Trois Hommes en Balade

Chapitre 7

 

George s’étonne. – L’amour germanique del’ordre. – Le concert de merles dans la Forêt Noire aura lieu àsept heures du matin. – Le chien en porcelaine. – Sa supérioritésur tous les autres chiens. – Une contrée bien entretenue. –Comment devrait être aménagée une vallée dans les montagnes d’aprèsl’idéal allemand. – Comment se fait l’écoulement des eaux enAllemagne. – Le scandale de Dresde. – Harris donne unereprésentation. – Elle reste inappréciée. – George et sa tante. –George, un coussin et trois demoiselles.

 

À un certain moment, entre Berlin et Dresde,George, qui était resté pendant le dernier quart d’heure à regardertrès attentivement par la portière, nous déclara :

– Pourquoi a-t-on l’habitude en Allemagned’accrocher au haut des arbres les boîtes aux lettres ?Pourquoi ne pas les fixer à la grande porte, comme on fait cheznous ? Il me semble que je détesterais grimper au sommet d’unarbre pour prendre mon courrier, sans compter la corvée inutileimposée au facteur. J’ajoute que la tournée de cet employé doitêtre des plus fatigantes, pour peu qu’il soit corpulent, et mêmedangereuse par des nuits de tempête. S’ils tiennent absolument àsuspendre leur boîte à un arbre, pourquoi ne pas l’attacher auxbranches basses, au lieu de choisir les branches les plusélevées ? Mais il est possible que j’émette un jugementtéméraire sur ce pays, continua-t-il, une nouvelle idée seprésentant à lui. Il est probable que les Allemands, qui nousdevancent en beaucoup de points, ont perfectionné le service despigeons voyageurs. Mais, même en ce cas, je ne peux m’empêcher deremarquer qu’il eût été plus simple, pendant qu’ils y étaient, dedresser les oiseaux à déposer leurs messages plus près de la terre.Ce doit être un travail pénible, même pour un Allemand adulte deforce moyenne, de retirer son courrier de ces boîtes.

Je suivis son regard à travers la portière etlui dis :

– Ce ne sont pas des boîtes aux lettres,ce sont des nids. Il faut que vous pénétriez cette nation.L’Allemand aime les oiseaux, mais il n’aime que les oiseauxsoigneux. Un oiseau abandonné à lui-même construit son nidn’importe où. Le nid n’est pas un bel objet, suivant la conceptionallemande du beau. On n’y trouve pas trace de peinture, pas tracede décoration, pas même un drapeau. Une fois qu’il l’a terminé,l’oiseau recommence à aller et venir et laisse tomber sur lespelouses des brindilles, des tronçons de vers, une foule de choses.Il est inconvenant. Il fait la cour à sa femme ou se chamaille avecelle, il donne la becquée à ses petits, et tout cela en public. Lepropriétaire allemand en est choqué. Il dit à l’oiseau :« Je t’affectionne pour beaucoup de raisons. J’aime te voir,j’aime t’entendre chanter, mais je n’aime pas tes manières. Prendscette petite boîte, mets-y toutes tes petites affaires, pour que jene les voie pas. Sors-en, lorsque l’envie te prendra de chanter,mais vis-y ta vie intime. Reste dans ta boîte, et surtout ne salispas le jardin. »

En Allemagne on respire l’amour de l’ordre enmême temps que l’air ; en Allemagne les bébés battent lamesure avec leur hochet, et l’oiseau allemand en est arrivé à êtrefier de sa boîte, et à mépriser les quelques incivilisés quicontinuent à construire leurs nids sur les branches et dans leshaies. Dans la suite des temps, on peut en être sûr, chaque oiseauallemand aura sa place marquée dans les concerts d’oiseaux. Lechant confus et irrégulier de la gent emplumée doit, on le sent,irriter au plus haut point l’esprit si précis des Allemands, ilmanque de méthode ; l’Allemand, amoureux de musique, y mettrade l’ordre. Quelque oiseau de forte taille et de belle prestancesera dressé à tenir le rôle de chef d’orchestre. Pour qu’ils negâchent plus le meilleur de leur talent dans un bois à quatreheures du matin, il les fera chanter dans un Biergarten,accompagnés d’un piano. Telle est la tournure que prendront leschoses.

