Trois Hommes en Balade

Chapitre 11

 

Une maison de la Forêt Noire. – Lesrelations qu’on pourrait faire. – Son parfum. – George refuseénergiquement de rester couché après quatre heures du matin. – Laroute qu’on ne saurait manquer. – Mon flair extraordinaire. – Uneréunion de gens peu reconnaissants. – Harris savant. – Sa confiancesereine. – Le village : où il se trouvait et où il aurait dûêtre. – George : son plan. – Nous nous promenons à lafrançaise. – Le cocher allemand endormi et réveillé. – L’homme quirépand l’anglais sur le continent.

 

Très fatigués et loin de toute ville ou detout village, nous avons dormi une nuit dans une ferme de la ForêtNoire. Le grand charme d’une maison de la Forêt Noire réside danssa sociabilité. Les vaches y habitent la pièce à côté, les chevauxl’étage au-dessus, les oies et les canards sont installés dans lacuisine, tandis que les cochons, les enfants et les poulesséjournent un peu partout.

Pendant qu’on procède à sa toilette on entendun grognement derrière soi :

– Bonjour ! Pas d’épluchures depommes de terre ici ? Non, je vois que vous n’en avez pas. Aurevoir.

Puis voici un caquetage et le cou d’unevieille poule qui avance.

– Belle journée, n’est-ce pas ? Celane vous dérange pas que j’apporte ici mon ver ? C’est sidifficile de trouver dans cette maison une pièce où l’on puissejouir en paix de sa nourriture. Déjà, quand je n’étais que poussin,je mangeais lentement, mais quand une douzaine… Là, je pensais bienqu’ils ne me laisseraient pas tranquille ! Chacun en voudra unmorceau. Cela ne vous fait rien que je m’installe sur le lit ?Ici ils ne me verront peut-être pas.

Pendant que l’on s’habille, différentes têtesviennent vous épier par la porte. Elles considèrent apparemment lachambre comme une ménagerie temporaire. On ne saurait dire si lestêtes appartiennent à des garçons ou à des filles ; on ne peutqu’espérer qu’elles appartiennent toutes au sexe masculin. Il estinutile d’essayer de fermer la porte, car il n’y a rien pour lamaintenir et, aussitôt qu’ils ne la sentent plus poussée, ilsl’ouvrent de nouveau. On déjeune dans le décor traditionnel durepas qui fut célébré pour le retour de l’Enfant Prodigue : uncochon ou deux entrent pour vous tenir compagnie ; une banded’oies d’un certain âge vous accablent de critiques, se tenant surle pas de la porte ; vous devinez, d’après leurschuchotements, leur expression choquée, qu’elles cassent du sucresur votre dos. Une vache s’abaissera peut-être jusqu’à jeter uncoup d’œil sur cet intérieur.

C’est cet arrangement dans le genre de l’archede Noé qui donne, je suppose, à la maison de la Forêt Noire sonodeur particulière. Ce n’est pas une odeur qu’on puisse comparer àquoi que ce soit. C’est tout comme si l’on mélangeait des roses, dufromage du Limbourg, de l’huile pour les cheveux, quelques fleursde bruyère, des oignons, des pêches, de l’eau de savon avec unebouffée d’air marin et un cadavre. On ne saurait discerner aucuneodeur particulière, mais on les sent toutes réunies là, toutes lesodeurs que l’univers possède jusqu’à présent. Les gens qui viventdans ces maisons adorent à l’envi ce mélange. Ils n’ouvrent jamaisles fenêtres, de peur d’en perdre un peu ; ils conserventprécieusement cette odeur dans leur maison hermétiquement close. Sivous désirez respirer un parfum différent, vous avez tout loisir desortir et de humer à l’extérieur l’arôme des pins et des violettesdes bois : à l’intérieur il y a celui de la maison ; eton dit qu’au bout de quelque temps on s’y habitue de telle sortequ’il vous manquerait et que l’on devient incapable de s’endormirdans aucune autre atmosphère.

