Trois Hommes en Balade

Chapitre 8

 

M. et Mlle Jones, deManchester. – Les bienfaits du cacao. – Conseil à la société pourla conservation de la paix. – La fenêtre, argument moyenâgeux. – Lepasse-temps favori des chrétiens. – Les litanies du guide. –Comment réparer les ravages du temps. – George expérimente lecontenu d’un flacon. – Le sort du buveur de bière allemand. –Harris et moi prenons la résolution de faire une bonne action. – Lemodèle-type de la statue. – Harris et ses amis. – Le paradis sanspoivre. – Les femmes et les villes.

 

Nous nous étions mis en route pour Prague etattendions dans le grand hall de la gare de Dresde le moment où lesemployés omnipotents nous permettraient l’accès du quai. George,qui était allé au kiosque à journaux, revint vers nous, une lueurmalicieuse dans les yeux, et dit :

– Je l’ai vu.

– Vu quoi ? demandai-je.

Il était trop agité pour répondreintelligiblement.

– Ils sont là, ils avancent vers vous,tous les deux. Vous allez les voir vous-mêmes dans uneminute ! Je ne plaisante pas ! C’est exactement ça.

Comme d’habitude en cette saison, les journauxavaient fait paraître quelques articles plus ou moins sérieux surle serpent de mer ; et je croyais que ce qu’il nous disait s’yrapportait. Un moment de réflexion me fit comprendre que cettechose était impossible, vu que nous nous trouvions en plein centrede l’Europe, à cinq cents lieues des côtes. Avant que j’eusse pului poser toute autre question, il me saisit le bras :

– Regardez ! dit-il, est-ce quej’exagère ?

Je tournai la tête et vis ce que peu de mescompatriotes ont eu l’occasion de voir : l’Anglais voyageurd’après la conception continentale, accompagné de sa fille. Ilss’avançaient vers nous, en chair et en os, vivants et palpables, àmoins que ce n’ait été un rêve. C’était le « Milord » etla « Miss » anglais, tels que depuis des générations onles caricature dans la presse comique et sur la scène continentale.Ils étaient parfaits en tous points. L’homme était grand et maigre,avec des cheveux couleur de sable, un nez énorme, de longs favoris.Il portait un vêtement de teinte indécise et un long manteau clairlui tombait jusqu’aux talons. Son casque blanc était orné d’unvoile vert ; il portait une paire de jumelles en bandoulièreet tenait dans sa main, gantée de beurre frais, un alpenstocklégèrement plus grand que lui. Sa fille était longue et anguleuse.Je ne puis décrire son costume : mon regretté grand-pèreaurait pu mener cette tâche à bien ; il devait être plusfamiliarisé avec cette mode. Je ne puis que dire qu’elle me semblainutilement court vêtue, exhibant une paire de chevilles (si jepuis me permettre de mentionner ce détail) qui, au point de vueartistique, demandaient plutôt à être cachées. Son chapeau merappelait Mme Hemans, je ne sais pas trop pourquoi.Elle portait des mitaines, un pince-nez et des bottines lacées surle côté – on les appelait « prunella » dans le commerce.Elle aussi tenait un alpenstock, malgré l’absence totale demontagnes à cent kilomètres à la ronde, et un sac plat maintenu àla taille par une courroie. Les dents lui sortaient de la bouchecomme à un lapin, et sa silhouette était celle d’un traversin surdes échasses.

Harris se précipita sur son kodak etnaturellement ne le trouva pas ; il ne le trouve jamais quandil en a besoin. Lorsque nous voyons Harris se démener comme unpossédé et criant : « Que diable ai-je fait de mon kodak,est-ce que l’un de vous se rappelle ce que j’en aifait ? » c’est que pour la première fois de la journée ila aperçu une chose digne d’être photographiée. Plus tard, il sesouvient de l’avoir mis dans sa valise.