L’Allemand aime la nature, mais sa conceptionde la nature est artificielle et symétrique. Il s’intéressebeaucoup à son jardin ; il plante sept rosiers du côté nord,sept du côté sud, et s’ils n’atteignent pas tous la même hauteur etn’ont pas tous la même silhouette, il en perd le sommeil. Chaquefleur, il l’attache après un bâton. Cela nuit à la beauté de laplante, mais il a, par contre, la satisfaction de savoir qu’elleest là et qu’elle se conduit bien. Il a également un bassin revêtude zinc ; une fois par semaine il le retire, l’emporte dans sacuisine et le récure. Il place un chien de faïence au centregéométrique de la pelouse, qui souvent ne dépasse pas la largeurd’une nappe et est généralement entourée d’arceaux. Les Allemandsadorent les chiens, mais en général ils les préfèrent en faïence.Le chien de faïence ne creuse pas de trous dans les parterres poury enterrer des os, ni ne disperse les fleurs à tous les vents avecses pattes de derrière. Au point de vue allemand, c’est le chienidéal. Il ne s’enfuit pas de l’endroit où on le pose, et on ne lerencontre pas en des lieux où sa présence est gênante. On peut lechoisir parfait en tous points, d’après les derniers engouements del’exposition canine ; ou bien on peut suivre sa proprefantaisie et avoir quelque chose d’unique ; on n’est pas,comme avec les autres chiens, limité dans son choix par lesrigueurs de l’hérédité. En faïence on peut avoir un chien rose, unchien bleu. Moyennant une petite augmentation on aura même un chienà deux têtes.

À date fixe, en automne, l’Allemand couche lesplantes de son jardin et les couvre d’une natte. À date fixe, auprintemps, il les découvre et les redresse. Si d’aventure l’automneétait exceptionnellement doux ou le printemps exceptionnellementsévère, tant pis pour les malheureux végétaux. Aucun véritableAllemand ne songerait à sacrifier la pureté d’un rite auxfantaisies incontrôlées des saisons ; incapable de régler letemps, il l’ignore.

Aux autres arbres notre Allemand préfère lepeuplier. Certaines nations moins disciplinées pourront chanter lesbeautés du chêne rugueux, du marronnier ombrageux, de l’ormeondulant sous la brise. Ces arbres capricieux et volontaireschoquent les yeux allemands. Le peuplier pousse où on l’a planté etcomme on l’a planté. Il n’a aucune idée originale ou inconvenante.Ce n’est pas lui qui songerait à étaler des rameaux d’ombre autourd’un tronc tourmenté. Il pousse simplement droit, tout droit, commedoit pousser un arbre allemand. Les Allemands déracineront peu àpeu les autres arbres pour les remplacer par des peupliers.

L’Allemand aime la campagne, mais, commedisait la dame qui avait vu un sauvage, « il la préfère plushabillée ». Il aime à se promener dans les bois… vers unrestaurant ; mais le sentier doit être bordé d’un caniveau enbriques pour l’écoulement régulier des eaux et, tous les quinzemètres environ, posséder un banc sur lequel le promeneur pourra sereposer et s’éponger le front ; car l’Allemand ne songe pasplus à s’asseoir sur l’herbe qu’un évêque anglican ne songerait àdévaler en dégringolade une pente abrupte. Il aimera contempler dusommet d’un mont la nature, mais il veut, sur ce sommet, une tablepanoramique qui lui expliquera ce qu’il voit et une autre tableavec un banc où s’asseoir pour un frugal repas, belegteSemmel et bière, dont il a eu la précaution de se munir audépart. Si en outre il est assez heureux pour apercevoir, accrochéà un arbre, un arrêté de police lui interdisant de faire ceci oucela, il éprouvera une sensation particulière de confort et desécurité.