Nous avions projeté de couvrir une longueétape le lendemain et pour ce motif nous désirions nous lever debonne heure, vers les six heures, – si possible sans déranger toutela maison. Nous demandâmes timidement à notre hôtesse si ellevoyait d’un bon œil ce programme. Elle ne fit pas d’objection.Elle-même ne serait peut-être pas dans les parages à cetteheure-là. C’était le jour où elle devait se rendre au marché,distant de dix milles. Elle ne rentrait pas avant septheures ; mais il était fort possible que son mari ou l’un deses fils passât à la maison prendre un deuxième repas à ce moment.En tout cas on enverrait quelqu’un nous réveiller et préparer notrepremier déjeuner.

On n’eût pas à nous réveiller. Nous nouslevâmes de nous-mêmes à quatre heures. Nous nous levâmes à quatreheures pour échapper au fracas qui faisait éclater nos têtes. Jesuis incapable de dire à quelle heure les paysans de la Forêt Noirese lèvent en été ; ils nous parurent se lever toute la nuit.Et la première chose que fait l’indigène quand il sort du lit estde chausser une paire de sabots et de faire une promenadehygiénique à travers sa maison. Il ne se sent pas complètement levéavant d’avoir monté et descendu trois fois les étages. Une foisbien réveillé, il monte aux écuries et y réveille son cheval. (Lesmaisons de la Forêt Noire étant généralement bâties sur une penteraide, le rez-de-chaussée se trouve à la partie supérieure et legrenier à la partie inférieure.) Le cheval, semble-t-il, doit aussifaire sa promenade hygiénique par la maison. Ensuite l’hommedescend à la cuisine et commence à casser du bois ; quand ilen a cassé suffisamment, il se sent satisfait de lui-même et se metà chanter. Considérant toutes ces choses, nous arrivâmes à conclureque ce que nous avions de mieux à faire était de suivre l’excellentexemple qu’on nous donnait. George lui-même avait très envie de selever ce matin-là.

Nous absorbâmes un repas frugal à quatreheures et demie et nous mîmes en route à cinq heures. Notre cheminnous conduisait à travers des montagnes et, d’après lesrenseignements pris dans le village, ce devait être une de cesroutes si faciles à suivre qu’il était impossible de s’égarer. Jesuppose que tout le monde connaît ces sortes de routes ;généralement elles vous ramènent à votre point de départ ; ets’il en va autrement, vous le regrettez, car dans le premier casvous savez au moins où vous vous trouvez. J’étais en défiance dèsle début, et avant d’avoir parcouru une couple de milles nous fûmesédifiés. Nous arrivions à un carrefour de trois routes. Un poteauindicateur vermoulu assignait pour destination au chemin de gaucheun endroit inconnu de toute carte. L’autre bras, parallèle à laroute du milieu, avait disparu. Le chemin de droite, nous étionstous d’accord pour le croire, ramenait manifestement auvillage.

– Le vieillard, rappela Harris, nous adit clairement de longer la montagne.

– Quelle montagne ? demanda Georgeavec justesse.

Une demi-douzaine de collines nous faisaientface, les unes plus grandes, les autres plus petites.

– Il nous a dit, continua Harris, quenous devions arriver à un bois.

– Je ne vois aucune raison d’en douter,quelle que soit la route que nous prenions, commenta George.

En effet toutes les hauteurs autour de nousétaient couvertes de forêts épaisses.

– Et il a encore dit, murmura Harris, quenous atteindrions le sommet en une heure et demie environ.

– C’est là, dit George, que je commence àdouter de ses paroles.

– Eh bien ! qu’allons-nousfaire ? demanda Harris.