Ils ne se contentèrent pas de la simpleapparence ; ils jouèrent leur rôle jusqu’au bout. Ilsavançaient en regardant à chaque pas à droite et à gauche. Legentleman tenait à la main un Baedeker ouvert, la lady portait unmanuel de conversation ; ils parlaient un allemand quepersonne ne pouvait comprendre et un français qu’eux-mêmes ilsn’auraient pu traduire. Le monsieur touchait de son alpenstock lesemployés pour attirer leur attention, tandis que la dame sedétournait violemment à la vue d’une affiche-réclame de cacao, ens’écriant : « Shocking ! »

Vraiment, elle était excusable. On remarque,même dans la chaste Angleterre, que, d’après l’auteur de l’affiche,une femme qui boit du cacao n’a que bien peu d’autres besoinsterrestres : il lui suffit d’environ un mètre de mousseline.Sur le continent cette même femme, autant que j’ai pu en juger, està l’abri de tous les autres besoins de la vie. Non seulement, selonle fabricant, le cacao doit tenir lieu d’aliments et de boisson,mais encore de vêture. Ceci dit entre parenthèses.

Naturellement ils devinrent le point de mirede tous les regards. Ayant eu l’occasion de leur rendre un légerservice, j’eus l’avantage de cinq minutes de conversation avec eux.Ils furent très aimables. Le gentleman me déclara se nommer Jones,et venir de Manchester, mais il me parut ne savoir ni de quelquartier de Manchester il venait, ni où cette ville se trouvait. Jelui demandai où il allait, mais il me sembla l’ignorer. Il me ditque cela dépendait. Je lui demandai s’il ne trouvait pasl’alpenstock un objet encombrant pour se promener à travers uneville populeuse ; il admit qu’en effet l’alpenstock devenaitparfois embarrassant. Je lui demandai si sa voilette ne le gênaitpas pour voir. Mais il nous expliqua qu’il ne la baissait quelorsque les mouches devenaient gênantes. Je demandai à la miss sielle s’était aperçue de la fraîcheur du vent ; elle me ditqu’elle l’avait trouvé spécialement froid aux coins de rue. Je n’aipas posé ces questions les unes après les autres, comme je l’airelaté ici ; je les mêlais à la conversation générale, et nousnous séparâmes bons amis.

J’ai beaucoup réfléchi à cette apparition etsuis arrivé à une conclusion bien définie. Un monsieur, que jerencontrai plus tard à Francfort et auquel je fis la description ducouple, m’affirma l’avoir lui-même rencontré à Paris, troissemaines après l’affaire de Fachoda. Tandis qu’un voyageur decommerce pour quelque aciérie anglaise, que j’avais rencontré àStrasbourg, se rappelle les avoir vus à Berlin, au moment de lasurexcitation causée par la question du Transvaal. J’en conclus quec’étaient des acteurs sans travail, engagés spécialement dansl’intérêt de la paix internationale. Le ministère français desAffaires étrangères, désireux de faire tomber la colère de lapopulace parisienne qui réclamait la guerre avec l’Angleterre,embaucha ce couple admirable pour qu’il circulât dans la capitale.On ne peut pas à la fois rire et vouloir tuer. La nation françaisecontempla ce spécimen de citoyen anglais, elle y vit non pas unecaricature, mais une réalité palpable et son indignation sombradans le fou rire. Le succès de ce stratagème amena plus tard lecouple à offrir ses services au gouvernement allemand : onsait l’heureux résultat qui couronna ses efforts.

Notre propre gouvernement pourrait lui-mêmeprofiter de la leçon. On pourrait parfaitement tenir à ladisposition de Downing Street quelques petits Français bien gras,qu’à l’occasion l’on enverrait à travers le pays, avec la consignede hausser les épaules et de manger des sandwiches auxgrenouilles ; ou bien on pourrait réquisitionner une banded’Allemands mal soignés et mal peignés, dans le simple but de lesfaire se promener, en fumant de longues pipes et en disantso. Le public rirait et s’écrierait : « Laguerre avec ceux-là ? Non, ce serait trop bête ! »Si le gouvernement n’accepte pas ma proposition, j’en recommandeles grandes lignes à la société pour le maintien de la paix.

