unpressentiment que je ne me trompe pas.

– Ce voyage va me coûter cher, ditHarris.

– Ce fut dès le début, dis-je, une idéestupide.

– Nous avons été fous d’écouter George,déclara Harris ; il nous vaudra de sérieux ennuis un de cesjours.

– Il a toujours été gaffeur.

– Et si entêté !

À ce moment nous entendîmes la voix de Georgedans le hall. Il demandait son courrier.

Je chuchotai :

– Il serait préférable de ne rien luidire : il est trop tard pour rebrousser chemin.

– Il n’y aurait aucun avantage à lerebrousser, puisqu’en tout état de cause je devrai faire la dépensede cette salle de bains et de ce piano.

George entra, joyeux :

– Eh bien ! cela va-t-il ?Avez-vous réussi ? Quelque chose dans sa manière de parler medéplut. Harris me sembla avoir la même impression.

– Réussi quoi ? demandai-je.

– Mais… à pouvoir vous absenter.

Je sentis que le moment était venu de donnerune leçon à ce garçon.

– Quand on est marié, dis-je, l’hommepropose et la femme se soumet. C’est son devoir ; toutes lesreligions l’enseignent.

George joignit ses mains et fixa ses yeux auplafond.

– Peut-être nous est-il arrivéquelquefois de plaisanter, de rire de ces choses-là,continuai-je ; mais vous allez voir comment on procède quandcela devient sérieux. Nous avons fait part à nos femmes de notreintention de voyager. Elles en ont du chagrin, c’est naturel ;elles préféreraient nous accompagner ou, à défaut, voudraient nousvoir rester avec elles. Mais nous leur avons expliqué nos désirs àce sujet, ce qui a mis fin à toute discussion.

– Pardonnez-moi, je n’avais pas saisi. Jene suis qu’un pauvre célibataire. Les gens me racontent ceci etcela et je les écoute.

– D’où votre erreur, mon garçon.Dorénavant, quand vous aurez besoin d’explications, venez noustrouver, moi ou Harris : nous vous dirons la vérité en cesmatières.

George nous remercia, et nous continuâmes àdresser nos plans.

– Quand partirons-nous ?demanda-t-il.

– Le plus tôt possible, réponditHarris.

Je supposai qu’il espérait s’échapper avantque Mme Harris pût formuler d’autres désirs. Nousnous décidâmes pour le mercredi suivant.

– Et où irons-nous ? repritHarris.

– Sans doute, dit George, que vousdésirez cultiver votre esprit ?…

– Oui…, répondis-je. À un degréraisonnable. Sans prétendre vouloir devenir des phénomènes. Sipossible sans trop d’effort personnel. Et avec le minimum dedépense.

– Ce sera facile, déclara George. Nousconnaissons la Hollande et les bords du Rhin. Très bien. Je proposedonc que nous prenions le bateau jusqu’à Hambourg, que nousvisitions Berlin et Dresde, et que nous nous dirigions ensuite versla Forêt Noire, par Nuremberg et Stuttgart.

– On m’a parlé de beaux sites enMésopotamie, murmura Harris.

George estima que la Mésopotamie se trouvaittrop en dehors de notre itinéraire, mais que le voyageBerlin-Dresde était très faisable.

Il nous persuada. Fut-ce un bien, fut-ce unmal ?

– Quant aux machines, je pense, ditGeorge, que nous ferons comme d’habitude. Harris et moi sur letandem et J…

– J’aime autant pas, interrompit Harrisavec fermeté. Vous et J…, sur le tandem ; moi, sur labicyclette.

– Cela m’est égal, dit George, J… et moimonterons le tandem, Harris.

Je lui coupai la parole :

– Je n’ai pas l’intention de traînerGeorge tout le temps. La charge devra être partagée.

– Très bien ! concéda Harris. Nousla partagerons. Mais il est bien entendu qu’il travaillera.

– Qu’il fera quoi ? s’exclamaGeorge.

– Qu’il travaillera, répéta Harris avecénergie : en tout cas aux montées.

– Grands dieux ! soupira George,vous n’avez donc pas le moindre besoin d’exercice ?

Le tandem donne invariablement lieu à desaltercations. Celui qui est en avant prétend toujours que celui quiest en arrière reste à ne rien faire, tandis que, selon l’avis decelui de derrière, c’est lui seul qui propulse la machine, pendantque celui de devant se contente d’être essoufflé. C’est un mystèreà jamais impénétrable. Tandis que la prudence d’une part vous dit àl’oreille de ne pas outrepasser vos forces pour ne pas attraper uneaffection cardiaque, pendant que la justice vous chuchote à l’autreoreille : « Pourquoi t’imposer tout le travail ? cevéhicule n’est pas un fiacre, tu n’es pas chargé du transport d’unclient », il est agaçant d’entendre l’autre grogner tout àcoup : « Qu’y a-t-il ? vous avez perdu lespédales ? »

Harris, peu de temps après son mariage, eutdes ennuis sérieux, causés par l’impossibilité où il fut de serendre compte des faits et gestes de la personne qui était assisederrière lui. Il traversait la Hollande à bicyclette avec sa femme.Les routes étaient pierreuses et la machine sautait beaucoup.