Le hasard veut que j’aie la bosse del’orientation. Ce n’est pas une vertu ; je ne veux pas m’envanter. Ce n’est qu’un instinct tout animal, auquel je ne peuxrien. S’il m’arrive de rencontrer sur mon chemin des montagnes, desprécipices, des rivières et d’autres obstacles de cette sorte quim’empêchent d’avancer, ce n’est pas ma faute. Mon instinct meconduit très sûrement ; c’est la planète qui a tort. Je lesemmenai donc par la route du milieu. On n’aurait pas dû m’imputer àcrime le fait que cette route du milieu n’ait pas eu suffisammentd’énergie pour continuer plus d’un quart de mille dans la mêmedirection, et qu’après trois milles de montées et de descentes elleait subitement abouti à un guêpier. Si cette route médiane avaitsuivi la direction qu’elle aurait dû suivre, elle nous aurait menéslà où nous voulions aller, j’en suis convaincu.

Ce don particulier qui m’est échu, j’auraiscontinué à m’en servir pour découvrir un nouveau chemin, s’ils nem’avaient pas fait sentir leur mauvaise humeur. Mais je ne suis pasun ange – je l’avoue franchement – et je refuse de faire desefforts au profit d’ingrats et de rebelles. D’un autre côté je medemande si George et Harris m’auraient suivi plus loin. C’est pources raisons que je m’en lavai les mains et que Harris me remplaçacomme chef de colonne.

– Eh bien ! me dit-il, je supposeque vous êtes satisfait de votre œuvre.

– J’en suis assez satisfait, répondis-jedu haut du tas de pierres sur lequel j’étais assis. Je vous aimenés jusqu’ici sains et saufs. Je mènerais plus loin, mais nulartiste ne peut travailler sans encouragement. Vous vous montrezmécontents de moi parce que vous ne savez pas où vous êtes. Il estpossible que vous soyez dans la bonne direction, sans vous endouter. Mais autant ne rien dire ; je ne m’attends pas à desremerciements. Suivez le chemin qui bon vous semblera ; je nem’en occupe plus.

Je parlai peut-être avec amertume, mais je n’ypouvais rien. On ne m’avait pas adressé une parole aimable pendanttout ce trajet rebutant.

– Ne vous méprenez pas sur le sens de mesparoles, dit Harris. George et moi sommes convaincus que sans votreaide nous ne serions pas arrivés à l’endroit où nous nous trouvons.Nous vous rendons justice en cela. Mais on ne peut pas se fieraveuglément à l’instinct. Je compte vous proposer d’y substituer lascience qui, elle, est exacte. Donc, où se trouve lesoleil ?

– Ne croyez-vous pas, dit George, que sinous retournions au village et que nous demandions à un gamin denous servir de guide pour un mark, cela nous ferait, somme toute,gagner du temps ?

– Cela nous ferait perdre plusieursheures, répliqua Harris d’un ton décidé. Fiez-vous à moi. J’aiétudié la question. (Il tira sa montre et commença à tourner surlui-même.) C’est simple comme bonjour. Il faut diriger la petiteaiguille vers le soleil ; vous prenez la bissectrice del’angle formé par la petite aiguille et midi, et obtenez ainsi ladirection du nord. (Il s’agita pendant quelque temps, puis il fitson choix.) Me voilà fixé, dit-il ; le nord est dans cettedirection, là où se trouve le guêpier. Maintenant, passez-moi lacarte. (Nous la lui tendîmes et, s’asseyant face aux guêpes, ill’examina.) Todtmoos se trouve, par rapport à notre positionactuelle, dans une direction sud-sud-ouest.

– Qu’entendez-vous par « notreposition actuelle » ? questionna George.

– Mais ici, où nous sommes.

– Mais où sommes-nous donc ?

Cette question embarrassa Harris pendantquelques instants, mais à la fin il se rasséréna.

– Notre position importe peu,répliqua-t-il. Quel que soit l’endroit où nous sommes, Todtmoos setrouve dans une direction sud-sud-ouest. Allons, venez, nousperdons notre temps.