L’Allemand n’est pas ennemi d’un paysagesauvage, pourvu que ce paysage ne soit pas sauvage par trop. S’ille considère comme tel, il s’efforcera de le dompter. Je merappelle, proche de Dresde, une vallée étroite et pittoresque,conduisant vers l’Elbe. Les lacets de la route y suivent un torrentqui, entre des rives ombreuses écume et bondit parmi les galets etles rocs pendant environ un kilomètre. Je le suivais enchanté,lorsque, à un tournant, je me trouvai face à face avec une équiped’ouvriers occupés à mettre de l’ordre dans cette vallée et àdonner au cours d’eau un aspect respectable. Ils enlevaientsoigneusement toutes les pierres qui l’obstruaient. Ils cimentaientles rives ; ils arrachaient ou taillaient les buissons et lesarbres qui dépassaient les bords, les vignes vierges et les plantesgrimpantes. Un peu plus loin le travail était déjà au point et jecontemplai ce que doit être une vallée d’après les idéesallemandes. L’eau, massée maintenant en un courant large et noble,coulait dans un lit aplani et sablonneux entre deux murs couronnésd’une crête imposante. Tous les cent mètres elle descendaitgentiment trois marches en bois. Sur chaque rive une petite étenduede terrain avait été défrichée et à intervalles réguliers on yavait planté des peupliers. Chaque arbrisseau était protégé par untreillage d’osier et soutenu par une baguette de fer. Le conseilmunicipal espère dans la suite des temps « finir » lavallée d’un bout à l’autre et en faire une promenade digne del’amateur pointilleux d’une nature à l’allemande. On y trouvera unbanc tous les cinquante mètres, un arrêté de police tous les centet un restaurant tous les cinq cents.

Et voilà ce qu’ils font depuis le Memeljusqu’au Rhin : mettre en ordre leur pays. Je me souviensparfaitement du Wehrtal. Ce fut jadis la vallée la plus romanesquequ’on pût trouver dans la Forêt Noire. La dernière fois que je ladescendis, j’y rencontrai un campement d’une centained’Italiens : ils étaient en plein travail, traçant à la petiteWehr sauvage le chemin qu’elle devait suivre ; ilsembriquetaient les rives, ils faisaient sauter les rochers, luifabriquaient des marches en ciment pour qu’elle voyageât avecdécence et sobriété.

Car en Allemagne on ne badine pas avec lanature indisciplinée, on ne lui permet pas de faire ses quatrevolontés. En Allemagne la nature est arrivée à bien se conduire età ne pas donner le mauvais exemple aux enfants. Un poète allemand,apercevant une chute d’eau, ne s’arrêterait pas, comme le fitSouthey devant celles de Lodore, pour la décrire en des vers pleinsd’allitérations, – il s’empresserait d’avertir la police, et dèslors les minutes de la belle chute seraient comptées.

– Voyons, voyons, pourquoi tout cebruit ? dirait aux eaux la voix sévère de l’autorité ;vous savez que nous ne pouvons pas tolérer cet état de choses,descendez doucement. Où croyez-vous donc être ?

Et le conseil municipal pourvoirait ces eauxde tuyaux de zinc, de caniveaux de bois et d’un escalier encolimaçon et leur montrerait comment descendre raisonnablement,d’après l’idéal allemand.

C’est un pays bien ordonné quel’Allemagne.

 

Nous arrivâmes à Dresde le mercredi soir avecl’intention d’y rester jusqu’au lundi.

À certains points de vue Dresde est peut-êtrela ville la plus agréable de l’Allemagne. Elle mérite mieux qu’unevisite hâtive. Ses musées, ses galeries, ses palais, ses jardins,ses environs riches de souvenirs historiques recèlent du plaisirpour tout un hiver, mais ne font qu’ahurir si l’on n’y reste qu’unesemaine. Dresde n’a pas cette gaieté de Paris ou de Vienne, dont onest si vite las ; ses attractions sont plus solidementallemandes et plus durables. C’est La Mecque de la musique. Pourcinq shillings à Dresde on se procure une stalle à l’Opéra, mais ony gagne en même temps, hélas ! une aversion violente pour lesreprésentations d’opéras en Angleterre, en France et enAmérique.