– Tiens-toi bien ! dit Harris sansse retourner.

Mme Harris crutcomprendre : « Saute à bas ! »

Aucun d’eux ne peut expliquer commentMme Harris avait pu entendre :« Saute », quand il avait dit : « Tiens-toibien. »

Mme Harris articule :

– Si tu m’avais dit de bien me tenir,pourquoi aurais-je sauté ?

Et Harris de riposter :

– Si j’avais voulu que tu sautasses,pourquoi aurais-je dit : « Tiens-toibien » ?

Toute amertume est maintenant passée, mais àprésent encore il leur arrive de discuter là-dessus.

Qu’on l’explique d’une manière ou d’une autre,le fait est que Mme Harris sauta pendant que Harrispédalait de toutes ses forces, persuadé que sa femme était toujoursassise derrière lui.

Il paraît qu’elle crut d’abord qu’il prenaitla côte en vitesse simplement pour se faire admirer. Ils étaientjeunes alors et il lui arrivait de faire de ces sortes dedémonstrations. Elle s’attendait à ce qu’il sautât à terre une foisau sommet et l’attendît adossé à sa machine, dans une attitudepleine de désinvolture. Quand elle le vit au contraire dépasser lefaîte et prendre la descente à une allure rapide, elle fut d’abordsurprise, ensuite indignée et enfin inquiète. Elle courut au hautde la colline et cria de toutes ses forces. Il ne tourna pas latête. Elle le vit disparaître dans un bois situé à un kilomètre etdemi, s’assit sur le bord de la route et se mit à pleurer. Ilsavaient eu un débat insignifiant le matin même, et elle se demandas’il ne l’avait pas pris au tragique et ne voulait pas abandonnersa compagne. Elle était sans argent et ignorait le hollandais. Lespassants semblèrent la prendre en pitié ; elle essaya de leurexpliquer l’incident. Ils comprirent qu’elle avait perdu quelquechose, mais sans saisir quoi. Ils la conduisirent au village leplus proche et allèrent quérir un garde champêtre. Ce dernier, àses pantomimes, conclut qu’on lui avait volé sa bicyclette. On fitfonctionner le télégraphe et l’on découvrit dans un village, àquatre kilomètres de là, un malheureux gamin sur une antiquebicyclette de dame. On l’amena à Mme Harris dansune charrette, mais comme elle parut n’avoir que faire de lui ni desa machine, on le remit en liberté, sans plus chercher à percer cemystère.

Cependant Harris continuait à pédaler avec unplaisir croissant. Il lui semblait avoir acquis des ailes. Il dit àce qu’il croyait être Mme Harris :

– Jamais cette machine ne m’a paru aussilégère : l’air pur m’aura fait du bien.

Puis il lui conseilla de ne pas s’effrayer caril allait lui montrer à quelle allure il pouvait marcher. Il sepencha sur le guidon et se mit à travailler de tout son cœur. Labicyclette bondit comme si elle avait le diable au corps ; desfermes, des églises, des chiens et des poules surgissaient pourdisparaître. Des vieillards s’arrêtèrent admiratifs et les enfantsapplaudirent. Il continua de ce train joyeusement pendant cinqlieues environ. C’est alors qu’il eut le sentiment, selon sonexplication, de quelque chose d’anormal. Ce n’était pas le silencequi l’étonnait ; le vent soufflait avec vigueur et la machinefaisait beaucoup de bruit. Il fut plutôt frappé par une sensationde vide. Il tâta derrière son dos : il n’y trouva que l’espacesans limite. Il sauta ou plutôt tomba de sa machine, regarda laroute parcourue ; elle s’étendait droite et blanche à traversla sombre forêt et nul être animé n’y était visible. Il se remit enselle et, rebroussant chemin, remonta la colline. Dix minutes plustard il se retrouva à un endroit où la route se divisait enquatre ; là il mit pied à terre et essaya de rassembler sessouvenirs pour découvrir par quel chemin il était venu.

Tandis qu’il restait ainsi rêveur, un hommepassa, assis en amazone sur un cheval. Harris l’arrêta et lui fitcomprendre qu’il avait perdu sa femme. L’homme ne sembla ni surprisni compatissant. Pendant qu’ils causaient, un autre fermier lesjoignit ; le premier présenta au survenant l’affaire, non pascomme un accident, mais comme une histoire plaisante. Ce qui parutsurprendre le second fut que Harris manifestât du désespoir. Il neput rien tirer ni de l’un ni de l’autre : il proféra un juron,enfourcha sa machine et s’engagea au hasard sur la route du milieu.À mi-côte il rencontra deux jeunes femmes accompagnées d’un jeunehomme, groupe joyeux. Il leur demanda s’ils avaient aperçu safemme. Ceux-ci voulurent se faire préciser son aspect. Il neparlait pas assez bien le hollandais pour en faire une descriptionrévélatrice ; tout ce qu’il put leur dire fut que sa femmeétait une très belle femme, de taille moyenne, ce qui ne sembla pasles satisfaire : n’importe qui en aurait pu dire autant et decette façon entrer en possession d’une femme qui ne serait pas lasienne. Ils lui demandèrent comment elle était habillée ;quand il se fût agi pour lui de vie ou de mort, il n’aurait pu sele rappeler.