– Je ne comprends pas exactement votreraisonnement, dit George en se levant et en bouclant samusette ; mais je suppose que cela ne tire pas à conséquence.Nous nous promenons pour notre santé et partout la campagne estbelle.

– Cela va aller merveilleusement, ditHarris avec une confiance sereine. Nous arriverons à Todtmoos avantdix heures, ne vous tourmentez pas. Et à Todtmoos nous trouverons àmanger.

Il avoua que, pour sa part, il aimerait unbeefsteak suivi d’une bonne omelette. George nous confia quepersonnellement il s’abstiendrait de penser à ce sujet avant queTodtmoos ne fût en vue.

Nous marchions depuis une demi-heure quand,arrivant à une éclaircie, nous aperçûmes au-dessous de nous, àenviron deux milles, le village que nous avions traversé quelquesheures plus tôt. Nous le reconnaissions à son église bizarre, munied’un escalier extérieur, ce qui est d’une architecture peurépandue. Cette vue me remplit de tristesse. Nous avions marché surune route très dure pendant trois heures et demie et n’avionsapparemment fait que quatre milles. Mais Harris étaitenchanté :

– Enfin, nous savons où nous sommes.

– Je croyais que cela importait peu, luirappela George.

– En effet, pratiquement cela n’a aucunintérêt, mais il vaut quand même mieux être fixé. À présent je mesens plus sûr de moi.

– Je ne vois pas en quoi cela constituepour vous un avantage, murmura George. (Mais je ne crois pas queHarris l’entendit.)

– Nous sommes en ce moment, continuaHarris, dans l’est par rapport au soleil et Todtmoos est ausud-ouest de l’endroit où nous sommes. De sorte que si… (Ils’arrêta net.) À propos, vous souvenez-vous si j’ai dit qu’enmenant la bissectrice de l’angle on obtenait la direction nord oula direction sud ?

– Vous avez dit qu’elle donnait le nord,répliqua George.

– En êtes-vous sûr ? insistaHarris.

– Certain. Mais ne vous laissez pasinfluencer dans vos calculs pour si peu. Selon toute probabilité,vous vous êtes trompé.

Harris réfléchit quelque temps, puis saphysionomie s’éclaira :

– Nous y sommes. Évidemment c’est lenord. Il faut que ce soit le nord. Comment cela pourrait-il être lesud ? Maintenant, il faut nous diriger vers l’ouest.Venez.

– Je ne demande pas mieux que de mediriger vers l’ouest, dit George ; n’importe quelle directionde la boussole m’est bonne. Je veux seulement vous faire remarquerqu’en ce moment nous marchons en plein vers l’est.

– Mais non, répondit Harris, nous allonsvers l’ouest.

– Je vous dis que nous nous dirigeonsvers l’est.

– Je voudrais que vous ne continuiez pasà affirmer ça. Vous dérangez mes calculs.

– Cela m’est égal. J’aime mieux dérangervos calculs que de continuer à m’égarer. Je vous dis que nous avonsmis cap en plein vers l’est.

– Quelle stupidité ! s’impatientaHarris, voici le soleil.

– Je peux voir le soleil, convint George,je le vois même assez distinctement. Il se peut qu’il se trouve àsa place selon vous et les préceptes de la science, mais il se peutaussi qu’il n’y soit pas. Tout ce que je sais se résume enceci : quand nous étions dans le village, cette montagnesurmontée de cette couronne de rochers était nettement au nord. Ence moment, nous faisons face à l’est.

– Vous avez raison, acquiesça Harris,j’avais oublié pour un instant que nous marchions dans un sensopposé.

– Moi, à votre place, je prendraisl’habitude de noter ces changements d’orientation, grommela George.Cela nous arrivera probablement plus d’une fois encore.

Nous fîmes demi-tour et nous acheminâmes dansla direction opposée.