 

Nous fûmes amenés à allonger quelque peu notreséjour à Prague. Prague est une des villes les plus intéressantesd’Europe. Ses pierres sont saturées d’histoire et de souvenirsromantiques ; tous ses environs ont servi de champs debataille. C’est dans cette ville que fut conçue la Réforme et quese trama la guerre de Trente ans. Mais il n’y aurait pas eu àPrague la moitié des troubles qui y ont éclaté, si ses fenêtresavaient été moins larges et moins tentantes. Le fait initial de lapremière de ces catastrophes fameuses consista à jeter les septconseillers catholiques de la fenêtre du Rathhaus sur les piquesdes Hussites. Plus tard on donna le signal de la deuxième en jetantles conseillers impériaux par les fenêtres de la vieille Burg, dansle Hradschin. Ce fut la deuxième « défenestration » dePrague. Depuis on a résolu à Prague d’autres questions importantes.L’issue pacifique de ces réunions fait conjecturer qu’elles eurentlieu dans des caves. On a d’ailleurs bien la sensation que lafenêtre a toujours joué, en tant qu’argument, le rôle de tentateurchez l’enfant de Bohême.

On peut admirer dans la Teynkirche la chairevermoulue où Jean Huss prêcha. On entend aujourd’hui la voix d’unprêtre papiste s’élever du même endroit, tandis qu’un grossier blocde pierre, à moitié caché par du lierre, commémore au loin, àConstance, l’emplacement où Huss et Jérôme expirèrent en proie auxflammes du bûcher. L’histoire est coutumière de semblables ironies.Dans cette Teynkirche se trouve enterré Tycho Brahé, l’astronomequi commit l’erreur banale de croire que la terre, avec ses milleet une croyances et son unique humanité, était le centre del’univers, mais qui, d’autre part, observa les étoiles avecclairvoyance.

Quoiqu’elles soient bordées de palais, lesavenues de Prague sont sales. Ziska l’Aveugle a dû souvent lestraverser en hâte. Le clairvoyant Wallenstein a habité cette ville.Ils l’ont surnommé « le Héros » ; la ville estparticulièrement fière de l’avoir eu comme citoyen. Dans son palaislugubre de la place Waldstein, on montre comme un lieu sacré lapetite pièce où il faisait ses dévotions, et, ma parole, on a l’airici de croire qu’il possédait réellement une âme.

Ces chemins raides et tortueux doivent avoirrésonné bien souvent sous les pas des légions de Sigismond ou deMaximilien. Tantôt les Saxons, tantôt les Bavarois et puis lesFrançais ; tantôt les saints de Gustave-Adolphe, puis lessoldats-machines de Frédéric le Grand, tous ont voulu forcer cesportes et ont combattu sur ces ponts.

Les juifs ont toujours donné à Prague unephysionomie particulière. Il leur est arrivé de porter assistanceaux chrétiens dans leur occupation favorite, qui consistait às’entre-tuer, et cette grande oriflamme suspendue sous la voûte del’Altneuschule atteste le courage avec lequel ils aidèrentFerdinand le Catholique à résister aux protestants suédois. Leghetto de Prague fut un des premiers établis en Europe. Les juifsde Prague ont fait leurs dévotions depuis huit cents ans dans uneminuscule synagogue qui existe toujours ; du dehors les femmespleines de ferveur assistent aux offices, l’oreille collée à desouvertures spécialement aménagées pour elles dans les murs épais.Le cimetière juif avoisinant, « Beth-chajim », ou la« Maison de la vie », a l’air de vouloir déborder desépulcres. Pendant des siècles on a, selon la loi, enterré là, etnulle part ailleurs, les os d’Israël. Les pierres tombales s’yculbutent comme renversées par quelque lutte macabre de leurs hôtessouterrains.

Il y a longtemps que les murs du ghetto ontété nivelés, mais les juifs de Prague tiennent toujours à leursruelles fétides, qu’on est d’ailleurs en train de remplacer par debelles rues neuves qui promettent de faire de ce quartier la plusbelle partie de la ville.