Je ne crois pas qu’il existe un homme surterre capable de décrire une toilette dix minutes après avoirquitté la femme qui la porte. Il se souvenait d’une jupe bleue,puis il y avait un je ne sais quoi qui prolongeait la robe jusqu’aucou : ce pouvait être une blouse et il avait vague souvenanced’une ceinture ; mais quel genre de blouse ? Était-ellejaune, verte ou bleue ? Avait-elle un col ? Était-ellefermée par un nœud ? Sa femme avait-elle des fleurs ou desplumes à son chapeau ? Avait-elle seulement un chapeau ?Il n’osait pas faire de description trop nette de peur de seméprendre et d’être aiguillé sur une fausse piste à des kilomètresde là. Les deux jeunes femmes ricanaient, ce qui, étant donné sesdispositions d’esprit, eut le don de mettre Harris en colère. Lejeune homme, qui paraissait désireux de se débarrasser de lui, luisuggéra de s’adresser à la police de la ville voisine. Harris s’yrendit. Le commissaire lui donna un papier et lui dit d’y écrire unsignalement complet de sa femme avec des détails sur le lieu et lemoment où il l’avait perdue ; tout ce qu’il put leur dire futle nom du village où ils avaient déjeuné. Il savait qu’à ce momentelle l’accompagnait et qu’ils étaient partis ensemble.

Cela parut suspect aux policiers ;l’affaire leur semblait louche sur trois points : 1° Était-cevraiment sa femme légitime ? 2° L’avait-il réellementperdue ? 3° Pourquoi l’avait-il perdue ? – Avec l’aided’un aubergiste qui parlait un peu l’anglais, il put vaincre leursscrupules. Ils promirent d’agir, et le soir ils la lui amenèrentdans une voiture fermée, avec la note à payer. Leur premièrerencontre ne fut pas tendre. Mme Harris n’est pasune bonne comédienne et éprouve toujours une grande difficulté àdéguiser ses sentiments. Pour cette fois, elle le confesse, elle nel’essaya même pas.

 

D’accord sur les machines, nous entamâmesl’éternelle question des bagages.

– La liste habituelle, je suppose, ditGeorge en se préparant à écrire.

C’était là le fruit de mes conseils. Mon onclePodger, il y a des années, me l’avait enseigné.

– Ayez soin, avait coutume de dire mononcle Podger, avant de vous mettre à emballer, de faire uneliste.

C’était un homme très méthodique.

– Prenez une feuille de papier. (Il avaitcoutume en tout de commencer par le commencement.) Inscrivez-y toutce dont vous pourriez avoir besoin ; après cela revisez votreliste pour voir s’il n’y aurait pas moyen de biffer un objetinscrit. Vous êtes au lit : quel est votre habillement ?Très bien, inscrivez-le. Ajoutez-en un de rechange. Vous vouslevez : que faites-vous ? Vous vous débarbouillez. Avecquoi vous lavez-vous ? Avec du savon. Écrivez : savon. Etainsi de suite. Prenez maintenant vos vêtements. Commencez par lespieds. Que portez-vous aux pieds ? Bottines, souliers,chaussettes : inscrivez-les. Remontez jusqu’à la tête. Quevous faudra-t-il en dehors de l’habillement ? Un peu decognac ? Inscrivez-le. Un tire-bouchon ? Inscrivez-le.Inscrivez tout. Ainsi vous n’oublierez rien.

C’est d’après ce plan-là qu’il procédaittoujours. Une fois la liste achevée, il la parcouraitsoigneusement, ce qu’il recommandait également toujours, pour voirs’il n’avait rien oublié. Ensuite il la revoyait et biffait tout cedont il était possible de se passer.

Après quoi il égarait la liste.

George observa :

– Nous pourrions emporter sur nosmachines le strict nécessaire pour un jour ou deux. Nous ferionssuivre le gros des bagages de ville en ville.

– Soyons prudents, commençai-je, j’aiconnu un homme qui…

Harris tira sa montre :

– Vous nous raconterez cela sur lebateau. J’ai rendez-vous avec Clara à la gare de Waterloo dans unedemi-heure.

– Il ne me faudra pas une demi-heure,protestai-je ; c’est une histoire vraie et…

– Conservez-la soigneusement, ditGeorge : je me suis laissé dire qu’il y a bien des soiréespluvieuses dans la Forêt Noire. Nous vous en serons alors trèsreconnaissants. Ce que nous devrions faire tout de suite serait determiner cette liste.

Maintenant que j’y pense, jamais je n’ai eul’occasion de leur raconter cette histoire : toujours unévénement quelconque venait nous interrompre. Et cependant c’estune histoire vraie.

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