Après avoir grimpé pendant quarante minutes,nous arrivâmes de nouveau à une éclaircie, et de nouveau le villages’étalait à nos pieds. Mais cette fois-ci il était au sud, parrapport à nous.

– C’est étonnant, dit Harris.

– Je ne vois rien d’étonnant à cela, émitGeorge. Si vous faites consciencieusement le tour d’un village, iln’est que naturel que vous en aperceviez de temps en tempsl’église. J’ai tout le premier du plaisir à la voir. Cela me prouveque nous ne sommes pas irrémédiablement perdus.

– Il devrait être à notre gauche, ditHarris.

– Il y sera dans une heure environ sinous poursuivons notre route.

Moi, je me taisais : tous les deuxm’irritaient. Mais je voyais non sans satisfaction George se mettreen colère contre Harris. Aussi était-ce assez stupide de la part deHarris de s’imaginer qu’il était capable de trouver son chemind’après le soleil.

– Je serais bien content de savoir d’unemanière certaine, dit Harris d’un air songeur, si cette bissectricenous indique le nord ou le sud.

– À votre place, je prendrais unerésolution à ce sujet : c’est un point important.

– C’est impossible que ce soit le nord,dit Harris, et je vais vous expliquer pourquoi.

– Ne vous donnez pas cette peine,répliqua George, je ne demande qu’à le croire.

– Vous venez de dire qu’elle indique lenord, lui reprocha Harris.

– Ce n’est pas cela que j’ai dit. J’aidit que vous l’aviez dit, c’est tout différent. Si vous croyez voustromper, rebroussons chemin. Cela nous changera, à défaut demieux.

Alors Harris dressa de nouveaux plans baséssur des calculs inverses et de nouveau nous nous enfonçâmes dansles bois ; et de nouveau après une demi-heure de côtes rudes,nous arrivâmes en vue du même village. Il est vrai que nous étionsà une altitude un peu plus élevée et que cette fois-ci il étaitsitué entre nous et le soleil.

– Je pense, dit George, tandis qu’il leregardait du haut de cet observatoire, que c’est la meilleure vueque nous en ayons eue jusqu’à présent. Il n’y a plus qu’un seulendroit au-dessus de nous d’où nous puissions le voir encore. Ceaprès quoi, je vous proposerai d’y descendre et d’y prendre quelquerepos.

– Je ne crois pas que ce soit le mêmevillage, dit Harris ; cela n’est pas possible.

– On ne saurait s’y méprendre, avec cetteéglise, dit George. À moins qu’il ne s’agisse d’un cas semblable àcelui de cette statue de Prague. Il se peut que les autorités aientdifférentes copies grandeur nature de ce village et les aientdispersées dans la forêt pour juger où il ferait meilleur effet. Dureste, peu importe. Où allons-nous maintenant ?

– Je n’en sais rien, dit Harris, et celam’est égal. J’ai fait de mon mieux ; vous n’avez fait quebougonner et m’induire en erreur.

– J’ai pu vous adresser quelquescritiques, admit George ; mais mettez-vous à ma place. L’un devous me certifie qu’il a un instinct infaillible et me conduit à unguêpier au milieu d’un bois.

– Je ne peux pas empêcher les guêpes debâtir leurs ruches dans les bois, répliquai-je.

– Je ne dis pas que cela soit en votrepouvoir, riposta George. Je ne discute pas ; je ne fais queconstater des faits bien établis… L’autre me mène pendant desheures par monts et par vaux, d’après des principes astronomiques,tout en ne sachant pas distinguer le nord du sud. Personnellement,je ne prétends pas avoir des instincts dépassant ceux du commun desmortels, je ne suis pas non plus un scientifique. Mais je voislà-bas, deux champs plus loin, un homme. Je vais lui offrir lavaleur du foin qu’il coupe et que j’estime à un mark cinquante,afin que, laissant son travail, il me conduise jusqu’à ce que noussoyons en vue de Todtmoos. Si vous voulez me suivre, camarades,vous êtes libres ; si non, vous pouvez recourir à un autresystème et tenter l’épreuve de votre côté.