La chronique scandaleuse s’occupe encore, denos jours, d’Auguste le Fort, « l’Homme aux Péchés »,comme l’appelait Carlyle, qui a affligé l’Europe, dit-on, de plusd’un millier d’enfants. On visite encore les châteaux où ilemprisonnait telle ou telle de ses maîtresses disgraciées ; onparle de l’une d’elles, qui mourut dans l’un d’eux après quaranteans de captivité. Des châteaux mal famés sont épars un peu partoutdans les environs, comme des squelettes sur un champ de bataille,et la plupart des histoires que racontent les guides sont tellesque des « jeunes personnes » élevées en Allemagneauraient avantage à ne pas les entendre. Son portrait grandeurnature est accroché dans le beau « Zwinger », construitd’abord pour servir d’arène aux combats entre animaux sauvages,lorsque le peuple fut las de voir ces combats sur la place duMarché. C’était un homme aux sourcils épais, à l’air franchementbestial, mais non sans une pointe de culture et de goût, qualitésqui souvent laissent leur empreinte sur ces physionomies-là.

La Dresde moderne lui doit certainementbeaucoup.

Mais ce qui y frappe le plus les étrangers, cesont les tramways électriques. Ces véhicules énormes filent àtravers les rues à une vitesse de dix à vingt kilomètres à l’heure,prenant les virages à la manière des cochers irlandais. Tout lemonde s’en sert, sauf les officiers en uniforme, qui n’en ont pasle droit. Les dames en toilette de soirée allant au bal ou àl’Opéra, les garçons de livraison avec paniers s’y trouvent côte àcôte. Ils sont omnipotents dans la rue et tout, bêtes ou gens,s’empresse de se garer. Si on ne leur cède pas la place, et sid’aventure on se retrouve vivant quand on a été relevé, on estcondamné, lorsqu’on revient à soi, à payer une amende pour s’êtremis sur leur chemin. Cela apprend au public à s’en méfier.

Un après-midi Harris avait fait une« balade » en cavalier seul. Le soir pendant que nousétions assis au Belvédère, écoutant la musique, il dit soudain,sans raison apparente :

– Ces Allemands n’ont aucun sens del’humour.

– Pourquoi dites-vous cela ?demandai-je.

– Parce que, cet après-midi, j’ai sautésur un de ces trams électriques. Voulant voir la ville, je restaidebout sur la petite plate-forme extérieure, commentl’appelez-vous ?

– Le Stehplatz.

– C’est cela, dit Harris. Voussavez à quel point il vous secoue et comme il faut se méfier destournants, des arrêts et des départs !

Je fis signe que oui. Il continua :

– Nous étions à peu près unedemi-douzaine sur cette plate-forme ; moi, naturellement, jemanquais d’expérience. Le tram démarra subitement, cela me projetaen arrière. Je tombai sur un monsieur corpulent qui se trouvaitjuste derrière moi. Il ne se maintenait lui-même pas très ferme et,à son tour, tomba en arrière, écrasant un gosse qui portait unetrompette dans une housse en feutre vert. Aucun d’eux ne sourit, nil’homme ni le gamin à la trompette ; ils se contentèrent de seredresser, l’air renfrogné. J’allais m’excuser, mais avant quej’aie pu dire un mot, le tram ralentit pour une raison quelconque,et cela naturellement me projeta en avant. J’allai buter dans unvieux bonhomme à cheveux blancs qui me sembla être un professeur.Eh bien, lui non plus ne sourit pas, pas un de ses muscles nebroncha.

– Peut-être, hasardai-je, pensait-il àautre chose.

– Cela n’est pas possible pour ce casparticulier, répliqua Harris, car pendant ce voyage j’ai dû tomberau moins trois fois sur chacun d’eux. Vous voyez, expliqua-t-il,ils savaient à quel moment on allait arriver à un tournant et dansquelle direction ils devaient se pencher. Moi, comme étranger,j’étais naturellement handicapé. La façon dont je roulais ettanguais sur cette plate-forme, m’accrochant désespérément tantôt àl’un, tantôt à l’autre, devait être du plus haut comique. Je ne dispas que c’était d’un comique raffiné, mais il aurait divertin’importe qui. Ces Allemands ne semblaient pas y trouverd’amusement ; ils paraissaient inquiets. Un homme, un petithomme se tenait adossé contre le frein. Je tombai cinq fois surlui, – j’ai compté. On aurait pu s’attendre, à la cinquième, à levoir éclater de rire ; mais non : il eut simplement l’airfatigué. C’est une race triste.