On nous avait conseillé à Dresde de ne pasparler allemand à Prague. La Bohême est en proie depuis des annéesà une haine de race entre la minorité germanique et la majoritétchèque ; être pris pour un Allemand dans certaines rues dePrague peut causer des désagréments à celui qui n’a plusl’entraînement voulu pour soutenir une course de fond. Nousparlâmes cependant allemand dans certaines rues de Prague, – ilfallait le parler ou rester muet. Le dialecte tchèque est trèsancien, dit-on, et celui qui le parle fait montre d’une culturescientifique très haute. Son alphabet se compose de quarante-deuxlettres, qui évoquent chez l’étranger l’image des caractèreschinois. Ce n’est pas une langue qu’on puisse apprendre rapidement.Nous décidâmes qu’en nous en tenant à l’allemand notre santécourrait moins de risque : en effet il ne nous arriva rien defâcheux. Je ne puis l’expliquer que de la manière suivante :l’habitant de Prague est fort astucieux ; une légère traced’accent, quelque insignifiante incorrection grammaticale a pu seglisser dans notre allemand, lui révélant le fait que, malgrétoutes les apparences contraires, nous n’étions pas des Allemandspur sang. Je ne veux pas l’affirmer ; je l’avance comme unepossibilité.

Pour éviter cependant tout danger inutile,nous visitâmes la ville avec un guide. Je n’ai jamais rencontré deguide accompli. Celui-là avait deux défauts bien marqués. Sonanglais était des plus imparfaits. En réalité ce n’était pas dutout de l’anglais. J’ignore comment on aurait pu appeler sonbaragouin. Ce n’était pas entièrement sa faute ; il avaitappris l’anglais avec une dame écossaise. Je comprends assez bienl’écossais, ce qui est nécessaire si l’on tient à être au courantde la littérature anglaise moderne, – mais de là à saisir un patoisécossais prononcé avec un accent slave et assaisonné de-ci de-làd’inflexions allemandes… ! On avait du mal pendant la premièreheure passée en sa compagnie à se débarrasser de l’impression quecet homme étouffait. Nous nous attendions à chaque instant à levoir expirer entre nos mains. Nous nous habituâmes à lui au coursde la matinée et nous pûmes arriver à réprimer notre premiermouvement, qui était de l’étendre sur le dos et de lui arracher sesvêtements chaque fois qu’il ouvrait la bouche. Nous arrivâmes plustard à comprendre une partie de ce qu’il disait et ceci nous permitde découvrir son deuxième défaut.

Il avait inventé depuis peu, à ce qu’ilparaît, une lotion pour faire repousser les cheveux et obtenu qu’unpharmacien de l’endroit acceptât de la lancer et de lui faire de laréclame. Aussi s’efforçait-il, les trois quarts du temps, de nousvanter, non pas les beautés de Prague, mais les bienfaits quevaudrait à l’humanité son liquide. Il avait pris pour de lasympathie envers sa misérable lotion l’assentiment conventionnelque nous donnions à son éloquence enthousiaste. (Nous croyionsqu’il nous développait ses idées sur l’architecture.)

De telle sorte qu’il nous fut impossible de leramener à tout autre sujet. Il traitait les palais en ruines et leséglises branlantes en quantités négligeables, tout au plus bonnes àflatter le goût dépravé d’un décadent. Il avait l’air de croire queson devoir ne consistait pas à nous faire méditer sur les ravagesdu temps, mais plutôt sur les moyens de les réparer. Que nousimportaient des héros aux têtes cassées ou des saintschauves ? Vivait-on parmi les vivants ou parmi lesmorts ? et, plutôt qu’à ceux-ci, ne devrions-nous pas êtreattentifs à ces jeunes filles et jeunes gens qu’un usage rationneldu « kophkeo » avait lotis (tout au moins surl’étiquette) de nattes interminables ou d’épaissesmoustaches ?