Le plan de George était dépourvu d’originalitéet de hardiesse, mais sur le moment il nous parut sympathique.Heureusement que nous n’étions pas éloignés de l’endroit où nousnous étions trompés de route pour la première fois ; ce quieut pour résultat qu’aidés par l’homme à la faux nous retrouvâmesle bon chemin et atteignîmes Todtmoos avec un retard de quatreheures sur nos calculs, mais avec un appétit formidable quequarante-cinq minutes de travail silencieux et acharné suffirent àpeine à calmer.

Nous avions projeté d’aller à pied de Todtmoosà la vallée du Rhin ; mais en raison de nos fatiguesextraordinaires de la matinée, nous décidâmes de faire « unepromenade en voiture », comme on dit en France.

Et à cette intention nous louâmes un véhiculed’aspect pittoresque, tiré par un cheval qu’on aurait volontierscomparé à un tonneau, n’eût été l’embonpoint de son cocher auprèsduquel il semblait anguleux. En Allemagne, toutes les voitures sontaménagées pour être attelées à deux, mais en général elles ne sonttirées que par un seul cheval. Cela donne à l’équipage un aspectasymétrique qui heurte notre goût, mais que les gens d’ici trouventélégant : on a l’air de quelqu’un qui d’habitude sort avec unepaire de chevaux, mais qui, pour l’instant, a égaré l’un d’eux. Lecocher allemand n’est pas ce que nous appellerions un maître. Quandil dort, c’est alors qu’il montre ses qualités. À ce moment, aumoins, il n’est pas dangereux ; et comme le cheval estgénéralement intelligent et expérimenté, la course est relativementpeu périlleuse. S’ils arrivaient en Allemagne à dresser le cheval àse faire payer à la fin de la course, on pourrait se passer tout àfait de cocher, ce qui serait un soulagement considérable pour levoyageur : car le cocher allemand est le plus souvent occupésoit à se mettre dans l’embarras, soit à essayer de s’en tirer.Mais il est plus apte à s’y mettre qu’à s’en tirer. Je me souviensavoir descendu une pente rapide, dans la Forêt Noire, en compagniede deux dames. C’était une de ces descentes en zigzag. D’un côté dela route la montagne se dressait à soixante-quinze degrés, del’autre elle s’abaissait, suivant le même angle. Nous avancionstrès agréablement ; le cocher avait, à notre grandesatisfaction, les yeux clos, quand soudain un mauvais rêve ou uneindigestion le réveilla. Il saisit les rênes, et par un mouvementhabile, il conduisit au bord extrême du précipice le cheval dedroite qui s’y accrocha, retenu tant bien que mal par sonharnachement. Notre cocher n’en parut ni surpris ni affecté ;je remarquai aussi que les chevaux semblaient tous deux habitués àcette position. Nous sortîmes de voiture et il descendit du siège.Il prit dans son coffre un énorme couteau qui semblait êtrespécialement affecté à cet usage et coupa vivement les traits. Lecheval ainsi lâché descendit en roulant jusqu’au moment où il seretrouva sur la route, quelque cinquante mètres plus bas. Là, il seremit sur pied et nous attendit. Nous reprîmes nos places dans lavoiture qui poursuivit sa route avec son seul cheval, et nousarrivâmes de la sorte au niveau du premier. Celui-ci, notreconducteur le réattela avec quelques bouts de corde et nouscontinuâmes notre chemin. De toute évidence, cocher et chevauxavaient l’habitude de descendre les montagnes par ce procédé :c’est ce qui m’impressionna le plus.