George eut aussi son aventure. Il y avaitproche l’Altmarkt un magasin à la vitrine duquel étaient exposésquelques coussins. Le véritable commerce de la boutique était laverrerie et la porcelaine, les coussins semblaient ne devoir êtrequ’un essai. C’étaient de fort beaux coussins de satin, enjolivésde broderies à la main. Nous passions souvent devant cette vitrineet, chaque fois, George s’arrêtait pour les admirer. Il disait quecertainement sa tante aimerait en posséder un.

George s’est montré plein d’attention enverscette tante depuis le début du voyage. Il lui a écrit une longuelettre chaque jour, et de chaque ville où nous nous arrêtions lui aenvoyé un souvenir. À mon avis il exagère, et plus d’une fois je lelui ai dit. Sa tante va rencontrer d’autres tantes et ellescauseront ; toute cette espèce en sera bouleversée et endeviendra intraitable. Comme neveu je m’oppose à cet état detrouble que George est en train de créer. Mais il ne veut rienentendre.

Voilà pourquoi il nous quitta le samedi aprèsle déjeuner, expliquant qu’il se rendait à ce magasin afind’acheter un coussin pour sa tante. Il dit qu’il ne serait paslongtemps parti et il nous engagea à l’attendre.

Nous l’attendîmes un temps qui me semblainterminable. Quand il nous revint, il avait les mains vides etl’air ennuyé. Nous lui demandâmes ce qu’il avait fait du coussin.Il nous dit qu’il n’en avait pas acheté, qu’il avait changéd’avis ; il ajouta qu’au fond sa tante n’aurait pas tenutellement à ce coussin. Certainement il s’était passé quelque chosede contrariant. Nous essayâmes de connaître le fond de l’histoire,mais il ne se montra pas communicatif ; même, à notrevingtième question, il finit par nous répondre sèchement.

Cependant dans la soirée, comme nous étions entête à tête, il commença de lui-même :

– Les Allemands sont quand même un peubizarres pour certaines choses.

– Qu’est-il arrivé ?

– Je voulais donc un coussin…

– Pour votre tante, remarquai-je.

– Pourquoi pas ? (Il commençait à semonter. Je n’ai jamais connu homme si susceptible à propos d’unetante.) Pourquoi n’enverrais-je pas un coussin à matante ?

– Ne vous fâchez pas, répliquai-je. Jen’y vois pas d’objection, au contraire ; je respecte vossentiments.

Il se calma et continua :

– Il y en avait quatre à la devanture,vous vous le rappelez bien. Tous quatre semblables, et chacunmarqué vingt marks en chiffres connus. Je n’ai pas la prétention deparler couramment l’allemand, mais avec un petit effort j’arrivegénéralement à me faire comprendre et à saisir le sens de ce quel’on me dit, pourvu qu’on ne mange pas les mots. J’entre donc dansce magasin. Une jeune fille s’avance vers moi. Elle était jolie,elle avait l’air sage, timide même : on ne se serait pasattendu en la voyant à une telle chose. De ma vie je n’ai été aussisurpris.

– Surpris de quoi ? demandai-je.

George suppose toujours que vous connaissez lafin de l’histoire dont il raconte le commencement ; c’est ungenre déplaisant.

– De ce qui arriva, expliqua-t-il, de ceque je vous raconte. Elle se prit à sourire et me demanda ce que jevoulais. Je perçus cela parfaitement ; aucun doute ne pouvaitsurgir dans mon esprit. Je déposai une pièce de vingt marks sur lecomptoir et dis :

« – Donnez-moi, s’il vous plaît, uncoussin.

« Elle me regarda comme si je lui avaisdemandé un édredon. Je pensai que peut-être elle n’avait pas biencompris, de sorte que je lui répétai ma demande d’une voix plusforte. Si je l’avais caressée sous le menton, elle n’eût certes puavoir un air plus surpris ni plus indigné.

« Elle me déclara que je devais faireerreur.

« Je ne voulus pas commencer une longueconversation, de peur de ne pouvoir la soutenir. Je lui dis qu’iln’y avait pas erreur. Je lui montrai la pièce de vingt marks, etlui répétai pour la troisième fois que je voulais un coussin,« un coussin de vingt marks ».

« Sur ces entrefaites s’avança une autredemoiselle, plus âgée, et la première, qui paraissait bouleversée,lui répéta ce que je venais de dire.