Dans son cerveau, inconsciemment, il avaitdivisé le monde en deux catégories. Le Passé (avant l’usage) :des gens peu intéressants, à l’air maladif et désagréable. L’Avenir(après usage) : un choix de gens gras, joviaux, à physionomieavenante. Et tout ceci le rendait incapable de nous guiderutilement à travers les vestiges du moyen âge.

Chacun de nous reçut à l’hôtel une bouteillede son produit. Au début de notre conversation, nous en avionstous, paraît-il, demandé avec véhémence. Je ne peux personnellementni louer ni condamner cette drogue. Une longue suite de déceptionsantérieures m’a découragé, sans parler d’une odeur tenace deparaffine qui, si légère soit-elle, vous attire des remarquesdésobligeantes. Depuis, je n’essaie même plus d’échantillons.

Je donnai ma bouteille à George. Il me l’avaitdemandée pour l’envoyer à un monsieur à Leeds. J’appris plus tardque Harris lui avait également cédé son flacon pour l’envoyer aumême destinataire.

Un léger relent d’oignon ne nous quitta plus,à dater de notre départ de Prague. George l’a remarqué lui-même. Ill’attribuait à l’emploi exagéré de la ciboulette dans la cuisineeuropéenne.

 

C’est à Prague que Harris et moi eûmesl’occasion de témoigner à George toute notre amitié. Nous avionsremarqué qu’il commençait à avoir pour la bière de Pilsen un amourimmodéré. Cette bière allemande est une boisson traîtresse,spécialement par temps chaud. Elle ne vous monte pas à la tête,mais elle vous épaissit vite la taille. En arrivant en Allemagne,je me tiens toujours le discours suivant :« Allons ! je ne boirai pas de bière allemande. Du vinblanc du pays avec un peu de soda ; de temps en tempspeut-être un verre d’Ems ou d’eau carbonatée. Mais de bière,jamais, ou presque jamais. »

Cette résolution est bonne, je la recommande àtous les voyageurs. Comme je voudrais être capable de m’ytenir !

George refusa, malgré mes supplications, de selimiter si péniblement. Il dit que la bière allemande est salubre,pourvu qu’on en use avec modération.

– Un bock le matin, dit George, un verrele soir, ou même deux. Cela ne fait de mal à personne.

Il avait probablement raison. Harris et moi nenous alarmâmes que lorsqu’il prit les bocks par demi-douzaines.

– Nous devrions faire quelque chose pourl’arrêter, dit Harris ; cela devient inquiétant.

– C’est héréditaire, à ce qu’ildit ; il paraît que sa famille a toujours eu soif.

– Il y a l’eau d’Apollinaris additionnéede quelques gouttes de jus de citron, elle n’entraîne, je crois,aucun danger. Ce qui me donne à réfléchir, c’est son embonpointnaissant. Il va perdre toute élégance.

Nous en causâmes longuement et dressâmes nosplans ; la Providence nous aida. Une nouvelle statue venaitd’être achevée, destinée à l’embellissement de la ville. Je ne mesouviens pas en l’honneur de qui on l’érigeait. Je ne m’en rappelleque les grandes lignes ; c’était la statue conventionnelle,représentant le monsieur conventionnel, à la raide allureconventionnelle, sur le cheval conventionnel, ce cheval qu’on voittoujours dressé sur ses pattes de derrière et réservant ses pattesde devant pour battre la mesure. Mais, examiné de plus près, cegroupe ne laissait pas que d’être assez original. Au lieu du bâtonou de l’épée qu’on voit partout, l’homme tenait à bras tendu sonchapeau à plumes ; et le cheval, au lieu de se terminer parune cascade, avait, en guise de queue, un simple moignon qui nesemblait pas d’accord avec sa fougue imposante. On avaitl’impression qu’un cheval muni d’une queue si rudimentaire ne seserait pas cabré de la sorte.