Une autre particularité du cocher allemand estque, pour ralentir ou accélérer son allure, il n’agit pas sur lecheval par les rênes, mais sur la voiture par le frein. Pour fairedu huit à l’heure, il le serre légèrement, de telle sorte que laroue raclée produise un bruit continu analogue à celui qui s’entendlorsqu’on aiguise une scie ; pour faire quatre milles àl’heure, il le serre un peu plus fort et vous roulez, accompagnésde cris et de grognements qui rappellent la symphonie de porcsqu’on égorge. Désire-t-il s’arrêter tout à fait, il le serre àbloc. Il sait que, si son frein est de bonne qualité, sa voitures’arrêtera en un espace moindre de deux fois sa longueur, à moinsque l’animal ne soit d’une force extraordinaire. Le cocher allemandet le cheval allemand doivent ignorer qu’on peut arrêter unevoiture par un autre moyen, car le cheval continue à tirer lavoiture de toutes ses forces jusqu’au moment où il se sentincapable de la déplacer d’un centimètre ; alors il se repose.Les chevaux des autres pays ne voient aucun inconvénient às’arrêter, quand on leur en suggère l’idée. J’ai même connu deschevaux qui se montraient satisfaits de marcher toutdoucement ; mais notre cheval allemand est, selon touteapparence, bâti pour marcher à une seule allure et est incapable des’en départir. J’ai vu, c’est vérité pure, un cocher allemandmanœuvrer le frein des deux mains, de peur de ne pas pouvoir éviterune collision.

À Waldshut, une des petites villes duXVIe siècle, que le Rhin traverse peu après sa source,nous rencontrâmes cet être très répandu sur le continent : letouriste anglais qui se montre surpris, même offensé, del’ignorance dont l’indigène fait preuve touchant les subtilités dela langue anglaise. Quand nous pénétrâmes dans la gare, il était entrain d’expliquer au porteur, dans un anglais très pur, malgré unléger accent du Sommersetshire, et ceci pour la dixième fois, ainsiqu’il nous en fit part, ce fait pourtant bien simple qu’ilpossédait un billet pour Donaueschingen et désirait se rendre àDonaueschingen pour voir les sources du Danube qui n’y sontd’ailleurs pas, quoiqu’on dise en général qu’elles y sont, etentendait que sa bicyclette fût dirigée sur Engen et son sac surConstance où le dit sac attendrait son arrivée. Cette explicationpoursuivie d’une haleine lui avait donné chaud et l’avait mis encolère. Le porteur, un très jeune homme, avait pris la physionomied’un vieillard fatigué. J’offris mes services. Je le regrettemaintenant, mais peut-être pas autant que cet abruti a dû leregretter plus tard. Les trois itinéraires, nous apprit le porteur,étaient compliqués, nécessitant des changements et encore deschangements. Il ne nous restait que peu de temps pour délibéreravec calme, car notre propre train devait partir dans quelquesminutes. L’homme était volubile, ce qui est toujours une faute,lorsqu’on veut tirer au clair une affaire embrouillée, tandis quele porteur ne désirait qu’en avoir fini au plus vite pour pouvoirrespirer. Dix minutes plus tard, dans le train, la lumière se fitdans mon esprit comme je réfléchissais à la chose : je m’étaisbien mis d’accord avec le porteur pour l’expédition de labicyclette par Immendingen (ce qui me semblait être le meilleuritinéraire) et son enregistrement pour Immendingen ; seulementj’avais négligé de donner des instructions pour son départd’Immendingen. Si j’étais de tempérament bilieux, je me ferais dumauvais sang encore à l’heure actuelle en pensant que, selon touteprobabilité, la bicyclette se trouve aujourd’hui encore àImmendingen. Mais il est de bonne philosophie de se résigner à voirtoujours le bon côté des choses. Il se peut que le porteur ait, deson propre chef, réparé ma négligence, il se peut aussi qu’unmiracle soit intervenu pour rendre la bicyclette à son propriétairepeu de temps avant la fin de leur voyage. Nous envoyâmes le sac àRadolfszell : mais je me console en me disant qu’il portaitune étiquette sur laquelle était écrit Constance ; sans aucundoute, après un certain laps de temps, la direction du chemin defer, voyant qu’on ne le réclamait pas à Radolfszell, l’aura envoyéà Constance.