« L’autre estima que je n’avais pas l’aird’appartenir à cette classe d’hommes qui pouvaient désirer uncoussin. Pour s’en assurer, elle me posa elle-même laquestion :

– Est-ce que vous avez dit que vousvouliez un coussin ?

« – Je l’ai dit trois fois, je vais lerépéter : je veux un coussin.

« Elle dit :

« – Eh bien, vous ne pouvez pas enavoir !

« Je sentais la colère monter. Si jen’avais pas réellement tenu à cet objet, je serais sorti de laboutique ; mais les coussins étaient à la devanture pour êtrevendus, évidemment. Je ne voyais pas pourquoi, moi, je nepourrais pas en obtenir un. Je déclarai :

« – Et je veux en avoir un !

« C’est une phrase bien simple, mais jela dis avec énergie. Une troisième demoiselle parut à ce moment, jesuppose que ces trois formaient tout le personnel de la maison.Cette dernière était une petite personne aux grands yeux brillantset pleins de malice. En toute autre occasion j’aurais eu du plaisirà la voir, mais son arrivée m’irrita. Je ne voyais pas l’utilité detrois vendeuses pour conclure cette affaire.

« Les deux premières expliquèrent le casà la troisième et avant qu’elles fussent à la moitié de leur récit,la troisième commença à s’esclaffer. Elle me paraissait d’uncaractère à rire de tout. Ensuite elles se prirent à bavarder commedes pies, toutes les trois à la fois ; et tous les dix motselles me regardaient ; et plus elles me regardaient, plus latroisième riait ; et avant qu’elles eussent fini, elles setordaient toutes les trois, les petites idiotes ! On aurait pume prendre pour un clown, en train de donner unereprésentation.

« Quand elles furent suffisamment calméespour se mouvoir, la troisième vendeuse s’approcha de moi en rianttoujours. Elle me dit :

« – Si vous l’obtenez, vous enirez-vous ?

« De prime abord, je ne compris pas trèsbien : elle fut obligée de répéter :

« – Ce coussin, quand vous l’aurez,vous-en-irez-vous-tout-de-suite ?

« Moi, je ne demandais que cela, et je lelui dis. Mais j’ajoutai que je ne m’en irais pas sans. J’étaisrésolu à obtenir un coussin, dussé-je passer toute la nuit dans laboutique.

« Elle rejoignit les deux autresvendeuses ; je crus qu’elles allaient me chercher le coussin,et que le marché allait être conclu. Au lieu de cela, arriva lachose la plus incompréhensible. Ces deux se mirent derrière latroisième (toutes les trois pouffant de rire, Dieu seul saitpourquoi) et la poussèrent vers moi. Elles la poussèrent toutcontre moi et alors, avant que je comprisse ce qui arrivait, cettetroisième posa ses mains sur mes épaules, se mit sur la pointe despieds et m’embrassa. Après quoi, enfouissant sa figure dans sontablier, elle s’en alla en courant, suivie par la deuxièmevendeuse. La première m’ouvrit la porte avec un désir si évident deme voir partir que, dans ma confusion, je m’en allai, laissantderrière moi les vingt marks. Je n’ai pas d’objection à formulercontre ce baiser, quoique je ne l’eusse pas désiré, tandis que jedésirais un coussin. Je ne tiens pas à retourner à ce magasin. Maisje ne comprends pas du tout cette conduite. » Je luidis :

– Mais qu’avez-vous donc demandé ?Il répondit :

– Un coussin.

– C’est ce que vous vouliez, je le sais.Ce que je veux dire est : quel mot de la langue allemandemoderne avez-vous employé ?

Il me répondit :

– Un Kuss.

J’expliquai :

– Vous n’avez pas le droit de vousplaindre. Cela prête à confusion. Un Kuss semble vouloirdire un coussin, mais il n’en est pas ainsi, cela signifiebaiser ; tandis que Kissen signifie coussin. Vousavez confondu les deux mots : vous n’êtes pas le premierauquel cela arrive. Je ne suis pas bon juge en la matière ;mais vous aviez demandé un baiser de vingt marks et, d’après votredescription de la jeune fille, on pourrait estimer le prixraisonnable. En tout cas n’en parlons pas à Harris. Si messouvenirs sont bons, il a également une tante.

En quoi George fut de mon avis.

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