On l’avait transporté, mais non pasdéfinitivement, dans un petit square, près du bout de laKarlsbrücke. Les autorités municipales avaient décidé fortintelligemment, avant de lui choisir une place définitive, de voirpar expérience en quel endroit la statue ferait le meilleur effet.Pour cela elles en avaient fait exécuter trois copies, sommaires, –à la vérité, de simples silhouettes en bois, – mais qui à distanceproduisaient l’effet voulu. On avait placé l’une d’elles près de laFranz-Josephbrücke, une deuxième dans l’espace libre derrière lethéâtre, et la troisième au centre du Wenzelsplatz.

– Si George n’en sait rien, me dit Harris(nous nous promenions de notre côté depuis une heure, George étantresté à l’hôtel pour écrire à sa tante), s’il n’a pas remarqué cesstatues, eh bien, nous pourrons le rendre meilleur et plussvelte ; et cette bonne action nous la commettrons ce soirmême.

Nous tâtâmes le terrain pendant le dîner et,voyant que George n’était pas au courant, nous l’emmenâmes à lapromenade et le conduisîmes par des détours à l’endroit où setrouvait l’original de la statue. George ne voulait qu’y jeter uncoup d’œil et poursuivre sa route, comme il fait d’habitude enpareil cas ; mais nous le contraignîmes à un examen plusconsciencieux. Quatre fois nous lui fîmes faire le tour dumonument ; il fallut qu’il le regardât sous toutes ses faces.Je suppose que notre insistance l’ennuyait ; mais nousvoulions qu’il emportât de là une impression durable. Nous luifîmes la biographie du cavalier, lui révélâmes le nom de l’artiste,lui indiquâmes le poids de la statue et sa hauteur. Nous saturâmesson cerveau de cette statue. Et lorsque nous lui rendîmes enfin saliberté, ses connaissances sur la statue l’emportaient sur tout lereste de son savoir. Nous l’obsédâmes de cette statue et ne lelâchâmes qu’à la condition que nous y reviendrions le lendemainmatin pour la mieux voir à la faveur d’un meilleur éclairage ;nous insistâmes pour qu’il en notât sur son carnetl’emplacement.

Puis nous l’accompagnâmes à sa brasseriefavorite, et là lui contâmes l’histoire de gens qui s’étaientbrusquement adonnés à la bière allemande et à qui elle avait étéfuneste : les uns envahis d’idées homicides, d’autres enlevésà la fleur de l’âge, d’autres obligés d’abdiquer leurs plus chèresambitions sentimentales.

Il était dix heures quand nous nous mîmes enroute pour rentrer à l’hôtel. Des nuages épais voilaient la lunepar instants. Harris dit :

– Ne prenons pas le chemin par où noussommes venus. Rentrons par les quais. C’est merveilleux au clair delune !

Chemin faisant, il conta la triste histoired’un homme qu’il avait connu et qui se trouvait présentement dansun asile, section des gâteux inoffensifs. Cette histoire,confessa-t-il, lui revenait en mémoire, parce que cette nuit-ci luirappelait tout à fait celle où il s’était promené avec cemalheureux pour la dernière fois. Ils descendaient lentement lesquais de la Tamise, quand cet homme l’effraya en affirmant voir deses yeux, au coin de Westminster Bridge, la statue du duc deWellington qui, comme chacun sait, se trouve à Piccadilly.

C’est à ce moment même que nous arrivâmes envue de la première des effigies de bois. Elle occupait le centred’un petit square entouré de grilles, à peu de distance de nous, del’autre côté de la rue. George s’arrêta net.

– Qu’y a-t-il ? dis-je. Un petitétourdissement ?

– Oui, en effet. Reposons-nous uneminute.

Il resta cloué sur place, les yeux fixés surl’objet. Il dit, parlant d’une manière un peu haletante :

– Pour revenir aux statues, ce qui mefrappe, c’est de constater combien une statue ressemble à une autrestatue.

Harris dit :

– Je ne suis pas de votre avis. Lestableaux, si vous voulez. Beaucoup se ressemblent. Quant auxstatues, elles ont toujours des détails caractéristiques. Prenezpar exemple celle que nous avons vue à la fin de cet après-midi.Elle représentait un homme à cheval. Il existe d’autres statueséquestres à Prague : aucune ne ressemble à celle-là.