Le piquant de cette histoire réside en le faitque notre Anglais se soit indigné parce que dans une gare allemandeil était tombé sur un porteur incapable de comprendre sa langue.Dès que nous lui eûmes adressé la parole, il avait exprimélonguement cette indignation :

– Merci beaucoup. C’est pourtant biensimple. Je vais prendre le train pour Donaueschingen ; deDonaueschingen je me rendrai à pied à Geisengen ; de Geisengenj’irai en chemin de fer à Engen, et d’Engen je me propose d’aller àbicyclette à Constance. Mais je ne veux pas emporter mon sac ;je veux le trouver à Constance quand j’y arriverai. Voici dixminutes que j’essaie d’expliquer cela à cet imbécile, sans pouvoirle lui faire entrer dans la tête.

– C’est honteux en effet, avais-jeconstaté, ces manœuvres allemands parlent à peine leur proprelangue.

– Tout cela, je lui ai montré surl’indicateur et expliqué par des gestes pourtant bien clairs.Impossible de lui rien faire comprendre.

– J’ai vraiment du mal à vous croire… Lachose pourtant s’expliquait d’elle-même…

Harris était en colère après cet homme ;il lui aurait volontiers donné une leçon pour lui apprendre àvoyager dans des régions perdues et à vouloir y accomplir des toursde force sur les chemins de fer, sans savoir un traître mot de lalangue du pays. J’avais refréné l’ardeur de Harris et lui avaisfait remarquer la grandeur et l’intérêt du travail auquel cet hommese livrait sans s’en douter.

Évidemment Shakespeare et Milton ont fait deleur mieux pour répandre la langue anglaise chez les habitantsmoins favorisés de l’Europe. Newton et Darwin ont peut-être réussià rendre la connaissance de leur langue nécessaire aux étrangerssoucieux de l’évolution de la pensée humaine. Dickens et surtoutOuida auront peut-être encore davantage aidé à la rendre populaire.Mais celui qui a répandu la connaissance de l’anglais depuis le capSaint-Vincent jusqu’aux monts de l’Oural, c’est l’Anglais, qui,incapable ou peu désireux d’apprendre un seul mot d’une autrelangue, voyage, le porte-monnaie à la main, dans tous les coins ducontinent. On pourrait être choqué de son ignorance, irrité de sastupidité, écœuré de sa présomption. Le résultat pratiquesubsiste ; c’est cet homme qui britannise l’Europe. C’est pourlui que chaque paysan suisse par les soirées d’hiver trotte àtravers les neiges pour assister au cours d’anglais. C’est pour luique le cocher et le conducteur de train, la femme de chambre et lablanchisseuse pâlissent sur leur grammaire anglaise et sur lesmanuels de conversation. C’est pour lui que les boutiquiers etmarchands étrangers envoient leurs fils et leurs filles parmilliers faire leurs études dans toutes les villes anglaises. C’estpour lui que tous les hôteliers ou restaurateurs en quête depersonnel ajoutent à leurs annonces : « Inutile de seprésenter sans une connaissance suffisante de la langueanglaise. »

Si les races britanniques se mettaient en têtede parler autre chose que l’anglais, le progrès surprenant de lalangue anglaise à travers l’univers s’arrêterait.

Regardons jongler avec son or l’Anglais qui,ne parlant que sa langue, vit parmi les étrangers.

– Voilà, s’écrie-t-il, de quoirécompenser tous ceux qui parlent l’anglais.

C’est lui le grand éducateur. Théoriquementnous devrions le blâmer ; pratiquement il sied de se découvrirdevant lui. Il est le missionnaire de la langue anglaise.

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