– Que si, dit Georges. Elles sont toutespareilles. C’est toujours le même homme sur le même cheval. Ellessont pareilles. C’est stupide de dire qu’elles diffèrent.

Il semblait irrité contre Harris.

– Comment vous êtes-vous forgé cetteopinion ? demandai-je.

– Comment je me la suis forgée ?Mais regardez donc cet objet maudit, là, en face !

– Quel objet maudit ?

– Celui-là. Regardez-le donc ! Voilàbien ce même cheval avec une moitié de queue, et cabré ; lemême homme, tête nue ; le même…

Harris objecta :

– Vous voulez parler de la statue quenous avons vue au Ringplatz ?

– Non, pas le moins du monde, répliquaGeorge, je veux parler de cette statue-ci, en face de nous.

– Quelle statue ? s’étonnaHarris.

George regarda Harris, mais Harris est unhomme qui, avec un peu d’entraînement, eût fait un excellentacteur. Sa figure n’exprimait que de l’anxiété, mélangée d’unetristesse amicale. Puis George tourna son regard vers moi. Jem’efforçai de copier la physionomie de Harris, y ajoutant de monpropre chef une légère pointe de reproche.

– Faut-il vous chercher unevoiture ? dis-je à George de ma voix la plus compatissante,j’y vole.

– Que diable voulez-vous que je fassed’une voiture, répondit-il vexé, on dirait que vous êtes incapablesde comprendre une plaisanterie ! C’est comme si l’on sortaitavec une paire de sacrées vieilles femmes.

Ce disant, il se mit à traverser le pont, nouslaissant derrière lui.

– Je suis bien heureux de voir que vousnous faisiez une farce, dit Harris, quand nous le rejoignîmes. J’aiconnu un cas de ramollissement cérébral qui commença…

– Vous êtes un fieffé crétin ! ditGeorge, coupant court ; vous savez trop d’histoires.

Il devenait tout à fait désagréable.

Nous l’amenâmes vers le théâtre, en passantpar les quais. Nous lui dîmes que c’était le chemin le plus court,ce qui, du reste, était la vérité. C’était là, dans l’espace videderrière le théâtre, que se trouvait la deuxième de ces apparitionsen bois. George la regarda et s’arrêta de nouveau.

– Qu’y a-t-il ? dit aimablementHarris. Vous n’êtes pas malade, hein ?

– Je ne crois pas que ce chemin soit leplus court, dit George.

– Je vous assure que si, persistaHarris.

– Eh bien ! moi, je vais prendrel’autre.

Il s’y dirigea, et nous le suivîmes commeavant.

Tout en descendant la Ferdinandstrasse, Harriset moi, nous nous entretenions d’asiles privés d’aliénés, lesquels,assura Harris, n’étaient pas irréprochables en Angleterre. Un deses amis, commença-t-il, soigné dans un asile…

George nous interrompit :

– Vous avez un grand nombre d’amis dansdes asiles d’aliénés, à ce qu’il me semble.

Il le dit d’un ton agressif, comme s’ilvoulait insinuer que c’était bien là qu’il fallait qu’on s’adressâtpour trouver la plupart des amis de Harris. Mais Harris ne se fâchapas ; il répondit avec douceur :

– Le fait est qu’il est extraordinaire,en y réfléchissant, de constater combien ont fini comme cela. Celame rend parfois nerveux.

Harris, qui nous précédait de quelques pas,s’arrêta au coin du Wenzelsplatz.

George et moi le rejoignîmes. À deux centsmètres devant nous, bien au centre, se trouvait la troisième de sesstatues fantasmagoriques. C’était la meilleure des trois, la plusressemblante et la plus décevante. Elle se découpait vigoureusementsur le ciel obscur ; le cheval sur ses pattes de derrière,avec sa queue drôlement raccourcie, l’homme, tête nue, son chapeauà plumes tendu vers la lune.

– Je crois, si vous n’y voyez pasd’inconvénient et si vous pouvez m’en trouver une, que je prendraisbien une voiture, dit George. (Il parlait sur un tonpathétique ; son ton agressif l’avait complètementquitté.)

– Je constatais que vous aviez l’air toutchose, dit Harris avec compassion, c’est la tête qui ne va pas,hein ?

– Peut-être bien.

– Je m’en étais aperçu, affirma Harris,mais je n’osais pas vous en parler. Vous vous imaginez voir deschoses, n’est-ce pas ?

– Oh ! non, ce n’est pas cela,répliqua George un peu vivement. Je ne sais pas ce quej’ai !

– Je le sais, dit Harris avec solennité,et je m’en vais vous le dire. C’est cette bière allemande, que vousbuvez. J’ai connu un homme…

– Ne me racontez pas son histoire en cemoment, dit George. C’est une histoire vraie, je n’en doute pas,mais je n’ai pas très envie de la connaître.

– Vous n’y êtes pas habitué, ajoutaHarris.

– Je vais certainement y renoncer àpartir de ce soir, dit George. Il me semble que vous avezraison ; je ne dois pas bien la supporter.

Nous le ramenâmes à l’hôtel et le couchâmes.Il était très petit garçon et plein de reconnaissance.

Quelques jours plus tard, un soir, après unegrande excursion suivie d’un excellent dîner, ayant enlevé tous lesobjets à sa portée, nous lui offrîmes un gros cigare et luiracontâmes le stratagème que nous avions combiné pour son bien.

– Combien, dites-vous, avons-nous vu dereproductions de cette statue ? demanda George, quand nouseûmes terminé.

– Trois, répliqua Harris.

– Que trois ? dit George. Enêtes-vous sûr ?

– Positivement, affirma Harris.Pourquoi ?

– Oh ! pour rien, répliquaGeorge.

Mais j’eus l’impression qu’il ne crut pasHarris.

 

De Prague nous nous rendîmes à Nuremberg parCarlsbad. Les bons Allemands, quand ils meurent, vont, dit-on, àCarlsbad, comme les bons Américains vont à Paris. J’en doute :l’endroit serait trop exigu pour tant de gens. On se lève à cinqheures à Carlsbad, c’est l’heure de la promenade desélégants ; l’orchestre joue sous la Colonnade, et le Sprudelse remplit d’une foule dense qui va et vient de six à huit heuresdu matin dans un espace d’une lieue et demie. On y entend plus delangues qu’à Babel. Vous y rencontrez juifs polonais et princesrusses, mandarins chinois et pachas turcs, Norvégiens issus d’undrame d’Ibsen, femmes des Boulevards, grands d’Espagne et comtessesanglaises, montagnards monténégrins et millionnaires de Chicago.Carlsbad procure à ses visiteurs tous les luxes, poivre excepté.Vous ne vous en procurerez à aucun prix à cinq lieues à la ronde,et ce que vous en obtiendrez de l’amabilité des habitants ne vautpas la peine d’être emporté. Le poivre constitue un poison pour labrigade des malades du foie qui forment les quatre cinquièmes deshabitués de Carlsbad et, comme ne pas s’exposer vaut mieux queguérir, tous les environs en sont soigneusement dépourvus. Mais onorganise des « fêtes du poivre », – des excursions oùl’on fait fi de son régime et qui dégénèrent en orgies depoivre.

 

Nuremberg désappointe si on s’attend à trouverune ville d’aspect moyenâgeux. Il y existe bien encore des coinssinguliers, des sites pittoresques, beaucoup même ; mais letout est submergé dans le moderne, et ce qui est vraiment ancienest loin de l’être autant qu’on croit. Après tout, une ville estcomme une femme, elle a l’âge qu’elle paraît. Nuremberg est unedame dont l’âge est difficile à apprécier sous le gaz etl’électricité complices de son maquillage. Tout de même ses murssont craquelés et ses tours grises.

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